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II. Facettes de l'Amérique du Nord

Encre de chair : de l’écriture du corps au corps de la femme écrivain dans les romans de Toni Morrison, L’œil le plus bleu et Sula

Ôphélia Claudel
p. 67-86

Résumé

Écrire le corps participe d’une écriture vivante par opposition au langage mort, tout comme l’Ange de La Maison était mortifère pour Virginia Woolf, Toni Morrison considère que toute censure tue le texte et la vérité du langage. Dans son premier roman The Bluest Eyes, Toni Morrison décrit ce corps sans censure, à travers les yeux d’une fillette, Claudia, enfant battue, amie d’une autre fillette, Percola, violée par son propre père. Sula raconte l’amitié de deux fillettes qui prennent des chemins différents en devenant femme, l’une, traditionnelle, narratrice du roman et l’autre, Sula, vivant sa féminité au-delà des conventions. Corps souillé, corps violé, corps meurtri, corps à la peau noire, corps aimé, corps haï, corps de fillette, corps de femme, corps de toutes les transformations, de l’innocence au sacrilège et du crime à l’innocence, ce corps parle, il s’exprime, il hurle et son langage peut se lire, il se doit même d’être retranscrit, parfois abruptement, pour dire ce « je » de la femme aux multiples aspects dans un corps-à-corps littéral avec la littérature.

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Texte intégral

1Et la Femme s’écria dans un souffle qui écumait les scories du passé, j’écris ! Et ce foyer d’encre brûlante, comme un volcan depuis toujours endormi s’épancha sur le monde et l’envahit de toute sa lave qui était eau, ordalie de son corps jouissant à écrire je pour la femme afin d’en révéler son origine : un phœnix noir qui renaît de la noyade, bleu. Car l’oiseau, longtemps en cage, à trouver la clé de sa libération en la plume d’écriture de son ramage, au chant préfaçant la parole criante, décrivant et créant du neuf d’un encore inétendu œuf féminin, pourtant cosmique. C’est comme cet augure, dans les prémices du Rire de la Méduse, qui s’élève en harmonie des nouvelles sirènes qui peuvent fouler la terre sans restriction et sans constituer une menace :

Je parlerai de l’écriture féminine : de ce qu’elle fera. Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire -, de son propre mouvement [Le Rire de la Méduse, p. 37].

  • 1 Interview de Toni Morrison par Roderick Rang, pour le Times. Seattle : WA, le 5 mai 2008.

2Alors écrire s’impose peut être pour les femmes comme la seule alternative pour renaître à soi et prenant le texte à bras le corps en en faisant son sujet, reprendre possession de son corps. Tout comme le divin nécessite de s’incarner dans la chair afin de se révéler aux hommes, l’esprit de la femme a besoin de trouver ou retrouver un corps qui lui soit sujet en tant que subjectivité toute puissante ; il semblerait que sa crucifixion sur l’autel de la « grande poigne parentale-conjugale-phallogocentrique [Le Rire de Méduse, p. 39] » ait duré trop longtemps, il lui faut ressusciter totalement et pour cela entériner un crime dont le langage serait la seule arme accessible, quels que soient ses modes d’expression. Voilà un hurlement qui n’a de limites que l’infini de sa résonance et qui impose son mouvement pour créer un monde nouveau. L’impulsion de ce Big Bang littéraire féminin ayant commencé en Europe au XIXe siècle avec le cri de louve poussé par Virginia Woolf prend furieusement corps en Amérique, ce nouveau monde, avec Toni Morrison, dès ses premiers romans L’œil le plus bleu et Sula. L’auteure avoue elle-même1 qu’à trente-cinq ans, en 1966, après pléthore de lectures, elle avait pressenti qu’un livre n’avait jamais été écrit et c’est pourquoi elle l’écrit, The Bluest Eyes, publié en 1977, quelque deux ans après les sifflements du Rire de Cixous qui avait déjà traversé l’Atlantique et déversé sa potion.

3Alors voici qu’elle fait, celle qui écrit. Elle fait la femme, elle fait advenir la femme à son corps dans un orgasme d’écriture dont elle a été si longtemps éloignée et chez Toni Morrison, écrivaine noire américaine, la femme universelle est rendue à son histoire et à son sens par la démolition des chaînes d’un être doublement bâillonné, parce qu’elle est femme, parce qu’elle est noire. Dès lors, la liberté s’atteint-elle dans l’écriture du corps ou parce que c’est un corps de femme qui écrit, manière de dire avec Cixous qu’ils seraient « les vrais textes de femmes, des textes avec des sexes de femmes[Le Rire de la Méduse, p. 40] » ?

Écrire à Corps et à Cri

  • 2 Virginia Woolf, in “Professions for Women,” une abréviation de son discours prononcé devant des mem (...)
  • 3 Ibid., “what is a woman.”
  • 4 Virginia Woolf, in “Professions for Women,” Citation originale : “[Telling] the truth about my own (...)

4Virginia Woolf commence son travail d’écriture avec l’ombre d’un fantôme pesant sur ses épaules comme une menace de mort : “The Angel in the House,” cet ange de la maisonnée qui représente l’idéal féminin du siècle dépeint par Coventry Patmore dans son poème du même nom. Dans un discours prononcé le 21 janvier 1931, Virginia Woolf révèle que « tuer l’ange de la maison devait faire partie du travail de la femme écrivain.2 » En effet, cet ange-là s’habille de fourche et de souffre pour la romancière, falsifiant sa vraie nature, ainsi doit-il brûler pour que des cendres, le charbon puisse venir noircir les pages de la création, pages blanches de la femme qui s’écrit nouvellement, loin des fumées douteuses d’un idéal stérilisateur. Mais si elle admet avoir réussi à tuer cet ange de mort pour la création afin d’écrire « ce que c’est qu’une femme3, » Virginia Woolf reconnaît avoir échoué quant à dire la vérité à propos du corps. « Révéler la vérité concernant ma propre expérience en tant que corps, je ne pense pas l’avoir encore résolu.4 » Trop tôt, trop meurtri, trop caché, révéler ce corps n’apparaît pas encore possible en ce début de siècle quoique cela se veuille l’objet d’une véritable gageure pour la femme écrivain, et à travers elle, la voix des femmes.

5Cri sans fin du corps affamé ! Décidément il faut se résoudre à tuer « l’ange de la maison », indéniablement, intimement, totalement et de ce meurtre renaître corps. Corpulence du texte, corps à corps avec l’âme, la chair tisse une toile de sens et de sang dans le charnier de « l’antinarcissisme ! un narcissisme qui ne s’aime qu’à se faire aimer pour ce qu’on n’a pas ! [Le Rire de la Méduse, p. 40-41] ». Voilà comment Méduse est décapitée, l’esprit privé de son corps. Il faut écrire sur le corps, assurément, sans censure mais d’un sang sûr.

En s’écrivant, la femme fera retour à ce corps qu’on lui a plus que confisqué, dont on a fait l’inquiétant étranger dans la place, le malade ou le mort, et qui souvent est le mauvais compagnon, cause et lieu des inhibitions. A censurer le corps on censure du même coup le souffle, la parole. Ecris-toi : il faut que ton corps se fasse entendre. Alors jailliront les immenses ressources de l’inconscient. Notre naphte, il va répandre, sans dollars or ou noir, sur le monde, des valeurs non cotées qui changeront les règles du jeu. [Le Rire de la Méduse, p. 45]

  • 5 Toni Morrison , Sula, foreword, p. xiii.

6C’est d’un corps libéré de la censure que le cri est lancé chez Toni Morrison autant que le meurtre de l’ange est sanglant. Le corps prend possession de l’écriture, l’écriture est un corps sanguinolent, hurlant et sale. Le noir de l’encre est ce sang de femme noire, celle qui ne parle jamais, celle qui se tait toujours. Silencieux, Toni Morrison donne la parole à ce corps car elle est méritée, essentielle, désirée. La voix de la femme noire américaine hurle en elle et par le truchement du texte qui dit le corps des femmes et ce, sans retenue. Elle crée des personnages libérés sexuellement car elle le comprend déjà, “female freedom always means sexual freedom, even when –especially when –it is seen through the prism of economic freedom5.” Hannah, la mère de Sula « aurait baisé avec n’importe quoi ou presque [Sula, p. 52] » mais uniquement de jour pour ne pas s’impliquer à devoir passer la nuit avec un homme. Sula, l’héroïne du roman éponyme en « apprenait que le sexe était quelque chose d’agréable et de fréquent, mais sans rien d’extraordinaire [Sula, p. 52] ». Banaliser le sexe, voilà un début dans l’acceptation du corps.

7Au contraire, Claudia et sa sœur Frieda s’avèrent choquées par les propos de leur mère, accusant Frieda d’être perdue. Le si gentil M. Henry s’étant montré un peu trop gentil auprès de la fillette, l’ayant « touchée [L’œil le plus bleu, p. 107] », sa mère s’en prend à Frieda et rend sur elle un verdict d’accusation, qu’il lui faut un médecin pour voir si oui ou non elle est « perdue [L’œil le plus bleu, p. 108] ». « Je ne veux pas être perdue [p. 108] » s’insurge l’enfant, une perte qu’elle ne comprend même pas, qui condamne son corps à tout jamais. Comme si les hommes décidaient du sort réservé à l’intimité charnelle et s’ils avaient le pouvoir de la détruire par leur désir. C’est réduire le corps à sa fonction physiologique et encore une fois couper la tête de Méduse. Freud à bien eu tort, ce sont souvent les femmes que l’on émascule.

8Mais voilà Sula, la figure la plus libre du roman car comme l’explique l’écrivain dans sa préface, elle résiste à toute accommodation ou sacrifice du corps aux lois économiques et sociales régies par l’homme. Sa liberté sexuelle est la trace humide de ce sexe qui refuse d’être bâillonné par l’accommodation du mariage, comme son amie Nel, ou vouée au sacrifice au profit de la liberté financière comme sa grand-mère, Eva, qui se rachète une vie en se coupant la jambe. L’a-t-elle vendue ? C’est ce que les rumeurs laissent supposer. Après avoir été abandonnée par son mari, Boyboy, avec trois enfants à charge pour seulement « cinq œufs, 1,65 $, trois betteraves [Sula, p. 42] », elle laisse ses enfants pour revenir en mutilée, dix-huit mois plus tard « avec deux béquilles, un porte-billets noir tout neuf et une seule jambe [Sula, p. 43] ». Face à ces deux figures féminines prises par la loi sociale et économique, Sula s’élève comme une sylphide sauvage qui « passait ses jours à explorer ses pensées et ses émotions en leur laissant libre cours, sans se sentir tenue de plaire à quiconque à moins de plaire à leur plaisir. Aussi prête à éprouver la souffrance qu’à l’infliger, à ressentir le plaisir qu’à en donner, sa vie était une perpétuelle expérience [Sula, p. 130] » et plus que tout « elle n’avait pas d’ego [p. 130] ». Et comment ne pas mieux décrire le style de Morrison ? Si elle écrit sur des corps de jeunes filles en fleurs qui murissent déjà mais qui pour la plupart, sauf exception, ne peuvent s’épanouir à cause de la retenue qu’on leur impose, écrire sur le corps, voilà qui ne retient rien.

9Le langage qui veut dire le corps doit tout dire. Comme ces désirs enfouis que les femmes ont difficilement lâchés, là où la liberté sexuelle n’est plus possible, il y a la liberté textuelle. Voici la révolution ! Ecrire sur le corps, oui, mais sans mutilation ni accommodation. Il faut crier ce désir qui se retient pour le laisser exploser sur la page blanche. C’est comme ce fantasme dans l’imaginaire de la petite Maureen pour décrire la menstruation : « Les bébés ont besoin de sang quand ils sont à l’intérieur de toi et si tu attends un bébé alors tu n’as pas la menstruation. Mais quand tu n’en n’attends pas, alors tu n’as pas besoin de garder le sang et il sort [L’œil le plus bleu, p. 78] ». L’imagination, voilà ce bébé qui se nourrit du sang de l’écrivain pour en faire un livre. Car celle qui écrit est un corps qui sent, et qui sait. Ainsi elle dit. Et elle n’atténue pas sa voix : elle crie. Ecrit et crie, voilà le pari de Morrison contre toute censure. L’écrivain l’explique elle-même dans The Lecture and Speech of Acceptance, upon the Award of the Nobel Prize for Literature, Delivered in Stolckholm on the 7th of December, 1993, en nous contant l’histoire de la vieille femme. “Once upon a time there was an old woman. Blind. Wise.” Et cette vieille femme aveugle et sage fut visitée par un groupe de très jeunes gens dont l’un tenait un oiseau entre ses mains et venait lui demander s’il celui-ci était vivant ou bien mort. Toni Morrison nous donne alors les clés d’interprétation de cette histoire. Elle choisit de lire l’oiseau comme le langage et la femme comme un écrivain (“read the bird as language and the woman as a practiced writer. She [la femme écrivain] is worried about how the language she dreams in, given to her at birth, is handled, put into service, even withheld from her for certain nefarious purposes.” La question que posent les enfants, considérant l’oiseau comme un langage, dénote d’une peur certaine que le langage utilisé par l’écrivain soit mort. “For her [la femme écrivain] a dead language is not only one no longer spoke or written, it is unyielding language content to admire its own paralysis. Like statist language, censored and censoring.”

10Ainsi dans la perspective d’une langue qui écrit le corps, un langage mort viendrait taire ou serait délétère pour la voix du corps. La femme doit ainsi par tous les moyens utiliser un langage vivant, explosif, libéré textuellement tout comme les héroïnes de Morrison le sont sexuellement afin d’éviter toute langue illusoire ainsi que le “faux language of mindless media.” Bien sûr, prévient-elle, “there will be more diplomatic language to countenance rape, torture, assassination. There is and will be more seductive, mutant, language designed to throttle women, to pack their throats like pâté-producing geese with their own unsayable, transgressive words.” Mais c’est aussi cet autre langage qui cherche à dire le corps dans sa totalité, sa complexité et sa réalité, qui peut être à la fois violent, brutal et cru. C’est un langage pur mais non épuré qui se doit de dire la saleté là où elle se dissimule et suinte, décrire la rage qui gronde page après page et les désirs débridés qui galopent sur les plaines du ventre, sacro-saint de la création où tout s’y pénètre et s’expurge dans un bain de sang, un sang d’encre, noir.

Le corps de la femme aux mille et un foyers d’ardeur, quand elle le laissera – fracassant les jougs et censures – articuler le foisonnement des significations qui en tous sens le parcourt, c’est de bien plus d’une langue qu’il va faire retentir la vieille langue maternelle à un seul sillon. [Le Rire de la Méduse, p. 55]

11Même la femme au corps blanc a envie d’hurler mais elle a été nettoyée depuis trop longtemps, elle ne peut plus crier, bien trop apprivoisée, elle s’est domestiquée toute seule, juste une poupée aux yeux bleus bien sages et bien beaux. La beauté c’est la propreté, ce qui est sale c’est le corps, particulièrement le corps de la femme noire. Parce que c’est un corps qui sue, qui pleure, qui rit, qui chie, qui salive, qui jouit, voilà bien un corps à plus anéantir, à détruire, à taire. Ou mettre à terre. En terre ! C’est pourquoi en 1966 la femme au corps noir de 35 ans, mère de 2 enfants ne peut plus supporter ses propres cris, il lui faut agir c’est-à-dire écrire, décrire celui qui est tant décrié à tous les états de la vie, de la fillette à la vieille femme, et ce, sans restriction.

Découvrir le « continent noir »

12Pour Hélène Cixous, la femme s’est détournée de son corps parce qu’elle a été la victime d’un marché de dupe. On dit à la femme qu’il lui faut « donner son corps » c’est-à-dire apprendre à aimer le corps de l’autre et pourtant, l’échange est fourbe. Il n’y a pas beaucoup d’hommes qui donnent leur corps quand les femmes, elles, le leur remettent aveuglément. « Je te donnerai ton corps et toi tu me donneras le mien [Le Rire de Méduse, p. 55] », voilà le motif du patriarcat. C’est un donné pour un repris. Les dés sont pipés, faudrait-il encore ne piper mot ?

13L’autre – la femme –, n’est pas acceptée, elle est prise comme une citadelle étrangère dont on viendrait à bout en l’assiégeant et la laissant mourir de faim. Car la logique de la possession, paternaliste, dépossède la femme de son corps et ce faisant, lui-même n’a qu’une illusion de la possession. Voyez ces femmes trop bien éduquées que nous décrit Morrison, ces métisses venant « de Mobile. D’Aiken. De Newport News. De Marietta. De Meridian [L’œil le plus bleu, p. 89] ». Elles ont « la peau couleur de sucre de canne [L’œil le plus bleu, p. 90] » mais c’est comme si cela les avait délavées de leur nature noire et profonde. Dans les « collèges techniques d’Etat » où elles sont allées, elles ont appris à « accomplir avec délicatesse le travail de l’homme blanc » et « comment se débarrasser de la frousse. La frousse terrible de la passion, la frousse de la nature, la peur du large éventail des émotions humaines [L’œil le plus bleu, p. 91] ». C’est pourquoi cette femme-là, parfaite selon les codes du monde paternaliste, de ce que Cixous appelle « l’empire du propre [Le Rire de la Méduse, p. 100] », une fois épousée et gardienne du foyer ne donnera son corps à son mari que « de façon restreinte et partielle [L’œil le plus bleu, p. 92] », c’est-à-dire absolument pas, comme une poupée de chair sèche qui ne sentirait rien. Ce que d’ailleurs la femme décrite et vraiment « perdue » pour Toni Morrison est celle qui a ressenti pour plus proche de l’orgasme, sans doute,

Quand elle a perdu sa serviette périodique, un jour, en marchant dans la rue. Doucement, très doucement. Puis une sensation légère mais délicieuse s’est formée dans son bas-ventre. Quand le plaisir a monté, elle a dû s’arrêter en pleine rue, serrer les cuisses pour le contenir. [L’œil le plus bleu, p. 92]

14Retenir encore et toujours cette humidité qui tend à exploser mais qu’on apprend à la petite fille à contenir. Voyez comment la honte la soulage. Plus que les hommes, les femmes sont corps nous dit Hélène Cixous. « Longtemps c’est en corps qu’elle a répondu aux brimades, à l’entreprise familiale-conjugale de domestication, aux répétitives tentatives de la castrer [Le Rire de la Méduse, p. 57] ». Elles ne veulent pas posséder, elles veulent sentir. C’est le cadeau que Claudia aimerait demander pour Noël :

Si un adulte, ayant le pouvoir de combler mes désirs, m’avait prise au sérieux et m’avait demandé ce que je voulais, il aurait su que je ne voulais rien à moi, que je ne voulais posséder aucun objet. Je voulais plutôt ressentir quelque chose le jour de Noël. [L’œil le plus bleu, p. 28]

15Quelque chose d’aussi simple que s’« asseoir sur le petit tabouret dans la cuisine de maman, les genoux couverts de lilas et écouter papa jouer du violon pour moi toute seule » et « peut-être, après, le goût d’une pêche [L’œil le plus bleu, p. 28] ». Et lorsque la petite fille est submergée par ce corps trop lourd à porter avec toutes ses sensations, cette pression qu’on lui interdit de lâcher, elle cherche à l’annihiler, comme Picola qui prie pour disparaître. Si « de petites parties de son corps disparaissaient [L’œil le plus bleu, p. 52] » rien que d’y penser, elle ne pouvait jamais faire disparaître ses yeux. Car les yeux sont l’âme qui peut ne pas regarder, qui peut nier mais qui ne peut pas ne pas être. Le corps dépossédé est possédé par l’âme féminine qui ne peut pas s’anéantir totalement. La féminité est tue mais est-elle tuée ? Les rapports à l’autre s’inversent, se mêlent, se cognent et se heurtent à l’impossible, c’est pourquoi l’eau créatrice et matricielle se change en sang salissant et meurtrissant.

16Œdipe inversé comme un œuf brouillé. Pecola perpétue le meurtre de sa mère, le sang de la tarte aux myrtilles que celle-ci avait préparée éclabousse sur elle ; alors c’est l’hémorragie interne d’une maternité qui serait mise à mort. Elle tue la mère, elle tue la féminité car la féminité n’est qu’une illusion qui la réduit au rang des « putes sucrées [[L’œil le plus bleu, p. 64] » comme les appellent ses amies prostituées épanouies qui lui font office de mères, de celles qui n’assument pas leur corps et le jus violet la recouvre plus condamnable que les menstruations. Si sa véritable mère peut supporter ce que la nature inflige, elle refuse la confrontation avec la nature de sa fille qui lui renvoie sa propre image de laideur, celle quand elle était petite fille en quête de féminité, sale, répugnante, avec des yeux noirs de suie non pas comme ses adorables yeux purs de petite fille blonde aux yeux parfaitement bleus. Voilà comment on en vient à idolâtrer l’enfant d’une autre, « petite fille rose et jaune » sous sa garde qu’elle appelle « ma chérie » quand on cogne sa propre fille. Peut-être le jus violet entérine-t-il le meurtre et c’est pourquoi Pecola peut épouser son père, horreur à laquelle elle n’était pas préparée. La mère, boiteuse, a transmis son pied érotique à sa fille lavant la vaisselle et le père, ne se tenant plus de haine et d’amour, consomme ces noces incestueuses avec l’eau de vaisselle qui forme comme un voile de mariée mousseux sur le sol où il fait la haine à sa fille, sans retenue parce qu’elle est si étroite. Elle a onze ans. La focalisation interne dans l’esprit du père qui exprime corporellement le viol, entre tendresse et haine, rend la scène d’autant plus insupportable. L’enfant n’est plus qu’une chose inerte vidée de toute existence sujette dans l’acte de possession, sans corps conscient, sans voix comme une bulle de savon ; seulement Cholly, le père, dans « sa gigantesque poussée pour la pénétrer lui a arraché le seul son qu’elle aspirait au fond de sa gorge. Comme un ballon de baudruche qui se dégonfle brusquement [L’œil le plus bleu, p. 173] ».

17Dès lors, est-elle une de ses filles « perdues » comme la Ligne Maginaux ou Miss Marie, vierge stérile à l’aspect si fécond, qui sacralise la mort sur l’hôtel de son cul énorme et « à vendre » pour tous les christs sacrifiés, ceux qu’elle haït tellement pour être des hommes ? Ménade qui se nourrit de la luxure, elle renouvelle la passion à chaque instant pour ces martyres d’hommes noirs, tellement frustrés et cassés qu’ils trouvent leur liberté dans l’éjaculation. C’est le cordon ombilical qui les relie à l’humanité, eux que l’on regarde comme des sous-hommes, eux dont on émascule la virilité à chaque instant et qui la retrouve en possédant des choses, des femmes, des maisons, des filles ; en devenant monstrueux. C’est ce qu’on attendait d’eux. Cholly perpétue sa propre « désintégration » en assouvissant un désir sexuel qui prend, qui possède sur un corps absent, celui de l’enfant martyre. Dans cette société, « la condition de l’homme était définie par les acquisitions. La condition de la femme par l’acceptation [L’œil le plus bleu, p. 189] ».

18Mais en fait, c’est parce que l’homme veut posséder que la femme le dépossède : elle lui offre son corps ou il lui prend mais elle ne donne rien en fait. Elle retient. Le chaud se fait froideur, l’humide sécheresse et la fécondation n’a pas lieu. Les deux sont perdants. Frigidité littéraire aussi pour celle qui écrit dans la restriction.

On peut leur apprendre, dès qu’elles commencent à parler, en même temps que leur nom, que leur région est noire : que tu es Afrique, tu es noire. Ton continent est noir. Le noir est dangereux. Dans le noir tu ne vois rien, tu as peur. Ne bouge pas car tu risques de tomber. Surtout ne va pas dans la forêt. Et l’horreur du noir, nous l’avons intériorisée. Contre les femmes ils ont commis le plus grand crime : ils les ont amenées, insidieusement, violemment à haïr les femmes, à être leurs propre ennemies, à mobiliser leur immense puissance contre elles-mêmes, à être les exécutantes de leur virile besogne. [Le Rire de la Méduse, p. 41]

19Voilà comment ces petites filles noires dépeintes par Toni Morrison sont d’autant plus haïes ; le noir renvoie à l’inconnu mystérieux qui veut se dévoiler mais qui comme une jungle profonde et impénétrable semble menaçante. C’est pourquoi on la pénètre par la force, peuple colonisateur et sacrilège du continent vierge.

20L’écriture est noire, la page blanche. Le continent noir, c’est-à-dire celui des femmes « n’est ni noir ni inexplorable. » S’il est encore inexploré c’est parce qu’on nous a fait croire qu’il était trop noir pour être exploré. Voilà l’appel lancé par Hélène Cixous. Et même, c’est la propreté qui nie l’écriture car l’écriture est cette crasse qui vient noircir la page, trop propre, trop immaculée comme l’est cette poupée blanche aux yeux bleus que Claudia a envie de démembrer. Par opposition avec Pecola qui nie son corps et rêve plus que tout au monde d’avoir des yeux bleus qui la rendrait belle et surtout aimable, Claudia refuse de céder à « l’empire du propre [Le rire de la Méduse, p. 100] ». Elle déteste la poupée aux yeux crétins censée donner beaucoup de plaisir, plutôt « une compagne des plus inconfortables et tout à fait agressive pour dormir [L’œil le plus bleu, p. 26] ». D’où cette manie de casser « les poupées blanches [L’œil le plus bleu, p. 28] ». Poupée blanche, poupée morte. En revanche, le noir c’est la vie, la souffrance qui se lit, la crasse qui parle que Claudia ne veut pas qu’on lui enlève comme si c’était effacer ce qu’elle est. La douche l’humilie :

Absence terrible et humiliante de crasse. La propreté irritable et sans imagination. Finies les tâches d’encre sur les jambes et le visage, toutes mes créations accumulées pendant la journée précédente, et remplacées par la chair de poule [L’œil le plus bleu, p. 28].

21L’empire de la propreté dénonce Hélène Cixous est l’imposture avec laquelle l’homme a réussi à imposer la loi de l’appropriation ou « propriation ». Il devient impossible, sous la coupe phallocentrique de penser un désir qui ne se termine pas par le « drame du Propre, c’est-à-dire d’un désir qui n’entraîne pas le conflit et la destruction. [Le Rire de la Méduse, p. 101] » Dans cette logique où la femme est toujours perdante, le désir devient un désir d’appropriation. La femme, objet à conquérir, doit être propre de corps et d’esprit, pour plaire comme une chose précieuse et reluisante. Et c’est en résistant que la femme consent à être l’objet à obtenir car si elle se laisse aller trop facilement à son propre désir, elle est sale ; elle devient une catin. Si elle est trop propre, elle devient ennuyeuse et se marie pour que son mari finisse par la tromper. Jude, le mari de Nel, couche avec Sula, l’amie d’enfance de celle-ci, parce qu’il la pense imprenable, sans doute. Il voudrait s’approprier celle qui, de fait, dépossède en se dépossédant. Pour un instant. Emotion subite et fugace. La déperdition n’est pas en jeu, il faut se jouer de la perte et n’y rien gagner. Qu’un peu d’être.

22L’écrivain femme, en acceptant qu’il faille tuer l’ange de la maison, et parce que ce meurtre est sanglant et sale, gribouille, tache et se tache. Ainsi la femme écrivain doit chercher cette crasse, la déterrer, ne pas se nettoyer, ne pas se laver, laisser son corps éclabousser de toutes parts, et parce qu’elle est noire elle va massacrer la page, il y a tellement plus de crasse à ne pas essuyer. Nier la crasse, c’est nier le corps, c’est nier l’écriture. Tout comme ce pédophile misanthrope qui hante les dernières pages de L’œil le plus bleu. La propreté dans toute son horreur, la « propriation » la plus implacable. Un vieil homme « qui aimait les objets [L’œil le plus bleu, p. 175] » mais qui détestait les gens, un peu comme le parangon de la possession, celle d’un homme dénué d’humanité. Pour preuve, obsédé du propre, il nie tout désir de l’autre ainsi que le corps vécu.

Il avait horreur de la chair sur la chair. L’odeur du corps, l’haleine l’accablaient. La vue d’une sécrétion desséchée au coin d’un œil, d’une dent gâtée ou manquant, du cérumen dans une oreille, de points noirs, de grains de beauté, d’ampoules, de croûtes –toutes les excrétions et les protections naturelles que peut produire le corps l’inquiétaient [L’œil le plus bleu, p. 177]

23C’est pourquoi il essuie ses désirs débordants et débridés sur les petites filles, « faciles à manœuvrer et souvent séduisantes [L’œil le plus bleu, p. 177] ». Ce monstre, apparaît comme le pire produit du désir possédant et de l’empire de la propreté. D’une propreté morale et corporelle impeccable, affublé du nom de “soaphead Church”, « un vieux monsieux bien propre » qui se prend pour Dieu. C’est vers lui que se tourne Pecola, pour qu’il exauce son souhait d’avoir des yeux bleus. Et devant cette « petite fille très laide qui demandait la beauté [L’œil le plus bleu, p. 185] », « une petite fille noire qui voulait sortir de la fosse de la négritude pour voir le monde avec des yeux bleus », il veut accomplir ce miracle. Et il lui donne ces yeux bleus qu’elle seule pourra voir pour la rendre heureuse. Métaphore du miroir. La recherche de l’amour passe par le regard de l’autre et dans cet univers, seul le bleu reflète une image de beauté. Tout comme « Dieu était un beau vieillard blanc, avec de longs cheveux blancs, une grande barbe blanche, et de petits yeux bleus qui étaient tristes quand les gens mouraient et sévères quand ils étaient méchants [L’œil le plus bleu, p. 143] ». Le bleu du ciel. Illusion diurne.

24Et dans l’obscurité, les pages restent noires. Le continent noir se dévoilera à la lueur d’une écriture blanche. Car la femme n’est jamais loin de la Mère, c’est-à-dire de la créatrice et « toujours en elle subsiste au moins un peu du bon lait-de-mère. Elle écrit à l’encre blanche [Le Rire de la Méduse, p. 48] ». C’est le diable peut être, « le grand diable noir [qui] cachait le soleil et s’apprêtait à faire éclater le monde [L’œil le plus bleu, p. 143] ».

Maudite entre toutes les femmes

25Mères et putains, les personnages féminins de Toni Morrison sont tout à la fois épiques et hippiques. Ses romans sont de la trempe des vrais textes de femmes, c’est-à-dire, comme les appelle Hélène Cixous, « des textes avec des sexes de femmes [Le Rire de la Méduse, p. 40] ». Epiques, les femmes font de leur corps une valeur guerrière. Les « trois joyeuses gargouilles », « joyeuses mégères » qui chevauchent L’œil le plus bleu sont putains jusqu’au bout des ongles, des « prostitués, vêtues comme des prostitués, des prostitués qui n’avaient jamais été jeunes et qui ne savaient pas ce qu’était l’innocence [L’œil le plus bleu, p. 64] » De vraies furies, elles jouissent d’un corps entraîné à vendre, et surtout à prendre. Figures divines infernales, « ces femmes haïssaient les hommes, tous les hommes, sans honte, sans honte ni discrimination. »

26Et en cela elles sont justes, il n’y a aucune discrimination « les Noirs, les Blancs, les Portoricains, les Mexicains, les Juifs, les Polonais, tous –tous étaient minables et faibles, tous enduraient leur regard impitoyable et subissaient leur colère indifférente [L’œil le plus bleu, p. 64] » Car elles sont chargées d’exercer la vengeance divine, la vengeance du corps bafoué, dressé qui emmène son cavalier dans un rodéo ou il tombe perdant. Dans leur filet, il se perd et elles gagnent. Leur corps n’est plus une honte comme celui des autres femmes, c’est un sabre rutilant qui anéantit l’éperon. La vaincue se fait victoire dans le corps à corps.

27Et ces putes sont un peu mères, stériles elles abreuvent Pecola qui écoutent leurs histoires pour boire un lait maternel un peu cru. Dans Sula, Nel se remémore les années 20 où « même les putains étaient mieux », quand on voyait encore « ces veuves aux cheveux gris, dans la forêt, se lever de table au milieu du dîner et suivre un client entre les arbres sans plus d’embarras qu’une jument qui accouche [Sula, p. 178] ». Ces mères de joies semblent sorties d’un mythe, de la grand-mère mythique, sage comme la baba Yaga des contes russes, mais cruelle. Tout comme la métaphore de la jument nous renvoie à l’image hantée de la Grande Mère, une déesse ancienne, celle des mythes les plus reculés, de ceux où régnait encore la Déesse-Mère, notamment dans les mythologies du Nord. Déesse équestre Scandinave, la mara piétine, comme l’Epona celte hennit. La mara, nous rappelle Régis Boyer dans La Grande Déesse du nord, est une jument, celle qui a chevauché à mort Vanlandi et qui ferait figuration symbolique de la Grande Mère. L’image du cheval, conquête indo-européenne, c’est l’image de la sauvagerie dans ce qu’elle a de plus pure et de plus rebelle, pur-sang qui ne se laisse dresser qu’au désespoir, par injustice ou par ruse. C’est comme la femme. Et la femme noire de Toni Morrison plus que tout autre vit son corps en cavalcade comme ces furies, fusion des corps et des forces sauvages, un corps qui donnent et prend avec les cuisses. Sula tire d’Ajax « tout le plaisir que ses cuisses étaient capables d’accueillir [Sula, p. 137] » ou tire des cuisses de son amie toute la substance de vie qui reliait celle-ci au monde par le truchement de l’homme, en couchant avec Jude, son mari. Nel, endeuillée et émue d’un cri qui ne parvient pas à se frayer un chemin car « [elle] attendait le cri le plus ancien », celui d’entre toutes les femmes que la soumission empêche de pousser car c’est un cri animal, sauvage qui n’a pas de limites. Un hennissement divin. Soumission avérée, intégrée et entérinée de la femme à l’homme, et plus encore de la femme noire, deux fois soumise à l’homme noir qui cherche à retrouver dans une femme sa virilité castrée. Ainsi Jude s’était marié à Nel pour qu’elle le guérisse de sa souffrance d’être noir quand on veut être libre. Sans sa femme « il était comme un serveur traînant en cuisine à l’égal d’une femme. Avec elle, il devenait un chef de famille, réduit par la nécessité à un travail ingrat [Sula, p. 194] » Et la femme qui fait le choix de se soumettre à cette volonté paternaliste comme Nel ou plutôt qui ne le fait pas car le vrai choix est surtout celui de ne pas s’y soumettre, consacre sa vie, à s’éteindre. Déjà « [ses] parents avaient réussi à réduire à une vague lueur toute étincelle ou tout jaillissement de sa part [Sula, p. 194] », le mariage avait ramené la torride jument à l’état de pouliche bien dressée dont les fers avaient arraché la peau des cuisses après ce qui, pour Nel, est vécu comme une trahison. « Maintenant ses cuisses étaient vraiment vides et mortes aussi, et c’était Sula qui en avait arraché la vie et Jude qui lui avait brisé le cœur et ces deux-là qui l’avaient laissée sans vie et sans cœur avec seulement son cerveau qui partait en lambeau [Sula, p. 121] ». Nel se sent sacrifiée sur le tombeau de sa soumission. Elle ne comprend pas qu’elle est coupable et non pas victime. Coupable de la démission de sa féminité, de sa croupe faite pour cavaler à toute vitesse et sans freins, car la lenteur imposée par les fers de la société est un effroi. Coupables pour ses sœurs, pour ses filles, pour ses grands-mères.

28C’est comme ce cri que la femme ne pousse pas quand elle accouche. Pauline, la mère de Pecola déplore ce silence. Voyez celles qui accouchent comme des juments disent les blancs et le docteur enseigne à ses élèves à quel point les femmes noires « accouchent tout de suite sans douleur. Comme les juments [L’œil le plus bleu, p. 133] ». Et pourtant elle avait bien mal comme les autres, « comme les femmes blanches ». C’est que la douleur est interne, le cri se tait, seulement sans douleur parce que la douleur est tue, vécue « sans faire de chichis ». « Qui est-ce qui a dit qu’elles ne souffrent pas ? Simplement pass’qu’elles poussent pas de cris ? Pass’qu’elles peuvent pas le dire, ils pensent qu’elles sentent rien ? [L’œil le plus bleu, p. 133] », s’insurge-t-elle. Le dire ne veut pas dire que rien n’est dit, que rien n’est vécu. Et justement quand la parole n’est pas donné c’est le corps qui parle, qui se fait le porte-parole de la voix dans les sens, manière pour la femme de retrouver son essence, sa provenance hippique. Le corps peut être vécu comme une revendication, comme une arme pour assister les insurgés.

29Retournons à l’imaginaire de la mare nordique qui piétine, qui tue. Ou celle de la Grande Déesse, déesse mère de vie et qui piétine à mort. Le vrai cauchemar s’est d’être écrasé par le poids de cette société qui cloisonne, qui écrase cette femme mettant au jour ses petits avec tant de naturel. L’archétype de la déesse s’oppose aux velléités d’un Dieu qui a dit que la femme devait accoucher dans la douleur pour la punir du péché originel. Mais où est le péché ? Cette femme noire ne dit pas qu’elle n’a pas mal, elle ne nie pas sa douleur mais elle n’a pas conçu dans le péché car elle ne conçoit pas le péché, le péché du corps. Après tout Jésus ne s’est pas plaint, lui. D’où peut-être, en filigrane, la peur des blancs, la peur des hommes devant cette résurgence d’un archétype mal compris. Cette femme épique agressive ou hippique fougueuse, parce qu’elle laisse libre cours aux pulsions de son corps est accusée. Même par les femmes. Surtout elles d’ailleurs, celles qui rentrent dans des cases. Celle dont le corps au lieu d’être une arme, n’est plus qu’une armure.

30Athéna, le front ceint d’un casque, porte l’égide seing de Méduse pour se protéger des attaques. Elle peut attaquer de sa lance aussi mais son bouclier est surtout son arme. Il arbore le sourire gravé qui grève car c’est la Méduse qui se gausse de l’ironie du monde. Celle dont on a coupé la tête pétrifie ceux-ci dont la peur est l’émasculation. La peur les atteint plus que la lance. La vaincue se fait victorieuse parce que son pouvoir ne meurt pas dans sa chute. Il lui survit. La peur, voici la coupable.

31On a voulu figer la femme entre « Méduse et l’abîme. Les vieux schémas sont ancrés, celui du dogme de la castration [Le Rire de la Méduse, p. 54] ». Figé sur le bouclier d’Athéna, l’homme peut contempler sa perte. Erreur originelle, péché ? Il faut que celle qui sombre dans l’abîme, y tombe toute entière. Tel est le sort réservé à Pecola dans L’œil le plus bleu. Parce qu’elle s’est laissée décapiter sans faire de grimace, parce que son corps n’a pas parlé, son corps s’est abimé irréversiblement. Son corps bouclier n’a pas riposté, il n’a fait que subir les attaques, violentes de toutes parts, des femmes, parce qu’elle est laide et noire, des hommes parce qu’elle est faible. Et lorsqu’elle est tombée enceinte de son père, et que son bébé prématuré est mort, tous les regards se sont détournés d’elle. Sacrifiée sur l’autel du non-amour, de l’amour qui dépouille, qui souille, qui neutralise, elle a pris le rôle du bouc émissaire. Un rôle nécessaire dans une société où l’amour est possession. Claudia le confirme dans les dernières lignes du roman en comparant Pecola à un oiseau qui se fraye parmi « les déchets et la beauté du monde [L’œil le plus bleu, p. 216] ».

Tous nos déchets que nous avons entassés sur elle et qu’elle a absorbés. Et toute notre beauté, qui était d’abord à elle et qu’elle nous a donnée. Nous tous – ceux qui la connaissaient –, nous nous sentions si sains quand nous avions chevauché sa laideur.

32Parce qu’elle s’est laissée toucher, pénétrer, Pecola assume le rôle de l’intouchable, concentre la saleté qui se refuse à être, que les autres ont sentie mais n’ont pu assumer et les fait se sentir plus propre, justifiant le renoncement du corps et réaffirmant l’empire du propre. On la regarde comme un monstre de foire, son corps est montré du doigt, il appartient à tous de ne s’être pas appartenu.

33De l’autre côté du précipice, il y a celle qui ne s’abîme pas mais celle qui effraie, qu’on n’ose pas regarder. Elle fait peur. Figure libre et mystérieuse qui sort du lot. C’est la Méduse. C’est Sula. Elle a un serpent sur l’œil, « marque de naissance au-dessus de son œil [Sula, p. 85] » mais marque démoniaque. Tous pensaient que « Sula était un démon [Sula, p. 129] » parce qu’elle couche avec des hommes, parce qu’elle est libre. Alors ils pensent qu’elle est la source de tous leurs malheurs. Parce qu’elle disait ce qu’elle pense, parce qu’elle prenait ce qu’elle voulait – les hommes mais sans se les attacher – « elle était donc une paria et le savait [Sula, p. 134] ». Sula assume parfaitement le rôle de la sorcière. Elle n’est pas un petit oisillon chétif telle Pecola, non, son retour dans la ville de Medaillon entraîne « une invasion de rouges-gorges qui volaient et mouraient tout autour [Sula, p. 99] », comme un fléau.

34Le cheval, dit-on, est psychopompe, or Sula représente un archétype de vie et de mort. Reine de la petite et grande mort, elle ne craint ni l’une ni l’autre. Enfant, elle a regardé sa mère brûler vive et elle a trouvé cela intéressant. Image d’une renaissance, tout comme elle a regardé sombrer le petit garçon « Poussin » après l’avoir jeté dans la rivière, pour jouer. La vie de Sula est une vie d’expérience où rien ne reste, tout s’enflamme, tout sombre, elle transforme. C’est une créatrice, une femme dangereuse d’être une artiste qui n’a pas trouvé son moyen d’expression. Elle a un vide en elle, propre de l’artiste qui a besoin de se remplir mais n’ayant pas ces couleurs, c’est son corps qu’elle remplit avec quantité d’hommes, pléthores de maris, ceux des autres, celui de son amie. Elle s’en explique à Sula : « Eh bien, il y avait un vide en face de moi, derrière moi, dans ma tête. Une sorte de vide. Et Jude l’a rempli. C’est tout. Il a juste rempli ce vide [Sula, p. 156] ».

En un sens sa bizarrerie, sa naïveté […] provenaient d’une imagination oisive. Aurait-elle eu des couleurs, de l’argile, connu la discipline de la danse ou du violon, possédé quelque chose où investir sa curiosité prodigieuse et son don de la métaphore, qu’elle aurait pu troquer l’instabilité et le règne du caprice contre une activité lui procurant ce qu’elle désirait si fort. Ainsi, comme toute artiste dénué de moyen d’expression, elle devint dangereuse. [Sula, p. 133]

35Voilà la sorcière. Elle possède un don, un talent pour voir derrière les apparences, son corps est une palette avec laquelle elle repeint le monde. Elle gratte la peau noire de son amant Ajax pour y déceler « l’éclat de la feuille d’or », transmutation charnelle dans l’alchimie des corps, et plus loin elle sait qu’elle y déterrerait « encore du noir mais cette fois le noir tiède du terreau [Sula, p. 147] », métaphore de la révélation divine, la fusion avec les éléments. Il n’y a pas de mort, il n’y a qu’un éternel recommencement, ce que Mircea Eliade appelle le « mythe de l’éternel retour ». La création entraîne le chaos et de la destruction le tout renaît, feu, eau, terre, dans un souffle. Synesthésie des genres et des matières, de la vie et de la mort, de l’âme et du corps. Pour preuve, Sula meurt avec un sourire, détestée de tous parce qu’elle est la seule à connaître l’amour vrai, sans attachement, ce que les bouddhistes nomment impermanence. Dans les dernières lignes du roman, Nel comprend enfin ce à quoi elle a renoncé en se détournant de Sula ; elle a renoncé à sa féminité : « Oh ! Seigneur Sula », pleure-t-elle, « fille, fille, fillefillefille [Sula, p. 188] ».

36Sula fait peur parce que l’on croit comme Méduse que ses cheveux sont des serpents mais pour ceux qui savent regarder, qui oserait regarder, ce ne sont pas des serpents mais des langues et ces langues, dans ce corps de femme comme une tour de Babel aux hanches sinueuses et chevalines, ont de quoi cracher sur le monde un déluge de sens. Ainsi sonne le cri d’espoir de Sula pour que le monde comprenne enfin :

Quand toutes les vieilles auront couché avec des adolescents, quand toutes les filles auront baisé avec leur vieil oncle ivrogne, quand tous les Noirs auront niqué tous les blancs, quand toutes les Blanches auront embrassé toutes les Noires, quand les gardiens auront violé tous les tôlards et quand toutes les putains auront fait l’amour avec leurs grand-mères, quand tous les pédés auront eu la chatte de leur mère, quand Lindbergh couchera avec Bessie Smith et Norma Shearer le fera avec Stepin Fetchit, quand tous les chiens auront baisé tous les chats et que les girouettes des granges auront plongé du toit pour enfiler les pourceaux…alors il restera un peu d’amour pour moi. Et je sais l’effet que ça me fera. [Sula]

37La problématique du corps s’impose donc chez la femme par la problématique de la langue, littérale et littéraire. La langue, c’est le pont qui relie le corps à l’esprit, l’émasculation perpétrée de la tête, réduit la langue au silence. C’est ce silence qui tue. La possession du corps, nous dépossède, homme comme femme. La femme qui chante est accusée d’ailleurs d’être « possédée », voyez quelle sorcière hystérique ! L’écrivain en est une aussi, pour peu qu’elle ose agiter ses langues comme des serpents, car les serpents sont des langues qui ont des langues, mise en abîme subtile pour résister à l’abîme quand il est question d’infini. Le corps de la femme, sa voix, sa corpulence est un enjeu majeur dans la reconstruction d’un monde désenchanté, démembré, qui vit dans la peur. Il faut ré-enchanter la langue et pour cela ne pas faire qu’écouter les sirènes, il faut les enlacer ; il faut regarder Méduse droit dans les yeux, car elle n’est pas fatale, elle libère. La femme n’est pas castrée nous dit Hélène Cixous. « Il suffit qu’on regarde la Méduse en face pour la voir : et elle n’est pas mortelle. Elle est belle et elle rit. [Le Rire de Méduse, p. 54] » De ce rire mélancolique aux dents blanches qui dit tout.

38Ecrire pour Toni Morrison et toutes celles qui osent écrire femme, écrire avec leur sexe, avec leur corps, des « sextes de femme », c’est rire : éc-rire. On écrit comme un cri, comme un rire. Et il n’y a pas de quoi s’en faire un sang d’encre car l’encre est un sang qui nourrit la chair du roman dans une explosion de couleurs, orgasme de femme, cosmique car « son inconscient est mondial [Le Rire de Méduse, p. 61] ».

« Puis j’ai l’impression de rire entre les jambes, et le rire se mélange se mélange avec les couleurs, et j’ai peur de venir et j’ai peur de ne pas venir. Mais je sais que je vais venir. Et je viens. Et c’est tout un arc-en-ciel à l’intérieur ». [L’œil le plus bleu, p. 139]

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Bibliographie

1. Corpus de Toni Morrison :

Morrison, Toni. The Bluest Eye. New York : WSP, First Pocket Books, 1972.

Morrison, Toni. Sula. First Vintage international Edition, june 2004 [originally published by Alfred A. Knopf, a division of Random House, Inc., New York, in 1974].

Morrison, Toni. L’Œil le plus bleu. Paris XIIIème : Christian Bourgeois éditeur, 1994 pour la traduction française.

Morrison, Toni. Sula, Paris XIIIème : Christian Bourgeois éditeur, 1992 pour la traduction française

2. Conférence et interview de Toni Morrison :

The Nobel Lecture in Literature, 1993. New York : Alfred A. Knopf, 1994.

Roderick Rang, for the Times interviews Toni Morrison, Seattle, WA, in May the 5th 2008.

3. Essai :

Cixous, Hélène. Le Rire de la Méduse et autres ironies. Paris : Editions Galilée, 2010 [publié à l’origine en 1975 dans un numéro spécial de l’Arc consacré à « Simone de Beauvoir et la lutte des femmes »].

Boyer, Régis. La Grande Déesse du Nord. Paris : Berg International Editeurs, 1995.

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Notes

1 Interview de Toni Morrison par Roderick Rang, pour le Times. Seattle : WA, le 5 mai 2008.

2 Virginia Woolf, in “Professions for Women,” une abréviation de son discours prononcé devant des membres de “the National Society for Women’s Service” le 21 janvier 1931 et publié à titre posthume dans “The Death of The Moth and Other Essays.” Citation originale : “Killing the Angel in the House was part of the occupation of a woman writer.” Traduction personnelle.

3 Ibid., “what is a woman.”

4 Virginia Woolf, in “Professions for Women,” Citation originale : “[Telling] the truth about my own experiences as a body, I do not think I solved yet.”

5 Toni Morrison , Sula, foreword, p. xiii.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ôphélia Claudel, « Encre de chair : de l’écriture du corps au corps de la femme écrivain dans les romans de Toni Morrison, L’œil le plus bleu et Sula »Babel, 28 | 2013, 67-86.

Référence électronique

Ôphélia Claudel, « Encre de chair : de l’écriture du corps au corps de la femme écrivain dans les romans de Toni Morrison, L’œil le plus bleu et Sula »Babel [En ligne], 28 | 2013, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/3469 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.3469

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