Avant-propos : Montherlant intempestif
Texte intégral
1« Qu’est-ce qui grippe dans le posthumat de Montherlant ? », se demandait Philippe de Saint-Robert dans un article récent ? Pourtant, les signes ne manquent pas d’un certain regain d’intérêt pour Montherlant en ce début de XXIe siècle. Depuis l’année du centenaire (1995), un grand colloque à l’Université Paris IV Sorbonne, la publication du livre de Jean-François Domenget, Montherlant critique (Droz, 2003), des communications sont régulièrement consacrées à cette œuvre dans différents colloques en France ou à l’étranger. Des revues proposent des dossiers sur Montherlant : L’Atelier du roman en 2009, La Revue littéraire en 2010. Un volume paraît en 2012, Montherlant aujourd’hui vu par quinze écrivains et hommes de théâtre. Enfin, à nouveau, deux colloques, à Paris, le premier à l’Université Paris III Sorbonne Nouvelle, Lire Montherlant, organisé par Alain Schaffner, Claude Coste et Jeanyves Guérin, les 25, 26 et 27 novembre 2010, le second à l’Institut Catholique de Paris, L’imaginaire de Montherlant : figures et formes, organisé par Patrick Brunel les 22, 23 et 24 novembre 2012, à l’occasion du quarantaine anniversaire de la mort de Montherlant.
- 1 Voir « La religion de la Méditerranée », texte écrit par Montherlant en 1929, intégré dans Un Voyag (...)
2La revue Babel à son tour veut interroger ce regain d’intérêt pour cette œuvre qui fut une des œuvres titanesques du XXe siècle, en privilégiant deux perspectives : celle d’un écrivain « euro-méditerranéen »1, qui n’a cessé dans son œuvre d’analyser son attachement pour la Grèce, Rome, l’Espagne, et l’Afrique du nord, et celle d’un écrivain qui explore les ressources de tous les genres littéraires, et qui va assez loin dans la recherche d’une forme d’hybridité. Montherlant transgenre ? Modernité d’un auteur inactuel ?
- 2 Voir, dans ce volume, la belle étude de Philippe Capelle sur Le Songe, roman « dorien ».
3Que Montherlant soit un des grands écrivains français du monde méditerranéen, plus encore que Gide, au moins autant que Camus, ou Giono, cela n’est guère contestable. Alors qu’un des enjeux de notre temps est notre capacité à établir un dialogue entre les deux rives de la Méditerranée, Montherlant est un de ceux qui peuvent nous aider dans cette voie. Car cette passion du monde méditerranéen structure toute son œuvre, des Olympiques au Maître de Santiago, de Malatesta à La Rose de sable. C’est aussi que, de 1925 à 1933, Montherlant tourne autour de la Méditerranée : voyage en Espagne en 1925 où il est blessé en novembre par un taureau, voyages au Maroc et en Tunisie en 1926 et 1927, voyage en Algérie en 1928 et 1930. En 1931 et 1932, il demeure en Afrique du Nord. Dans l’avant-propos de Service inutile, il écrit : « La vie me fut vraiment donnée en 1925 » et il explique ce que fut pour lui, pendant ces années d’errance méditerranéenne, la « crise du voyageur traqué », métamorphose de sa personnalité qui passe de la fascination pour la force et le surhomme à une dilection pour les faibles et les vaincus. C'est évidemment ce qui explique le changement de climat spirituel et les contrastes de ton et de style entre les romans « doriens »2 comme Les Bestiaires, la provocation hautaine des Jeunes Filles et, d’autre part, le registre amer ou tragique des Célibataires ou du Chaos et la nuit.
- 3 Sur l’Espagne de Montherlant, voir l’étude de Francisco Javier Hernandez, « Henry de Montherlant : (...)
4Richesse et cohérence d’une œuvre. On peut fonder une classification des récits de Montherlant sur trois types de critères. Les structures imaginaires qui informent les décors : on a un cycle parisien qui se rattache au mythe de la grande ville corrompue et fascinante venu de Balzac et Zola (Les Célibataires, Les Jeunes Filles, Les Garçons), un cycle africain, où l’Afrique est un espace romanesque d’épreuves où les personnages, à la recherche d’eux-mêmes, poursuivent une vérité qui les fuit (La Rose de sable, Un Assassin est mon maître), un cycle espagnol3 qui présente l’espace poétique de l’exceptionnel et de l’extraordinaire, une ambiance d’absolu et d’enthousiasme, de félicité ou de tragique (Les Bestiaires, La Petite infante de Castille, Le Chaos et le nuit). Un autre critère est celui de l’inspiration : dans ses Carnets, Montherlant écrit que ses références sont : « Pyrrhon, Anacréon et Régalus. Le Sceptique, le Voluptueux, le Héros. » On trouve dans ses récits une inspiration héroïque (Le Songe, Les Bestiaires, Les Olympiques), une inspiration érotique, surtout sensible dans Les Jeunes Filles, une inspiration sceptique et amère dans les dernières œuvres. Enfin la symbolique cosmique permet de distinguer un cycle solaire de l’épanouissement et du défi correspondant au solstice d’été, fête païenne de la force et de la fécondité (Les Olympiques par exemple), un cycle équinoxial constitué par les œuvres où le oui et le non, le jour et la nuit s'équilibrent dans l’indécision des contraires et des équivalences comme dans La Rose de sable et le cycle ténébreux du solstice d’hivers, temps du déclin et de la mort avec Les Célibataires ou Le Chaos et la nuit.
- 4 Voir notre étude, « Des héroïsmes superflus aux opérations mystérieuses : Montherlant du roman au t (...)
- 5 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Payot, Rivages poche/Petite bibliothèque, 2008, p (...)
- 6 Nous remercions Pierre Duroisin qui publie dans ce volume un inédit de Montherlant, ainsi que Roger (...)
5Un inventeur de formes. On oublie souvent que dans ses ouvrages narratifs Montherlant a aussi été un remarquable inventeur de formes. Relisant Le Chaos et la nuit, Louis Baladier souligne l’originalité esthétique de ce roman : « la structure dialectique d’un récit où chaque motif figuratif (l’image de l’Espagne, la figure de l’exilé, la corrida) et chaque thème (la guerre civile, la peur, la conviction politique) s'inversent en un curieux effet de miroir déformant où toute la représentation se subvertit. » Magistrale réécriture de Don Quichotte, cette œuvre est un des plus grands romans baroques et tragiques de la littérature du XXe siècle. Il faut aussi relire Les Garçons, cette œuvre unique, œuvre de toute une vie, où Montherlant se joue de tous les genres littéraires, intégrant théâtre, roman et autobiographie dans une véritable somme littéraire4. Cette diversité des voix (que souligne Philippe Le Guillou dans le texte d’hommage que nous publions), cette richesse des matières et des styles, chez un écrivain que des critiques jugent encore « monolithique », se retrouvent bien entendu dans son œuvre théâtrale qui lui valut des triomphes pendant près de trente ans et dans ses essais où se conjuguent l’observation sarcastique, la contemplation détachée, les éclats de la cocasserie et des échappées de tendresse, le lyrisme et la lucidité. Montherlant inactuel ? Sans doute, mais comme l’écrit dans son article Emmanuel Godo, « c’est en étant en déphasage avec son temps que Montherlant assume sa contemporanéité ». Contemporain, « celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité. […] Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent. »5 Souhaitons que ce volume contribue à amplifier ce regain d’intérêt pour l’œuvre de ce grand écrivain intempestif.6
Notes
1 Voir « La religion de la Méditerranée », texte écrit par Montherlant en 1929, intégré dans Un Voyageur solitaire est un diable (Essais, Gallimard, Pléiade, 1963, p. 402-407).
2 Voir, dans ce volume, la belle étude de Philippe Capelle sur Le Songe, roman « dorien ».
3 Sur l’Espagne de Montherlant, voir l’étude de Francisco Javier Hernandez, « Henry de Montherlant : l’Histoire comme inspiration et comme prétexte », L’Histoire de l’Espagne dans la littérature française, dirigé par Mercè Boixareu et Robin Lefere, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 807-821.
4 Voir notre étude, « Des héroïsmes superflus aux opérations mystérieuses : Montherlant du roman au théâtre », Roman et théâtre. Une rencontre intergénérique dans la littérature française, Études réunies par Aphrodite Sivetidu et Maria Litsardaki, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2010, p 137-150.
5 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Payot, Rivages poche/Petite bibliothèque, 2008, p. 19-20.
6 Nous remercions Pierre Duroisin qui publie dans ce volume un inédit de Montherlant, ainsi que Roger-Michel Allemand qui nous offre le texte d’une communication sur Claude Simon, prononcée à un colloque à Atlanta.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
André-Alain Morello, « Avant-propos : Montherlant intempestif », Babel, 27 | 2013, 7-10.
Référence électronique
André-Alain Morello, « Avant-propos : Montherlant intempestif », Babel [En ligne], 27 | 2013, mis en ligne le 30 juin 2014, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/3357 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.3357
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