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Notes de lecture

Andrea Verri, Leggeri arredi, Transeuropa, Nuova Poetica 3.0, Massa, 2021, 47 p.

Yannick Gouchan
p. 453-456

Texte intégral

1Le jeune Andrea Verri publie son premier recueil après s’être distingué par une thèse de doctorat consacrée à Leonardo Sciascia et plusieurs travaux dont un essai intitulé Per la giustizia in terra. Leonardo Sciascia, Manzoni, Belli e Verga (Art&Print Editrice, 2017).

2Le recueil Leggeri arredi se présente comme un canzoniere contemporain qui relate, par une série d’éclats mémoriels et sensoriels, la relation amicale entre le je lyrique masculin et un tu indéterminé dont la nature oscille entre l’existence féline (un chat) et des caractéristiques humaines. Une organisation macrotextuelle de 43 poèmes brefs, numérotés et tous intitulés par le mot « frantume », indique plusieurs étapes désordonnées du récit poétique en vers d’une amitié imprécise, située dans la région de Venise et à Venise même, clairement localisée par des toponymes (voir par exemple les frantumi XVII et XXIII). On ne sait pas bien quel est l’âge des deux personnes au cœur du recueil (le je lyrique affirme avoir quarante ans, à la page 30), mais le fait est que le je prépare une « tesi » (p. 16), un travail de recherche vraisemblablement, dans le domaine de la linguistique celtique, et que son ami a l’habitude des livres d’histoire qu’il transporte dans son sac à dos (voir frantume XXV). Entre l’espace intérieur domestique privé et l’espace extérieur public des bars, des pubs, des trains, les poèmes évoquent des moments (ou plus exactement des segments de séquences, des bribes d’un passé récent) d’une amitié fondée sur des gestes, des mouvements, des rapprochements, des paroles échangées avec l’autre (à savoir la seconde personne grammaticale) dont l’interprétation, parfois erronée et ambiguë, pousse vers l’attraction et le désir physique : « eravamo / da subito finiti spalla a spalla, / fianco a fianco, contigui. » (p. 16).

3Les coordonnées simples de l’espace domestique – un canapé des années 2010 et un fauteuil des années 1970, récurrents dans les poèmes – deviennent les objets-lieux emblématiques d’une séduction lente et maladroite de la part du je qui tente de communiquer avec la présence de l’autre, tour à tour félin (le mot « gatto » est l’un des plus employés dans le recueil) et humain. En effet, les poèmes mêlent les attributs animaux aux attributs humains, et en particulier les membres inférieurs du corps (« gambe, ginocchia, caviglia, piede » par exemple, pp. 15, 19 et 25) pour qualifier le tu, interlocuteur et ami, « Poiché sei un gatto assai strano » (p. 11), mais l’auteur précise clairement, dans le même poème, que ce chat n’est pas habituel : « sei strano / come gatto appunto anche perché ami l’alcol / che ai gatti al solito ripugna » (p. 11). Les analogies constantes entre l’autre-ami et la présence féline occasionnent un balancement de la lecture entre l’évocation au premier degré d’une intimité impossible entre l’humain et l’animal, malgré la cohabitation étroite, et la métaphorisation de l’ami en félin indépendant et distant. En voici quelques exemples : « poiché sempre un gatto sei » (p. 13), « sei un gatto cortese » (p. 15), « sei un gatto strano » (p. 18), « Poiché però nulla allora sapevo / del tuo essere gatto » (p. 24), « ciò che per un paio di mesi avevi lasciato / gattescamente a me inattingibile » (p. 30). La nature féline accordée à l’ami désiré agit comme un écran qui renforce l’impossibilité de se rapprocher : « tutto ciò a te pareva / non dispiacere; ma tu sei un gatto » (p. 25, où l’on remarque la rupture syntaxique et métrique qui ramène l’autre à sa condition animale, une rupture réitérée dans le frantume XXIX : « ma sei un gatto e io ancora non ne avevo / contezza », p. 33), voire une communauté animale imaginaire dans laquelle le je pourrait rejoindre l’autre : « mi parve fossimo tutti e due / due gatti abbandonati sotto il peso / del riposo […] / ero anch’io un gatto, / dolcemente » (p. 29). C’est encore vers la condition féline que le je renvoie le tu lorsqu’il comprend que les deux solitudes ne se rencontreront pas au-delà d’une amitié qui semble atteinte, annulée par la tentative d’un baiser. Chacun retrouve son espace privilégié loin de l’autre, « tu, gatto, con gioia / hai ritrovato la poltrona tua / […] / io il divano » (p. 45), tandis que l’autre redevient un étranger (« tu muto / ti sei chiuso. Occluse porte e finestre », p. 47). Ce qui n’empêche pas quelques rares épiphanies du désir, dans le recueil, où la métaphore féline s’estompe derrière l’attraction physique évidente : « Bianchi, un po’ stretti i corti / tuoi calzoni ti cingevano, / avvinti appena attorno, deliziosi » (p. 19) et « ai lati del tuo bel, regolare viso, / con ciglia nere lunghissime, perfetto, / in rara armonia, le tue orecchie pur piccole, / dolci che piacerebbe morderle » (p. 41), deux moments où le désir du je se montre de la manière la plus explicite. L’attraction finit par franchir une étape supplémentaire lors d’une tentative de contact (un baiser) dont l’échec ne laisse plus aucun doute sur les intentions de chacun des sujets, dans le frantume XL, que l’on peut considérer comme un moment clé du recueil :

Ricapitoliamo: siccome tu rimanevi, era notte, eravamo
soli e le macchiette di luce tremolavano nel buio attorno al
divano dove eravamo seduti ubriachi,
verso di te voltando e alzandomi un po’,
sollevai appena il fianco destro
ma nell’istante di sospensione
prima del resto
tre tuoi no fermarono il mio ardire,
e mi riportarono indietro seduto
del tutto, decisi e consecutivi.
Asseristi di non essere gay [p. 44].

4Une attention particulière est accordée aux objets de l’intérieur, dont le canapé constitue un véritable médiateur entre les êtres, voire un révélateur de leur sensibilité amoureuse et de leur rapprochement (« la regola del divano », p. 7 ; « l’idea del divano / mi venne solo quando invitai / te a sederti insieme a me », p. 8). Cette attention aux arredi de l’espace domestique s’oppose à l’autre pôle spatial, les nombreuses évocations des sorties – à Venise notamment –, souvent nocturnes et alcoolisées, comme si le canzoniere de Verri établissait une sélection minutieuse des lieux et des instants symboliques – l’espace d’habitation du je, les bars, le train, la voiture – en écartant le reste de la vie des deux personnes dont on ne sait presque rien.

5L’emploi fréquent des discours indirect et indirect libre, proches du langage parlé, connote un prosaïsme qui va de pair avec la poésie des objets du quotidien – les meubles du séjour, les boissons consommées, la boîte de chips – et la trivialité de certaines images issues de la réalité féline (« cercasti di far / pipì in un altro canto del corridoio », p. 9), ou bien le caractère laconique et sans ambiguïté de la relation amoureuse impossible (« E io idiota ti chiesi / se eri eterosessuale. / Lo eri », p. 46).

6Transposition contemporaine d’une tradition lyrique amoureuse, le recueil Leggeri arredi se construit par fragments de souvenirs réinterprétés à l’aune d’une conscience apaisée et désabusée dans laquelle dominent l’emploi de la conjonction adversative « ma » et le conditionnel passé dont l’effet consisterait, dans ce cas, à recadrer l’imagination d’un désir non partagé : « ma in quella evenienza la regola / non stava funzionando come d’uso, / lo avrei dovuto comprendere poi » (p. 7). Le mot « arredo » en italien contient à la fois l’objet servant à la décoration et l’ensemble de la décoration elle-même. Les fragments du récit amoureux imaginé par Andrea Verri s’assemblent par une série d’instants disloqués (on lira que les poèmes sont qualifiés de « sbilenche poesie »), de gestes, de signes, d’objets inertes devenus témoins du quotidien. Le langage ambigu et ininterprétable des objets du quotidien, l’intimité à tort partagée sur le canapé, l’illusion d’une attraction réciproque se résolvent dans une équation où le je et le tu ne parviennent jamais à créer un nous véritable, à savoir différent de la personne grammaticale employée pour rassembler deux personnes. La personne du pluriel, « noi fermi / in auto al ritorno da un’uscita notturna » (p. 13), est réduite à néant dans une parenthèse tranchante qui conclut le frantume XXV et éloigne définitivement l’autre, « (di te ora non so nulla) » (p. 29).

7Qu’il soit félin ou humain, le tu reste distant, indépendant, lointain, pour utiliser un terme propre à la poésie lyrique du stilnovo italien dont Verri semble reprendre certains codes en les transposant dans l’existence ultramoderne : la poétisation des signes parfaits du visage (par exemple dans le frantume XXXVII), le désir retenu et déçu qui devient matière d’écriture (voir le dernier frantume du recueil, XLIII), la conscience d’une impossibilité d’atteindre l’objet désiré même s’il est proche : « mai vuoi portare fuori da te / te verso gli altri » (p. 13, où l’on apprécie l’anadiplose du pronom au cœur de l’enjambement, expression sans doute résignée d’une condition solitaire). Il en résulte un discours de type métapoétique, presque “néo-crépusculaire”, dans le frantume VIII, le plus intense des poèmes du recueil, qui constitue une des clés de lecture de tout le livre, résumant à la fois l’impossible rapprochement de deux êtres et la potentialité poétique qui surgit de ce vide :

pari un gatto vero, io però credo
di dover comunque finire queste
sbilenche poesie, non ha alcun senso
abbandonarle interminate qui
a questo punto, e non che saprò dirne
positivamente il significato
poi, giunto a completo effetto il piano,
ma così per un puntiglio da niente,
da niente sono infatti questi testi,
che scriverli dura scarsa fatica.
Pensai, e penso ancora,
fosse oggetto curioso di narrazione
nella mia piana vita
il nulla corso tra me e te [p. 12].

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Pour citer cet article

Référence papier

Yannick Gouchan, « Andrea Verri, Leggeri arredi, Transeuropa, Nuova Poetica 3.0, Massa, 2021, 47 p. »Babel, 48 | 2023, 453-456.

Référence électronique

Yannick Gouchan, « Andrea Verri, Leggeri arredi, Transeuropa, Nuova Poetica 3.0, Massa, 2021, 47 p. »Babel [En ligne], 48 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/15669 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.15669

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Auteur

Yannick Gouchan

Aix Marseille Université

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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