Ousmane Sembène, entre littérature et cinéma
Résumé
Écrivain et cinéaste africain, Ousmane Sembène demeure une figure de proue dans le champ de la création aussi bien littéraire que cinématographique. Une figure prolixe dont l’engagement pour la réfection du patrimoine culturel endogène affleure dés les premières œuvres dans un processus de vernacularisation qui accorde une grande place au peuple et à ses représentations. Le présent article retrace son double parcours et évoque la dynamique de cette interférence incessante et ses ressorts que vectorise toujours cet élan pour les cultures endogènes qui s’effritent et la célébration constante de ce continent et ses peuples. Loin de l’idée de crispation identitaire et de repli sur soi, ces initiatives mettent en scène une reconquête et une reterritorialisation du savoir et des valeurs ancestrales en opposition aux discours monolithiques coloniaux et néocoloniaux.
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Mots-clés :
dépersonnalisation, culture endogène, patrimoine endogène, vernacularisation, reterritorialisation, oralité, ethnocentrismePersonnes citées :
Ousmane SembèneTexte intégral
1En 1966, Ousmane Sembène, auteur et cinéaste autodidacte sénégalais, participe au premier Festival Mondial des Arts Nègres avec deux films : Niayé, un court métrage adapté de sa nouvelle Véhi-Ciosane (Présence africaine, 1966), consacrée comme le meilleur ouvrage qu’ait jamais donné un écrivain africain, et La Noire de…, film tiré de son recueil de nouvelles intitulé Voltaïques (Présence africaine, 1962). Ce dernier lui a valu de nombreuses consécrations, aussi bien lors du Festival, où il reçoit L’Antilope d’Argent et le prix Jean Vigo, qu’à l’échelle même du continent quand, dans le courant de cette même année, il obtient le Tanit d’Or à Carthage.
- 1 Ousmane Sembène, Ô Pays, mon beau peuple, Paris, Éd. Amiot Dumont, 1957.
- 2 Ousmane Sembène, Bouts de bois de Dieu, Paris, Le livre contemporain, 1960.
2C’est précisément de 1962 que datent les prémices de cette interférence incessante entre œuvre littéraire et œuvre cinématographique qui caractérise l’activité d’Ousmane Sembène, certains aspects de son écriture trouvant à se réinvestir chez le Sembène cinéaste. En 1962, voilà plus de dix ans qu’Ousmane Sembène s’est attaqué à l’art d’écrire. Sa première publication remonte à 1956, où il fait paraître un roman largement autobiographique où, en traitant de son expérience de docker à Marseille, il trouve moyen d’aborder des questions relatives à l’immigration et à la visibilité des minorités dans la société française de l’époque, souvent traitées alors avec condescendance. L’année 1957 voit la naissance de son second opus, Ô Pays, mon beau peuple, l’histoire d’un jeune Africain, Oumar Faye, que ses attaches avec l’Occident – à commencer par son mariage – n’ont pu retenir de répondre à l’appel de sa Casamance natale. Rien n’y est simple pour autant, puisque toutes ses tentatives pour dépasser les difficultés du quotidien en revivifiant la vie villageoise se soldent par un échec, sa fin tragique valant paradigme pour tous les obstacles inhérents aux retours aux sources. À tous égards, il s’agit là d’une œuvre où Sembène a cristallisé une grande partie de son parcours, de sa sensibilité et des luttes qui l’ont animé1. Suivent Bouts de bois de Dieu2, qui ont aujourd’hui statut de classique francophone. Il y peint avec une verve incomparable la véritable épopée menée, plusieurs mois durant, par des hommes et des femmes du peuple lors de la fameuse grève des cheminots de 1947, à laquelle il avait lui-même pris une part active. Une grève où les idées paternalistes sur le nègre bon enfant jusque-là défendues par les colons ont été mises à mal et qui a marqué, sur le plan esthétique, un moment-clé dans la production romanesque de Sembène dont rend bien compte ce roman-repère qui chante le pouvoir de la lutte, à l’orée des indépendances.
3Issu d’un milieu populaire, fils d’un père pêcheur de Casamance, Ousmane Sembène a déserté les bancs de l’école à l’âge de 13 ans, après qu’il eut giflé son instituteur, Paul Péraldi, qui avait porté contre lui des accusations mensongères. Après quoi il a tâté de diverses professions – mécanicien, maçon, ouvrier chez Citroën, fondeur, tirailleur (au 6e régiment, de 1942 à 1946), docker, à Marseille. C’est dire qu’Ousmane Sembène appartenait originellement à cette catégorie de déshérités qu’il n’a cessé de représenter à travers ses œuvres comme l’authentique visage de l’Afrique, qu’elle soit coloniale ou postcoloniale. Qu’il s’agisse des événements ou d’un choix de société, sa prise de position est explicite, quand son accession à la culture et à l’écriture font de lui le chantre de ceux qui n’ont pas de bouche, selon une expression de Césaire on ne peut plus parlante, elle.
4Pour autant, le bilan que tire Ousmane Sembène de son incursion dans le champ littéraire est, pour partie au moins, amer et son avènement au cinéma peut se lire comme une tentative pour étendre les limites de ce mode de communication, reconnu comme par trop intransitif dans le contexte de la société postcoloniale africaine en voie de construction. C’est à cette aune, en effet, qu’il faut rapporter sa double carrière créative dont le partage éclaire un parcours d’autodidacte que guide une prise de conscience : à l’orée des indépendances, la littérature africaine n’est que peu fréquentée par des peuples autochtones laissés pour compte. Partant, elle ne participe que partiellement à la construction d’une identité nationale et à la réfection du patrimoine culturel. Pour le dire clairement, elle s’adresse à une intelligentsia bourgeoise postcoloniale coupée du peuple et tournée vers un médium linguistique dont la majorité n’a pas la maîtrise : le français. Cherté des livres et analphabétisme oblige, la littérature, qui s’exprime essentiel-lement en langue européenne, diffuse dans des circuits à la fois institutionnels et minoritaires : collèges, lycées, universités. L’accès aux livres relève forcément du privilège réservé à certaines catégories sociales et aux centres urbains, soient des univers cloisonnés, rigides et souvent exclusifs, qui contrastent avec la fluidité orale des masses populaires et avec leur ancrage linguistique endogène et traditionnel. D’ailleurs, dans ses romans comme dans ses films, seuls les bureaucrates et ceux qui se prétendent « évolués », symboles du colonialisme ou du néocolonialisme, arborent le français comme signe discriminant de leur appartenance à la civilisation.
5Si bien que, si le monde élitiste de la littérature exclut de facto le peuple majoritairement analphabète, c’est par le truchement du cinéma qu’Ousmane Sembène entend réconcilier peuple et littérature, peuple et idées nouvelles pour le réveil d’une Afrique populaire qui s’autocritique et se jauge. Le passage est médité, qui compte remédier à la lecture et à ses exigences en lui substituant une visualisation supposée plus accessible, et remédier à l’obstacle de la langue exogène en faisant le choix d’une vernacularisation des œuvres dans une démarche concertée qui n’ignore pas les codes sémiotiques issus du terroir. C’est postuler que, plus peut-être que les Lettres, fort de l’impact et de la puissance que revêt l’image dans ces sociétés de l’oralité, le cinéma se prête à la restitution d’une image de soi qui puisse contrebalancer celle véhiculée par l’Occident durant la période coloniale. De fait, l’engouement des couches populaires pour le cinéma est avéré. Au sein des anciennes colonies, le Sénégal compte, avec l’Algérie, parmi les marchés les plus florissants, sous l’égide de deux compagnies, la Comacico et la Secma. Cet engouement pour le septième art, Ousmane Sembène est d’autant plus en mesure de le mesurer qu’il l’a personnellement éprouvé : en témoignent, très tôt, ses escapades répétées à Dakar où l’attirent les salles obscures, qu’il ne peut fréquenter qu’en resquillant. Avant même qu’il n’entame sa carrière de cinéaste, ses premiers écrits enregistrent cette passion, et jamais l’obsédante référence au cinéma ne se démentira dans son œuvre littéraire. Mais, de même qu’il y a littérature et littérature, il y a cinéma et cinéma, et celui qui a l’assentiment d’Ousmane Sembène se sépare radicalement du cinéma de pur divertissement qui confine à l’aliénation pour se tourner résolument vers le cinéma militant :
- 3 Ousmane Sembène, intervention orale à la rencontre Internationale des poètes à Berlin du 12 au 27 s (...)
Sur les écrans d’Afrique noire, ne se projettent souvent que des histoires d’une plate stupidité, étrangères à notre vie. Pour nous, Africains, le problème cinématographique est aussi important que de construire des hôpitaux, des écoles, donner à manger à nos populations. L’important est pour nous d’avoir notre cinéma : c’est-à-dire de se revoir, de se saisir, de se comprendre soi-même par le miroir de l’écran3.
6C’est là condamner la forme dominante de la production du genre, un cinéma où prévaut la production étrangère, qu’elle soit française, américaine ou encore arabe ou indienne, qui projette pour le jeune public des valeurs d’importation et le pousse à l’assimilation de modes de vies qui lui sont étrangers. Les écrans africains ne sont alors en rien différents de leurs homologues européens, qui fonctionnent comme des annexes d’Hollywood : sous couvert d’évasion, s’y jouent les nouvelles modalités de l’acculturation et de la dépersonnalisation, qui se parent des séductions de la mimésis.
- 4 Ousmane Sembène, Le Mandat, Paris, Présence Africaine, 1966, p. 178.
7Sembène, dans une critique lucide et décapante, dresse un portrait impitoyable de ces « évolués » qui se détournent des valeurs autochtones en embrassant jusque dans leurs choix vestimentaires des valeurs qui tranchent avec le contexte africain et le ravale au rang d’espace inadapté aux exigences modernes. Ainsi Mbaye, dans Le Mandat (1968), « était de la nouvelle génération “Nouvelle Afrique”, comme on dit dans certains milieux : le prototype, mariant logique cartésienne, le cachet arabisant et l’élan atrophié du négro-africain »4. Quant à sa femme, en véritable assimilée, elle arbore, dans une imitation explicite des femmes occidentales, une perruque à la B.B. Dans Le Mandat comme dans Les Bouts de bois de Dieu, Ousmane Sembène flétrit ce cinéma de pacotille, exogène, pollueur des valeurs autochtones et semeur d’illusions, dont il donne à voir les effets pervers à travers le personnage d’Ambroise, le photographe malfrat, consommateur assidu de ces productions, dont l’avilissement est donné pour la résultante de son accoutumance :
- 5 Ibid., p. 164.
Ambroise débitait tout cela dans toutes les langues. Sa grande consommation de romans policiers, sa fréquentation assidue des salles de cinéma où étaient projetés des déchets de films, français, américains, anglais, indiens, arabes rendait son vocabulaire fleuri5.
8Au début des Bouts de bois de Dieu, c’est N’Deye Touti qui incarne cette jeunesse lettrée et acculturée qui considère l’Occident comme la mesure de toute chose. Il est vrai que le cinéma n’est cette fois pas seul en cause, puisque des lectures mal dirigées ont également contribué à cette perversion :
- 6 Ousmane Sembène, 1960, cit., pp. 100-101.
Dans les livres qu’elle avait lus, l’amour s’accompagnait de fêtes, de bals, de week-ends, de promenades en voiture, de somptueux cadeaux d’anniversaire, de vacances sur des yachts, de présentations de couturiers ; là était la vraie vie et non dans son quartier pouilleux, où à chaque pas on rencontrait un lépreux, un éclopé, un avorton. Lorsque N’Deye sortait d’un cinéma où elle avait vu des chalets faîtés de neige, des plages où se bronzaient des gens célèbres, des villes aux nuits éclaboussées de néon, et qu’elle rentrait dans son quartier, elle avait comme des nausées, la honte et la rage se partageaient son cœur. Un jour, s’étant trompée de programme, elle était entrée dans un cinéma où l’on projetait un film sur une tribu de Négrilles. Elle s’était sentie rabaissée au niveau de ces nains et avait eu une envie folle de sortir de la salle en hurlant : « Non, non ! ce ne sont pas de vrais Africains ! »6.
- 7 Mamadou Diouf, « Histoires et actualités dans Ceddo d’Ousmane Sembène et Hyènes de Djibril Diop Mam (...)
9Pionnier dans le domaine, simplement précédé par Paulin Soumanou Vieyra et son Afrique-sur-Seine, Sembène fait de son émancipation de l’héritage colonial littéraire et cinématographique la ligne directrice de son œuvre. En accordant une place inédite aux représentations discursives et esthétiques de sa terre natale, il fait le choix d’une écriture et d’une représentation de soi libérées de la domination occidentale : « en bref, le moment post-colonial s’ouvre sur la ré-organisation et le ré-ordonnancement de la mémoire collective afin d’imaginer une histoire autre, pour écrire autrement l’histoire. Une histoire contre l’imaginaire colonial7 ». Loin de l’enfermement dans les particularismes, Sembène plaide pour un cinéma grand public, un cinéma militant, politique et polémique, qui se veut une sorte de cours du soir où ressaisir son identité d’Africain.
- 8 Anny Dominique Curtius, « Le Mandat de Sembène Ousmane ou la dialectique d’une double herméneutique (...)
10Mais comment s’affranchir d’une vision européano-centrée si prégnante qu’elle en est venue, comme inconsciemment, à incorporer les mécanismes hérités de la domination qu’elle diffuse en sourdine, stade suprême de l’aliénation ? Pour Ousmane Sembène, la réponse ne saurait faire le moindre doute : à une identité dévalorisée et, s’il faut le dire, niée, force est de répondre en réaffirmant, sans concession, la légitimité de cette identité. En d’autres termes, il s’agit que ses œuvres acclimatent des personnages du quotidien africain, ancrés dans un référent spatial et culturel endogène, fidèle à la réalité, qui évoque la quotidienneté, avec son lot de morosité et de déveine. Tour à tour écrivain et cinéaste, Sembène expose, voire transpose, de l’écrit à l’écran, le regard posé sur soi à travers deux modes de narrativisation, textuel et visuel. Mieux, par sa double vocation, Sembène offre une lecture panoptique d’une même œuvre et d’une même société, sachant que « chaque médium actualise la même histoire en usant de techniques qui lui sont propres »8. Le pari est d’autant plus stimulant qu’il n’a rien d’une hagiographie, la société qu’il se donne pour tâche d’explorer étant en butte à ses propres dysfonctionnements, résultantes de pratiques sclérosées qui tiennent de la tare – corruption et clientélisme en tête, autant de modes de fonctionnement qui enferment ces sociétés dans l’anomie.
11Ces options inscrivent l’auteur-cinéaste dans une posture délibérément militante qui fait du réalisme à la fois un outil d’appréhension et d’interprétation du réel et une fin, un idéal, tant esthétique qu’éthique. À l’heure du néo-réalisme italien, son projet cinématographique passe donc par un réalisme sobre et dépouillé qui s’attache aux petites gens, au peuple que cet ancien prolétaire connaît intimement. Comme les maîtres italiens du néo-réalisme encore – Rossellini, Visconti, Rosi, De Sica ou, plus tard, Pasolini –, qui doivent s’affronter aux douloureuses questions de la reconstruction, identitaire y compris, au sortir de la seconde guerre mondiale qui a laissé une Italie d’autant plus pantelante qu’elle est la proie d’un grand jeu stratégique entre grandes puissances, Sembène n’a jamais hésité, notamment à ses débuts, à recruter des acteurs non professionnels sur les lieux mêmes de ses tournages, à qui il donnait ainsi une chance inespérée de sortir de leur condition en projetant, au-delà d’eux-mêmes, quelque chose de l’ordre d’une incarnation. Loin d’un cinéma industriel mu par la séduction commerciale, c’est un cinéma militant qui se fait jour, enté sur les réalités africaines, en interaction directe avec la production littéraire de l’auteur. C’est ainsi que le film Borom Sarret (1962) relate la journée du Bonhomme Charrette à Dakar. Son parcours à travers la ville est l’occasion d’une plongée dans le Dakar populaire, ses rues exiguës et ses maisons de tôles. À ces quartiers insalubres mais vivants s’oppose l’autre Dakar, ce Dakar autrefois colonial qui est désormais l’antre des « évolués » africains et où il est interdit de pénétrer avec sa charrette sous peine, Voleur de bicyclette africain, de perdre le seul gagne-pain dont on dispose, à la fin du film.
- 9 Ousmane Sembène, Niwaam, Paris, Présence Africaine, 1987.
12Comme dans Le Voleur de bicyclette, les rencontres fortuites ont charge de révéler une trajectoire en forme de logique, sinon de destin : de la femme enceinte conduite à la maternité au père qui porte au cimetière le cadavre de son enfant, auprès de qui se tient le Borom Sarret, toujours tendu vers la recherche de son gagne-pain, un seul dénominateur commun : la pauvreté et la solidarité de cette communauté de laissés pour compte. Peintre du quotidien, Sembène le poétise avec une sensibilité inégalée. Dans le Borom Sarret, l’épisode de l’enfant dont le corps est porté jusqu’à sa dernière demeure retentit en écho dans Niwaam9, nouvelle qui rapporte les péripéties d’un voyage en bus qui doit mener Thierno, un villageois tout juste débarqué à Dakar, les bras chargé du cadavre de son fils, jusqu’au cimetière. Ces pérégrinations pathétiques sont l’occasion de s’attacher aux terreurs qui agitent le broussard, qui craint d’être percé à jour par le contrôleur ou les passagers dont Sembène brosse les portraits contrastés pour mieux figurer, dans une discontinuité que répare la vision synoptique qu’offre le cinéma, un monde moderne que travaillent des antagonismes, entre tradition et modernité. Chronique d’une mort annoncée où le bus fait figure de microcosme, de chronotope pour une Afrique qui doit se libérer des cadavres pour renaître à elle-même.
- 10 On pense au bel essai de Nguigi wa Thiong’o, Decolonising the Mind: The Politics of Language in Afr (...)
13C’est que, pour Sembène, la littérature comme le cinéma se doivent de contribuer à la recomposition, au renouveau de l’Afrique, à la décolonisation de l’esprit10, qui passe par la revendication des langues et des cultures autochtones, souvent décriées comme un legs des ténèbres. Dès Vehi-Ciosane, Ô Pays, mon beau peuple ou Les Bouts de bois de Dieu, Ousmane Sembène avait entrepris d’accorder une place prépondérante au wolof, imposant ainsi, au côté du médium dominant qu’est le français, un basilecte autochtone qui est le partage de la plupart de ses compatriotes. Ce pourquoi néologismes et traductions directes d’expressions wolofs abondent dans ces romans où éclate, comme un sujet à part entière, la richesse linguistique de cette double appartenance qui fait le fond(s) d’une œuvre que Sembène construit, d’opus en opus, dans une vernacularisation revendiquée.
14Cette démarche de reterritorialisation de l’idiome vernaculaire se fait patente dans ses œuvres cinématographiques, à partir de 1968 notamment, avec Le Mandat – Mandabi en wolof –, où Sembène se démarque de la pratique qui était la sienne dans ses premières œuvres, Borom Sarret ou La Noire de … Rompant avec la voix-off qui commentait en français ses premières réalisations, reléguant au second plan la langue vernaculaire, refoulée de la scène linguistique, avec Mandabi, Sembène s’essaie désormais à un cinéma ethno-centré, tourné vers le peuple wolofphone. Le Mandat, c’est l’histoire d’Ibrahima Dieng qui, toujours fièrement drapé dans ses boubous amidonnés, jouit du respect de ses deux épouses et de son entourage dans le Dakar populaire où il réside, avant qu’un mandat envoyé de France par son neveu ne vienne tout déranger. Ibrahima se retrouve confronté à la machine bureaucratique et au mépris des institutions qui le broient, métaphore de la vie moderne, de ses vicissitudes et du respect perdu pour les valeurs traditionnelles puisque c’est au double titre d’analphabète et d’homme de la tradition qu’Ibrahima, exposé aux avanies d’une jeune génération techniciste et versée dans une modernité déshumanisée, va essuyer affront sur affront, ravalant son humiliation.
- 11 Emblématique est à ce titre l’ouvrage de Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc : Tiers-monde (...)
15À compter de 1971, le projet s’infléchit et Sembène s’attèle à revisiter l’histoire de l’Afrique, récente comme plus ancienne, sans pour autant déserter les sujets de critique sociale qui ne cesseront jamais de lui être chers, comme en témoignent Xala (1973 pour le roman, 1975 pour l’adaptation cinématographique) ou Le Dernier de L’empire (L’Harmattan, 1981). Car si l’historiographie française hésite, pour parler de l’Afrique, entre les embarras de la mauvaise conscience et la certitude inentamée du bon droit de qui propage des valeurs de civilisation11, l’Afrique, elle, est riche du passé de ses anciens empires et des glorieux exploits de certains de ses fils que les différents gouvernements coloniaux ont relégués au rang de mutineries, de dissidences insignifiantes et auxquels Sembène accorde sa reconnaissance, en en donnant sa propre version d’artiste africain. Aux historiens occidentaux « chronophages », il oppose sa réécriture – d’abord filmique – de l’Histoire. Emitaï (1971) revient ainsi sur la résistance qu’ont menée des femmes d’un village de Casamance lors de la deuxième guerre mondiale, en s’opposant au colonel Armand venu réquisitionner le riz pour la métropole. Le choix de la Casamance n’est pas laissé au hasard. Que l’auteur y soit né ne suffit pas même à l’expliquer : la Casamance vaut comme lieu géométrique de la rébellion, véritable lieu de mémoire dépositaire de trois siècles de résistance active à la colonisation jusqu’en 1920. Ses capacités de dissidence et sa fierté sont cause que Sembène reconnaît à son peuple d’atteindre à la représentativité et lui consent le droit à la parole.
16De fait, le film se veut un hymne à la résistance au travers des figures d’hommes enrôlés de force qu’il peint, de femmes engagées pour la survie de leur village qui luttent pour éviter que leur récolte de riz ne leur soit confisquée pour aller nourrir l’effort de guerre de la métropole. Un unanimisme qui culmine lors d’une séquence chargée où ces femmes, défiant les ordres du colonel Armand, entonnent un chant collectif sous un soleil de plomb qui donne déjà la mesure de ce que survivre est un combat quotidien. Parlant d’une seule voix, le chant libère les énergies et exprime la force des masses face aux armes et à la violence, pour peu qu’elles soient solidaires. C’est l’époque où, un peu partout, on chante, le peuple, uni... Naturellement, affirmer la puissance latente des dominés suppose de refuser les cadres d’expression des dominants ; rien d’étonnant, dès lors, à ce que le film assume le recours au wolof sans plus de titrage en langue française. De basilecte qu’elle était, la langue vernaculaire se croit désormais en pouvoir d’afficher sa mainmise sur l’échange ou, à tout le moins, sa légitimité à le faire comme un défi aux enjeux qui se posent. Dans Ceddo (1976), Sembène entame une remontée aux origines du problème en questionnant l’histoire de l’Afrique de l’Ouest et en remontant à l’époque du même nom, au XVIIe siècle, entre prosélytisme, monothéiste et une colonisation qui ne dit pas son nom. Aux représentations d’esclaves enchaînés, marqués au fer en attendant qu’on les conduise à leur lieu de vente, de femmes vendant leur coton, se superposent les images de ces envahisseurs qui font de la parole de dieu un vecteur d’assujettissement : d’un côté l’islam, représenté par un imam zélé ; de l’autre un Occident catholique dont un négrier et un prêtre sont les plus fermes suppôts, l’un comme l’autre appelés à nous demeurer extérieurs, le réalisateur ne leur déléguant pas la parole. Affrontés à ces forces antagonistes mais également prédatrices, c’est la résistance à l’islam des autochtones, de ces Ceddo que leur humble statut social établit métaphore de toutes les assimilations forcées, passées et à venir, qui donne son souffle à cette œuvre et la vectorise.
17Que sont les Ceddo devenus ? Dans Camp de Thiaroye (1987), Sembène, lui-même ancien tirailleur, montre que la race ne s’est pas éteinte à partir de la fameuse insurrection de 1944 durant laquelle des tirailleurs sénégalais, anciens combattants de la deuxième guerre mondiale, ont été démobilisés sans que leurs primes ni leurs arriérés leur soient versés, manquements de l’administration militaire qui provoquent le soulèvement des tirailleurs lésés, aussitôt réprimé par les troupes coloniales françaises. Sembène s’attaque ici à un événement souvent ignoré, au mieux rapidement évacué, mais qui a valeur de symbole. Le traitement qu’il en propose décape l’absence de regard historique porté sur l’affaire tout en nuançant la représentation romanesque de la figure du tirailleur qui avait cours jusque-là, en relançant la dynamique des rapports colons / colonisés et militaires français / tirailleurs indigènes. L’évocation des tranchées, des camps allemands et du système d’exploitation mis en place par les métropoles durant et après la guerre ne peuvent pas ne pas renvoyer à un vaste corpus qui travaille la figure du tirailleur à la manière, par exemple, d’Ahmadou Kourouma dans En attendant le vote des bêtes sauvages. La haute figure du tirailleur y apparaît souvent déboussolée, aliénée, bien près d’incarner un fou en proie à l’outrance et de métaphoriser un dérèglement symptomatique de la violence du vécu. Cheik Hamidou Kane en rend compte dans l’Aventure Ambiguë :
- 12 Roger Mercier, Monique et Simon Battestini, Cheikh Hamidou Kane, écrivain sénégalais, Paris, Nathan (...)
Imaginez le dépaysement d’un Sénégalais du Sine-Saloum auquel on donnait une rapide formation militaire à Dakar avant de l’expédier sur le front de la guerre de 1914-1918. Le déchaînement de la mécanique, les tanks, les mitrailleuses ! Pour quelqu’un qui sortait de la brousse, il y avait de quoi devenir fou12.
18Guelwaar (1992) voit Sembène renouer avec l’écriture satirique qui, comme on le sait, suppose une foi bien trempée dans l’idéalisme. Castigat ridendo mores. Aussi est-ce en critique intraitable qu’il stigmatise les travers qui pèsent sur la société africaine. L’argument du film repose sur un fait divers piquant : un chrétien aurait été inhumé dans un cimetière musulman. On imagine ce que cette situation de départ peut avoir de jubilatoire pour notre auteur-cinéaste qui se mue en Candide afin de traquer l’intolérance, dénoncer l’arbitraire des clivages et mettre à nu le scandale d’une société viciée, gangrenée, soumise à la corruption et à l’asservissement. Véritable pamphlet, l’œuvre s’inscrit pleinement dans la logique artistique et militante qui, depuis ses débuts, gouverne le parcours de Sambène et donne cohérence à son œuvre. De quoi, peut-être, dépasser l’éclectisme déroutant dont Sembène – sous sa double hypostase de romancier et de cinéaste – n’a cessé de se revendiquer, sauf à considérer que cet éclectisme est la marque propre d’une réalité africaine où Sembène a constamment entendu ancrer sa création. Si le terreau peut tourner au bourbier, son dernier film, Moolaade, réalisé à l’âge de 81 ans, témoigne de cette vitalité, qui est à la fois la sienne propre et celle de la dynamique qui l’anime. Peut-être le fait que ce dernier opus soit consacré aux combats des femmes, tant contre les carcans qu’impose la tradition (l’excision) que contre le joug d’une société patriarcale, n’y est-il pas indifférent.
- 13 Samba Gadjigo, Ousmane Sembène, une conscience africaine, Paris, Éditions Homnisphères, « Latitudes (...)
19Solidairement, c’est l’ensemble de son œuvre qui traduit son attachement à l’Afrique et à ses peuples autour des valeurs qu’ils portent, lesquelles valeurs sont à la base d’une possible rénovation. Père du cinéma africain, c’est peu dire que Sembène « a apporté de nouvelles et véritables potentialités à l’expression culturelle de son pays et du continent africain »13, et ce tant par ses romans que par ses films (au nombre de 13), les uns et les autres œuvrant à la promotion d’une Afrique dessillée et libre.
Notes
1 Ousmane Sembène, Ô Pays, mon beau peuple, Paris, Éd. Amiot Dumont, 1957.
2 Ousmane Sembène, Bouts de bois de Dieu, Paris, Le livre contemporain, 1960.
3 Ousmane Sembène, intervention orale à la rencontre Internationale des poètes à Berlin du 12 au 27 septembre 1964.
4 Ousmane Sembène, Le Mandat, Paris, Présence Africaine, 1966, p. 178.
5 Ibid., p. 164.
6 Ousmane Sembène, 1960, cit., pp. 100-101.
7 Mamadou Diouf, « Histoires et actualités dans Ceddo d’Ousmane Sembène et Hyènes de Djibril Diop Mambéty », in Sada Niang (dir.), Littérature et cinéma en Afrique francophone : Ousmane Sembène et Assia Djebar, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 16.
8 Anny Dominique Curtius, « Le Mandat de Sembène Ousmane ou la dialectique d’une double herméneutique », in Sada Niang (dir.), op. cit., p. 139.
9 Ousmane Sembène, Niwaam, Paris, Présence Africaine, 1987.
10 On pense au bel essai de Nguigi wa Thiong’o, Decolonising the Mind: The Politics of Language in African Literature, Portsmouth, Heineman, 1986. Traduction française de Sylvain Prudhomme, Décoloniser l’esprit, Paris, La Fabrique Éditions, 2011.
11 Emblématique est à ce titre l’ouvrage de Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc : Tiers-monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Seuil, « Histoire immédiate », 1983.
12 Roger Mercier, Monique et Simon Battestini, Cheikh Hamidou Kane, écrivain sénégalais, Paris, Nathan, 1967, p. 12.
13 Samba Gadjigo, Ousmane Sembène, une conscience africaine, Paris, Éditions Homnisphères, « Latitudes noires », 2007, p. 233.
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Référence papier
Lobna Mestaoui, « Ousmane Sembène, entre littérature et cinéma », Babel, 24 | 2011, 245-256.
Référence électronique
Lobna Mestaoui, « Ousmane Sembène, entre littérature et cinéma », Babel [En ligne], 24 | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2012, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/190 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.190
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