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Notes de lecture

Ma Jiening, Montaigne en Chine, Tusson, Du Lérot, 2023, 384 p.

Olivier Millet
p. 293-297

Texte intégral

1Issu d’une thèse soutenue récemment, cette étude est passionnante, savante, pionnière même. Ce n’est pas seulement un travail sur la manière dont Montaigne a été reçu et interprété en Chine (dans un premier temps via le Japon et le monde anglophone), mais aussi une réflexion sur la signification de sa réception dans les milieux lettrés puis intellectuels de la Chine moderne, jusqu’au public contemporain. L’étude suit un ordre globalement chronologique. Elle fait d’abord état, pour l’écarter, de la « légende » selon laquelle l’œuvre de Montaigne aurait été introduite en Chine par les jésuites qui l’auraient apportée parmi le nombre prétendu de 7000 volumes indiqué par Nicolas Trigault en 1618. Il semble que la première présence d’un exemplaire des Essais remonte en fait à une édition londonienne (1771) suivant l’édition de Pierre Coste (1724), apportée sans doute par un jésuite français au XIXe siècle (bibliothèque Zikawei de Shangaï). Mais la réception de Montaigne ne commence vraiment qu’au début du XXe siècle. C’est surtout le Montaigne pédagogue qui intéresse durant le second XIXe siècle certains milieux chinois, à travers le prisme de missionnaires protestants anglo-saxons qui introduisent une histoire des idées pédagogiques où l’auteur des Essais occupe une place significative, mais limitée, car on ne les lit pas encore eux-mêmes. Ils sont situés dans le panorama général des publications (traductions et compilations, manuels, etc.) d’origine occidentale, à la croisée des publications missionnaires et des initiatives du gouvernement chinois pour moderniser le système éducatif. Les traditions littéraires européennes sont également filtrées à travers la nomenclature chinoise, Montaigne étant par exemple rangé parmi les auteurs relevant du « lun shuo » (dissertation).

2Une des caractéristiques de l’étude est d’expliquer avec précision la portée exacte des divers termes chinois qui vont ainsi servir à recevoir l’œuvre de Montaigne. On apprend beaucoup, au passage, sur l’introduction de Francis Bacon ou de Descartes dans ce contexte culturel nouveau. Le séjour en Europe ou aux États-Unis, puis au Japon, de nombreux étudiants chinois destinés à acquérir le « savoir occidental » est évidemment un facteur majeur du contact qui va permettre l’arrivée de Montaigne comme d’autres penseurs, à côté des publications pédagogiques ou de vulgarisation, dans le cadre politique général de la « réforme des Cent-jours » (1898). Ces entreprises de modernisation expliquent la présence de Montaigne, comme nom et porteur de certaines idées pédagogiques, parmi les auteurs occidentaux cités dans le concours impérial de 1902, dont 21 copies sont prises en compte. Ici aussi, la place de l’auteur français est analysée de manière éclairante, et les différences entre les copies sont finement évaluées. Montaigne apparaît notamment comme porte-parole d’un modèle « spartiate » d’éducation.

3On passe ensuite à des ouvrages originaux qui mentionnent Montaigne, dont la transcription du nom indique des sources différentes d’information. La philologie chinoise, y compris ses prolongements japonais (le Japon devenant alors une source importante pour la connaissance de Montaigne) est ainsi mobilisée par Mme Ma (comme plus loin dans cette étude) au service de l’enquête d’histoire littéraire.

4Dans ce contexte, la notion historique de Renaissance fait également l’objet de riches analyses, l’auteur français apparaissant comme le premier pédagogue moderne, dépassé ensuite par des figures qui lui succèdent : la question implicitement posée est celle de l’absence, en Chine, d’un Montaigne chinois, qui aurait été l’initiateur d’un mouvement ensuite continu de réforme de l’éducation. Investi de ce rôle, Montaigne peut alors commencer à être traduit, d’abord par Lei Tongqun, né en 1888, passé par le Japon et l’Amérique, et chargé de cours à l’université Sun-Yatsen (1932). Le texte est issu de versions japonaise et anglaise exactement identifiées et caractérisées. Parallèlement, c’est un ouvrage allemand passé en japonais qui fournit les faits et les idées décrivant la vie de Montaigne. La figure du sage vivant reclus dans sa bibliothèque devient un thème majeur dans ce cadre chinois, qui était en quelque sorte prêt à l’accueillir. Cependant, une ambivalence se manifeste déjà : Montaigne au service des intérêts publics, ou Montaigne individualiste ? Une première comparaison entre les textes français (Essais I, 24, « Du pédantisme », et 25, « De l’institution des enfants ») et leur version chinoise permet de mesurer l’influence du milieu de réception (confucianisme) comme filtre du passage d’un monde dans l’autre, avec de nettes divergences également par rapport à la source japonaise. La deuxième partie du livre se consacre à une autre dimension, celle du genre de l’essai.

5On retrouve ici les mêmes qualités d’analyse et de contextualisation culturelle que précédemment, avec en plus de très riches commentaires sur les catégories littéraires chinoises permettant d’appréhender la notion d’essai, dans le contexte d’une influence anglo-saxonne majeure, et de l’essor en Chine de la presse et de l’adaptation des manières d’écrire traditionnelles à ce nouveau médium. Nous sommes alors à l’époque d’une « Renaissance chinoise en littérature » (1899-1917), accordée à un mouvement plus vaste, à la fois politique et culturel, qui sollicite l’idée de Renaissance, suscite des enthousiasmes, mais aussi des critiques.

6Montaigne est situé dans une première histoire chinoise de la littérature européenne (chez Zhou Zuoren), et son œuvre dans une perspective historique sur le genre de l’essai. Il devient (toujours chez Zhou Zuoren) l’emblème de la littérature de la Renaissance française, et le maître du genre de l’essai (« essay », « zuihitsu », « xiaopin wen »), considéré comme non utilitaire. Ces idées sont ensuite discutées, de 1918 à 1933, au moyen de catégories occidentales et chinoises diverses et selon un conflit qui oppose le retrait hors du monde (l’essai est vu comme « familiar essay », et son style comme libre) et le nécessaire engagement au service du public. On a alors affaire à un Montaigne philosophe, ou à un prosateur de génie. Les sources d’information sont des ouvrages de critique français majeurs (Lanson notamment), et offrent un riche répertoire de thèmes (l’homme et l’œuvre, le scepticisme, etc.) aux critiques chinois. La question de l’individu de l’auteur devient majeure (notamment chez Xia Yande) ; chez Mu Mutian, le titre des Essais devient Changshi ju, l’idée d’essayer apparaissant pour la première fois, et c’est l’épicurien qui semble attirer de nouveaux intérêts vers son œuvre.

7À côté de ces critiques, des poètes se sont également intéressés à l’écrivain, et à une sagesse basée sur l’individu. Au passage, le Journal de voyage attire l’attention à son tour. Un projet de traduction des Essais émerge : Liang Zongdai, lié à Paul Valéry, en fait paraître trois séries entre 1935 et 1943, cependant que Montaigne entre dans une série anthologique de la littérature mondiale, qui établit un canon où figurent 34 chapitres des Essais dans la traduction de Liang, sélection qui donne lieu à un commentaire interprétatif. Le nom de l’auteur et le titre des Essais sont désormais fixés, de manière à distinguer son œuvre du genre anglais de l’essai.

8La traduction de Liang est évaluée de manière minutieuse, y compris à travers les citations latines qui parsèment le texte, dans un chapitre de stylistique comparée efficace. Un « épilogue » traite de la réception de Montaigne durant les dernières décennies (à partir de 1980), d’abord chez Qian Zhongshu, qui le lit sans doute en langue originale et l’intègre dans sa propre réflexion. On a réédité les traductions de Liang à partir de 1987 à l’initiative de son élève Huang Jianhua, dont les propres traductions complètent celles de son maître. Huang s’intéresse à l’univers idéologique de Montaigne, qu’il reconstruit au moyen de sélections thématiques conformes, apparemment, aux aspirations sociales de la Chine des années 1980. Un autre élève de Liang, Lu Lan, fait paraître en 2010 une version qui réunit Liang et Huang, dans un recueil qui a connu un certain succès. Enfin une traduction intégrale des Essais, due à sept auteurs, paraît en 1996, travail repris entièrement par l’un d’eux, Ma Zhencheng, en 2009 (qui traduit aussi le Journal de voyage), sans parler des recueils sélectifs (9 entre 2007 et 2022) de plusieurs chapitres et de l’édition d’autres traductions partielles (54 entre 2002 et 2016). C’est un Montaigne éloigné de notre temps qu’on affiche, consolateur des pesanteurs du monde moderne et destiné à un nouveau type d’« honnêtes gens ». Le livre s’achève sur une bibliographie distinguant (chaque fois, sources puis critique) les titres français, chinois, anglais, japonais et autres, d’une annexe phonétique et d’un index des noms propres.

9Il fallait, pour mener cette entreprise, des connaissances historiques, linguistiques et littéraires et des compétences polyvalentes que la candidate maîtrise bien, quitte à signaler ses propres limites en matière de sources disponibles. Mme Ma est en tout cas, et c’est déjà essentiel, attentive aux différentes dimensions des Essais et de la figure de l’auteur successivement reçues dans le monde chinois. On va, chronologiquement et littérairement, d’un simple nom à un auteur traduit et considéré pour lui-même. Dans tous les cas, sont pris en compte les intentions, le cadre historique, politique, voire sociologique, qui en explique les résonances. Il fallait pour cela une connaissance très informée de l’histoire chinoise, de sa langue et de l’évolution de sa culture. Mais pour présenter et interpréter ces images chinoises de Montaigne et de son œuvre de manière juste, il fallait aussi une connaissance intime et savante de l’œuvre et de l’auteur français, afin de percevoir les effets de distorsion et d’adaptation inévitables et indispensables dans tout transfert culturel.

10L’ouvrage de Ma Jiening est exemplaire de l’intérêt de ce genre d’étude, qui enrichit, en l’occurrence, aussi bien notre compréhension de l’histoire culturelle de la Chine moderne que celle des résonances que peut susciter une œuvre comme celle du philosophe-écrivain français du XVIe siècle. Nous avons affaire à son insertion dans un canon de la littérature mondiale modelé à l’usage des lecteurs chinois. On apprécie particulièrement le jeu entre la perspective socio-politique et culturelle d’une part, et d’autre part la finesse de l’approche linguistique et littéraire qui est le support et l’enjeu ultime de cette sinisation de Montaigne, comme le monte notamment la seconde partie de l’étude.

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Millet, « Ma Jiening, Montaigne en Chine, Tusson, Du Lérot, 2023, 384 p. »Babel, 47 | 2023, 293-297.

Référence électronique

Olivier Millet, « Ma Jiening, Montaigne en Chine, Tusson, Du Lérot, 2023, 384 p. »Babel [En ligne], 47 | 2023, mis en ligne le 30 juin 2023, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/14690 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.14690

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Auteur

Olivier Millet

Sorbonne Université

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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