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Le livre au coeur du labyrinthe : Le Club Dumas ou l'ombre de Richelieu d'Arturo Pérez-Reverte

El libro en el corazón mismo del laberinto : El Club Dumas o la sombra de Richelieu
Marie-Thérèse Garcia
p. 31-47

Résumés

Dans le Club Dumas ou l’ombre de Richelieu, l’écrivain Arturo Pérez-Reverte, fervent lecteur, rend un hommage ludique au Livre. Deux manuscrits sont au cœur de sa construction labyrinthique, nouent l’intrigue et surtout dessinent, révèlent et déterminent les personnages. Héros d’Alexandre Dumas et créatures romanesques, filles de Conan Doyle et de Jacques Cazotte envahissent la fiction, poursuivent le protagoniste et l’amènent aux limites du fantastique. Mêlant les structures génériques du roman d’aventures et celles du roman policier, l’auteur entraîne le lecteur dans une quête herméneutique dont la fin est dans les livres. L’intertextualité y devient matière littéraire et facteur structurant du récit. Héritier de Borgès et de Cortazar, Arturo Pérez-Reverte. bouleverse les relations auteur-personnages, et redéfinit les liens qui unissent auteur et lecteur, attribuant à ce dernier un rôle prépondérant dans la genèse de l’oeuvre.

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Texte intégral

Il fut un de ces grands devanciers pour qui vivre est créer et créer s'engager dans une éternité d'histoire

  • 1 Saint-John Perse Discours pour l'inauguration du Congrès international réuni à Florence à l'occasio (...)

Saint-John Perse, Pour Dante1

1Pour Arturo Pérez-Reverte, lire est un acte fondateur, préalable à tout travail d écriture :

Ecrire c'est refaire, en les actualisant ou en les faisant passer par ton propre filtre, pour ce monde qui est le tien aujourd'hui, les livres que tu as aimés. Je suis moi et les livres que j'ai lus dans ma vie2.

  • 3 Le roman El club Dumas o la sombra de Richelieu d'Arturo Pérez-Reverte, paru chez Alfaguara Hispáni (...)

2Dans son roman Le Club Dumas ou l'ombre de Richelieu3, le lecteur passionné qu'il a toujours été, rend un hommage ludique au Livre et à tous les créateurs, qui, par leur divin labeur, sculptent la mémoire, transmuent les signes en images, peuplent notre imaginaire et participent à l'élaboration de notre représentation du monde. Ces alchimistes du Verbe, ces maîtres de l'illusion, accomplissent le prodige de la vie avec une telle perfection que leurs créatures, Ulysse, Don Quichotte, Don Juan, Robinson, d'Artagnan ou Sherlock Holmes, ont depuis longtemps déserté leur fiction d'origine, pour investir notre univers littéraire et mental, et partager notre vie.

3Comme Borges ou Julio Cortázar, Pérez-Reverte repense, redéfinit les liens complexes qui unissent l'auteur à ses personnages ainsi qu'au lecteur, et réinterprète les rôles de chacun. Fasciné par ces subtiles interactions, il se joue des métamorphoses et réhabilite l'Auteur, l'Eminence grise qui a prévu toutes les stratégies, même celle qui égare le lecteur dans le labyrinthe et le transforme en victime. Bien qu'il se déclare membre du Club Dumas, l'écrivain espagnol s'inscrit dans la lignée borgésienne : pour lui, le livre est une somme, reflet de la bibliothèque. Microcosme et macrocosme se révèlent par un jeu de miroirs. Le Club Dumas s'articule autour de deux ouvrages : l'écrit ésotérique De umbrarum regni novem portis et le « pseudo » manuscrit d'Alexandre Dumas Le Vin d'Anjou. A l'instar d'Umberto Eco dans Le Nom de la Rose, l'auteur place le livre au centre de son œuvre, « le manuel » devient matière littéraire et facteur structurant du récit, il noue l'intrigue policière, est gardien de l'énigme et garant du suspense. Mais l'originalité de la création revertienne tient, d'une part, au système des personnages engendrés et définis par le livre, d'autre part, à la construction du roman, élaborée à partir d'une intertextualité explicite et signifiante.

Les livres au centre de la création littéraire

Le Delomelanicon

4Dans Le Club Dumas Varo Borja, richissime libraire collectionneur a chargé Corso, chasseur d'incunables et d'elzévirs, de retrouver et de comparer les trois exemplaires restants du De umbrarum regni novem portis, édité à Venise en 1666, et reproduisant neuf gravures du Delomelanicon ou « évocation des ténèbres » que la tradition attribue au diable. L'un d'entre eux garderait les estampes authentiques conçues et gravées (invenit et sculpsit ) par le Malin qui permettent de déchiffrer les arcanes de la création :

  • 4 Ibid. p 71.

Les neuf planches originales du livre ne sont pas attribuées à n'importe qui... Selon la légende, Lucifer, après sa défaite et son expulsion du ciel, a composé un formulaire magique à l'usage de ses adeptes : le codex magistral des ombres. Ces illustrations sont en réalité des hiéroglyphes infernaux4.

  • 5 Ibid. p 295.

5Un seul ouvrage aurait survécu à la vindicte inquisitoriale : l'imprimeur Torchia, avant de périr sur le bûcher, y aurait dissimulé, « avec licence et privilège des supérieurs » l'ultime message satanique : « la formule qui procure le mot magique. Le verbum dimissum si vous voulez »5.

6C'est donc à la recherche du verbe perdu que se lance Lucas Corso « l'homme qui court », mercenaire à la solde de bibliophiles illuminés, prêts à accepter la damnation éternelle pour posséder la parole prophétique, celle qui est la connaissance, la somme de tous les enseignements. Quête cabalistique de l'homme qui veut, grâce au livre, remonter le temps et l'annuler, en accédant aux sources, comme s'il pouvait ainsi justifier sa propre existence. Car, sans l'écriture, il est chassé du paradis de la connaissance, privé de son passé, dépouillé de mémoire. Il n'est plus qu'une ombre condamnée à l'errance. Le Delomelanicon, du grec delà, je rends visible ou je convoque, et mêlas, noir, est le livre mythique qui illumine le royaume des ombres, et dévoile l'occulte, d'après Varo Borja :

  • 6 Ibid. p 72 en italiques dans le texte original.

selon l'Asclemandres, ce livre permet de regarder la Lumière face à face6.

7Certes, Borja entreprend un voyage au pays des morts, une descente aux enfers, cependant, ce rêve fou, le désir de décrypter le message pour franchir les neuf portes et retrouver la lumière, s'apparente étrangement à l'ascension initiatique du gnostique ou du cabaliste vers la sagesse primordiale. Selon la tradition de la cabale, l'homme ne doit-il pas remonter les neuf plans de la conscience pour rejoindre Dieu dont Adam l'a séparé ? Les titres des deux livres fondamentaux dans l'émergence et la diffusion de ce courant : Sepher ha Zohar et Sepher ha Bahir, le livre de la splendeur et le livre de la clarté, invitent aussi au rapprochement.

  • 7 Le choix du chiffre neuf mérite une étude, trop longue pour être conduite ici.
  • 8 Le Tractatus alkymie nuncuppatus verbum dimissum écrit par Bernard de Trévise ou de Trêves, dit le (...)

8Pour créer l'illusion et faire accepter l'existence de l'ouvrage démoniaque, Pérez-Reverte imite les procédés utilisés, depuis Rabelais, par de nombreux auteurs comme Borges, Lovecraft, ou Eco. Il s'ingénie à donner des références bibliographiques qui témoignent de l'authenticité du recueil, retraçant son itinéraire au fil des siècles, le signalant, par exemple, chez Hermès Trismégiste, Roger Bacon ou Giordano Bruno, pour que leur autorité contamine le livre magique. En outre, le titre choisi ressemble étrangement à deux ouvrages dont l'existence est attestée : Les Huit portes de Hayim Vital (1542-1620), représentant de la cabale lourianique et le Liber duodecim portarum de l'alchimiste anglais George Ripley (1402-1490). Un exemplaire des Douze portes7 a appartenu au marquis de Paulmy et se trouve actuellement à la bibliothèque de l'Arsenal, issue de la collection privée de cet érudit du Siècle des lumières. Or, Pérez-Reverte connaît parfaitement la biographie et le catalogue de ce bibliophile distingué qu'il compare à Victor Fargas, propriétaire portugais du deuxième exemplaire des Neuf Portes, ruiné lui aussi et obligé de vendre ses trésors, pour payer ses dettes. Par ailleurs, l'imprimeur Torchia a aussi édité La parole perdue qui est le titre abrégé du Tractatus alkymie nuncuppatus verbum dimissum de Bernard de Trévise8.

9L'auteur effectue un minutieux travail de recherche et de documentation, à la hauteur d'un écrivain réaliste. Mêlant citations apocryphes et allusions à des livres rares, il parvient à accréditer l'existence du Delomelanicon, à le rendre virtuel sinon réel. Quant au De umbrarum regni novem portis, il acquiert une matérialité presque incontestée, grâce à la reproduction de la couverture et des gravures. Cette preuve visuelle est acceptée comme un témoignage de sa réalité sensible. L'artiste faussaire produit un effet de réel qui nous entraîne dans le fantastique et nous prépare à admettre que ce texte est antérieur à l'écriture :

  • 9 Le Club Dumas p 72.

Le prophète Daniel, Hippocrate, Flavius Josèphe, Albert le Grand et Léon III ont tous fait allusion à ce livre merveilleux. Alors que les hommes n'écrivent que depuis six mille ans, on attribue au Delomelanicon une antiquité trois fois plus ancienne9.

  • 10 Le Necronomicon le livre de l'Arabe dément Abdul Al-Hazred, précédé de Histoire du Necronomicon par (...)

10Le romancier récrée ainsi le mythe du Necronomicon10 lovecraftien, en utilisant les mêmes procédés. Les deux livres connaîtront d'ailleurs le même destin : ils seront brûlés. La similitude des noms n'est pas fortuite, il y a, dans ce clin d'œil, la volonté d'établir une complicité avec le lecteur, et de l'amener à un deuxième niveau de lecture : la lecture intertextuelle. Celui qui a lu, celui qui sait, est habilité à mener avec Corso l'enquête dont la clef se trouve dans les livres. Il faut, pour dépasser le simple jeu de mythification-mystification, et accéder à la sémantique du texte, être initié à ce genre de lecture.

11Pérez-Reverte, le « lector ludens », salue ses maîtres, et joue aussi ce rôle d'initiateur. Il nous renvoie de livre en livre, nous égare dans les méandres de la bibliophilie, proposant des rébus qui sollicitent notre mémoire, et nous promènent de genre en genre, nous procurant ce qu'Umberto Eco appelle « le plaisir de la reconnaissance ». Afin de situer chaque exemplaire des Neuf portes dans sa bibliothèque d'origine, il cite les livres hermétiques ou alchimiques qui l'accompagnent sur le rayon, nous invitant à entrer dans l'univers de l'ésotérisme et de la démonologie.

12Nous n'examinerons pas ici les nombreuses ressemblances qui existent entre le Delomelanicon et le Necronomicon écrit en 730, le livre de ïArabe dément Abdul Al-Hazred dont Lovecraft donne l'historique et quelques fragments miraculeusement sauvés du naufrage temporel. Cependant, soulignons que ce rapprochement illustre une démarche essentielle du Club Dumas : dire que tout texte, profane ou sacré, est l'héritier de ceux qui l'ont précédé et annonce ceux qui suivent. Parce qu'il n'appartient pas à l'écrivain mais à la mémoire et à l'imaginaire collectifs, l'écrit atteint l'universel. La littérature garde la tradition, car au commencement était le Verbe, dont Dieu fut l'auteur, « El hacedor », puis il créa l'homme, son lecteur, le révélateur, chargé de déchiffrer son œuvre. Créature indispensable : sans elle, l'œuvre n'a plus d'existence. Depuis l'Ecriture du dieu, que Borges nous pardonne cet emprunt, tout effort d'originalité demeure vain, mais en même temps toute écriture est prophétique puisqu'elle renferme une parcelle de la création originelle.

Le Vin d'Anjou

13Comme les Neuf Portes, le manuscrit du Vin d'Anjou structure le roman. Le chapitre XLII des Trois Mousquetaires est le point de départ de l'énigme policière et c'est dans les souterrains de Meung (qui rappellent non seulement le chapitre XCII de Vingt ans après : Les oubliettes de monsieur Mazarin, mais aussi Jean de Meung et la quête allégorique du Roman de la Rose) qu'elle sera résolue. Le titre du livre déclare nettement l'intention de Pérez-Reverte : rendre un hommage à son auteur préféré, Alexandre Dumas et le réhabiliter en mettant le romancier et son œuvre au cœur de sa construction littéraire. Les titres de nombreux chapitres sont empruntés aux aventures des Trois Mousquetaires et à sa suite Vingt ans après et sont autant de pistes pour le lecteur. L'élucidation de l'énigme passe par la connaissance de Dumas.

14On découvrira que la victime, Enrique Taillefer, s'est rendu coupable de plagiat en écrivant La Main du défunt. C'est en effet le titre que donna F. Le Prince aux six volumes qu'il publia en 1853, pour faire suite au Comte de Monte-Cristo. Le Prince réussit si bien son imitation que beaucoup l'attribuèrent au maître du feuilleton. L'éditeur Taillefer aurait aimé en faire autant mais il échoue, avant de mourir il a laissé une explication sibylline, quelques lignes tirées du Vicomte de Bragelonne, soulignées en rouge :

  • 11 Le Club Dumas p. 8.

-Oh ! je suis trahi, murmura-t-il : on sait tout.
-On sait toujours tout répliqua Porthos qui ne savait rien11.

15Pour éclaircir le mystère, Corso consulte un éminent spécialiste du feuilleton dumasien, Boris Balkan, le narrateur omniscient qui nous confie :

  • 12 Ibid. p. 115.

Il soupçonnait déjà que le manuscrit Dumas et les Neuf portes de Varo Borja n'étaient que les pointes de l'iceberg et que pour tirer l'affaire au clair, il fallait d'abord connaître les autres histoires qui se nouaient entre elles de la même manière que cette cravate entre les mains d'Enrique Taillefer12.

16La quête de Borja devient celle de Corso et le transforme en détective. Ainsi quête et enquête structurent le récit, expliquent et justifient sa construction labyrinthique. Le manuel de démonologie semble être le moteur de la narration, il n'est pourtant pas seul, il a son double comme presque tous les personnages du roman. Un double plus crédible, qui nous semble plus palpable, même s'il est tout aussi apocryphe : Le Vin d'Anjou qui voyage aussi dans le sac en toile de Corso pour être authentifié. Le jeu des analogies fonctionne, le chapitre retrouvé et le livre perdu, le vrai faux et le faux vrai sont tous deux l'objet de convoitises et ancrent le roman dans le réalisme fantastique. Ce n'est pas le hasard qui a réuni l'œuvre satanique et les feuillets de Dumas.

17Comme beaucoup d'écrivains du XIXe siècle, ce dernier s'est intéressé aux sciences occultes, il a choisi Joseph Balsamo, alias Cagliostro « celui qui sait », comme héros d'un de ses feuilletons. Il a composé une pièce sur le sujet : L'Alchimiste en collaboration avec Gérard de Nerval, lui-même séduit par l'illuminisme et ses représentants. On sait qu'Adah Menken, l'une de ses maîtresses s'adonnait à la magie. Et Milady, la femme fatale qui par le vin d'Anjou cherche à empoisonner d'Artagnan, porte, comme Rochefort le signe de reconnaissance que mentionne un paragraphe du traité démoniaque décodé par la baronne Von Unghern

  • 13 Ibid. p 299.

je reconnaîtrai tes serviteurs, mes frères au signe imprimé en une certaine partie de leur corps, ici ou là, cicatrice ou marque tienne...13

18Quel est donc le mobile des assassins ? Récupérer l'Opus diaholicum ou l'œuvre de Dumas ? Quel lien mystérieux les unit ? Le romancier aurait-il pactisé avec les forces du mal pour laisser à la postérité une œuvre aussi abondante ? Aurait-il eu recours à la main du diable comme le personnage du conte : La Main enchantée de son ami Nerval ? Appartient-il à la secte luciférienne ? Aurait-il eu le De Umbrarum regni novem portis en sa possession ? C'est ce que Pérez-Reverte nous laisse imaginer, lorsqu'il suggère que Nerval aurait vu, un jour, les Neuf Portes chez une de ses connaissances. Quel meilleur témoin que ce poète illuminé, élevé par un oncle féru d'occultisme ? Si l'homme de Villers-Cotterêts reçut un jour l'aide de Satan, il est vrai qu'il s'acquitte ici largement de sa dette, en lui prêtant à son tour sa notoriété, au contact du Vin d'Anjou, le Delomelanicon acquiert une crédibilité, comme par osmose. L'illusionniste a réussi son tour : grâce au sac de Corso, cet Evangile selon Satan paraît soudain vraisemblable, et prend forme.

19Les deux ouvrages tueurs se trouvent réunis dans une même conspiration diabolique, faisant osciller le récit entre roman policier et roman d'aventures.

Les créatures engendrées par le livre

  • 14 Kristeva J, Sémiotiké. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969.

Tout texte est absorption et transformation d'un autre texte14.

20Arturo Pérez-Reverte partage cette conception de la création avec J. Kristeva, il démontre que les personnages n'échappent pas non plus à cette règle et ne peuvent exister qu'en tant que réincarnations de créatures littéraires ou cinématographiques, ayant voyagé d'œuvre en œuvre, de métamorphose en métamorphose.

21Les deux manuscrits sont au cœur du labyrinthe, nouent l'intrigue et surtout dessinent, révèlent et déterminent les personnages qui n'ont d'existence romanesque que par eux. Chacun engendre ses propres créatures, en est l'auteur, justifie leur existence et raconte leur histoire. Deux familles cohabitent et se rencontrent, les descendants de l'œuvre noir et les membres du Club Dumas. Tout étant déjà écrit, la marge d'action des personnages est réduite : ils resteront avant tout des lecteurs, définition que tous revendiquent. Tous sont, depuis l'enfance, des adeptes de la lecture, des verbivores affamés. Ils appartiennent à la même confrérie, à l'ordre des grands initiés de la littérature.

  • 15 Boris Balkan, le personnage narrateur joue le rôle très ambigu de l'Éminence grise, rôle beaucoup t (...)

22Avec les années leur passion a tourné à l'obsession, les uns sont devenus des bibliomanes qui n'ont d'autre famille, d'autre foyer, d'autre horizon que leur bibliothèque, des maniaques de l'in-quarto ou de l'ex-libris qui se ruineraient ou s'entre-tueraient pour une édition rare ; les autres sont des Don Quichotte dont la vie a basculé dans la fiction. Ils sont décidés à renoncer à la réalité pour vivre l'aventure livresque jusqu'au bout. Histoire d'amour, désir de possession, certains veulent posséder le livre en le collectionnant, d'autres sont possédés par lui comme par le démon et lui ont donné leur vie. Ceux-là iront encore plus loin que l'ingénieux hidalgo, pour ressusciter leurs idoles. Ils ne se contentent pas d'une recréation, il leur faut une réincarnation, ils veulent libérer les héros qui les ont tant fascinés, les faire sortir des pages où ils sont enchaînés. Don Alonso Quijano el Bueno souhaite faire revivre la chevalerie, être adoubé, se sentir digne de jouter avec Palmerin ou Amadis de Gaule, mais le nom même qu'il a choisi pour commencer cette nouvelle vie, souligne son anachronisme, son décalage avec le monde extérieur, et annonce son échec. Personne sauf Sancho ne le suit dans ses visions hallucinatoires, bien au contraire, tous se moquent du rêveur rebelle, le rouent de coups et l'obligent à revenir à son premier état. La réalité l'emporte sur le merveilleux. Rochefort, lui, refuse toute autre identité, et restera « l'homme à la cicatrice », d'un bout à l'autre du roman de Pérez-Reverte. Il forcera la mémoire de Corso et le fera chanceler pour qu'il entre dans le monde de la fiction et assume le rôle de d'Artagnan dans une mise en abyme vertigineuse. C'est d'ailleurs ce que lui dira Balkan15, quand l'intrigue se dénoue :

  • 16 Le Club Dumas, p. 391.

C'est la même chose lorsqu'on lit un livre : il faut assumer la trame et les personnages pour jouir de l'histoire16.

  • 17 La dimension intertextuelle de l'œuvre disparaît dans l'adaptation cinématographique de Roman Polan (...)

23Lucas Corso est tombé dans le piège, le loup qu'il était est devenu la proie, le livre semble s'être refermé sur lui17. Les personnages issus de la fiction se révoltent comme Lucifer, abandonnent les pages, font irruption dans la vie, assujettissent et emprisonnent ceux qui se croyaient réels. La métaphore est claire, la lecture n'est pas un acte anodin, elle implique la responsabilité du lecteur, qui participe à la genèse de l'œuvre, et qui n'en sort pas indemne. Selon Pérez-Reverte, la littérature est une alchimie qui nous transforme et s'impose parfois comme réalité, au point de la modeler et de la rendre littéraire. Lorsque Corso, gagné par l'illusion romanesque, voit l'irréel envahir son existence, il raisonne en lecteur, subit le charme de l'enchanteur et sombre dans le mirage :

  • 18 Ibid. p 286.

Après tant de livres, de cinéma, de télévision, après tant de niveaux de lecture possibles, il devenait difficile de savoir si l'on se trouvait en face de l'original ou de sa copie ; quand le jeu de miroirs renvoyait l'image réelle, l'image inversée ou la somme des deux, quelles étaient donc les intentions de l'auteur18 ?

24Lire est un rite magique, le chasseur de livres en a l'intuition divinatrice, et ressent le même vertige, la même confusion que décrit Nadia Minerva dans une étude sur les contes ésotériques :

  • 19 Voir article de Nadia Minerva « Esotérisme et érotisme dans les contes », p. 275 in Actes du colloq (...)

Quand on rencontre la magie, se produit un effet d'oscillation et comme dans un labyrinthe ou dédale de miroirs, on ne réussit plus à distinguer l'image du simulacre19.

  • 20 Le Club Dumas, p. 287.

25Sa réaction est celle de Théophile Gautier qui, découvrant Les Ménines et se sentant pris dans la toile, s'écrie : « Mais où est donc le tableau ? ». Comme lui, il s'étonne de se voir emporté par la spirale, de se retrouver engagé dans l'intrigue, et d'avoir même participé à une de ces bagarres de spadassins. Il avait pourtant dit fermement quelques pages auparavant qu'il refusait de se laisser réduire à ce rôle, que « même comme lecteur au deuxième degré, il n'était prêt à jouer le jeu que jusqu'à un certain point20 ». Force lui est de constater qu'il est manipulé comme une marionnette et si les autres ont choisi, lui a perdu son libre arbitre :

  • 21 Ibid. p. 315.

Il n'y avait guère d'avenir dans tout cela, et le chasseur de livres ferma les yeux, résigné, attendant qu'on tourne la page21.

26Il se sent poussé dans le roman aussi brutalement qu'il a été jeté au bas des escaliers :

  • 22 Ibid. p. 322.

Il faillit ajouter « Ce n'est pas un roman policier, mais la vraie vie » ; mais il préféra s'abstenir car, à ce stade de la trame, la ligne qui séparait la réalité de l'imaginaire lui paraissait passablement diffuse22.

27L'auteur jouant habilement de la polysémie de « trame », à la fois complot et structure du texte, traduit comment s'opère le glissement, comment les limites s'estompent. Dès le début Corso se sent le jouet d'une machination qui lui rappelle peu à peu une histoire déjà lue. En même temps son expérience de lecteur le rend conscient du rôle esthétique qu'il joue dans la création, jamais cependant il n'y a pris une telle part, jamais il n'a été si près d'y perdre son identité. Pour calmer son angoisse métaphysique, le mercenaire de la bibliophilie cherche des preuves de sa propre existence, et avec le même effroi et la même lucidité que le personnage borgésien des Ruines circulaires, il arrive à la même conclusion néoplatonicienne : peut-être est-il le fruit d'une imagination féconde. Il se met en perspective et démonte les mécanismes de la genèse, déboîtant les poupées gigognes, l'une après l'autre, non sans humour et dérision envers son créateur.

  • 23 Ibid. p. 322.

Corso être concret en chair et en os, titulaire d'une carte d'identité et ayant un domicile connu, doué d'une conscience physique dont, en ce moment même, après l'incident de l'escalier, ses os endoloris lui donnaient la preuve, cédait de plus en plus à la tentation de se considérer comme un personnage réel dans un monde irréel. Ce qui n'avait rien de très amusant, car de là à se croire aussi un personnage irréel s'imaginant réel dans un monde irréel, il n'y avait qu'un pas : celui qui sépare l'homme sain d'esprit du cinglé. Et il se demanda si quelqu'un, romancier à l'esprit tordu ou auteur ivrogne de scénarios bon marché, était en train de l'imaginer en ce moment comme un personnage irréel qui s'imaginait être irréel dans un monde irréel. Il n'aurait plus manqué que ça23.

28Lui qui se croyait un homme libre, simple liseur-voyeur, à l'abri des caprices d'un auteur, prend conscience d'être cerné et malmené par des créatures romanesques plus puissantes que lui, parce qu'elles sont investies de la force du mythe. Il comprend alors qu'il n'a pas le choix, et que son salut, si le salut est encore possible, est sûrement écrit quelque part et dépend de la littérature. Refusant de se laisser subjuguer, il s'accroche à son statut de lecteur, il ne sera pas d'Artagnan. Habitué des énigmes policières, ses fréquentations littéraires l'aideront à déjouer les pièges, à éviter les fausses pistes :

  • 24 Nous ne reprenons pas ici le texte de Jean-Pierre Quijano qui traduit l'expression « el personaje d (...)

Puisqu'il s'agissait de livres, il devait envisager le problème plutôt comme un lecteur lucide et critique le ferait que comme ce personnage de littérature à deux sous auquel quelqu'un s'obstinait à le réduire24.

29Il relèvera soigneusement chaque indice, se remémorera chaque épisode. Le lecteur en tirera profit : il utilisera les mêmes références pour pouvoir le suivre dans ce jeu de rôle, jeu de piste. Son parcours sera tout aussi initiatique que celui de Borja et de Corso. Il entrera aussi dans le labyrinthe.

30L'histoire, nous l'avons précisé, est annoncée, elle est déjà sur un rayon de la bibliothèque. Les personnages connaissent leur destin, ou devraient le connaître. Les enfants de Dumas ont déjà vécu et arrivent dans le roman avec leur passé redevenu présent : ils retomberont donc dans les mêmes erreurs, ayant la naïveté de se croire autonomes, et de pouvoir échapper à la volonté de l'auteur. Les autres ont oublié leur vie antérieure.

31Le plus complexe parce que le plus intertextuel, le seul qui soit conscient de n'être qu'une réminiscence, c'est Irène Adler. Conçue pour le livre et par lui, elle apporte la lumière et révèle le sens puisqu'elle garde une parole lointaine et essentielle. Son rôle est fondamental, elle seule est capable d'éclaircir l'énigme en interprétant Les Trois Mousquetaires. L'amour qu'elle porte à Corso naît de leur goût commun pour la littérature, elle sait qu'ils partagent la même culture : il est de ceux qui peuvent la comprendre. Dès sa première apparition dans la narration, elle revendique à la fois le statut de créature littéraire et de grande lectrice, elle arrive dans le café où Balkan donne sa conférence « avec un tas de livres sous le bras » et elle est une parcelle de chacun. Plus tard dans le train, elle se présente à Corso comme Irène Adler, héroïne de la nouvelle Un scandale en Bohème. Elle habite maintenant au 223b Baker Street, chez le célèbre détective misogyne, bien qu'elle lui ait infligé un échec cuisant : Sherlock n'a jamais pu récupérer la photo compromettante du roi de Bohême avec son ex-maîtresse Irène. Il semble pourtant lui avoir pardonné, ce qui est dans la logique des choses, étant donné que :

  • 25 Les aventures de Sherlock Holmes, Paris Robert Laffont 1956.

Pour Sherlock Holmes elle est LA femme. Il la juge tellement supérieure à tout son sexe, qu'il ne l'appelle presque jamais par son nom : elle est et elle restera La femme25.

  • 26 L'héroïne de Polanski, Emmanuelle Seigner n'a rien d'androgyne, le personnage perd ici une de ses f (...)
  • 27 Le Club Dumas, p. 328.

32D'ailleurs Conan Doyle se demande : « Aurait-il donc éprouvé à l'égard d'Irène Adler un sentiment voisin de l'amour ? ». Corso non plus n'échappe pas à son charme androgyne26. Il essaiera vainement de résister à la tentation, mais cette diablesse a tous les arguments pour vaincre les volontés. Elle incarne la séduction et une fois pris dans ses filets, notre héros, reprenant une phrase de Conrad, s'exclame lui aussi : « Toutes les femmes [...] créées par le genre humain se trouvaient là, résumées dans ce corps de dix-huit ou vingt ans »27. A la fois très jeune et si vieille qu'elle semble surgir de la nuit des temps, elle voyage depuis des siècles, traversant les époques comme Joseph Balsamo. Devant les vitrines des antiquaires :

  • 28 Ibid., p. 237.

Elle semblait chercher des traces d'elle-même dans les objets anciens ; comme si en quelque lieu de sa mémoire, le passé convergeait avec celui de ces rares survivants charriés jusqu'ici par le courant, après chaque naufrage inexorable de l'Histoire28.

  • 29 Ibid., p. 208.
  • 30 Ibid., p249.

33Intrigué par le don d'ubiquité et l'omniscience de la jeune femme, Corso l'interroge : « Que faites-vous ? ». La réponse est dans Melmoth, ou l'homme errant de Maturin : « Je voyage (...) Je lis et je fais des rencontres inattendues29 ». Il y a dans la beauté de sa peau bronzée quelque chose de diabolique et elle porte dans ses yeux verts de « cristal liquide » toute la lumière du monde : « Tout était lumière en elle : le reflet du fleuve, la clarté du matin, les deux fentes vertes qu'ourlaient ses cils foncés30 ». Même si elle avoue s'être battue avec un archange, c'est l'éclat de son regard qui la trahit. Elle est Lucifer réincarné, l'ange déchu du Paradis perdu, devenu l'ange gardien de Corso et de son sac. Pour que ce dernier apprenne à la connaître, elle lui offre Le Diable amoureux de Jacques Cazotte : par son identité, elle est Irène Adler, mais sa véritable nature c'est Biondetta-Belzébuth. D'ailleurs l'un n'exclut pas l'autre, pour damer le pion à Sherlock Holmes, il faut assurément être le démon.

  • 31 Jacques Cazotte, Le Diable amoureux, Lausanne, éditions Rencontre, 1964, préfacé par Jean Richer.

34Cazotte, qui fut considéré par Nerval et Gautier comme l'un des maîtres du roman fantastique, était un passionné de démonologie. Jean Richer31 le présente dans sa préface comme « un être complexe vivant dans plusieurs mondes et dans plusieurs époques » et il en souligne « les connaissances ésotériques variées et précises ». Le choix de cet écrivain n'est pas un artifice de connaisseur de la littérature mais s'intègre au contraire parfaitement dans la trame et participe à la cohérence du récit. D'après Pérez-Reverte, il fut en possession du Delomelanicon. Irène est l'écho de Biondetta, comme elle, elle apparaît sous de multiples apparences, et est double par définition puisqu'elle est le diable. Elle est le livre vivant et elle se donne à lire à Corso, son lecteur préféré. Cette lecture est signifiante, elle la définit dans toute son ambiguïté et pour nous elle est un voile de plus à lever, une porte à ouvrir pour découvrir les analogies. La jeune fille ne cherche pas à dissimuler son appartenance au royaume des ombres, et pourtant Corso ne veut pas y croire, il est si convaincu de sa matérialité qu'il la considère comme le seul lien qui le rattache encore au réel :

  • 32 El Club Dumas, p. 235 ; nous n'adoptons pas ici la traduction de Jean-Pierre Quijano qui propose «  (...)

Après tout, la jeune fille était le seul lien qu'il avait avec la réalité, lui qui évoluait dans un environnement romanesque, injustifiable, irréel32.

35Le nom d'Irène Adler a une signification qui correspond à la fois à sa nature ésotérique et à sa fonction romanesque. Il pourrait être l'anagramme de Reine la red, que règne le réseau, celui des initiés peut-être. Mais Adler-La red c'est aussi le filet, et peut-être le piège. En tout cas, c'est elle qui noue l'intrigue, qui accompagne le détective dans son enquête, effaçant les limites entre la réalité et la fiction, et accréditant ainsi tous les autres personnages. Avec Corso elle articule le récit, et elle est indispensable dans le nœud de l'action. Telle Arachnée elle enchevêtre les deux espaces temporels, celui de l'imprimeur Torchia, celui du manuscrit de la main de Lucifer et l'histoire des meurtres actuels qui semblent n'avoir pour mobile que la possession des originaux. L'effet d'oscillation entre Irène-Lucifer, reflet de Biondetta-Belzebuth est le ressort littéraire que choisit Reverte pour créer cette confusion entre le personnage fictionnel Irène et le personnage fictif Lucifer : ici le miroir c'est le livre, il renvoie l'image, permet l'accès à la compréhension du personnage, et le dévoile. Ajoutons que, comme Alvare dans le Diable amoureux, Lucas se persuade de la réalité d'Irène lors de leur aventure amoureuse. Elle devient concrète, perceptible par les sens de l'autre héros fictionnel dont la vraisemblance et l'existence sont totalement acquises pour le lecteur. Irène par son jeu érotique avec Corso le matérialiste, entre dans la fiction réaliste, celle du roman policier. Ce personnage fantastique revendique ainsi son rôle dans l'histoire, et devient un élément essentiel de la trame. Lucifer est amoureux de Lucas Corso, c'est à dire de celui dont le nom évoque à la fois Luc l'évangéliste celui qui a eu la divine mission de rapporter la parole du fils de Dieu, mais aussi le corsaire infatigable toujours à la poursuite d'un livre rare. Autre facétie, le diable jette son dévolu sur l'un des saints. On appréciera le trait d'humour et en même temps le clin d'œil qui renvoie le lecteur à d'autres œuvres dont le contenu ésotérique a été également souligné : La tentation de saint-Antoine de Jérôme Bosch par exemple. De nombreux triptyques représentent le saint hanté par ses visions prophétiques et déjouant les pièges du Malin pour atteindre la connaissance.

36Si les créatures dumasiennes savent qu'elles ont été ébauchées par leur maître et n'ont plus qu'à tenter leur existence, les possesseurs du traité démoniaque, eux, sont victimes de leur aveuglement et de leur orgueil. Ils auraient pu échapper à leur sinistre destin s'ils avaient compris et accepté qu'ils étaient des simulacres, s'ils avaient su reconnaître leur image dans le miroir.

  • 33 La traduction française prive le lecteur d'une clé d'accès au personnage Varo Borja. Tout le monde (...)
  • 34 Le Codex Borgia, qui date du XIVe siècle et qui se trouve actuellement au Vatican, est un recueil d (...)
  • 35 Le Club Dumas, p. 80.
  • 36 Ibid., p. 289.

37Même Corso, si cultivé, s'est laissé berner par Varo Borja alors que ce nom même le prédisposait à la trahison, et au complot. La mission qu'il lui confie n'est-elle pas de ramener l'exemplaire authentique à n'importe quel prix et par n'importe quel moyen ? Varo Borja33 (variante de Borgia, famille d'origine espagnole ) a les mêmes principes que son illustre ancêtre César Borgia, il porte comme lui le prénom d'un empereur romain : Varus. Mais le parallélisme César Borgia/Varus Borgia explicite dans le texte original n'est qu'allusif dans la traduction. Ce Borja là est pourtant le digne descendant de celui qui servit de modèle à Machiavel puisqu'il a tout ourdi pour s'emparer de toutes les gravures. Et son dernier caprice de bibliophile, le formulaire satanique, nous rappelle que la famille Borgia a aussi un codex au Vatican34. C'est un illuminé perfide, avide de pouvoir, qui ambitionne d'égaler les dieux. Il habite Tolède « creuset de cultes souterrains, de mystères initiatiques, de faux convertis. Et d'hérétiques35 », cité aux cieux tourmentés où montent encore en volutes les fumées des bûchers de l'Inquisition, et il est habité par elle et son atmosphère mystique. Indissociable de son décor, et réminiscence des Alumbrados, cette secte d'illuminés tolédans apparue en 1516, il est obsédé par ses recherches herméneutiques en quête du mot délaissé. Mais il est aussi, la sonorité de son nom suggère une parenté, Varo-Álvaro, le personnage de Cazotte, celui qui ose se placer au centre du cercle et prononcer, sans en mesurer toutes les conséquences le mot terrible qui convoque Belzébuth. L'enchantement fonctionne, l'apprenti sorcier va être emporté dans un tourbillon infernal qu'il aura du mal à maîtriser, et assistera, impuissant, à toutes les métamorphoses de la Bête. Varo Borja, aussi, se délimite un territoire, il s'entoure de recettes magiques, et prononçant des formules incantatoires il franchira huit portes avant de finir dans un grand cri. Le sens de la première gravure aurait dû l'éclairer : « Nul n'y parvient qui n'a combattu selon les règles36 ». Le tricheur ne peut accéder à la vérité.

38Victor Fargas, le bibliophile errant comme l'appelle Pérez-Reverte, a les traits, la maigreur du redresseur de torts, mais il ne tentera aucune des sorties de Don Quichotte. Reclus dans sa bibliothèque qui est son lieu d'errance, il ne vit que pour ses livres auxquels il voue un véritable culte. Pourtant, pour survivre, il les sacrifie aux marchands. Son père, autre fou, caressait d'ailleurs le rêve de « réunir les quatre-vingt quinze livres de la bibliothèque de Don Quichotte ». Dans sa demeure décrépie, le bien nommé manoir de la Solitude, cette figure du Gréco attend la dernière heure, celle qui tue, l'accomplissement de la prophétie inscrite sur le cadran solaire : Omnes vulnerant, postuma necat. Lui non plus n'a pas su lire la prédiction. Aucune importance, son état de décadence est si avancé que sa mort est presque un suicide, une immolation, pour ne plus souffrir de la perte de ses enfants. Il a déjà le cœur en enfer.

  • 37 Ibid., p 283.

39Enfin, derrière la baronne Frida Von Ungern se profile la théosophe Helena Petrovna Blavatsky, auteur de la Doctrine secrète et d'Isis dévoilée. Etrange similitude, elle aussi est d'origine russe, a écrit Isis la Vierge nue et possède une des bibliothèques les plus complètes, spécialisée en sciences occultes. La propriétaire du troisième exemplaire réunit les deux familles de personnages ; sans nul doute elle est fille du texte magique, mais son nom est à quelques lettres près celui d'une des maîtresses de Dumas, la cantatrice Caroline Ungher, qu'il rencontra lors d'un voyage en Sicile et qui inspira Le Speronare. Notons aussi que Dumas consacra une notice biographique : Un alchimiste au dix-neuvième siècle, au vicomte Henri de Ruolz, musicien et chimiste, ex-fiancé de Caroline Ungher. La baronne aime à se présenter comme une des dernières sorcières sans soupçonner qu'elle périra brûlée comme elles. Après avoir élucidé le contenu des légendes latines et interprété les dessins du Delomelanicon, elle était pourtant prévenue. Frustra, en vain, comme l'explique la cinquième gravure, elle a dédaigné les enseignements et préféré la fortune « ce que je cherche dans le diable, c'est l'argent pas les émotions37 » avoue-t-elle. Pour elle aussi ce fut une mort annoncée, une mort inutile, certes, mais méritée. Elle a succombé au traquenard que le diable réserve aux faibles et aux incapables, celui tendu par Borja. Ce n'est que post mortem qu'elle aura sa vengeance.

40Ces quelques exemples montrent la complexité des personnages, qui, loin d'être de simples réminiscences de héros littéraires ou historiques, assument le passé de toute une lignée de créatures et se comportent comme leurs dignes héritiers.

41« Rien de plus original, rien de plus « soi » que se nourrir des autres » disait Paul Valéry, Le Club Dumas est, on l'a vu, l'illustration de cette conception borgésienne de la création littéraire. Mais si pour Borges le livre se dilue dans le livre en une combinatoire infinie, rendant toute paternité illusoire et présomptueuse, Arturo Pérez-Reverte conçoit l'œuvre comme le miroir de la bibliothèque, un miroir aux multiples facettes, un kaléidoscope qui renvoie à tous les auteurs, réunis en une même genèse respectueuse de l'identité de chacun. Derrière cette démarche se cache un rêve titanesque : récrire le livre somme dans lequel tous les auteurs se reconnaîtront, retrouver par l'écriture le livre mythique égaré sur une étagère de la Bibliothèque de Babel, celui qui révèle le savoir universel. Animé par cette volonté, Arturo Pérez-Reverte puise délibérément son inspiration dans la littérature, revisitant feuilletons et romans policiers de son enfance, et élabore sa matière littéraire à partir de matériaux préexistants.

42En démontrant que le livre s'inscrit pour toujours dans la mémoire, il rejoint encore Borges et révèle le rôle prépondérant qui revient au lecteur dans la genèse de l'œuvre. L'acte créateur de l'auteur et le geste esthétique du lecteur sont indissociables et complémentaires, si le premier modèle et détermine sa forme, c'est cependant le second qui lui insuffle la vie, une vie toujours recommencée. Qu'on ne s'y trompe point cependant, l'auteur partage sa création mais il reste le démiurge, et ne livre la signification de son écriture qu'aux initiés capables de décrypter le jeu de construction intertextuel et l'identité plurivalente de ses personnages. Seul le maître d'œuvre connaît le plan du labyrinthe, il en a dessiné les multiples bifurcations qui guideront le lecteur curieux vers les étages supérieurs de la bibliothèque, sur le chemin du ciel ou de l'enfer.

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Notes

1 Saint-John Perse Discours pour l'inauguration du Congrès international réuni à Florence à l'occasion du 7 Centenaire de Dante, 20 Avril 1965, Gallimard, Paris, La Pléiade, p 457.

2 Interview publiée sur Internet, diálogo Abril 97, http://www.sni.es/pb049706.htm « el capitán Alatriste ».

3 Le roman El club Dumas o la sombra de Richelieu d'Arturo Pérez-Reverte, paru chez Alfaguara Hispánica, Madrid, en 1993 a été traduit par Jean Pierre Quijano sous le titre Le Club Dumas ou l'ombre de Richelieu. Cette traduction a été publiée en 1994 aux éditions J.C.Lattès, puis dans le livre de poche. Les références que je donne ici sont celles du livre de poche. Le choix du mot ombre pour traduire l'espagnol sombra ne permet pas au lecteur français de reconnaître le titre du premier chapitre de Vingt ans après : Le fantôme de Richelieu.

4 Ibid. p 71.

5 Ibid. p 295.

6 Ibid. p 72 en italiques dans le texte original.

7 Le choix du chiffre neuf mérite une étude, trop longue pour être conduite ici.

8 Le Tractatus alkymie nuncuppatus verbum dimissum écrit par Bernard de Trévise ou de Trêves, dit le Trévisan, Comte de la Marche en 1385.

9 Le Club Dumas p 72.

10 Le Necronomicon le livre de l'Arabe dément Abdul Al-Hazred, précédé de Histoire du Necronomicon par Howard P.Lovecraft, éditions Belfond, Paris, 1999 p. 168. Le Necronomicon est un livre légendaire né de l'imagination féconde de Lovecraft. Bien qu'apocryphe, certains veulent à tout prix retrouver des traces de son existence. Les fragments du Necronomicon auraient été déchiffrés par David Langford à partir d'un cryptogramme élisabéthain unique qui aurait appartenu à John Dee, la version moderne est donnée par Robert Turner.

11 Le Club Dumas p. 8.

12 Ibid. p. 115.

13 Ibid. p 299.

14 Kristeva J, Sémiotiké. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969.

15 Boris Balkan, le personnage narrateur joue le rôle très ambigu de l'Éminence grise, rôle beaucoup trop complexe pour être analysé dans cette publication.

16 Le Club Dumas, p. 391.

17 La dimension intertextuelle de l'œuvre disparaît dans l'adaptation cinématographique de Roman Polanski (1999). Le titre de son film : La Neuvième porte montre qu'il n'a retenu que la quête du formulaire satanique. Le système des personnages s'en trouve appauvri, ses créatures deviennent caricaturales : Liana Taillefer, par exemple, n'est plus la blonde et perfide Milady mais une prêtresse hystérique de messe noire. Polanski ne garde que le nom du narrateur-personnage Boris Balkan, dix-neuvièmiste et fondateur du Club Dumas, qu'il transforme en un Varo Borja, milliardaire new-yorkais (peut-être parce que Lovecraft prétendait que le Necronomicon faisait partie de la collection d'un célèbre millionnaire américain ?). Lucas Corso n'est plus poursuivi par des créatures littéraires mais par des envoyés du démon.

18 Ibid. p 286.

19 Voir article de Nadia Minerva « Esotérisme et érotisme dans les contes », p. 275 in Actes du colloque de Pau, novembre 1989 : Création littéraire et traditions ésotériques, recueillis par James Dauphiné.

20 Le Club Dumas, p. 287.

21 Ibid. p. 315.

22 Ibid. p. 322.

23 Ibid. p. 322.

24 Nous ne reprenons pas ici le texte de Jean-Pierre Quijano qui traduit l'expression « el personaje de consumo barato » par « le personnage caricatural », nous préférons la traduction « ce personnage de littérature à deux sous » qui nous paraît moins réductrice.

25 Les aventures de Sherlock Holmes, Paris Robert Laffont 1956.

26 L'héroïne de Polanski, Emmanuelle Seigner n'a rien d'androgyne, le personnage perd ici une de ses facettes ésotériques, il ne renvoie plus le spectateur à l'être androgyne alchimique.

27 Le Club Dumas, p. 328.

28 Ibid., p. 237.

29 Ibid., p. 208.

30 Ibid., p249.

31 Jacques Cazotte, Le Diable amoureux, Lausanne, éditions Rencontre, 1964, préfacé par Jean Richer.

32 El Club Dumas, p. 235 ; nous n'adoptons pas ici la traduction de Jean-Pierre Quijano qui propose « perdu comme il l'était dans un imbroglio invraisemblable » comme traduction de « moviéndose como lo hacia en un entorno novelesco », nous traduisons cette expression par « lui qui évoluait dans un environnement romanesque », plus fidèle au texte espagnol, et qui montre que la fiction envahit la réalité.

33 La traduction française prive le lecteur d'une clé d'accès au personnage Varo Borja. Tout le monde sait en Espagne que Borja et Borgia sont les noms espagnol et italien d'une seule et même famille. Nous pensons que le traducteur aurait dû l'expliquer en note.

34 Le Codex Borgia, qui date du XIVe siècle et qui se trouve actuellement au Vatican, est un recueil de prédictions aztèques à partir des influences astrales et il posséderait une série de gravures mystérieuses sur les mythes vénusiens et le voyage en enfer.

35 Le Club Dumas, p. 80.

36 Ibid., p. 289.

37 Ibid., p 283.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Thérèse Garcia, « Le livre au coeur du labyrinthe : Le Club Dumas ou l'ombre de Richelieu d'Arturo Pérez-Reverte »Babel, 6 | 2002, 31-47.

Référence électronique

Marie-Thérèse Garcia, « Le livre au coeur du labyrinthe : Le Club Dumas ou l'ombre de Richelieu d'Arturo Pérez-Reverte »Babel [En ligne], 6 | 2002, mis en ligne le 10 novembre 2012, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/1947 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.1947

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Auteur

Marie-Thérèse Garcia

Université de Toulon et du Var

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