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I. Face latine et caraïbe

Oubli et mémoire dans le miroir de La Frontière de verre de Carlos Fuentes

Geneviève Dragon
p. 15-32

Résumé

La Frontière de verre (Carlos Fuentes, 1995), « roman en neuf récits », traduit la tension du Mexique entre unité et fragmentation, évoquant le prisme d’une identité culturelle et nationale morcelée. Le Mexique est en effet le fruit d’un métissage complexe dont le premier miroir est l’Europe de la Conquête. Mais le tropisme exercé par les États-Unis, que définit l’expression riche de « frontière de verre » déforme ce miroir. C’est dans l'oubli que les Mexicains semblent forcés à réinventer leur passé propre, en s’appropriant une mémoire qui échappe. Ainsi, l’objet de notre étude est cette dialectique complexe de la mémoire et de l’oubli cristallisée dans le verre de la frontière. Le verre, chez Fuentes est à la fois mur et miroir. En regardant à travers et de l’autre côté, les mexicains se confrontent à leur(s) propre(s) image(s) : image passée et image présente, entre oubli (des origines, de l’identité) et mémoire.

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Texte intégral

1La Frontière de verre est un roman de Carlos Fuentes paru en 1995. Sous-titré « roman en neufs récits », cette œuvre fait de l’éclatement narratif la métaphore éclairante d’un pays, le Mexique. En effet, il s’agit d’évoquer la tension de cette nation, entre unité et fragmentation, le prisme d’une identité culturelle et nationale morcelée.

2Le dispositif narratif tourne autour d’un riche homme d’affaires mexicain, Leonardo Barroso, sur la frontière avec les États-Unis. Il est le centre d’un système qui fait de la zone un lieu d’échange et de trafic, le pivot d’une famille éclatée par le tropisme nord-américain. La galerie des personnages (famille, employés, policiers nord-américains) est chargée de dessiner le portrait d’un pays, le Mexique, fruit d’une histoire et d’un métissage complexes.

3Le titre évocateur de La Frontière de verre est calqué sur l’expression apparue dans les années 1970 et bien connue en sciences sociales, the glass ceiling, le plafond de verre, métaphore de l’impossibilité pour un employé d’accéder aux étages supérieurs de son entreprise et donc d’évoluer. Dans le roman de Carlos Fuentes, l’expression transformée désigne l’attraction exercée par les États-Unis sur les Mexicains qui observent, contemplent à travers la vitre (vitrine) de la frontière le rêve américain, et ainsi l’utopie de leurs propres existences. L’époque est d’ailleurs un moment charnière de l’histoire du Mexique, le second choc pétrolier de 1981, date à laquelle le pays a perdu l’illusion de devenir une grande puissance : encore un miroir-mirage brisé…

4Cependant, pour l’écrivain mexicain, le premier miroir dans lequel s’observe le Mexique est d’abord l’Europe de la Conquête. Nous verrons ainsi que l’opulence, le luxe de certains mexicains, une idée de l’aristocratie même chez les plus modestes apparaissent comme la revendication d’une filiation avec l’Europe et l’Espagne. Mais le tropisme exercé par les États-Unis, que définit l’expression riche de « frontière de verre », déforme le miroir que tend l’Europe au Mexique. Il s’agira de montrer qu’une identité paradoxale se construit dès lors : elle se définit en effet dans la perte, de l’identité indienne d’abord avec Cortés, puis de celle d’une grande partie du territoire, une « plaie sanglante » [Fuentes, La Frontière de verre, 1999, 267], lors la guerre de 1848 contre les États-Unis. Cette double perte fonde chez Fuentes l’utopie d’une reconquête qu’il rêve comme horizon mexicain et dont il fait l’aboutissement du roman. En effet, celui-ci se donne comme la réaffirmation de l’appartenance antique et précolombienne à la terre elle-même : tout en tournant leurs regards vers le Nord, les personnages de La Frontière de Verre tentent de se rattacher à un passé mouvant et difficile à appréhender. La perte du territoire va de pair avec l’oubli, s’enracinant dans la volonté d’appartenir au Nord. Mais c’est précisément dans cet oubli que les Mexicains réinventent l’histoire de leur propre pays, en s’appropriant une mémoire qui échappe.

5Ainsi, nous étudierons cette dialectique complexe de la mémoire et de l’oubli cristallisée dans le verre de la frontière Il est tout à la fois mur et miroir : en regardant à travers et de l’autre côté, les personnages se contemplent et se confrontent en fait à leur propre image : image passée (d’une grandeur qui n’est plus) et image présente, aimantée par le Nord. Carlos Fuentes mobilise souvent la figure du miroir, le définissant comme le symbole de la connaissance et de la conscience de soi :

L’un des grands mystères de l’humanité est de pouvoir se voir dans un miroir. Je crois qu’un animal ne voit pas son reflet, il n’a pas de conscience. Alors que moi je sais que c’est moi, et je crois que c’est très important. […] C’est une particularité de la vision, de pouvoir fermer les yeux et s’imaginer soi-même, sachant qu’on a les yeux fermés, puis de les ouvrir, de croiser un miroir et savoir qu’on est soi-même et non une perversion, ce qui pourrait être le cas. [Fuentes, 2012]

6Le reflet de soi dans le verre de la frontière n’est-il pas au contraire une illusion baroque ? L’image fragmentée et divisée peut-elle permettre la connaissance de soi ? La frontière de verre est ce miroir à la fois poreux et infranchissable qui constitue le prisme déformant d’un Mexique, oscillant constamment entre oubli (des origines, de l’identité) et mémoire. Nous tenterons de définir ce que recouvre chez Carlos Fuentes l’idée d’une reconquête dont l’enjeu est de rendre au Mexique la mémoire de ses origines.

Mexique, miroir de l’Europe

7Dès les premières pages de La Frontière de verre, dans le récit « la Capitaline », le personnage central apparaît très vite : il s’agit de Leonardo Barroso, homme d’affaires qui a fondé sa richesse sur les ruines du Mexique et de sa frontière où abondent les maquiladoras, usines qui emploient une main d’œuvre mexicaine flexible et bon marché pour le Nord. La richesse de Barroso se doit d’être ostentatoire, une opulence, un luxe qui doit prouver l’appartenance à une aristocratie mexicaine et au-delà européenne. Voici la description de la demeure de Barroso :

Avant : le regard de Michelina passa de son souvenir des couvents coloniaux et des châteaux français à la vision, réelle de l’ensemble des demeures ceintes de hauts murs, mi-forteresses, mi-mausolées, manoirs et chapiteaux grecs, colonnes arabes avec jets d’eaux et minarets en stuc. […] La maison des Barroso était tudoro-normande, avec des toits à deux pentes, des ardoises bleues, des maçonneries, avantageuses sur la façade et des vitraux de couleur un peu partout. Il ne manquait que les rives de l’Avon dans le jardin et la tête d’Anne Boleyn dans un coffre. [Fuentes, 1999, 16]

8Dans cette opulence baroque et extravagante, nous ne pouvons qu’être frappés par ce mélange synchronique où se mêlent époques et styles, confondus en un tout informe et une parodie d’Histoire. Il s’agit pour les Mexicains d’inventer une nouvelle aristocratie, une origine feinte et imaginée. Le parallèle est saisissant avec l’évocation de l’armoire de la grand-mère de Michelina, amante et belle-fille de Barroso :

Tous les personnages successivement à la mode, […] elle les sauvait de l’oubli, emplissant toute une armoire de ces pantins bourrés de coton, les réparant, les recousant quand ils perdaient leurs entrailles. […] Dona Zarina entassait tout avec un zèle qui désespérait ses enfants et même ses petits-enfants, jusqu’au jour où une compagnie américaine lui acheta sa collection particulière de revues […] et alors tout le monde ouvrit de grands yeux : ce que la vieille dame gardait dans ses tiroirs et ses placards étaient une mine d’or, le trésor du souvenir, les joyaux de la mémoire. [Fuentes, 1999, 13]

9Cette mémoire n’est pas reconnue par les propres enfants de Dona Zarina et la transmission ne peut se faire. De façon ironique, les seuls à considérer sa valeur sont des Nord-américains qui rachètent cette collection. Cette aïeule qui a traversé l’histoire mexicaine du 20e siècle n’en a gardé qu’un entassement poussiéreux qui fait tristement écho à l’accumulation baroque et factice de la maison de Leonardo Barroso : mémoire réelle et fiction de mémoire se confondent dans l’image d’une identité mexicaine divisée. Les gens du Nord raillent d’ailleurs la demeure de Barroso et ce luxe affiché et excessif : « ici on appelle notre quartier Disneyland – les gens du Nord sont très moqueurs » [Fuentes, 1999, 16]. On peut voir cela comme la relecture terrible de la volonté d’appartenir à l’Europe saisi dans le symbole même de l’Amérique consommatrice. Les Mexicains deviennent des fictions d’eux-mêmes et les États-Unis leur refusent la légitimité de l’héritage européen qui n’est qu’un trompe-l’œil.

10Disneyland, loin de symboliser uniquement une Europe en toc, évoque aussi une certaine idée du Nord. Celui-ci devient véritablement « parc d’attraction » attirant les Mexicains, et les détournant de leur propre mémoire, un enchantement factice qui ne promet que la certitude du désenchantement. Nombreux sont ceux « enchantés par l’œil de Méduse » [Fuentes, 1999, 84], dans un mélange indécidable de fascination et de répulsion.

11Disneyland symbolise dès lors un mirage double : le mirage d’une mémoire européenne qu’il faut inventer et d’autre part « le mirage » [Fuentes, 1999, 10] des États-Unis, dans l’au-delà fantasmé de la frontière. Dès lors, où se situe l’identité mexicaine prise entre ces deux images trompeuses ?

Oubli et réinvention de la mémoire dans l’attraction de la frontière

12Cette identité est d’autant plus difficile à cerner que le tropisme exercé par les États-Unis déforme et influence l’identité mexicaine. Les « dos mouillés » (wetbacks) traversent le fleuve chargés du fardeau de la mémoire individuelle :

Chacun va franchir le fleuve avec son paquet de souvenirs particuliers, une musette invisible qui ne peut contenir que la mémoire singulière de chacun d’eux. [Fuentes, 1999, 241]

13Certains personnages de La Frontière de verre veulent oublier et arracher leurs racines mexicaines pour réussir au Nord, pour être accepté. Ainsi, dans « Malintzin des ateliers », Carlos Fuentes dépeint les ouvrières des maquiladoras rêvant d’une autre vie, à la frontière, si près du Nord :

Elles venaient toutes d’ailleurs. Aussi se racontaient-elles des histoires surprenantes sur leurs origines, sur les combinaisons familiales, les choses qui les différenciaient, elles s’émerveillaient parfois de ce qu’elles avaient en commun, familles, villages, parentés. Mais elles étaient toutes divisées à l’intérieur : valait-il mieux laisser tout ça derrière soi ? Effacer la mémoire, se résoudre à commencer une nouvelle vie ici à la frontière ? Ou fallait-il se nourrir l’âme de souvenirs ? [Fuentes, 1999,139]

14Pour certaines, l’acceptation par le Nord passe par le reniement des origines, les personnages portant alors la frontière en eux-mêmes. Ainsi, les ouvrières « divisées à l’intérieur » [Fuentes, 1999, 139] rappellent le visage de Michelina, belle-fille et amante de Leonardo Barroso, où s’inscrit de façon concrète cette fêlure : « Autrement tout se divisait : le menton partagé par la profonde fossette, la peau… » [Fuentes, 1999, 14]. Une même déchirure intérieure parcourt aussi bien les ouvrières que les filles d’une aristocratie mexicaine désargentée.

15La tentation de l’oubli se traduit pour certains par le désir de paraître autre. Ainsi Rolando, l’amant de Marina, beau parleur, don Juan de pacotille fait croire à la naïve jeune femme qu’il mène une vie intense d’homme d’affaires. Le vecteur en serait le téléphone portable qu’il arbore comme le signe évident de sa richesse et de son influence. Pourtant, comme le découvre de façon cruelle Marina à la fin du récit, le téléphone est vide, sans batterie. C’est une gringa, autre maîtresse de Rolando qui lui ouvre les yeux :

Regarde. Il n’a pas de piles. Il n’en a jamais eu. C’est seulement pour l’esbroufe, ou comme dit une chanson, « appelle-moi sur mon mobile, j’ai l’air d’être quelqu’un, ça me donne de la personnalité, même s’il est sans batterie, c’est juste pour l’esbroufe… » [Fuentes, 1999,160]

16Comme le remarque Emmanuelle Tremblay,

Le trait culturel américain emprunté ne correspond ainsi à aucun contenu ; pure extériorité, il n’est que le signe d’une aliénation tiers-mondiste. Le Mexicain s’offre ainsi à lire comme la caricature de la culture sur laquelle il se modèle, sans toutefois la partager. Être d’imitation, il accuse l’impossible pénétration de la sphère de l’autre, hermétique à un désir de transformation identitaire. [Côté, Tremblay, 2005, 57]

17Incapables de devenir américains, les Mexicains forgent leur origine comme une illusion identitaire en inventant parfois leur histoire propre, comme une autre forme de reniement de soi. Ainsi, le deuxième récit de La Frontière de verre, « La peine », présente un jeune homme, Juan Zamora qui part faire ses études de médecine aux États-Unis. Il est logé par une famille qui ne connaît du Mexique que les clichés que Juan ne va jamais chercher à détromper. Ainsi, il s’invente une histoire, une famille, un lieu d’origine :

Être riche et aristocratique au Mexique est une question de terres, d’haciendas, de péons, de style de vie élégant, de chevaux, de s’habiller en charro, d’avoir de nombreux domestiques : c’est ça être quelqu’un au Mexique. [Fuentes 1999, 44]

18Pour être accepté des Étatsuniens, il donne l’illusion de l’appartenance à une lignée. Il apparaît ici clairement que le tropisme exercé par les États-Unis déforme l’identité mexicaine et les origines espagnoles tout en les caricaturant. Juan ne leur montre pas son véritable visage, que ses hôtes du Nord n’accepteraient pas, et ce rejet anticipé est symbolisé dans le récit par le fait que le jeune homme se place dos au lecteur :

Juan Zamora tourne le dos au téléviseur et affirme à ses hôtes qu’au Mexique on applaudit le président Reagan autant qu’ici car il nous protège tous du communisme. [Fuentes 1999, 42]

19Ils ne le regardent pas lui mais un écran qui se donne comme lecture et mode de compréhension du monde. L’échange de regards est ainsi biaisé.

20La proximité géographique et la finesse de la paroi de verre ne renvoient en fait qu’à l’impossibilité et au mirage du partage et de la rencontre. Dans le récit qui porte le titre du roman, Carlos Fuentes fait le portrait en miroir de deux individus, un laveur de carreaux mexicain, Lisandro et Audrey, une Américaine. Leur rencontre muette se fait de part et d’autre de la vitre d’un building décrit comme une illusion :

On apercevait un édifice tout en verre, sans un seul matériau qui ne fût transparent : une immense boîte à musique faite de miroirs, reliée par son propre verre chromé, nickelé ; un château de cartes en verre, un jeu de labyrinthes argentés. [Fuentes, 1999, 200]

21Dans ce labyrinthe miroitant, il est impossible de s’orienter : « Lisandro grimpait vers le ciel de verre, mais son impression était plutôt celle de se noyer, de sombrer, dans une étrange mer vitrée » [Fuentes, 1999, 200-201]. L’illusion est ainsi celle du partage et de la communion entre deux êtres : « Séparés des autres, elle et lui face à face par un samedi matin insolite, séparés par la frontière de verre » [Fuentes, 1999, 209].

22Ainsi, cette réinvention de l’identité rend incertaine l’existence même du Mexique : dans l’avion qui l’amène aux États-Unis, Lisandro ne veut pas regarder

En bas de peur de découvrir une chose horrible qui ne se voyait peut-être pas que du ciel : il n’y avait plus de pays, plus de Mexique, le pays était une fiction ou plutôt, un rêve prolongé par une poignée de fous qui crurent un jour en l’existence du Mexique. [Fuentes 1999, 191]

23Michelina contemple ce rien à la lumière du trop-plein du Nord :

Son regard se trouva pris dans un mirage : le fleuve lointain, et, au-delà, les coupoles dorées, les tours de verre, les carrefours de route ; […] Mais cela c’était de l’autre côté de la frontière de verre. Ici, en bas, le guide avait raison : il n’y avait rien. [Fuentes, 1999, 10]

24Ce néant illusoire (en fait négation de l’histoire collective et individuelle) réactive pour les États-Unis le mythe de la terre vierge de toute histoire antérieure et qu’il faut donc habiter : ils oublient l’existence du Mexique.

Le labyrinthe de l’oubli1

  • 1 Cet intertitre est une référence à l’essai d’Octavio Paz, Le Labyrinthe de la solitude, Paris : Gal (...)

25C’est pour cela que Dionisio, le truculent critique gastronomique de « Dépouillement » a rebaptisé le Nord « États-Unis d’Amnésie » [Fuentes, 1999, 69] car « les gringos, eux, ne se souvenaient pas de cette guerre, ni de son caractère injuste » [Fuentes, 1999, 69]. En effet, pour le Mexicain, les États-Unis sont un pays sans histoire, sans nom :

Glissant le long des murs de l’Amérique, Dionisio accordait volontiers à un seul pays le nom de tout un continent, il était prêt à sacrifier ce nom sans nom, cette localisation fantasmatique, « les États-Unis d’Amérique » […] par rapport à des noms dotés d’une situation, d’une histoire, d’un héritage – Mexique, Argentine, Brésil, Pérou, Nicaragua. [Fuentes, 1999, 77]

26Le Nord a oublié le Mexique, alimentant constamment le mythe de la conquête sur des espaces considérés comme sauvages. À l’inverse, le Mexicain est perdu dans le lieu anonyme du Nord. Dionisio rencontre tour à tour plusieurs femmes gringas dont l’une précisément ne comprend pas la notion de territoire, en d’autres termes la notion d’ancrage : « Je n’ai ni nom ni adresse. Je n’ai pas besoin de secrétaires. Mon ordinateur est là où je suis. Je n’ai pas de lieu. Non, je n’ai pas de temps non plus » [Fuentes, 1999, 89]. Et plus loin dans le récit, il se trouve face à une deuxième femme dont le mari « couvre le monde entier » [Fuentes, 1999, 93] dans le cadre de son travail mais qui en retour n’a pas de territoire en propre. Cette couverture est bien un écran, une circonscription plane et vide qui empêche l’inscription des Étatsuniens dans le temps et l’histoire. Ils sont d’ailleurs décrits comme incapables d’appréhender un espace, le Mexique, qui se donne dans le même mouvement comme une temporalité : ainsi, la famille qui avait hébergé Juan Zamora cherche à renouer avec le jeune homme, des années après, croyant rejoindre son hacienda :

Non seulement ils traversèrent l’espace urbain épais, résonnant comme un fleuve sans eau, pur amas de pierres, mais les divers temps de Mexico D.F., en désordre, anarchiques, immortels : temps imbriqués, passé et avenir entremêlés, comme un enfant qui serait le père de sa descendance, comme un petit-fils qui serait la preuve unique que son grand-père a marché dans ces rues, allant toujours vers le Nord […] le terrain de plus en plus descendant, plus incertain, entre construction et effondrement, où est le neuf ? Où est l’ancien ? Qu’est-ce qui est en train de naître dans cette ville ? En train de mourir ? Est-ce la même chose ? [Fuentes, 1999, 59-60]

27La traversée spatiale devient temporelle, dans une errance inquiète et hébétée, qui ne permet pas d’appréhender la richesse historique du Mexique dont la complexité n’est que chaos pour les Nord-américains.

28Les Mexicains, quant à eux, se perdent dans un autre labyrinthe, celui des vitrines et des galeries marchandes du Nord, comme le Mexicain que rencontre Dionisio, jouant aux mannequins de vitrines : « Je suis entré ici un jour et je me suis perdu dans le dédale des galeries, je ne suis plus jamais ressorti » [Fuentes, 1999, 96]. Le critique culinaire tombe en arrêt devant la vitrine lors d’une scène cocasse :

Il arrêta sa course devant une vitrine de l’American Express. Il y avait un mannequin représentant un Mexicain typique en train de faire la sieste appuyé contre un nopal, vêtu en péon, avec un grand sombrero et des sandales. Le côté cliché de la représentation indigna Dionisio qui fit irruption dans l’agence de voyages, secoua le mannequin, mais le mannequin n’était pas en bois mais en chair et en os. [Fuentes, 1999, 96]

  • 2 L’expression évoque ici le titre d’un ouvrage de l’écrivain voyageur, Albert T’Stertevens, Mexique, (...)

29Le Mexique, pays à étages2 incompréhensible pour un Étatsunien est nécessairement pris dans une vision superficielle et stéréotypée : là aussi, nous ne sommes pas loin de la transformation de la réalité en parc d’attraction, en Disneyland. Et l’homme acceptant d’endosser le costume du stéréotype regarde lui-même à travers une autre vitrine, celle de la frontière de verre, qui ouvre de façon illusoire sur les États-Unis. Elle devient une vitrine qui se fait miroir trompeur, à travers laquelle on rêve une vie que l’on rêve pour soi et que l’on imagine meilleure. Nous pourrions reprendre ici les réflexions de Michel Foucault dans « Des Espaces autres » sur le fonctionnement particulier du miroir :

Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent – utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour ; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. [Foucault, 1984]

30La frontière ne s’inscrit donc pas dans une géographie réelle mais imaginaire et fantasmatique. Les Mexicains voient à travers, ne regardent pas seulement les Étatsuniens mais regardent l’illusion d’eux-mêmes. Ainsi dans le verre de la frontière, on devient une utopie de soi-même, on y mire sa propre image fantasmée. Ce miroir attirant, trompeur peut devenir dédale, labyrinthe au centre duquel le danger est l’oubli des origines et l’acculturation. Ce mannequin mexicain a en effet perdu ses repères : la nourriture nord-américaine, aseptisée et sans saveur ressemble à la nourriture des Lotophages de l’Odyssée, nourriture inhumaine qui fait oublier à l’équipage d’Ulysse leurs origines et leur identité. Et l’errance hors d’Ithaque dure elle aussi dix ans.

31C’est là que réside le paradoxe du miroir de la frontière : l’identité que l’on y cherche n’est pas précisément la reconnaissance, celle de se voir comme identique à soi mais le lieu où l’on se rêve autre. Si le miroir apparaît comme le symbole et la métaphore de la conscience de soi, quel est le statut de cette connaissance quand il s’agit de s’oublier en se voyant autre ? Et partant, comment reconquérir sa mémoire ?

Le « trait de l’oubli » comme lieu paradoxal de la reconquête de la mémoire

32La frontière est décrite dans l’un des récits comme le « trait de l’oubli », double et paradoxal qui écrit et qui raye, fonde et fait disparaître dans le même mouvement. La voix qui se fait entendre dans ce monologue intérieur est celle d’Emiliano Barroso, le frère malheureux de l’autre, Leonardo. Abandonné par les siens sur le trait de la frontière, il ne se souvient plus de rien et l’enjeu du chapitre sera la reconquête de cette mémoire qu’il semble si difficile de se réapproprier : on a là toute la contradiction de ce monologue intérieur où le « je » échappe et s’échappe à soi. Communiste, fidèle à son pays et à sa pauvreté, il n’a pas permis à ses enfants de s’enrichir, d’où la haine et la rancœur terribles de sa descendance, présentes ailleurs dans les paroles d’une des ouvrières de « Malintzin des ateliers » : « Les vieux sont de trop » [Fuentes, 1999, 139], car ils sont une mémoire embarrassante dont on doit se délester lorsqu’on traverse le fleuve. Emiliano se trouve donc face au double enjeu de la reconquête, celle de sa mémoire individuelle et celle du Nord par les siens. C’est ainsi qu’il envisage la traversée des « dos mouillés » : « Ils retournent sur leur propre terre ; nous étions là avant eux » [Fuentes, 1999, 119]. Mais cette mémoire, ses descendants n’en veulent pas : il y a là dans la vision de ce vieil homme, seul, la tragédie de l’impossible héritage de la mémoire du Mexique, pourrie par le désir du Nord. Il est sur la ligne, dans le no man’s land, comme s’il s’agissait pour ses enfants de le rayer, de l’effacer, de l’oublier. Pour lui-même, il n’est d’ailleurs plus personne : « De quel pays suis-je ? De quelle mémoire ? De quel sang ? » [Fuentes, 1999, 123]. Le reniement de la filiation, de la descendance lui confisque tout sentiment de légitimité, comme une naissance inversée : abandonné par ses enfants, il devient lui-même l’enfant abandonné, l’orphelin. Dans le dernier récit, « Rio Grande, Rio Bravo », Carlos Fuentes dépeint la figure d’une autre aïeule dépossédée de sa mémoire et de sa langue : « ça fait si longtemps qu’elle vit en Mexicaine de Chicago qu’elle en a oublié l’espagnol sans avoir jamais appris l’anglais » [Fuentes, 1999, 287]. Elle n’est donc plus chez elle nulle part, se trouvant elle-aussi de façon symbolique sur le trait de l’oubli et portant en elle la division.

33Cette division qui raye mémoire collective et individuelle semble être encore plus profonde, une blessure dans la terre elle-même. Le trait qu’Emiliano devine peu à peu à ses pieds est un trait artificiel, l’inscription dans la terre (tierra) d’une histoire infamante, qui la réduit au monde (mundo). Le monde apparaît comme le lieu paradoxal du rétrécissement, de l’emprisonnement : Emiliano se dit « enfermé dans une coupe de cristal », et il ajoute plus loin « le ciel est ma coupe » [Fuentes 1999, 107]. On retrouve une fois de plus le verre comme symbole de la division, de la coupure. La naissance au « monde » est en fait un arrachement à la « terre », c’est-à-dire du tout uniforme et du temps de l’un, d’avant la parole et du nahual, cet être mythologique de nature double, à la fois humaine et animale. Le trait sur le sol est bien la présence de l’existence du monde, une frontière certes artificielle mais qui sépare en catégories et modifie réellement l’ordre des choses : « le trait transforme la terre en autre chose » [Fuentes, 1999, 106].

34Ce trait qui identifie et nomme deux pays distincts a anéanti l’unité du continent. À l’inverse, la frontière est aussi le trait de l’oubli pour Emiliano qui peine à retrouver son nom. Au fil du récit et de la mémoire d’Emiliano, celui-ci remonte aux origines en faisant jouer barro (boue) et Barroso, son nom et celui de son frère : « Âme de boue. Boueux. Barroso » [Fuentes, 1999, 121]. C’est précisément dans cette boue de l’infamie, la fange de la compromission qu’Emiliano renaît, retrouve sa mémoire et renoue avec le tellurisme du nahual et de l’unité : la boue n’est-elle pas la terre elle-même, le matériau encore informe et à partir duquel le monde peut être modelé ?

35Emiliano voudrait revenir à la terre. Mais ce retour au temps du mythe, au monde d’avant le langage est impossible car l’homme est dans le temps historique. Pourtant, demeure ce fantasme, cette utopie de revenir à l’unité et de reconquérir. Pour se réapproprier sa mémoire le vieil homme doit paradoxalement se l’inventer : « Je dois m’inventer un nom » [Fuentes, 1999, 123]. La reconquête qui ne peut donc être celle du territoire sera nécessairement d’essence symbolique, passant par le dépouillement et la perte en un nouveau baptême.

Se réinventer une mémoire dans l’affirmation de la division

36Dépossédés de leur territoire, se défaisant eux-mêmes de leur identité pour aller se perdre au Nord, il faut alors un dépouillement ultime pour retrouver l’unité en laissant tomber les masques nord-américains. Il faut retourner au Mexique. C’est tout le propos de la nouvelle « Dépouillement ». Dionisio arrache le Mexicain de sa vitrine pour le dépouiller, le purifier de dix années perdues aux États-Unis. La scène se donne comme un véritable rite initiatique, un nouveau baptême : Dionisio le charge « jusqu’aux dents d’une pyramide d’objets électroniques, de machines amaigrissantes » [Fuentes, 1999, 98]. On peut y voir le symétrique en miroir des wetbacks chargés de leur mémoire. Ils abandonnent dans le désert la voiture américaine, la Mustang, afin que le Mexicain se dépouille au sens propre et figuré de ses dix années passées sur le sol des États-Unis. Il s’agit d’arriver de nouveau vierge et nu à la Frontière :

Et Dionisio dit à son compagnon, dépouille-toi de tout, débarrasse-toi de tes vêtements, comme je le fais, jette tout dans le désert, nous rentrons au Mexique, sans rien de gringo sur nous, rien, mon frère, mon semblable, nous rentrons nus dans notre patrie, regarde, on aperçoit la frontière, ouvre bien les yeux, tu vois ? Tu sens ? Tu savoures ? [Fuentes, 1999, 99]

37On voit ici une fois de plus combien l’identité mexicaine se fonde sur l’oubli et la perte : il faut se débarrasser de l’identité étatsunienne, l’oublier. Le Mexicain remplit le vide du désert pour entrer dans son pays d’origine, « sans rien de yankee » [Fuentes 1999, 99]. Mais ce dépouillement n’est pas un vide, au contraire, on emplit son être même, on reconquiert la mémoire sinon le territoire. Là demeure la différence fondamentale entre le Mexicain et l’Étatsunien : pour le premier, la perte du territoire coïncide avec la nécessaire appropriation de la mémoire tandis que « les États-Unis d’Amnésie » font de l’oubli et de l’absence de profondeur historique la condition de l’acquisition du territoire. Dans le regard de Dionisio, cet autre est plein, certes, mais de vide. Il contemple avec dégoût les corps obèses, difformes au nord de la frontière :

Les bras qui auraient pu faire la publicité de Michelin n’arrivaient pas à se croiser sur les immenses boobies qui se mouvaient seuls sous le sweat-shirt et tombaient comme un Niagara de chair sur le baril de l’estomac, seul obstacle à la vision de ses jambes nues comme des éponges, nues jusqu’en haut des cuisses, indifférentes à l’indécence du short fripé. [Fuentes, 1999, 94]

38La disparition du corps derrière un amas de chair difforme, gigantesque publicité ne fait que révéler pour Dionisio le vide d’une nation qui ne vit que par le trop-plein. Cet amas ne fonde pas une identité, au contraire. Les États-Unis sont un endroit sans saveur et sans savoir. Il faut donc aller dans le désert, témoin du temps du monde, de l’indivision et de l’unité.

39Le rêve de l’unité perdue se précise dans le dernier récit, « Rio Bravo, Rio Grande », qui se donne comme une nouvelle division à l’intérieur d’un récit déjà éclaté. Le récit est en effet double. Deux mouvements alternent et s’entrecroisent : la première partie (en italique) est composée d’une ode lyrique (on peut penser à des versets) au fleuve puis prend la forme d’une nouvelle épopée par l’évocation d’épisodes marquants de la Conquête espagnole. La deuxième partie reprend quant à elle le fil de la narration en mêlant les différentes voix du récit. Tous les personnages que l’on a pu rencontrer se retrouvent ici, de Juan Zamora à Leonardo Barroso, assassiné sur le trait de la frontière par Rolando, l’amant de Michelina. Le temps humain est ainsi marqué de la trace indélébile du sang et de la violence.

40Ce récit double montre dans un premier temps le passage du temps du mythe et de l’indivision au temps historique, le temps des hommes. La première page peut se lire comme le récit mythologique et élégiaque du monde du fleuve, monde naturel, du mythe, de l’indivision du monde : « fils des hauteurs, descendant des neiges, les glaces du ciel le baptisent quand il jaillit des montagnes de San Juan, brise le bouclier virginal des cordillères » [Fuentes, 1999, 239]. Puis le récit se divise comme pour signaler la blessure de la frontière : « jusqu’au jour où le fleuve prit feu et la terre se mit à bouger une nouvelle fois » [Fuentes, 1999, 247]. Fuentes raconte, dans une scansion orale l’arrivée des espagnols, les terres de nouveau inhabitées, puis l’arrivée des gringos, qui ont vu dans le Mexique une terre de conquête. Loin est le temps du nahual, du mythe. Lors d’une conférence publiée dans Le Monde, Carlos Fuentes a cette formule saisissante : « La prophétie s’est réalisée : le Cinquième Soleil a été détruit par le mouvement, le mythe par l’épopée » [Fuentes, Les Cinq Soleils du Mexique, 1999]. Ainsi, le mythe est le temps magique et naturel de l’indivision, l’épopée, le temps sanglant et déchirant de l’histoire et des hommes. Le miroir apparaît alors comme le rapprochement entre ces deux temps humains. L’écrivain mexicain évoque ce moment fondamental du Serpent à Plumes, et de l’humanité elle-même :

Le dieu le plus célébré des anciennes cosmogonies mexicaines était Quetzalcoatl, le Serpent à plumes, dieu créateur de l’agriculture ; de l’éducation, de la poésie, des arts et des métiers. Jaloux, les démons mineurs, menés par le dieu de la nuit, Tezcatlipoca, dont le nom signifie « miroir de fumée », se rendirent au palais de Quetzalcoatl pour lui offrir un cadeau enveloppé dans du coton. « Qu’est-ce que c’est ? » demande le dieu bienfaiteur. C’était un miroir. Lorsque Quetzalcoatl défit le paquet, il vit pour la première fois son visage. Etant un dieu, il croyait qu’il n’avait pas de visage. Puisqu’il était éternel. En découvrant ses traits humains dans le reflet de verre, il fut saisi de crainte à l’idée d’être doté d’un destin également humain, c’est-à-dire historique, c’est-à-dire transitoire. [Fuentes, « Les Cinq Soleils du Mexique », 1999]

41Il part en promettant de revenir à une date précise qui se révèlera être le jour de l’arrivée de Cortés sur le sol mexicain, ironie tragique qui fait correspondre mythe et histoire.

  • 3 Cabeza de Vaca, explorateur espagnol du continent américain. Il est l’auteur de Naufragios (1542), (...)

42Comment penser dès lors la reconquête de l’identité puisque le temps du mythe est aboli, le retour à l’origine impossible ? Le Mexicain vit à présent selon le temps du monde et non plus au rythme de la terre. Revendiquer l’origine espagnole est tout autant un non-sens car la Conquête apparaît très clairement comme un rêve fou, une illusion. L’Amérique a bel et bien été inventée, elle est un discours et une utopie : « Cabeza de Vaca3, les deux Espagnols et le Noir ne racontent pas ce qu’ils ont vu, mais ce qu’ils ont rêvé, / ils ont été sauvés afin de raconter un mirage » [Fuentes, 1999, 258]. L’arrivée des Étatsuniens marque la négation double de l’existence du mythe et de la présence espagnole : « ils veulent des esclaves, le respect de la propriété privée, /alors que le Mexique a aboli l’esclavage » [Fuentes, 1999, 271]. Le Mexicain apparaît alors comme le fils « réel » d’illusions successives, chacune recouvrant la précédente. Il ne s’agit donc pas de faire tabula rasa du Mexique mais bien de lui redonner le sens de la profondeur et de l’histoire.

43La réponse est alors à chercher dans l’acceptation de la division elle-même. Cela nous permettrait de comprendre alors le rôle symbolique que joue la polyphonie dans ce dernier récit. En effet, le dispositif des voix multiples permet ici de saisir la division et l’éclatement narratif pour montrer une richesse et une unité profondes. Le titre de la nouvelle « Rio Bravo, Rio Grande » (deux dénominations, l’une au Nord, l’autre au Sud, pour un même fleuve) traduit bien cette tension à l’œuvre dans la symétrie du miroir. Le fleuve est (comme) le Mexique, il n’y a pas deux identités, il n’y a qu’un seul fleuve. Le titre est double et dans le même mouvement indivisible. La virgule du titre n’évoque plus la frontière qui sépare, le verre redevient véritablement miroir : celui-ci répond bien à la promesse de la conscience de soi, mais dans une identité qui n’est pas précisément identique, comme figée, mais traversée par le passage, le mouvement. Il semble qu’on peut voir ici dans cette image du miroir, le passage du mythe à l’histoire, une histoire qui ouvre le continent mexicain à d’autres cultures, le fait naître métis, partagé, divisé.

44Il en est ainsi de l’identité chicana. À la fin de « Rio Bravo, Rio Grande », un personnage nouveau apparaît : José Francisco /Joe Frank qui pose d’emblée la division comme la marque de son identité profonde :

Ce qui est ici est aussi là-bas. Mais où est l’ici et où est le là-bas ? Le côté mexicain n’est-il pas son propre ici et là-bas ? N’en va-t-il pas de même pour le côté yankee ? Toute terre n’est-elle pas dotée de son double indivisible, son ombre étrangère qui chemine à son côté comme chacun de nous chemine accompagné d’un second moi qu’il ignore ? [Fuentes, 1999, 273]

45Il devient la voix de celui qui redonne au Mexique son histoire et son identité : il est d’abord « collectionneur d’histoires » [Fuentes, 1999, 275] car

Telle était la richesse du monde frontalier, le nombre d’histoires non enterrées, qui se refusaient à mourir, qui erraient comme des fantômes de la Californie au Texas, dans l’attente de quelqu’un pour les raconter, pour les écrire. [Fuentes, 1999, 274-275]

46Cette collection d’histoires fait écho à la mémoire de Zarina au premier chapitre de La Frontière de Verre : la voix de José/Joe permet ainsi aux Mexicains de pouvoir de nouveau se voir dans le miroir de leur histoire. C’est d’ailleurs à partir de là que le récit de « Rio Bravo, Rio Grande » retrouve son unité et que les deux mouvements coïncident. Ainsi, nous pouvons lire en italique : « Il chanta les ancêtres sans date de naissance ni patronyme » [Fuentes, 1999, 275] et plus loin

Dans quelle langue, en anglais, ou en espagnol ? Il déclara que ce serait dans quelque chose de nouveau, la langue chicana, c’est alors qu’il se rendit compte de ce qu’il était, ni mexicain, ni américain, il était chicano, sa langue se révéla à lui. [Fuentes, 1999, 275]

47La langue chicana qui n’est pas langue maternelle, langue d’origine, prend en charge la possibilité d’une reconquête culturelle et symbolique, sans dimension belliqueuse, dans l’acceptation d’une altérité que l’on porte avant tout en soi puisque chacun est « doté de sa propre frontière intérieure » [Fuentes, 1999, 275].

48Ainsi s’affirme la thèse de Carlos Fuentes du rôle fondamental de l’art permettant de s’opposer à « l’accumulation des richesses ». La Frontière de verre apparaît dès lors comme un miroir tendu aux Mexicains eux-mêmes, dans la réaffirmation et la fierté d’une nation « né[e] métis » [Fuentes, « Les Cinq Soleils du Mexique, 1999]. Il n’y a plus d’ « isolement des cultures » [Fuentes, « Les Cinq Soleils du Mexique, 1999] mais un mélange indécidable qui fonde la richesse historique du continent.

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Bibliographie

Foucault, Michel. « Des Espaces autres. » (Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967). Dits et écrits II, 1976-1988, Paris : Gallimard, 1984, p. 1571.

Fuentes, Carlos. « Les cinq Soleils du Mexique. » Trad. Céline Zins. Le Monde 28 octobre 1999.

Fuentes, Carlos. Entretien réalisé par Andrea Cabezas Vargas et Estelle Patoyt. Trad. Anne-Laure Rebreyend. Ameriber, mondes américains. Consulté le 29 mai 2013. <http://ameribermondesamericains.blogspot.fr/>.

Fuentes, Carlos. Le Vieux Gringo. Trad. Céline Zins. Paris : Gallimard, 1990.

Fuentes, Carlos. La Frontière de verre. Trad. Céline Zins. Paris : Gallimard, 1999.

Gironde, Michel. Carlos Fuentes, entre hispanité et américanité. Paris : L’Harmattan, 2011.

O’Gorman, Edmundo. L’Invention de l’Amérique. Recherches au sujet de la structure historique du Nouveau Monde et du sens de son devenir. Trad. Francine B. González. Laval : Éditions de l’IQRC, 2007.

Paz, Octavio. Le Labyrinthe de la solitude. Trad. Jean-Clarence Lambert. Paris : Gallimard, 1972.

Préfontaine, Yves. « L’Amérique : un kaléidoscope de cultures. » Études littéraires vol. 8, n° 1. Laval : 1975, p. 159-166.

Tremblay, Emmanuelle. « De l’impossible pénétration au fantasme de la reconquête. Les métaphores de l’altérité nord-sud dans la fiction américaine. » Le Nouveau Récit des frontières dans les Amériques. Côté Jean François et Emmanuelle Tremblay. Laval : Presses de l’Université, 2005.

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Notes

1 Cet intertitre est une référence à l’essai d’Octavio Paz, Le Labyrinthe de la solitude, Paris : Gallimard, 1972.

2 L’expression évoque ici le titre d’un ouvrage de l’écrivain voyageur, Albert T’Stertevens, Mexique, pays à trois étages, Paris : Artaud, 1955.

3 Cabeza de Vaca, explorateur espagnol du continent américain. Il est l’auteur de Naufragios (1542), mémoires qui racontent son naufrage et son périple de la Floride à la Californie (1527-1536). Les « deux Espagnol » et « le Noir » sont ses compagnons d’infortune dans ses années d’errance.

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Pour citer cet article

Référence papier

Geneviève Dragon, « Oubli et mémoire dans le miroir de La Frontière de verre de Carlos Fuentes »Babel, 28 | 2013, 15-32.

Référence électronique

Geneviève Dragon, « Oubli et mémoire dans le miroir de La Frontière de verre de Carlos Fuentes »Babel [En ligne], 28 | 2013, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 12 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/3444 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.3444

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Auteur

Geneviève Dragon

Université de Bretagne Rennes 2 - Cellam (EA 3206)

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