El club Dumas d’Arturo Pérez-Reverte ou une métaphore de la lecture
Résumé
Corso, personnage-lecteur de El club Dumas d’Arturo Pérez-Reverte assiste impuissant à la contamination de son univers référentiel « réel dans le roman » par des êtres de fiction issus des Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas. Gagné peu à peu par le syndrome de don Quichotte, le détective de livres interprète sa réalité fictionnelle à travers le prisme de son imaginaire. L’infortuné Corso, dupé par un narrateur-personnage d’une mauvaise foi aussi efficace que redoutable et manipulé par un auteur expert en stratégie narrative, vit une aventure « métaleptique ». Par un jeu spéculaire, le comportement irrationnel du protagoniste renvoie le lecteur réel à sa propre responsabilité dans l’acte de lecture. La fable, traitée de façon ludique, illustre une métaphore de la lecture et donne lieu à un questionnement vertigineux sur les frontières entre réalité et fiction.
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Mots-clés :
El club Dumas, roman policier (XXe siècle), relation lecteur-auteur, esthétique de la réceptionPersonnes citées :
Arturo Pérez-ReverteErrata
En fin de paragraphe 12: au lieu de "le jeu de faire-semblance", lire "le jeu de simulation".
Texte intégral
Lire un texte, regarder une peinture, c’est déjà vivre dans leurs mondes.
Thomas Pavel, Univers de la fiction
- 1 Arturo Pérez-Reverte, El club Dumas o la sombra de Richelieu, Madrid, Alfaguara, 1993. Édition uti (...)
1La scène qui ouvre le roman El club Dumas d’Arturo Pérez-Reverte1, publié en 1993, introduit le lecteur in medias res au cœur d’une énigme policière, relatée par une instance narrative de type behavioriste, distante et objective dans la plus pure tradition des romans noirs américains de Dashiell Hammett ou de Raymond Chandler. L’incontournable couple juge-commissaire constate la mort par pendaison d’un dénommé Enrique Taillefer et procède, comme il se doit, au relevé d’indices qui permettront d’élucider les causes du décès. La question posée aux enquêteurs et au lecteur semble simple : s’agit-il d’un suicide ou d’un meurtre ? À l’évidence, la seule piste digne d’intérêt est livrée par un vieil exemplaire du Vicomte de Bragelonne, un livre laissé ouvert par le défunt dans lequel ces quelques lignes sibyllines du texte d’Alexandre Dumas sont soulignées en rouge :
2Ce premier seuil narratif – qui se révélera n’être qu’une fausse porte – établit à la fois un pacte de lecture et un contrat de relecture avec le récepteur puisqu’il renvoie ce dernier à une autre fiction extratextuelle constitutive de son imaginaire de lecteur. La filiation avec le maître du feuilleton annoncée dans l’appareil titulaire : El club Dumas o la sombra de Richelieu semble s’affirmer comme fil conducteur du récit. Pour suivre ce fil d’Ariane, le lecteur est invité à démêler l’écheveau d’une trame labyrinthique élaborée à partir d’un réseau de références intertextuelles.
- 3 Titre abrégé du De umbrarum regni novem portis, ainsi nommé parce que ses neuf gravures prétendume (...)
- 4 « Ese capítulo de Alejandro Dumas lo desencadenó todo. » Arturo Pérez-Reverte, op. cit., p. 419.
3En effet, dans El club Dumas s’enchevêtrent deux intrigues linéaires : Lucas Corso, « détective de livres », est chargé de vérifier à la fois l’authenticité du Delomelanicon également appelé Las Nueve Puertas3, un ouvrage satanique et celle du Vin d’Anjou, un des rares chapitres manuscrits des Trois mousquetaires. Au cours de ses investigations livresques, Corso est aux prises avec des ennemis qui occultent leur vrai visage. D’une part, Varo Borja, richissime bibliophile, commanditaire des recherches sur les trois exemplaires existants du Delomelanicon met à exécution un plan machiavélique : il s’empare des gravures des exemplaires du traité démoniaque en tuant leurs propriétaires après le passage de Corso qui se trouve ainsi désigné comme suspect numéro un. D’autre part, Liana Taillefer et Laszlo Nicolavic, membres d’une association de passionnés de Dumas, poursuivent Corso pour récupérer le précieux document et n’hésitent pas à réinterpréter les personnages de Milady et de Rochefort. Les deux livres produiront deux histoires mais c’est cependant l’authentification du Vin d’Anjou qui entraînera le détective de livres dans un parcours intertextuel échevelé. Au bord de l’épuisement et au seuil de la folie, Corso reconnaîtra à la fin de sa folle aventure que ce « chapitre d’Alexandre Dumas a tout déclenché. »4 L’enquête du détective sera donc la quête d’un lecteur car Corso est convaincu qu’il trouvera l’explication de ses mésaventures et des crimes qui jalonnent son parcours par une lecture attentive de l’opus diabolicum et du manuscrit dumasien. Très vite, d’ailleurs, il a l’intuition qu’une relation existe entre eux et que ce lien relève de la bibliophilie ou de l’occultisme.
- 5 Thomas Pavel, op. cit., p. 63.
- 6 Nombreux sont les dumasiens regroupés en associations de part le monde. Nous avons eu l’occasion d (...)
- 7 Voir la théorie des entités fictionnelles développée par Kendall Walton dans Thomas Pavel, op. cit (...)
- 8 Expression empruntée à Thomas Pavel, op. cit., p. 81.
4Comme on peut le constater, la dynamique du récit ne repose pas sur des éléments surnaturels ou tenus comme tels et l’histoire serait possible dans un monde réel. Elle a sa réalité propre et « […] décrit des contenus qui sont effectivement possibles et en rapport avec le monde réel. »5 En effet, d’une part, la convoitise du collectionneur peut être le mobile d’un crime, il suffit pour s’en convaincre de lire les commentaires de certains faits divers tragiques dont sont friands les media. D’autre part, l’existence des sociétés des amis de Dumas ne peut être contestée6. Enfin, le regain actuel d’intérêt pour les rites sataniques et les débordements fous qu’il provoque est un fait avéré. En conséquence, le lecteur se sent autorisé à croire les propositions raisonnablement acceptables qui sont avancées et s’engage à l’intérieur d’un monde de fiction qu’il tient pour vrai7. Indéniablement, l’univers fictionnel créé par Pérez-Reverte répond à une logique et à une nécessité propres qui ne sont pas mises en doute par le récepteur qui accepte ce jeu de faire-semblant. Le seul responsable du dérèglement de ce monde possible présenté dans El club Dumas, c’est Corso, être de fiction « réel-dans-le roman »8, incapable de lutter contre le « syndrome de don Quichotte » dont il est atteint, et qui brouille sa perception des événements. Dans le cadre de la problématique proposée sur les univers fictionnels, mon objectif est de montrer comment l’univers de Corso, fictionnel mais appréhendé comme vrai dans le roman, se voit peu à peu envahi par des créatures issues des lectures du protagoniste, des êtres de fiction certes mais dont l’existence semble légitimée par les romans qui les ont produits.
5J’analyserai en premier lieu comment la personnalité de Corso le prédispose à accepter pour vrai ce qui n’est que le fruit de son imaginaire de lecteur et comment s’effectue le passage du protagoniste d’un univers fictionnel « réel » dans un territoire fictionnel « fictif ». Dans un deuxième volet, je tenterai de mettre en lumière la stratégie narrative sur laquelle repose ce jeu de faire-semblant : feintise du narrateur et hésitation continue entre deux systèmes de référence et deux niveaux diégétiques. Enfin la conclusion de cette étude sera consacrée à la signification et à la portée de El club Dumas ; à cette fin j’étudierai comment le processus d’identification qui s’opère entre lecteur réel et personnage-lecteur et le questionnement métaleptique qu’il induit, érige la fable en métaphore de la lecture.
- 9 Op. cit., p. 15 et 19.
- 10 Comme le font aussi les personnages de Cortázar dans Rayuela (1963).
- 11 Op. cit., p. 288.
6Corso, surnommé « l’homme qui court » sans doute à cause de ses nombreux déplacements pour dénicher des éditions rares, est présenté dès le premier chapitre comme « [...] un mercenario de la bibliofilia, un cazador de libros por cuenta ajena » sans scrupules et comme « [...] uno de esos lectores compulsivos que devoran papel impreso desde su más tierna infancia [...] »9. Sa mémoire est imprégnée de connaissances littéraires comme l’attestent de nombreux exemples : il se livre avec Boris Balkan, spécialiste en littérature et narrateur homodiégétique de quelques parties de la diégèse à un jeu citationnel, un échange divertissant et savant de citations d’incipit. Il est également capable d’énumérer les noms de tous les membres d’équipage du Pequod, le baleinier de Moby Dick. Bien sûr il est expert en matière dumasienne, la longue liste de feuilletons signés, sinon écrits, par Dumas qu’il a lue en témoigne. De surcroît, les nombreuses bibliothèques qu’il a été amené à inventorier lui ont fourni de solides connaissances bibliographiques. Par ses lectures, Lucas Corso s’est construit un monde virtuel qui conditionne son appréhension du réel, sans cesse déformé par le prisme de la littérature. Ses pensées ou ses sentiments découlent presque toujours de souvenirs livresques ou cinématographiques d’œuvres littéraires portées à l’écran. Son amitié avec La Ponte passe aussi par le filtre fictionnel : les deux amis se sont juré la même fidélité que les harponneurs du Pequod de Moby Dick et Flavio, le libraire, est définitivement devenu Ismaël pour « le chasseur de livres ». Son échec sexuel avec la belle Irène est raconté avec beaucoup d’humour par Corso en empruntant des passages dans lesquels Napoléon relate ses défaites dans Le Mémorial de Sainte Hélène qu’il est capable de citer de mémoire. Dès qu’il fait une nouvelle rencontre, l’homme qui court superpose immédiatement une image littéraire, picturale ou cinématographique10 sur la personne rencontrée. Laszlo Nicolavic qu’il baptise Rochefort en est la meilleure preuve mais il n’est pas le seul exemple de l’imagination foisonnante de Corso. La baronne Unghern lui rappelle Mrs Marple, Fargas lui suggère un personnage du Greco. Même les paysages ou les monuments provoquent des associations d’idées qui modifient la perception de son environnement. Par exemple, au cours de son périple dans Paris, les tours de Notre-Dame font surgir le souvenir inquiétant des gargouilles infernales décrites par Victor Hugo et vues au cinéma dans Quasimodo. Le raisonnement logique du détective de livres est brouillé par les rapprochements étranges et audacieux qu’il opère. Ainsi, il ne fait pour lui aucun doute que le suicide de Taillefer a un rapport avec celui de Gérard de Nerval11 ou qu’une relation secrète existe entre Alexandre Dumas et la démonologie, ce qui l’incite à entreprendre une étude fouillée de la biographie et de la bibliographie de Dumas.
7Corso a donc le profil idéal pour adhérer d’emblée au processus d’identification que lui réserve une trame construite sur une relecture des Trois Mousquetaires. Persuadé qu’un lien occulte unit les deux textes que le hasard a réunis dans son sac, Corso se penche sur le roman de Dumas en quête d’indices. Avant d’être emporté dans la spirale romanesque, il assume en toute connaissance de cause son rôle de lecteur « lucide et critique » et se débat pour ne pas entrer dans le jeu de celui qui, selon lui, s’obstine à le réduire à « un personnage de littérature à deux sous ». Il est même conscient d’être devenu un « lecteur au deuxième degré », remarque exprimée d’ailleurs avec une certaine ironie pour montrer la distance que prend l’auteur vis à vis de ces typologies.
- 12 Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, tome I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1983, (...)
- 13 « […] Lana Turner en Los tres mosqueteros, junto a un Rochefort adecuadamente siniestro : […] El r (...)
8Remarquons que chez Corso comme dans les mécanismes du souvenir analysés par Proust dans Du Côté de chez Swann12, c’est un écho sensoriel qui opère comme déclencheur. En effet, la cicatrice de Rochefort est un souvenir visuel qui s’est gravé dans la mémoire du détective après avoir transité par le cinéma13. Sans doute pour cela est-il si prégnant, l’image appelant une autre image. Après cette découverte, Corso tente de résister au mirage et de raison garder dans ses conclusions :
- 14 Op. cit., p. 117.
La vaga inquietud que Corso sentía desde la visita a la viuda Taillefer perfilaba ya unos rostros, un ambiente y unos personajes entre la carne y la ficción con extraños y todavía confusos vínculos entre sí. Dumas y un libro del siglo XVII, el diablo y Los tres mosqueteros, Milady y las hogueras de la Inquisición… Aunque todo fuese más absurdo que concreto, más novelesco que real.14
- 15 Op. cit., p. 159-163.
- 16 Op. cit., p. 163.
- 17 Op. cit., p. 210.
9Malgré cet éclair de lucidité, il se lance dans une interprétation des signes par rapport à un code littéraire dumasien, inscrit dans sa mémoire : le cigare à moitié consumé que son cambrioleur a laissé dans son cendrier s’impose à lui comme une signature manifeste parce qu’il s’agit d’un monte-cristo. La visite de Liana Taillefer est une étape de plus dans l’assimilation de la fiction par Corso. En refusant de lui restituer Le Vin d’Anjou, après des ébats amoureux, Corso déchaîne la même fureur chez la veuve15 que celle manifestée par Milady lorsque d’Artagnan lui avoue s’être fait passer pour le Comte de Wardes afin d’obtenir ses dernières faveurs. Même violence, mêmes injures, même rage de tuer, et même menace qui conclut l’altercation : « tu mourras » avait dit Milady à d’Artagnan au chapitre XXXVII des Trois Mousquetaires, « lo matarán por esto, Corso »16 prédit Liana. Après le départ de la dangereuse veuve, Corso qui a l’impression que son histoire est déjà écrite et qu’il l’a déjà lue, se précipite sur le feuilleton dumasien pour situer le passage. Il vient de franchir le pas, il n’est plus lecteur mais personnage. À ses yeux, le complot ourdi par un auteur se confirme. Afin de mieux souligner la démarche d’identification, Pérez-Reverte insère la gravure qui représente la scène de l’affrontement entre Milady et d’Artagnan. Pour le chasseur de livres, l’illustration fonctionne comme pièce à conviction et contribue à l’effet de réel. Elle est la preuve manifeste de ce que la réalité n’est qu’un simulacre de la fiction. Sur la route de Sintra, le détective a l’occasion de voir cette fois de très près la balafre de son adversaire. Il investit alors le signe, jusque-là qu’entrevu, d’une signification pour lui sans équivoque qui le précipite dans le reflet spéculaire. Aveuglé par ce détail issu de la fiction, il exclut tous les autres éléments qui inscrivent Laszlo Nicolavic dans l’univers réel de la fiction : il est sûr d’être face à « un espadachín de ficción del siglo XVII reencarnado en chófer […]. »17 Un malaise schizophrénique fait alors vaciller Corso qui assiste impuissant à son dédoublement et qui se croit déchu de son statut d’être réel-dans-le roman et réduit à l’état de créature textuelle. Décontenancé à l’idée d’être manipulé comme une marionnette, de jouer un rôle qu’il n’a pas choisi, il exprime ainsi son désarroi :
- 18 Op. cit., p. 235.
Además, a semejantes alturas del guión había asumido por completo el carácter del lector cualificado y protagonista, que alguien, quien tejiese nudos al otro lado del tapiz, en el envés de la trama, parecía proponer con un guiño que –no estaba claro– podía ser despectivo, o cómplice.18
- 19 Corso utilise les mêmes tableaux comparatifs qu’Umberto Eco a utilisés dans son enquête bio-biblio (...)
- 20 Varo Borja porte le prénom d’un empereur romain et son nom, variante de Borgia, évoque la célèbre (...)
- 21 Pour plus d’informations sur le personnage d’Irène Adler et sa composante fantastique voir : Marie (...)
- 22 Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1979, p. 99.
10En tant que personnage du club Dumas, Corso se trouve donc confronté à deux problèmes urgents : accomplir le travail que lui ont confié Varo Borja et Flavio La Ponte et élucider ce que manigance le mystérieux personnage, réincarnation livresque, qui est à ses trousses. La progression du récit s’adapte donc à ces deux démarches, Pérez-Reverte fait alterner des chapitres dans lesquels il reproduit le cheminement déductif de la pensée de Corso avec des séquences au cours desquelles le chasseur d’incunables doit échapper à des agresseurs de plus en plus acharnés et à un assassin qui élimine méthodiquement les différents propriétaires du traité satanique. En matière de bibliophilie, Corso démontre une capacité herméneutique digne de celle des détectives du roman policier des origines comme Auguste Dupin créé par Edgar Poe. En effet, au cours de cet exercice il réalise une véritable prouesse lorsqu’il comprend qu’en réalité il ne s’agit pas d’authentifier le Delomelanicon mais de reconstituer le manuel unique laissé par l’éditeur vénitien Torchia qui se dissimule dans les trois éditions existantes. Au bout de longues recherches pseudo-scientifiques, retranscrites dans le texte par une série de tableaux comparatifs19, il découvrira l’imposture des frères Ceniza, restaurateurs d’ouvrages anciens, révélée au lecteur dans les toutes dernières lignes du roman comme l’exigent les lois du genre policier. Cependant, Corso tient une grande partie de son pouvoir de déduction de ses lectures d’Allan Poe, de Conan Doyle ou d’Umberto Eco. En revanche, il semble dénué de toute clairvoyance lorsqu’il s’agit d’élucider les meurtres qui jalonnent son chemin. Trop occupé à la traque d’un adversaire mystérieux, ressemblant étrangement à un personnage de fiction, qui cherche à lui arracher ses documents précieux, Corso est incapable de voir qu’il est manipulé par Balkan et par Varo Borja. Pourtant le nom même du libraire tolédan est un indicateur de son machiavélisme20. Malgré les agressions répétées de celui qu’il nomme Rochefort, Corso tardera aussi à comprendre que ses poursuivants veulent récupérer Le Vin d’Anjou et non Las Nueve puertas et pendant ce temps l’assassin de Victor Fargas court toujours. Bien que le coupable des crimes semble tout désigné, Corso perd toute faculté de raisonnement. Pour lui, le meurtrier ne peut être que Rochefort. Il ne s’attache qu’à un seul indice récurrent, celui de « l’homme à la cicatrice », et se détache ainsi de son réel référentiel pour construire sa fiction. Il néglige tous les signes fournis au lecteur virtuel qui sont habilement disséminés tout au long du récit selon les règles canoniques. Les propos de Fargas concernant Varo Borja que le bibliophile portugais semble bien connaître, le reçu inachevé préparé par Fargas cédant le Virgile à un acheteur attendu, l’absence de Borja lors des divers appels téléphoniques de Corso, les déductions lucides de La Ponte, tout cela devrait ramener l’homme qui court sur la piste du criminel. Il n’en est rien. Hanté jusqu’au bout par l’image de Rochefort, il demeure aveugle à toute évidence. Parce qu’il vit deux histoires différentes qu’il amalgame en une seule, Corso perd sa lucidité. Il faut dire que rien ne lui sera épargné au cours de ses recherches. Il reçoit même une lettre signée de Richelieu reproduisant le sauf-conduit confié par le cardinal à Milady. Voilà bien de quoi troubler un esprit peuplé de références littéraires. Il fera également la connaissance d’une lectrice énigmatique qui semble elle aussi atteinte du syndrome de don Quichotte et victime de ses lectures : elle prétend s’appeler Irène Adler21 comme le personnage de Scandale en Bohême (1881) de Conan Doyle et réinterprète à la fois le rôle de Biondetta dans Le Diable amoureux (1772) de Jacques Cazotte et celui de Melmoth dans Melmoth ou l’homme errant (1820) de Charles Robert Maturin. Parce qu’il se croit déjà cerné de créatures de romans, l’intrusion de la jeune et séduisante diablesse ne sème pas chez Corso le trouble attendu. Malgré son nom d’extraction romanesque avouée, voire revendiquée, malgré son omniscience, Corso tombe dans le piège tendu par l’auteur. Il accepte l’aide de cet être au langage ambigu et s’accommode de son identité livresque. De la sorte le lecteur qu’est Corso illustre métaphoriquement par sa réaction « le contrat d’irresponsabilité réciproque » que noue un texte avec son récepteur22. Et le lecteur réel ne peut que sourire lorsque Corso présente la jeune fille comme son seul point d’ancrage dans le réel pour lui qui est en train de sombrer dans la fiction :
- 23 Op. cit., p. 235.
Después de todo, en la chica estaba su única conexión real, moviéndose como lo hacía en un entorno novelesco, injustificable, irreal.23
11Et c’est pourtant Irène Adler qui l’incite à assumer la logique interne du texte des Trois mousquetaires jusqu’au bout et à interpréter le rôle de d’Artagnan qui lui est à l’évidence dévolu. Ce n’est que lors de ses retrouvailles avec Flavio la Ponte, un être qui appartient à son univers fictionnel réel que Corso semble prendre conscience de l’absurdité totale de la situation dans laquelle il croit se trouver :
- 24 Op. cit., p. 350.
–¿Y qué les digo ?... ¿Que Milady y Rochefort, agentes del cardenal Richelieu, nos han robado un capítulo de Los Tres mosqueteros y un libro para convocar a Lucifer ? ¿Que el diablo se ha enamorado de mí, encarnándose en una veinteañera para convertirse en mi guardaespaldas ?... Dime qué harías tú si fueses el comisario Maigret y yo viniera con este argumento.24
- 25 Après l’agression de Rochefort, Corso, encore assommé, attend que « quelqu’un tourne la page ». Op (...)
- 26 Rappelons que dans le conte de Cortázar « Continuidad de los parques » (dans Final del juego, 1956 (...)
- 27 Op. cit., p. 419.
12La protection du diable amoureux ne viendra pas à bout des cauchemars de Corso, l’homme qui court, dont la vie n’est que le reflet d’un feuilleton, dont chaque étape est ressentie comme une livraison. De nombreux commentaires et lamentations sur sa condition de créature romanesque vont ponctuer le roman jusqu’à son dénouement. Corso finira par se sentir prisonnier des pages du livre25 que quelqu’un est en train d’écrire à son insu. Dans l’épilogue, au paroxysme de sa folie, il fait irruption dans la bibliothèque de Balkan-Richelieu, un couteau à la main26, prêt à tuer l’auteur du scénario qu’il se croit obligé d’interpréter. À ce point de jonction entre le récit et la fable, le narrateur mal à l’aise dans sa situation de personnage plaide la bonne foi et rend Corso à sa réalité dans-le-roman par ces propos sévères : « Si en vez de una historia real esto fuese un relato de ficción, usted, como lector, sería el principal responsable. »27 Selon Balkan, le détective a créé sa propre histoire en mêlant les deux intrigues. Il a rempli les blancs de la fiction au point de devenir incontrôlable pour son narrateur, il s’est laissé prendre aux pièges de l’intertextualité. Il doit en assumer les conséquences car maintenant le jeu de faire-semblance est terminé.
- 28 « Le fantôme de Richelieu », c’est aussi le titre du premier chapitre de Vingt ans après d’Alexand (...)
13Cette prédisposition au brouillage des frontières entre réalité et fiction acquise tout au long de sa vie de lecteur fait de Corso une victime idéale pour ceux qui comme Balkan ont décidé de se jouer de la crédulité de l’homme qui court, à l’instar du Duc dans le Don Quichotte. Boris Balkan, qui donne son sous titre au roman : L’ombre de Richelieu28, est une des chevilles ouvrières du mensonge fictionnel. Il est l’agent double qui raconte les malheurs de Corso et qui orchestre les mésaventures d’un lecteur. Double, Boris Balkan l’est à plus d’un égard : personnage duel dans la diégèse et énonciateur menteur du récit, il déploie sa duplicité tout au long du club Dumas tant au niveau de la fable que de la narration, ce qui justifie à l’évidence le sous-titre du roman. Il est le plus sûr allié de l’auteur pour organiser la supercherie qui bouleverse l’équilibre psychique de Corso et le pousse à descendre dans un second niveau diégétique, dans un univers fictionnel non réel. En tant que narrateur, Balkan se joue autant du chasseur de livres que du lecteur réel. Il est donc fondamental d’analyser les deux fonctions du personnage dans ce roman où narration et histoire sont habilement enchevêtrées pour apprécier la complexité de la stratégie narrative mise en œuvre dans ce jeu de faire-semblant.
- 29 Op. cit., p. 15.
- 30 Op. cit., p. 15.
14Après une scène d’introduction qui n’est qu’un « faux départ » – comme le montrent sa situation en marge du récit et sa typographie en italiques –, une scène quasi filmique traitée en focalisation externe, l’auteur inaugure un récit structuré en seize unités et dote la diégèse d’un narrateur : Boris Balkan. Celui-ci apparaît dans le premier chapitre délimitant ainsi une deuxième frontière à une narration dont il prétend assumer la responsabilité. Il se présente à la fois comme professeur de littérature, critique littéraire, spécialiste du roman populaire du XIXe et comme un des traducteurs de La Chartreuse de Parme. Ce bref curriculum et certaine remarque désobligeante décochée « au passage » sur la littérature produite par des écrivains contemporains accréditent d’emblée son ancrage dans un univers possible qui prend ses distances avec la fiction et qui est proche du monde réel du lecteur. Instances narrative et auctoriale semblent même se confondre dans ce nouveau seuil du texte. Après une observation ambiguë sur les suicides qui se déguisent en homicides29, seul lien ténu avec ce qui vient d’être lu, Boris Balkan déclare son intention de raconter, en toute transparence et en respectant toute la vérité, l’histoire : « Ciñámonos a la historia »30, dit-il avant de commencer son récit. Ceci induit le lecteur à penser que dans ce récit se trouve sans doute l’explication de la mystérieuse mort par pendaison décrite antérieurement. À la fin du roman, le lecteur comprendra qu’il s’est laissé berner dès le départ puisque les faits rapportés par Balkan n’expliquent que très succinctement le suicide de Taillefer qui n’occupe qu’une place dérisoire dans l’histoire racontée. Par ailleurs le narrateur Balkan qui revendique sa bonne foi et sa neutralité tout au long de la narration, alors qu’il est l’éminence grise à l’origine d’une partie de la fable, oublie dans sa brève présentation de préciser qu’il est président du très respectable club Dumas. Ce détail non négligeable aurait limité la confiance que lui accorde le lecteur et aurait permis de comprendre sa fonction dans la diégèse.
15Boris Balkan s’annonce donc comme narrateur homodiégétique, témoin de certains faits, mais extradiégétique n’ayant aucun rapport avec les événements présentés, mettant un point d’honneur à ne pas tromper le lecteur comme il affirme dans ces propos :
- 31 Op. cit., p. 28.
Y sin embargo, ateniéndonos al rigor con que narro esta historia, debo precisar [...].31
- 32 Op. cit., p. 126.
16Il procède pourtant à une rétention d’informations indispensables à la compréhension du déroulement de l’action : par exemple lors de son premier rendez-vous avec Corso, motivé par l’authentification du manuscrit du Vin d’Anjou, il nie sans la moindre gêne connaître ce document. Il insiste maintes fois sur sa fonction narrative mais ment par omission sur sa fonction de personnage. Sa notoriété de critique littéraire et de spécialiste du roman du XIXe, semble le mettre à distance du récit et lui confère en même temps autorité et crédibilité pour relater les événements, ce qu’il semble faire en toute bonne foi en s’effaçant derrière l’histoire. La narration a posteriori annoncée semble réduire son rôle à celui de simple rapporteur des faits. Lors de la nouvelle irruption de Balkan au chapitre V, le rôle du narrateur-personnage se complexifie. Dans cette unité textuelle, le narrateur justifie son intrusion : il rapporte en effet que Corso qui commence à être troublé par les relations étranges – qu’il vient de découvrir – entre son monde réel-dans-le roman et les fictions qu’il a lues, vient solliciter quelques éclaircissements sur le personnage dumasien de Rochefort. Balkan, en tant que professeur de littérature change de niveau narratif, il devient narrateur intradiégétique et feint de collaborer volontiers sans arrière-pensée, en délivrant à Corso toute l’étendue de ses connaissances littéraires en matière de feuilleton. Au cours d’une conversation dans un café littéraire, il donne libre cours à la passion du spécialiste pour son domaine d’études. Intarissable sur Rochefort, d’Artagnan ou Richelieu comme êtres de fiction ou comme personnages historiques, il se plaît à noyer son auditoire sous une pléthore de détails que Corso note avidement « como si le fuera la vida en ello »32 commente-t-il perfidement. Cette leçon de littérature, apparemment innocente est en fait l’occasion, pour Balkan, de désorienter davantage Corso en l’envoyant explorer de fausses pistes, et surtout d’encourager le délire « métaleptique » du chasseur de livres. Parallèlement, le narrateur dévoile aussi dans ce chapitre une autre de ses facettes, jusque-là à peine esquissée, celle du narrateur-auteur qui justifie le choix d’un point de vue narratif :
- 33 Op. cit., p. 126.
Todo esto puede parecer algo confuso, más tengamos en cuenta que para Corso, entonces, la situación realmente lo era. Y aunque el momento temporal de esta narración es, sin duda, posterior al desenlace de los graves sucesos que ocurrieron después, el mismo carácter de bucle – recuerden los cuadros de Escher, o al bromista Bach – nos obliga a retornar continuamente al principio, ciñéndonos a los estrechos límites de la mente de Corso. Saber y callar, es la regla. Incluso cuando se hacen trampas, sin reglas, no habría juego.33
17Balkan avoue ici sa complexité, voire sa perversité, héritée de son double littéraire Richelieu. Il est omniscient, et, sous couvert d’honnêteté intellectuelle, il sème le doute chez le destinataire, comme il embrouille Corso, par une restriction du champ narratif. À l’évidence, il manipule la narration autant que la diégèse en continuant à occulter son investissement dans l’histoire et à avancer masqué. Bien que le sous titre de l’œuvre, L’ombre de Richelieu, attire l’attention du lecteur sur le rôle diégétique et métadiégétique du narrateur, le lecteur réel comme Corso devra attendre le dénouement pour comprendre le rôle en tant que personnage que joue Boris Balkan, réplique de Richelieu. Il comprendra alors que c’est lui qui tisse et dénoue à sa guise les fils d’une partie de l’intrigue, c’est lui qui organise la récupération du manuscrit du Vin d’Anjou, comme Armand-Jean Duplessis organise celle des ferrets de la reine. Quant aux menaces que Balkan a proférées à l’égard d’Enrique Taillefer, elles sont sans doute la cause du suicide de l’éditeur.
18Au chapitre XV où se dénoue une partie de l’intrigue, instances narrative et auctoriale se confondent encore. En démontant les mécanismes de la stratégie narrative elle-même, Balkan laisse entendre la toute puissance du narrateur qui usurpe parfois le rôle de l’auteur :
- 34 Op. cit., p. 394.
Ha llegado el momento de situar nuestro punto de vista narrativo. Fiel al viejo principio de que en los relatos de misterio el lector debe poseer la misma información que el protagonista, he procurado ceñirme a los hechos desde la óptica de Lucas Corso, excepto en dos ocasiones : los capítulos primero y quinto de esta historia, donde no tuve otro remedio que plantear mi propia aparición. En ambos casos, como ahora me dispongo a hacer por tercera y última vez, recurrí a la primera persona del pretérito imperfecto por razones de coherencia […]. También hay otra causa, quizá relativamente perversa : contar la historia a la manera de un doctor Sheppard frente a Poirot, se me antojaba, más que ingenioso –ahora estas cosas las hace todo el mundo–, un truco divertido. Y a fin de cuentas, la gente escribe por diversión, para vivir más, para quererse a sí misma o para que la quieran otros. Yo incluyo algunos de tales propósitos.34
19En effet, Boris Balkan ne se contente pas d’être celui qui raconte, simple rapporteur des faits que lui a confiés Corso, il est celui qui écrit en procédant à des choix de mode et de voix narrative. Il n’organise pas seulement le récit mais le discours. Par un effet spéculaire, il renvoie à l’auteur. La conversation suivant l’arrivée d’un Corso, vaincu par l’illusion romanesque et prêt à tuer l’esprit malfaisant à l’origine d’une telle machination, permet à Balkan de développer un long commentaire métadiégétique sur la fonction dévolue au lecteur dans le jeu narratif :
- 35 Op. cit., p. 396-397.
Ocurre lo mismo al leer un libro : hay que asumir la trama y los personajes para disfrutar la historia […]. Cuando hay literatura por medio, el lector inteligente puede disfrutar hasta con la estrategia que lo convierte en víctima.35
20Et Boris Balkan de souligner avec délectation le rôle esthétique du lecteur dans la création littéraire par ce jugement de critique littéraire averti :
- 36 Op. cit., p. 419-420.
Nadie le dijo en ningún momento que las cosas ocurriesen como usted creía. Por eso la responsabilidad es sólo suya, amigo mío… El verdadero culpable es su exceso de intertextualidad, de conexión entre diversas referencias literarias […]. Y ahí está el peligro : el exceso de referencias puede haberle fabricado a usted un adversario equivocado o irreal.36
- 37 Op. cit., p. 419.
21Bien que le narrateur, outrepassant ses droits, vitupère comme un auteur mécontent de son lecteur, un détail d’importance le distingue du producteur du texte. En effet, le président du club Dumas ne comprend pas la deuxième partie de la diégèse, celle qui concerne Las Nueve Puertas, et doit s’en remettre aux explications de Corso pour conclure : « Acaba de decirlo dos historias. Quizá sólo las une su propia intertextualidad. »37 C’est à ce moment de la narration que se fait la jonction entre les deux récits. La construction en boucle annoncée se trouve ici légitimée : c’est en effet ici que se justifie le rôle de narrateur extradiégétique présenté dans l’introduction. Le long dialogue du chapitre XV explique enfin le jeu de rôle interactif qui a donné lieu aux différentes péripéties du roman. Balkan ôte enfin son masque dans une dernière mise en scène où il apparaît vêtu d’une veste pourpre qui rappelle à Corso l’habit pourpre du cardinal. La tension est ici à son comble car le personnage-lecteur Corso est sur le point de tuer l’auteur de l’aventure métaleptique qu’il vient de vivre. Alarmé par l’attitude menaçante de Corso, le président du club Dumas révèle enfin son rôle d’actant dans la diégèse et rejoint le même niveau narratif que Corso. Cependant cette explication finale donne aussi l’occasion au critique littéraire de mettre en garde Corso contre les pièges ourdis par les romanciers. De façon métaphorique, Balkan et Corso incarnent ici respectivement les figures de l’auteur et du lecteur virtuels. Par sa duplicité, Balkan mérite, comme on a pu l’observer, le surnom de fantôme de Richelieu et ce sous-titre du roman éclaire le côté fantastique de El club Dumas qui concilie à la fois le récit linéaire de l’enquête policière, et la métalepse fictionnelle à l’origine du projet romanesque.
22La transgression des différents niveaux diégétiques opérée par Corso et par Balkan entraîne le lecteur dans le vertige du questionnement. En effet, en démontant le mécanisme de la lecture, Pérez-Reverte renvoie le lecteur réel à sa propre situation, le confronte à sa propre irresponsabilité lorsqu’il accepte le pacte de lecture et tient pour vraie l’œuvre de fiction. Le romancier amène le récepteur à se poser les mêmes questions que le protagoniste de El club Dumas puisqu’il accepte lui aussi le jeu de faire-semblant et le pousse à sombrer dans le même délire métaphysique que Corso décrit avec beaucoup d’humour dans ces lignes :
- 38 Op. cit., p. 326.
A estas alturas de la trama, la línea que separaba lo real de lo imaginario se le antojaba un tanto difusa. Corso, ser concreto de carne y hueso, con documento nacional de identidad y domicilio conocido, con una conciencia física de la que en ese momento, tras el episodio de la escalera, eran prueba sus huesos doloridos, cedía cada vez más a la tentación de considerarse personaje real en un mundo irreal. Eso no encerraba maldita la gracia, porque de ahí a creerse, también, personaje irreal imaginándose a sí mismo real en un mundo irreal sólo había un paso : el que separaba estar cuerdo de volverse majara. Y se preguntó si alguien, un retorcido novelista o un borrachín autor de guiones baratos, lo estaría imaginando a él en ese momento como personaje irreal que se imaginaba irreal en un mundo irreal.38
- 39 Thomas Pavel, op. cit., p. 113.
23Cette sensation ressentie par Corso d’avoir franchi la frontière entre un monde prétendument réel et un univers fictionnel pour devenir un personnage de roman n’est-elle pas identique au sentiment éprouvé par un lecteur qui descend au niveau diégétique de la fiction qu’il est en train de lire ? L’exemple fourni par Corso illustre le processus d’identification inhérent à l’acte de lecture. Il démontre qu’en devenant spectateur de la fiction, le lecteur « projette, comme l’analyse Walton, un moi fictionnel qui prend part aux événements imaginaires »39 susceptible de brouiller sa perception des frontières entre réalité et littérature. Dans El club Dumas, le lecteur réel – que nous sommes – s’identifie d’autant plus facilement au protagoniste de la fiction que ce dernier est membre de la confrérie des lecteurs. L’identification se trouve facilitée par le sentiment d’appartenir à la même communauté et de partager la même mémoire livresque. Dans bien des cas, les mêmes souvenirs de lectures enfantines ont forgé l’imaginaire du lecteur réel et celui de Corso personnage-lecteur. Comme les mêmes causes produisent les mêmes effets, le basculement de Corso dans un second niveau diégétique emporte le récepteur dans un tourbillon « métaleptique » puisque le détective de livres lui renvoie sa propre image dans un vertigineux jeu de miroir. Ce basculement dans la fiction illustre une métaphore de la lecture qui inscrit ainsi le texte dans le « réalisme fantastique ».
24Bien que l’intention ludique soit manifeste et fondamentale dans le projet romanesque de El club Dumas, Pérez-Reverte souhaite aussi montrer que les territoires fictionnels visités durant l’enfance restent à jamais ancrés dans l’inconscient comme les souvenirs d’événements ou d’êtres réels, et qu’ils induisent des comportements et agissent sur notre appréhension des situations vécues dans notre vie d’adultes. Au-delà du jeu, il suscite une réflexion sur la littérature et son rapport au réel et rejoint ainsi l’opinion d’un autre romancier espagnol contemporain, José María Merino, lorsqu’il affirme que :
- 40 José María Merino, « La materia de las palabras », El País, martes 23 de diciembre de 1986, El deb (...)
[...] del mismo modo que desconocer la importancia de lo imaginario sería amputar y simplificar gravemente lo complejo de nuestra sociedad, no aceptar la preponderancia de la novela –y de toda la ficción literaria– dentro de lo imaginario manifestaría un peligroso olvido del ámbito y de la potencia de ese signo, identificador por excelencia de lo humano, que constituye la palabra.40
25À l’instar de Jorge Luis Borges ou de Julio Cortázar, Pérez-Reverte, dans cette fable parodique, attire l’attention sur la fiction en tant qu’objet pour mieux en démontrer les potentialités. Aidé par un narrateur d’une mauvaise foi efficace, l’auteur de El club Dumas souligne par métaphore interposée la toute-puissance du romancier capable d’attirer le lecteur réel dans le territoire fictionnel dont il est le démiurge, ainsi que d’inhiber tous les mécanismes de résistance de celui qui se laisse happer par le texte. Dans cet hommage ludique rendu à Alexandre Dumas, Pérez-Reverte démontre que, si le lecteur réel court le risque de perdre sa liberté en entrant dans le domaine de la fiction, le personnage de fiction, en revanche, accède à l’autonomie puisqu’il investit le monde réel en s’installant dans l’imaginaire collectif.
Notes
1 Arturo Pérez-Reverte, El club Dumas o la sombra de Richelieu, Madrid, Alfaguara, 1993. Édition utilisée : Barcelona, Círculo de lectores, 1994.
2 Op. cit., p. 12. Texte original : « – Oh ! Je suis trahi, murmura-t-il, on sait tout ! – On sait toujours tout, répliqua Porthos qui ne savait rien. » Alexandre Dumas, Les grands romans d'Alexandre Dumas, Le Vicomte de Bragelonne II, Paris, Éditions Laffont, collection Bouquins, 1991, p. 379.
3 Titre abrégé du De umbrarum regni novem portis, ainsi nommé parce que ses neuf gravures prétendument signées de Lucifer lui-même sont censées renfermer les neuf clés du royaume des ombres. Pour posséder ce secret Varo Borja n’hésite pas à tuer Victor Fargas et la baronne Von Unghern, les propriétaires des deux exemplaires restants.
4 « Ese capítulo de Alejandro Dumas lo desencadenó todo. » Arturo Pérez-Reverte, op. cit., p. 419.
5 Thomas Pavel, op. cit., p. 63.
6 Nombreux sont les dumasiens regroupés en associations de part le monde. Nous avons eu l’occasion de prendre contact à Villers-Cotterêts, la petite ville où est né Dumas, avec « L’Association des Trois Dumas et pour la sauvegarde du vieux Villers », dont le secrétaire général était M. François Angot, un dumasien enthousiaste et dévoué aujourd’hui disparu. Celle-ci s’occupe également du musée Alexandre Dumas, et publie dans son bulletin sous le titre de Lettres dumasiennes, des documents inédits éclairant la personnalité du romancier. Il existe d’autre part la Société des Amis d’Alexandre Dumas créée en 1971 par Alain Decaux pour sauver le château de Monte-Cristo alors menacé de destruction. Il est aujourd’hui le siège de l’association, présidée par Didier Decoin depuis 1997, c’est là qu’elle se réunit chaque année (adresse : Château de Monte-Cristo, 1 avenue Kennedy 78560 Le Port-Marly). Elle s’est donné pour objectifs de faire connaître l’œuvre d’Alexandre Dumas en publiant chaque année un important Cahier Alexandre Dumas et de rassembler des collections de livres, manuscrits, autographes, objets divers sur la vie et l’œuvre d’Alexandre Dumas. Son site internet offre une documentation très fournie. Des personnalités comme Maurice Druon, Alain Decaux ou le roi du Maroc – comme dans le texte de Reverte – en feraient partie, d’après les informations recueillies auprès de M. Angot. Nous pensons que cette société des amis de Dumas a fortement inspiré notre auteur.
7 Voir la théorie des entités fictionnelles développée par Kendall Walton dans Thomas Pavel, op. cit., p. 74.
8 Expression empruntée à Thomas Pavel, op. cit., p. 81.
9 Op. cit., p. 15 et 19.
10 Comme le font aussi les personnages de Cortázar dans Rayuela (1963).
11 Op. cit., p. 288.
12 Marcel Proust, Du Côté de chez Swann, tome I, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, 1983, p. 47.
13 « […] Lana Turner en Los tres mosqueteros, junto a un Rochefort adecuadamente siniestro : […] El recuerdo, por tanto, era más cinematográfico que literario […] », El club Dumas, op. cit., p. 117. Le film américain évoqué ici est de 1948 : The three musqueteers, Technicolor 128 mm, produit par la Metro Goldwyn Mayer et réalisé par Pandro S. Berman et George Sidney.
14 Op. cit., p. 117.
15 Op. cit., p. 159-163.
16 Op. cit., p. 163.
17 Op. cit., p. 210.
18 Op. cit., p. 235.
19 Corso utilise les mêmes tableaux comparatifs qu’Umberto Eco a utilisés dans son enquête bio-bibliographique sur L’Amphithéâtre de l’Éternelle Sapience d’Heinrich Khunrath. Voir Umberto Eco, L'énigme de la Hanau 1609 (traduit de l’italien par A. Périfano), Paris, J.C. Bally, 1990.
20 Varo Borja porte le prénom d’un empereur romain et son nom, variante de Borgia, évoque la célèbre famille d’origine espagnole. Il semble donc descendre de la lignée de César Borgia qui servit de modèle à Machiavel pour le personnage du Prince. Comme lui, il est capable d’ourdir de sombres machinations. Le parallélisme César Borgia/Varus Borgia explicite dans le texte original n’est qu’allusif dans la traduction.
21 Pour plus d’informations sur le personnage d’Irène Adler et sa composante fantastique voir : Marie-Thérèse Garcia, « Le livre au cœur du labyrinthe » dans Babel nº6-2002, Université de Toulon, 2002, p. 41-45.
22 Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1979, p. 99.
23 Op. cit., p. 235.
24 Op. cit., p. 350.
25 Après l’agression de Rochefort, Corso, encore assommé, attend que « quelqu’un tourne la page ». Op. cit., p. 319.
26 Rappelons que dans le conte de Cortázar « Continuidad de los parques » (dans Final del juego, 1956), la créature échappée de la fiction porte aussi un couteau et entre dans un bureau après avoir gravi des escaliers. Nous voyons dans la similitude de ces détails un écho intertextuel d’un effet parodique et malicieux.
27 Op. cit., p. 419.
28 « Le fantôme de Richelieu », c’est aussi le titre du premier chapitre de Vingt ans après d’Alexandre Dumas (1845). Le traducteur français, Jean-Pierre Quijano, a choisi « l’ombre de Richelieu » comme traduction, ce qui ne dévoile pas aussi clairement le clin d’œil (Le Club Dumas ou l’ombre de Richelieu, Paris, Jean Claude Lattès, 1994).
29 Op. cit., p. 15.
30 Op. cit., p. 15.
31 Op. cit., p. 28.
32 Op. cit., p. 126.
33 Op. cit., p. 126.
34 Op. cit., p. 394.
35 Op. cit., p. 396-397.
36 Op. cit., p. 419-420.
37 Op. cit., p. 419.
38 Op. cit., p. 326.
39 Thomas Pavel, op. cit., p. 113.
40 José María Merino, « La materia de las palabras », El País, martes 23 de diciembre de 1986, El debate sobre la novela actual, p. 35.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Marie-Thérèse Garcia, « El club Dumas d’Arturo Pérez-Reverte ou une métaphore de la lecture », Babel, 19 | 2009, 71-91.
Référence électronique
Marie-Thérèse Garcia, « El club Dumas d’Arturo Pérez-Reverte ou une métaphore de la lecture », Babel [En ligne], 19 | 2009, mis en ligne le 18 juillet 2013, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/238 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.238
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