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Révolution et amour : Victorien Sardou en Chine (1907-1946)1

Revolution and love: Victorien Sardou in China (1907-1946)
Ma Xiaodong
p. 205-223

Resúmenes

L’article porte sur la traduction et l’adaptation des œuvres du dramaturge français Victorien Sardou en Chine (1907-1946). Nous abordons d’abord l’évolution de l’image des œuvres de Sardou en Chine, de « pièces de renommée mondiale » à « pièces bien faites ». Ensuite, nous nous concentrons sur la traduction et l’adaptation des deux pièces du dramaturge les plus jouées sur la scène chinoise, La Tosca et Patrie !, en étudiant la manière dont le thème « révolution et amour », populaire dans la littérature chinoise moderne, a influencé la réception de Sardou dans le pays. Enfin, nous nous attachons à révéler les relations entre commerce, politique et art dans le développement du théâtre chinois moderne, à travers la réception des œuvres de Sardou en Chine.

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Texto integral

  • 1 L’article a été traduit du chinois au français par Elian Briole (Université Tsinghua) et al.
  • 2 Voir, entre autres, Ignacio Ramos Gay, « Victorien Sardou et la régénération du théâtre anglais », (...)
  • 3 Selon le décompte auquel procède Victorien Sardou : un siècle plus tard, Sardou a écrit 62 pièces d (...)
  • 4 Fernande, Fédora et Séraphine ont été adaptées par Li Jianwu entre 1943 et 1944.
  • 5 Madame sans-gêne a été traduite par He Zhicai et publiée en feuilleton dans la revue Guanghua (《光化》 (...)

1Dramaturge de renommée internationale2, Victorien Sardou (1831-1908) est, dans la seconde moitié du XIXe siècle, une figure de proue de la scène théâtrale française où il incarne un faiseur de « pièces bien faites ». Sur les quelque 70 pièces composées au cours de sa vie3, six ont été traduites ou adaptées en Chine : Patrie !, La Tosca, Fernande, Fédora, Séraphine4 et Madame sans-gêne5.

  • 6 La « Terre divine » (Shenzhou) est un ancien nom donné à la Chine.
  • 7 Œuvre attribuée à « la grande figure littéraire française » « Shaerzhi », (Sardou), et traduite par (...)
  • 8 L’expression « théâtre chinois moderne » fait référence à une forme de théâtre née à la fin du XIXe(...)

2En 1907, avant même la mort de Sardou, une adaptation sous forme romanesque de Patrie ! (1869) était publiée dans Shenzhou ribao [Quotidien de la Terre divine6] sous le titre de Zuguo [Patrie]7. En 1909, la Société Chunliu (Chunliu she), un groupe d’étudiants chinois ayant séjourné au Japon, monte une pièce intitulée Relei [Chaudes Larmes], adaptée de La Tosca (1887). Ces deux dates marquent le début de la diffusion de l’œuvre de Sardou en Chine, sur la scène comme en librairie. Depuis lors, les pièces de Sardou ont été traduites, adaptées et mises en scène à plusieurs reprises, notamment par certaines des troupes de théâtre les plus célèbres de l’histoire du théâtre chinois moderne8. Parmi celles-ci la Société Chunliu, la Société Minming (Minming she), l’Association du théâtre de Shanghaï (Shanghaï xiju xieshe), la Compagnie itinérante chinoise (Zhongguo lüxing jutuan), la Société d’arts dramatiques de Shanghaï (Shanghaï juyi she) et la Compagnie Assidue (Kugan jutuan). Au fil des décennies de développement ayant suivi la naissance du théâtre chinois moderne, le nom de ce dramaturge aujourd’hui méconnu ne cesse de revenir. Dès lors, une analyse approfondie des caractéristiques et des problématiques posées par les traductions et adaptations des œuvres de Sardou en Chine peut nous aider à comprendre les singularités qui ont accompagné le développement du théâtre parlé en Chine durant la première moitié du XXe siècle.

I. De la pièce de renommée mondiale à la « pièce bien faite »

3En 1907, Zuguo, adaptée de la pièce éponyme de Sardou, est publiée dans Shenzhou ribao. L’œuvre chinoise est un roman, mais présentée comme l’une des « trois grandes tragédies du monde ». En 1910, Chen Lengxue (1877-1965) traduit Patrie ! de Sardou en s’appuyant sur une version japonaise. Cette traduction en chinois fut ensuite publiée dans la revue Xiaoshuo shibao [Le Temps du roman] où on l’annonça aussi comme l’une des « trois grandes tragédies du monde ». Un an plus tard, un supplément du Xiaoshuo shibao a vu la publication d’une autre pièce française, Adrienne Lecouvreur (1898) d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé, traduite en Yuan [Griefs] par Bao Tianxiao (1876-1973) et Xu Zhuodai (1881-1958), sur la base d’une version en japonais. Là encore, la pièce est vantée comme l’une des « trois grandes tragédies du monde », qualification que les traducteurs chinois reprennent, pour chacune de ces pièces, à leurs prédécesseurs japonais. Ceci sans trop se poser de question, du fait de leur exposition encore limitée au théâtre occidental.

  • 9 Shenbao [Journal de Shanghaï], 5 juin 1915, publicité pour la représentation de Rexue par la Sociét (...)

4Un prospectus crédite également La Tosca d’être l’une des « trois pièces renommées de l’Occident »9 lors d’une représentation de la pièce, devenue Rexue [Sang chaud]. Comme dans d’autres réclames précédant les représentations des pièces de Sardou, le nom de l’auteur n’était pas mentionné. Le public n’avait donc aucun moyen de savoir que l’auteur de Rexue (La Tosca) était le même que celui de Patrie !. La traduction de La Tosca réalisée en 1916 par Xu Zhuodai dans Xiaoshuo daguan [Collection de romans et nouvelles] (no 7) sur la base de l’opéra homonyme indique l’auteur comme « Sate » (萨特, nom chinois aujourd’hui donné à Sartre). À croiser cette traduction du nom de Sardou avec celle qu’adopte Chen Lengxue à l’occasion de la traduction de Patrie !, à savoir Chai Ershi, l’incompatibilité saute aux yeux. L’inadéquation de ces traductions est en grande partie liée au fait qu’elles ont été effectuées à partir de la traduction du nom de Sardou en japonais et non directement sur la base du français.

  • 10 Le 8 décembre 1941, le Japon a déclenché la guerre du Pacifique, à la suite de quoi Shanghaï est pa (...)

5Ce n’est qu’à l’époque de la seconde guerre sino-japonaise que les dramaturges chinois ont commencé à traduire et à adapter les œuvres de Sardou directement à partir du français. La plus ancienne traduction d’une pièce de Sardou à partir du français est celle de Patrie ! par Chen Mian (1901-1966), réalisée en 1936 pour la Compagnie itinérante chinoise. Malheureusement cette version n’a pas été publiée et est aujourd’hui introuvable. La plus ancienne traduction directe du français ayant été conservée a été réalisée par Jiang Wenxin (1898-1985) en 1939. La pièce a été publiée par la Librairie nationale de Shanghaï, puis réimprimée en 1941 et 1945. Par la suite, le célèbre traducteur et dramaturge Li Jianwu (1906-1982) a adapté en 1943-1944, en s’appuyant sur les textes français, quatre œuvres de Sardou, parmi lesquelles on compte Jin Xiaoyu, une adaptation de La Tosca. La pièce, mise en scène dans le Shanghaï occupé (lunxianqu) par l’envahisseur japonais10, a remporté un vif succès.

  • 11 Shenbao, 22 août 1932, p. 20.

6À mesure que la communauté littéraire chinoise approfondissait sa compréhension du théâtre occidental, la perception et l’évaluation des pièces de Sardou évoluaient en parallèle. En témoigne les critiques adressées à l’Association du théâtre de Shanghaï lors de la représentation, en 1932, de Xuehua [Fleur de sang], adaptée de Patrie ! En voici un exemple : « Cest une “pièce bien faite” du siècle dernier ; le culte du héros y étant un peu trop poussé, on ne peut se permettre de considérer cette pièce de la même manière qu’on le ferait d’une pièce moderne. La structure y est toutefois fort subtile. La pièce entière est comme une machine finement huilée où tout est entremêlé. C’est une pièce bien faite comme les pièces modernes ne le seront jamais »11. Le commentaire fondait sa critique sur la conception de « pièce bien faite », formule technique développée par Augustin-Eugène Scribe (1791-1861), prédécesseur de Sardou en la matière. Les « pièces bien faites » étaient en vogue au XIXe siècle et Sardou a perfectionné cette forme de théâtre, devenant le dramaturge le plus populaire de la scène théâtrale française de l’époque. Le commentaire fait par l’auteur chinois sur Xuehua montre que les critiques de l’époque possédaient déjà certaines clés pour comprendre le développement du théâtre occidental. Pourtant, Wang Youyou (1888-1937), scénariste de Xuehua, et Chen Dabei (1887-1944), son metteur en scène, avaient alors une connaissance relativement limitée de la littérature occidentale. À leurs yeux, le raffinement de l’intrigue et de la composition suffisait à rendre une pièce digne d’éloges.

  • 12 Ma Yanxiang, « Qianyan » [« Préface »], Gucheng de nuhou, Hankou, Huazhong Tushu gongsi, 1938, p. 2

7Les limites de la « pièce bien faite » ont été soulignées par les adaptateurs ultérieurs de Sardou, Ma Yanxiang (1907-1988) et Li Jianwu. Ma Yanxiang a adapté une traduction de Patrie ! à partir de la version de Chen Lengxue, en la rebaptisant Gucheng de nuhou [Le Rugissement de la cité antique] (1938). Dans sa préface à l’adaptation, Ma Yanxiang défend que Sardou « nous divertit avec des histoires pleines d’ingéniosité ». « Le contenu de ses histoires peut être creux et artificiel », écrit Ma Yanxiang, « il en demeure subtil ». Tout en utilisant la pièce de Sardou pour répondre aux besoins de mobilisation induits par la guerre faisant alors rage en Chine, Ma Yanxiang reproche à Patrie ! de « donner trop d’importance à l’intrigue et de négliger la personnalité des personnages ». Le comportement des différents personnages, selon lui, « est entièrement régi par l’intrigue, ce qui est somme toute le plus grand défaut de la pièce (et en fait le problème commun des mélodrames en général) »12.

  • 13 Sadu (Sardou), Zuguo, trad. Jiang Wenxin, Shanghaï, Shanghai guomin shudian, 1939, p. 9.

8Yinxia, auteur de « Zuguo zuozhe Sadu pingshu » [« Critique de Sardou, auteur de Patrie ! »], qui précède Patrie ! traduit par Jiang Wenxin, qualifie également l’œuvre de Sardou de « pièce bien faite ». Après avoir présenté les caractéristiques littéraires et les œuvres majeures du dramaturge français, l’auteur écrit : « Partir d’idéaux sérieux et solides, éviter les exagérations mélodramatiques (de Sardou) qui accommodent les personnages à l’intrigue, et apprendre de sa mise en scène serrée et de sa sensibilité théâtrale, c’est l’attitude que nous devons avoir envers l’œuvre de Sardou, et c’est l’attitude que nous devons avoir nous-mêmes en écrivant des pièces »13.

  • 14 Li Jianwu, « Ba » [« Épilogue »], Xi xiangfeng [Une Heureuse Rencontre], adaptée de Fédora de Sardo (...)

9Dans l’épilogue de son adaptation de Fédora, Li Jianwu propose la réflexion suivante : « C’est un danger que d’apprendre de lui ; ses faux-semblants sont plus nombreux que ses vrais talents, sa technique dépasse son matériau, les éléments dramatiques de ses pièces sont plus ingénieux que la description de la vie des personnages qui y évoluent, et les tensions qui les habitent ne sont souvent que le résultat d’une maîtrise de la scène »14.

  • 15 Maer xiansheng (Feng Shuluan), Xiaohong xuan juhua [Discours sur le théâtre dans le Pavillon de Xia (...)

10L’évolution de la réception des pièces de Sardou par les dramaturges chinois reflète à la fois un approfondissement de leur compréhension du théâtre occidental et la trajectoire du développement du théâtre parlé chinois lui-même. Aux premiers stades de son histoire, le théâtre parlé chinois n’avait pas l’attrait de l’opéra traditionnel parce qu’il ne recourait pas aux mêmes arts que celui-ci : chant, jeu, danse, ou arts martiaux. Ainsi, les troupes modernes attiraient souvent le public en misant sur les rebondissements et en cultivant l’aspect dramatique et narratif des pièces. Comme l’affirme l’auteur de Xiaohong xuan juhua [Discours sur le théâtre dans le pavillon de Xiaohong], publié en feuilleton dans Youxi zazhi [Magazine du jeu] en 1915 : « La plupart de ceux qui regardent les nouvelles pièces, puisqu’ils n’ont pas de chansons à écouter, se concentrent donc sur l’intrigue »15. Pendant longtemps, la pertinence de l’intrigue était un critère majeur pour juger une pièce moderne en Chine.

  • 16 Soulignons que l’héritage des pièces bien faites est pourtant évident dans l’œuvre d’Ibsen.

11Avec le Mouvement pour la nouvelle culture initié en 1917, des tendances théâtrales réalistes et symbolistes occidentales sont introduites en Chine. Les pièces de théâtre du dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906), qui abordent des problèmes sociaux, exercent alors une influence profonde sur les dramaturges chinois, qui commencent à accorder une plus grande valeur au caractère des personnages, à leur psychologie et à leur situation existentielle16. Plusieurs des critiques de Sardou formulées par les traducteurs susmentionnés l’ont également été du point de vue de la faible caractérisation et de l’aspect trop superficiel de la vie des personnages.

  • 17 Cao Yu, « Ba » [« Épilogue »], Richu [Lever de Soleil], Shanghaï, Wenhua shenghuo chubanshe, 1936, (...)

12Ainsi, le théâtre chinois moderne se libère de sa dépendance à l’intrigue. En témoigne Cao Yu (1910-1996), auteur représentatif du théâtre chinois moderne. Par rapport à Leiyu [Orage], sa première œuvre, Richu [Lever de Soleil] et Beijing ren [Pékinois] sont moins dépendantes des rebondissements d’intrigue et des coïncidences théâtralisées, et plus subtiles dans leur approche de la compréhension des personnages, de la description psychologique et de la réflexion sur la société de leur temps. Cao Yu déclare au reste lui-même « vouloir sortir des limites de la pièce bien faite et essayer une nouvelle voie, ne serait-ce qu’une fois ». Avec Richu, écrit-il, « j’ai décidé d’abandonner la structure utilisée dans Leiyu et d’arrêter de me concentrer sur quelques personnages seulement »17.

13Si, donc, traducteurs et metteurs en scènes chinois ont, au fil du temps, fait montre d’une attitude de plus en plus critique à l’égard des pièces de Sardou, pourquoi ce dernier a-t-il continué de les retenir ?

II. Révolution et amour

  • 18 Pascal Jouan, « Sardou et le mélodrame romantique », in Isabelle Moindrot (dir.), Victorien Sardou. (...)

14Les auteurs chinois du théâtre parlé sont attirés non seulement par l’intensité dramatique des pièces de Sardou, mais également par l’intensité émotionnelle qui habite ces œuvres. De nombreuses pièces de Sardou, comme l’affirme Pascal Jouan, sont « imprégnées par les thèmes et motifs du romantisme noir, où se côtoient l’horreur, la folie et la violence des passions ou des crimes »18, ce qui donne des pièces très « théâtrales ».

  • 19 Gu Zhongyi, « Xiju xieshe de guoqu » [« Le Passé de l’Association du théâtre »], Xi [Théâtre], n° 5 (...)

15Les œuvres de Sardou attirent l’attention des Chinois également par leur dimension politique et sociale. « Le mouvement théâtral chinois (moderne) a suivi la marée de la révolution »19, affirme le célèbre dramaturge Gu Zhongyi (1903-1965). Nous aborderons ce sujet en nous concentrant sur la traduction, l’adaptation et la mise en scène de deux œuvres du dramaturge français : Patrie ! et La Tosca, qui situent leur intrigue sur fond de lutte politique.

16Patrie ! dépeint le combat de la noblesse bruxelloise contre la classe dirigeante espagnole au XVIe siècle. Lorsque le comte de Rysoor découvre que l’amant de sa femme n’est autre que Karloo, son bras droit dans le comité de résistance qu’il dirige, le comte décide de mettre de côté sa vendetta personnelle pour le bien commun. Sa femme, craignant que le comte ne tue son amant, informe secrètement les autorités des activités secrètes de son mari, entraînant l’arrestation et la mort de tous les résistants. Seul Karloo en réchappe, la femme du comte en appelant à la pitié. Sur son lit de mort, le comte demande à Karloo de retrouver et de tuer l’informateur pour venger la mort de ses compagnons. Lorsque Karloo découvre la vérité, il tue la comtesse, sa maîtresse, avant de se suicider.

  • 20 Victorien Sardou, Préface de La Haine, in Théâtre complet III, Paris, Albin Michel, 1934, p. 10.
  • 21 Patricia Rondet, « Patrie ! de Sardou à Paladilhe », in Isabelle Moindrot (dir.), Victorien Sardou. (...)

17Patrie ! entremêle histoires d’amour tourmentées et luttes politiques acharnées. Sardou résume ainsi la question à laquelle cette œuvre s’attache à répondre : « Quel est le plus grand sacrifice que l’on puisse faire par amour pour la patrie ? »20. Dans son analyse de l’adaptation française de Patrie ! à l’opéra français, Patricia Rondet affirme que son succès est dû à la « fusion habile du politique et du privé : les intérêts publics et privés sont cimentés dans une grande scène qui réunit les fils de l’intrigue amoureuse et politique »21. En tenant compte du contexte de révolution nationale et de la vague anti-impérialiste en Chine durant la première moitié du XXe siècle, ainsi que des relations complexes entre nation et individu, révolution et amour, dans la littérature moderne, il est logique que Patrie ! ait attiré l’intérêt des traducteurs et adaptateurs chinois.

18Dans les traductions de Patrie ! de Chen Lengxue et de Jiang Wenxin, l’intrigue de l’œuvre originale, où Karloo se suicide après avoir tué son amante, est conservée. Dans une telle représentation, le public prend la mesure de l’amour de Karloo pour son pays, en même temps qu’il compatit avec la tragédie amoureuse qui se joue. L’œuvre de Sardou, tout en reconnaissant que la mission révolutionnaire collective prime sur les sentiments personnels, accorde également, par l’intermédiaire de Karloo, reconnaissance et respect aux sentiments amoureux des individus.

19Certes, les traductions qui conservent le contexte historique étranger permettent au public chinois de s’identifier à l’intrigue, mais elles maintiennent une distance entre le public et l’œuvre. Les adaptations ayant subi un processus de contextualisation expriment quant à elles plus directement les sentiments locaux. En effet, avec le développement du théâtre chinois, et en particulier le grand succès de l’adaptation de L’Éventail de Lady Windermere d’Oscar Wilde (Shaonainai de shanzi en chinois) par Hong Shen (1894-1955), le mouvement dramatique chinois a saisi l’importance de la contextualisation. En pleine révolution nationale, les dramaturges chinois étaient non seulement extrêmement sensibles aux éléments politiques de l’œuvre originale de Sardou, mais les adaptaient et les intégraient aussi au contexte politique local.

  • 22 Information dans Shenbao du 29 mai 1929, p. 22.
  • 23 Publicité dans Shenbao du 20 août 1932, p. 26.

20Xuehua, adapté de Patrie ! et monté par l’Association du théâtre de Shanghaï, peut être considérée comme la première pièce de Sardou contextualisée. En 1929, l’Association du théâtre de Shanghaï, suspendue pendant près d’un an, a été relancée sous la présidence de Ying Yunwei (1904-1967) et de Wang Youyou (1888-1937). Ce dernier a adapté Patrie ! en replaçant l’histoire dans le contexte chinois de l’expédition du Nord (Beifa, 1926-1928). Les dirigeants espagnols de la pièce originale y sont transformés en seigneurs de guerre post-révolution Xinhai et les héros nationaux belges en révolutionnaires de l’armée nationale chinoise, tandis que Wang Youyou rebaptise la pièce Fleur de sang. En 1929, la compagnie soulignait qu’il s’agissait d’une « tragédie dépeignant la révolution et l’amour »22. En 1932, lorsque la pièce est reprise à Shanghaï, elle est décrite comme « un mortier s’attaquant au problème de l’amour et du désir charnel » et « une nouvelle contribution à l’anatomie de la révolution et du sacrifice »23.

  • 24 L’armée japonaise est entrée dans Shanghaï en novembre 1937, mais pas dans les concessions internat (...)

21En 1936, la Compagnie itinérante chinoise monte une adaptation de Patrie ! traduite et mise en scène par Chen Mian, à Shanghaï et dans le Hunan. Durant la guerre sino-japonaise, d’autres traductions, adaptations et représentations de Patrie ! voient le jour. La supériorité de l’intérêt national sur l’amour personnel représenté par Sardou s’accorde alors particulièrement bien avec les besoins de la Chine en guerre. En période de péril national, le thème de la subordination de l’individu à la nation est non seulement une question d’autodétermination pour de nombreux individus, mais aussi un sujet de mobilisation politique. En avril 1938, la compagnie Liangcai (Liangcai jutuan) propose Gucheng de nuhou, adaptée de Patrie ! par Ma Yanxiang. En mai de la même année, la compagnie Rugir (Nuhou jushe) de Chongqing monte Xuehai nuchao [Fureur des flots de la mer de sang] (une adaptation de Lin Jing). En 1939, la Société d’arts dramatiques de Shanghaï représente à plusieurs reprises Patrie !, traduite par Jiang Wenxin dans le Shanghaï des concessions (« gudao » en chinois, que l’on peut traduire littéralement par « île isolée »)24. En 1945, juste après la fin de la guerre, une nouvelle adaptation de Wu Tian (1912-1989) et Wu Chen (1912-1988) paraît à Shanghaï dans Yuekan [Le Mensuel].

  • 25 À titre de référence, le film du même nom du réalisateur français Louis Daquin, basé sur Patrie ! d (...)
  • 26 Yu Shangyuan, « Nuhou chu Zhongguo de xinsheng » [« La Lutte pour une nouvelle Chine »], voir Shen (...)

22Les trois adaptations chinoises de Patrie ! situent toutes l’intrigue dans le contexte historique de la guerre contre le Japon, transformant la lutte des Belges contre la domination espagnole en lutte du peuple chinois contre les envahisseurs japonais. Ainsi, la femme qui, dans la pièce originale, moucharde pour sauver son amant, torpillant le plan des résistants, devient un traître à son pays dans les trois adaptations cependant que le héros ne se suicide plus par chagrin amoureux, mais continue à vivre et, poursuivant le combat, prend sa part de la crise nationale25. Gucheng de nuhou s’achève comme la marche de l’armée des volontaires appelle le héros à se battre pour son pays, tandis que Xuehai nuchao troque « Karloo, héros de Patrie ! qui se suicide en sautant par la fenêtre » en « Jiang Tao qui saute par la fenêtre pour faire monter la marée de fureur dans la mer de sang contre les envahisseurs japonais ». Dans une critique intitulée « Nuhou chu Zhongguo de xinsheng » [« La Lutte pour une nouvelle Chine »], Yu Shangyuan (1897-1970) commente ainsi la pièce chinoise : « Xuehai nuchao adaptée de Patrie ! par Madame Lin Jing ne représente plus le sacrifice de Karloo, mais la lutte renouvelée de Jiang Tao pour la victoire. La résistance du pays est déjà entrée dans la deuxième phase de la guerre, au moment précis où il faut non seulement “mourir en héros” mais aussi repousser l’ennemi. La mise en scène a à cet égard une signification particulière »26.

  • 27 Sadu (Sardou), Zuguo, adaptée par Wu Tian et Wu Chen, scène 6, Yuekan, vol. 1, n° 6, 1946, p. 98.

23L’adaptation de Wu Tian et Wu Chen, publiée après la victoire de 1945, situe la pièce dans Shanghaï occupée par l’armée japonaise, et se termine par l’intervention d’un personnage secondaire qui crie au héros « La patrie a besoin de toi »27, avant que tous deux ne partent finalement ensemble pour combattre vers les zones libres.

24Les comparaisons du Patrie ! de Sardou avec les traductions et adaptations chinoises montrent clairement que les circonstances de guerre en Chine ont modifié la pièce originale, réorientant les termes entre « révolution et amour ».

25Une autre pièce de Sardou abondamment jouée pendant la guerre est La Tosca. L’œuvre originale se déroule en Italie et met aux prises républicains romains et royalistes. Le protagoniste, Mario Cavaradossi, peintre de profession, sauve un révolutionnaire républicain qui s’est échappé de prison. Tosca, l’héroïne qui, jalouse, se méfie de son amant, tombe par erreur dans le piège du baron Scarpia, l’inspecteur général de la police, et dénonce le révolutionnaire. Scarpia propose alors à Tosca de se sacrifier en échange de la vie de son amant, ce qu’elle fait mine d’accepter. Rongée par l’anxiété et l’indignation, Tosca finit par assassiner le baron. Elle découvre alors qu’elle a été jouée et que son amant doit être exécuté, ce qui la pousse au suicide.

  • 28 Ouyang Yuqian, « Huiyi Chunliu » [« Mémoires de la Société Chunliu »], in Ouyang Yuqian, Zi wo yanx (...)
  • 29 Également connue sous le nom de Révolution de 1911, la révolution Xinhai a mis fin à la dernière dy (...)
  • 30 Publicité dans Shenbao du 5 juin 1915.

26La Tosca est la première pièce de Sardou mise en scène par une compagnie chinoise. Adaptée et représentée en 1909 par la Société Chunliu sous le titre de Chaudes larmes, la fin de la pièce tourne à la conversation entre les deux héros révolutionnaires, avant leur exécution. Le metteur en scène fait dire aux acteurs : « La tyrannie tombera inéluctablement, et un monde de liberté et d’égalité viendra à coup sûr », « tyrannie » qui renvoie ici à celle de la dynastie des Qing. La dernière réplique de la pièce – « Nous étions amis dans la vie, nous serons amis dans la mort » – a à l’époque été accueillie par une ovation28. La même pièce fut mise en scène par la même troupe à Shanghaï en 1915. Le spectacle représentait à la fois le renversement de la dictature impériale avant la révolution Xinhai29 et la tyrannie du gouvernement l’ayant suivie. La pièce fut annoncée comme portant sur « la tyrannie du gouvernement, les vicissitudes du sentiment amoureux et la touchante tragédie d’un jeune couple héroïque »30, soulignant la double thématique de la politique et de l’amour.

  • 31 Selon les recherches de Shao Yingjian, Jin Xiaoyu s’est classé au 5e rang des pièces de théâtre dan (...)
  • 32 Les termes « Zhuangshi » (homme courageux) et « Lienü » (femme martyre) appartiennent au discours m (...)
  • 33 Barbara T. Cooper (dir.), French Dramatists 1789-1914 [Dramaturges français 1789-1914], London, Gal (...)
  • 34 Voir « Shangyehua miankong xia de zhengzhi huhuan - cong Tuosika dao Jinxiaoyu » [« L’Appel politiq (...)
  • 35 Mai Ye, « Guanju suitan » [« Commentaires sur les spectacles auxquels j’ai assisté »], Zazhi [La Re (...)

27La Tosca a été adaptée par Li Jianwu sous le nom de Jin Xiaoyu. Deux amoureux y évoluent : un érudit en archéologie et une diva du nom de Jin Xiaoyu, qui font face à un tyran. En le tuant, Jin Xiaoyu défend son amour et sa dignité, tout en accomplissant un acte de portée révolutionnaire. Dans le Shanghaï occupé par l’armée japonaise, la pièce fut jouée par la célèbre Compagnie Assidue, dirigée par Huang Zuolin (1906-1994), près de trois mois durant où elle est représentée plus de cent fois au Grand Théâtre de Paris entre le 24 septembre et le 17 décembre 1944. Après son succès à Shanghaï, la pièce a été montée à Tientsin, à Pékin et à Chongqing. Saluée par la critique, l’adaptation est l’une des plus réussies du temps31. L’environnement politique oppressif du Shanghaï d’alors a empêché metteurs en scène et interprètes d’adapter l’œuvre aussi librement qu’auparavant. C’est pourquoi l’annonce de la pièce dans Shenbao [Journal de Shanghaï] – « Un homme courageux meurt pour son pays, une femme martyre meurt par amour » (壮士殉国、烈女殉情, zhuangshi xunguo, lienü xunqing)32 – tend à historiciser le couple « révolution et amour » à travers le discours traditionnel chinois. En dépit de ces subtilités, les habitants de Shanghaï qui ont vu la pièce ont bien saisi le discours politique et l’appel patriotique qui y sont exprimés. Le baron Scarpia de La Tosca est ainsi considéré comme « le personnage le plus sadique que Sardou ait jamais créé »33. Pour les spectateurs chinois, il incarne l’envahisseur japonais, et son meurtre par Tosca fut fortement théâtralisé par les metteurs en scène, offrant une catharsis émotionnelle au public longtemps esclave de la brutalité japonaise34. Le célèbre critique de théâtre Mai Ye avait à l’époque émis le commentaire suivant : « Jin Xiaoyu n’est en aucun cas un drame sur une actrice, mais une tragédie révolutionnaire »35. La tragédie amoureuse de l’œuvre à laquelle est intégrée un discours politique prend ainsi une dimension encore plus sublime.

28En 1943, Li Jianwu avait adapté une autre pièce de Sardou, Fédora (1882), qu’il avait intitulée Xi xiangfeng [Une heureuse rencontre]. La pièce a été mise en scène à Shanghaï (1943) et à Chongqing (1944). Elle tourne à la tragédie pour le héros et l’héroïne du fait d’un malentendu et l’histoire s’achève sur la mort de la fille, tuée par son amant. La tragédie concerne ici le seul plan individuel, loin de la signification sociale et politique que peuvent avoir Patrie ! et La Tosca. C’est probablement la raison pour laquelle la réception de Xi xiangfeng ne peut se comparer à celle qu’avaient connue les deux autres pièces.

  • 36 He Guimei, « Geming + lian’ai moshi jiexi : zaoqi puluo xiaoshuo shidu » [« Analyse de la formule “ (...)

29Durant la première moitié du XXe siècle, Sardou suscite l’intérêt des dramaturges chinois par ses « pièces bien faites », Patrie ! et La Tosca notamment, dont l’intrigue combine l’amour et la révolution. En s’inspirant des analyses de Mao Dun (1896-1981), He Guimei identifie pour la période deux catégories de romans chinois traitant à la fois d’amour et de révolution : « La première représente le conflit entre “révolution” et “amour”, la deuxième leur comptabilité »36. Patrie ! décrit le conflit entre la révolution et l’amour, tandis que La Tosca réunit défense de la révolution et de l’amour, ces deux œuvres représentant ainsi parfaitement les catégories reconnues par He Guimei. En somme, la révolution et le salut de la nation chinoise, ainsi que la récurrence de la formule « révolution + amour » dans la littérature chinoise moderne offrent aux dramaturges chinois une réelle possibilité de contextualiser l’œuvre de Sardou.

III. Commerce, politique et art

30On peut distinguer deux périodes relativement concentrées pour la traduction et l’interprétation de Sardou en Chine : celle du début du XXe siècle, lorsque le théâtre chinois moderne en était à ses débuts, et celle de la guerre de résistance sino-japonaise. Pour le public, le théâtre moderne naissant n’avait pas le même attrait que le théâtre-opéra chinois traditionnel. Intrigues alambiquées et conflits émotionnels intenses deviennent alors des facteurs importants pour captiver son attention. Les « pièces bien faites » de Sardou et de Scribe incarnant à merveille ces procédés, il n’était pas déraisonnable qu’elles soient alors considérées en Chine comme les « grandes tragédies » du monde.

  • 37 Li Jianwu, « Ba » [« Épilogue »], Xi xiangfeng , Shanghaï, Shijie shuju, 1944, p. 4.
  • 38 Le nom signifie littéralement « nuages rosés ».

31Pendant la guerre, les dramaturges se sont à plusieurs reprises tournés vers l’œuvre de Sardou, bien qu’ils aient tous exprimé des opinions plus ou moins dépréciatives sur la valeur artistique de ses pièces. Li Jianwu, l’un des dramaturges les plus actifs du mouvement théâtral dans le Shanghaï occupé, réinterprète les œuvres de Sardou « afin de gagner un public, d’avoir une intrigue qui l’attire facilement et d’atteindre le succès commercial en représentant (les pièces de) Sardou au théâtre »37. En effet, avant de s’attaquer aux œuvres de Sardou, Li Jianwu avait déjà adapté, également pour des raisons commerciales, Adrienne Lecouvreur de Scribe en Yun Caixia. Il fait de l’héroïne, Yun Caixia38, une actrice de l’opéra de Pékin. Les choix de Li Jianwu sont représentatifs de la situation des professionnels du théâtre, qui devaient lutter pour survivre à Shanghaï pendant la guerre. Le théâtre leur fournissait un moyen de gagner leur vie dans un monde troublé, tout en leur permettant de maintenir leur intégrité et de ne pas avoir à collaborer avec l’ennemi. Or, ce refuge dépendait essentiellement de la rentabilité commerciale des pièces montées. Nul hasard, donc, si Li Jianwu, familier de la littérature française, s’est tourné vers le dramaturge Sardou, vraie coqueluche planches.

32Par temps de guerre, la représentation des complexités de la condition humaine devait souvent céder le pas aux besoins de mobilisation. La distinction tranchée entre le bien et le mal, ainsi que le châtiment du mal véhiculés par les pièces de Sardou étaient particulièrement bien adaptés aux besoins chinois de mobilisation politique d’un large public. Dans leurs adaptations des pièces de Sardou, les dramaturges chinois ont ainsi souvent renforcé la dichotomie entre le bien et le mal à des fins politiques. Dans Jin Xiaoyu, adapté de La Tosca, Li Jianwu délaisse toute pitié religieuse que traduisait chez Tosca le port d’une croix, une fois l’ennemi tué, trouvaille pourtant très appréciée sur la scène française au XIXe siècle et dans les versions ultérieures de l’opéra interprétées par la célèbre cantatrice Maria Callas. Dans Gucheng de nuhou de Ma Yanxiang, l’héroïne qui a dénoncé son mari se repent alors que dans l’adaptation de Patrie ! par Wu Tian et Wu Chen, Karloo n’a pas le temps de regretter d’avoir tué son amante, tout dévoué qu’il est au salut de la patrie. Toutes ces adaptations qui relèvent des « drames anti-invasion » sont nées d’un besoin évident d’expression politique.

  • 39 Nous pouvons nous référer ici aux déclarations de certains adaptateurs sur les défauts de leur trav (...)

33Durant les premières années de son existence comme pendant la seconde guerre sino-japonaise, le mouvement théâtral chinois a été confronté au défi singulier de conquérir un public. Dans ce contexte, le succès des pièces de Sardou auprès du grand public a fait de cet auteur un modèle idéal quand bien même aucune des traductions et adaptations de Sardou réalisées au cours de la première moitié du XXe siècle en Chine n’a égalé le succès remporté par Sardou sur la scène française. En faisant une trop grande place à la mobilisation politique, on risquait de réduire la valeur artistique des œuvres et de rebuter certains spectateurs39.

  • 40 Mai Ye, « Guanju suitan », loc. cit., p. 157.
  • 41 Jin Xiaoyu a été repéré par les Japonais pour sa connotation politique. Le 19 avril 1945, Li Jianwu (...)

34Jin Xiaoyu, adaptée de La Tosca par Li Jianwu, constitue une exception. Avant l’adaptation de cette œuvre phare de Sardou, Li Jianwu avait déjà adapté plusieurs pièces bien faites : Adrienne Lecouvreur d’Eugène Scribe, Fédora, Fernande et Séraphine de Sardou. Yun Caixia, adapté d’Adrienne Lecouvreur, a suscité un certain intérêt et a été joué deux fois à Shanghaï. Les trois autres pièces ne passent pas la rampe. Jin Xiaoyu, quant à elle, fut jouée à plus de cent reprises à Shanghaï, devenant l’adaptation la plus réussie à Shanghaï pendant la guerre. Le célèbre critique de théâtre Mai Ye avait désigné en 1944 Jin Xiaoyu et Qingchun [Jeunesse] de Li Jianwu comme les meilleures pièces de l’année. Pour le critique chinois, Jin Xiaoyu témoignait de la « richesse du pouvoir créatif de Li »40. Mai Ye attribue le succès de la pièce à la sinisation de la pièce de Sardou, à la représentation du personnage de Jin Xiaoyu et à la richesse propre au thème de la tragédie révolutionnaire. Plutôt que de se concentrer sur l’action révolutionnaire en tant que telle, la pièce dépeignait l’engagement des gens ordinaires en faveur de la justice, à travers les destins tragiques de Jin Xiaoyu et de son amant Fan Yongli. Dans l’environnement politiquement oppressif de la Chine occupée par les Japonais, les dramaturges professionnels n’étaient pas en mesure d’agir directement contre le pouvoir dominant. Li Jianwu situe donc sa pièce pendant l’expédition du Nord de 1926 à 1928, en faisant de la protection d’un « révolutionnaire » en fuite son fil conducteur. Par son tableau des forces antagoniques du bien et du mal et des choix moraux auxquels sont confrontés les civils, il appelait les spectateurs à maintenir leur intégrité morale individuelle. Pour les habitants des régions occupées, qui ne pouvaient pas combattre directement l’ennemi, le courage de ne rien céder sur le plan moral et de résister au mal était en soi un acte de portée révolutionnaire. En particulier, lorsque Jin Xiaoyu tue le cruel commandant de police, l’écrivain fait appel à la résilience du public chinois face aux envahisseurs japonais. Cette résilience devient une métaphore de l’esprit de combat du peuple chinois opprimé, qu’incarne une femme. Dans le contexte de l’occupation japonaise, en renforçant la caractérisation des personnages et en affinant le dialogue, Li Jianwu présente au public une pièce qui combine habilement puissance de l’appel politique et qualité artistique41.

  • 42 Chongqing est la ville où se situe alors le gouvernement chinois.

35Une combinaison parfaite entre expression politique et recherche artistique qui conduit donc Jin Xiaoyu de Li Jianwu au succès commercial et à une audience considérable. En revanche, lorsque Li Jianwu a réadapté la pièce en Buyetian [Journée insomniaque], publiée et mise en scène à Chongqing42, les résultats ont été médiocres. Dans Buyetian, la pièce adopte directement une posture anti-invasion, le commissaire de police devenant un laquais du gouvernement fantoche, et les révolutionnaires Mo Tong et Fan Yongli des combattants anti-japonais incognito. Désireux de soutenir l’espoir d’une victoire, Li Jianwu ne laisse pas Fan Yongli mourir mais fuir, sain et sauf, à Chongqing, fin qui ampute la pièce de l’aspect tragique présent dans l’œuvre originale de Sardou. En outre, faire de Fan Yongli un membre d’un groupe clandestin de Chongqing limite l’appel à l’intégrité morale qu’avait ménagé Jin Xiaoyu. Enfin, le public de Chongqing n’avait pas été confronté directement à l’invasion japonaise comme avait pu l’être celui de Shanghaï, ce qui explique aussi le moindre écho qu’y a reçu la pièce.

36Cette analyse de la réception de Sardou en Chine suggère que sa maîtrise des techniques théâtrales et l’attrait qu’il exerçait sur le public français ne garantissaient aucunement le succès de son œuvre en Chine. La littérature fut de tout temps et demeure encore aujourd’hui l’art de la situation. Or, toute situation emporte avec elle des éléments qui ne sont pas écrits d’avance dans telle traduction ou adaptation. Le sens d’une œuvre est alors susceptible d’être métaphorisé et régénéré, et les interprétations peuvent être infiniment variées. Le succès de Jin Xiaoyu réside dans le fait que la pièce reprend les deux thèmes phares de l’œuvre de Sardou, à savoir la politique et l’amour, tout en s’inscrivant dans « l’ici et le maintenant » de la Chine occupée de l’époque. Jin Xiaoyu, adaptée de La Tosca, fait dire à l’œuvre originale quelque chose qui ne peut être exprimé que dans le contexte de la Chine d’alors.

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Notas

1 L’article a été traduit du chinois au français par Elian Briole (Université Tsinghua) et al.

2 Voir, entre autres, Ignacio Ramos Gay, « Victorien Sardou et la régénération du théâtre anglais », in Victorien Sardou, un siècle plus tard, textes réunis par Guy Ducrey, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007, pp. 227-243 ; Jean-Marc Leveratto, « La Réception du théâtre de Sardou aux États-Unis » et Alexandre Tchepourov, « Sardou sur la scène du Théâtre Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg », in Isabelle Moindrot (dir.), Victorien Sardou. Le Théâtre et les arts, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, pp. 357-369, 371-378.

3 Selon le décompte auquel procède Victorien Sardou : un siècle plus tard, Sardou a écrit 62 pièces de théâtre, à quoi s’ajoutent 14 comédies musicales : opéras, pièces lyriques et tragédies lyriques.

4 Fernande, Fédora et Séraphine ont été adaptées par Li Jianwu entre 1943 et 1944.

5 Madame sans-gêne a été traduite par He Zhicai et publiée en feuilleton dans la revue Guanghua (《光化》), no3-6, 1945.

6 La « Terre divine » (Shenzhou) est un ancien nom donné à la Chine.

7 Œuvre attribuée à « la grande figure littéraire française » « Shaerzhi », (Sardou), et traduite par Guxing, publiée en feuilleton dans Shenzhou ribao [Journal de la Terre divine] du 28 octobre 1907 au 18 janvier 1908.

8 L’expression « théâtre chinois moderne » fait référence à une forme de théâtre née à la fin du XIXe et au début du XXe siècle sous l’influence du théâtre occidental, par opposition au théâtre traditionnel chinois. En chinois et dans cet article, les expressions « théâtre parlé » (Huaju) et « théâtre nouveau » (Xinju) sont également utilisées en référence à cette forme de théâtre.

9 Shenbao [Journal de Shanghaï], 5 juin 1915, publicité pour la représentation de Rexue par la Société Chunliu. Il s’agit de la pièce mise en scène par la même société au Japon en 1909 sous le titre de Relei [Chaudes Larmes].

10 Le 8 décembre 1941, le Japon a déclenché la guerre du Pacifique, à la suite de quoi Shanghaï est passée sous le contrôle intégral des Japonais, devenant ce que l’on a alors qualifié de « zone déchue ».

11 Shenbao, 22 août 1932, p. 20.

12 Ma Yanxiang, « Qianyan » [« Préface »], Gucheng de nuhou, Hankou, Huazhong Tushu gongsi, 1938, p. 2.

13 Sadu (Sardou), Zuguo, trad. Jiang Wenxin, Shanghaï, Shanghai guomin shudian, 1939, p. 9.

14 Li Jianwu, « Ba » [« Épilogue »], Xi xiangfeng [Une Heureuse Rencontre], adaptée de Fédora de Sardou par Li Jianwu, Shanghaï, Shijie shuju, 1944, p. 5.

15 Maer xiansheng (Feng Shuluan), Xiaohong xuan juhua [Discours sur le théâtre dans le Pavillon de Xiaohong], Youxi zazhi [Magazine du jeu], n° 18, p. 13.

16 Soulignons que l’héritage des pièces bien faites est pourtant évident dans l’œuvre d’Ibsen.

17 Cao Yu, « Ba » [« Épilogue »], Richu [Lever de Soleil], Shanghaï, Wenhua shenghuo chubanshe, 1936, p. XV.

18 Pascal Jouan, « Sardou et le mélodrame romantique », in Isabelle Moindrot (dir.), Victorien Sardou. Le Théâtre et les arts, op. cit., p. 58.

19 Gu Zhongyi, « Xiju xieshe de guoqu » [« Le Passé de l’Association du théâtre »], Xi [Théâtre], n° 5, 1933, p. 53.

20 Victorien Sardou, Préface de La Haine, in Théâtre complet III, Paris, Albin Michel, 1934, p. 10.

21 Patricia Rondet, « Patrie ! de Sardou à Paladilhe », in Isabelle Moindrot (dir.), Victorien Sardou. Le Théâtre et les arts, op. cit., pp. 133-134.

22 Information dans Shenbao du 29 mai 1929, p. 22.

23 Publicité dans Shenbao du 20 août 1932, p. 26.

24 L’armée japonaise est entrée dans Shanghaï en novembre 1937, mais pas dans les concessions internationales (concessions britannique, américaine et française de Shanghaï). Cette situation a contribué à faire des concessions de Shanghaï une zone entourée de territoires tombés au combat, d’où l’expression d’« île isolée » (Gudao).

25 À titre de référence, le film du même nom du réalisateur français Louis Daquin, basé sur Patrie ! de Sardou, produit en 1946, rend hommage au mouvement de résistance français pendant la Seconde Guerre mondiale, et sa fin ne voit pas le héros se suicider comme c’est le cas dans l’original.

26 Yu Shangyuan, « Nuhou chu Zhongguo de xinsheng » [« La Lutte pour une nouvelle Chine »], voir Shen Lierong et Shi Man (dir.), Xiju de liliang [Le Pouvoir du théâtre], Xinan shifan daxue chubanshe, 2009, p. 34.

27 Sadu (Sardou), Zuguo, adaptée par Wu Tian et Wu Chen, scène 6, Yuekan, vol. 1, n° 6, 1946, p. 98.

28 Ouyang Yuqian, « Huiyi Chunliu » [« Mémoires de la Société Chunliu »], in Ouyang Yuqian, Zi wo yanxi yilai [Depuis que je joue], Pékin, Zhongguo xiju chubanshe, 1959, p. 173.

29 Également connue sous le nom de Révolution de 1911, la révolution Xinhai a mis fin à la dernière dynastie impériale de Chine, la dynastie des Qing, dirigée par les Mandchous, et a conduit à la création de la République de Chine. « Xinhai » est une façon traditionnelle de compter les années en Chine.

30 Publicité dans Shenbao du 5 juin 1915.

31 Selon les recherches de Shao Yingjian, Jin Xiaoyu s’est classé au 5e rang des pièces de théâtre dans Shanghaï occupé en termes de box-office. Voir Shao Yingjian, « Jiapo guosui si jiaguo : 1940 niandai de Shanghaï huaju yu Wusi jingshen » [« Pensées à la famille et au pays : le théâtre de Shanghaï et l’esprit du 4 Mai dans les années 1940 »], Jiefangjun yishu xueyuan xuebao [Bulletin de l’Académie des arts de l’Armée de libération du peuple], n° 3, 2009, p. 17.

32 Les termes « Zhuangshi » (homme courageux) et « Lienü » (femme martyre) appartiennent au discours moral traditionnel confucéen et ne disposent pas d’équivalent en langue française. L’utilisation de ces termes donne l’impression que la pièce se déroule en Chine ancienne.

33 Barbara T. Cooper (dir.), French Dramatists 1789-1914 [Dramaturges français 1789-1914], London, Gale Research, 1998, p. 352.

34 Voir « Shangyehua miankong xia de zhengzhi huhuan - cong Tuosika dao Jinxiaoyu » [« L’Appel politique sous le visage de la commercialisation - de La Tosca à Jin Xiaoyu »], Zhongguo bijiao wenxue [Littérature comparée chinoise], n° 3, 2016, pp. 51-63.

35 Mai Ye, « Guanju suitan » [« Commentaires sur les spectacles auxquels j’ai assisté »], Zazhi [La Revue], n° 10, 1944, p. 157.

36 He Guimei, « Geming + lian’ai moshi jiexi : zaoqi puluo xiaoshuo shidu » [« Analyse de la formule “révolution + amour” : interprétation des premiers romans populaires »], Wenyi zhengming [Controverse littéraire], n° 4, 2006, p. 83.

37 Li Jianwu, « Ba » [« Épilogue »], Xi xiangfeng , Shanghaï, Shijie shuju, 1944, p. 4.

38 Le nom signifie littéralement « nuages rosés ».

39 Nous pouvons nous référer ici aux déclarations de certains adaptateurs sur les défauts de leur travail : Ma Yanxiang souligne la « hâte de l’adaptation (la pièce a été répétée et écrite en même temps) et le dialogue non poli » (préface de Gucheng de nuhou) ; Lin Jing, l’adaptateur de Xuehai nuchao, avoue que « L’adaptation de Xuehai nuchao a été réalisée en très peu de temps, je sais très bien qu’elle n’a rien de passionnant, et je crains que tout ce que l’on puisse dire à son sujet soit que l’esprit de la pièce originale a été quelque peu préservé ». Le metteur en scène Chen Zhice, estime également que l’adaptation « contient encore beaucoup de mots chinois de style occidental » (Xiju de liliang, op. cit., pp. 32 et 37), ce qui affecte l’effet artistique de l’adaptation. Il est vrai que la réalité de la crise nationale chinoise de l’époque obligeait les artistes à quitter leur tour d’ivoire et à considérer autre chose que la création artistique. Comme l’affirme Li Jianwu dans un article publié juste après la guerre, « Je veux que l’art soit de l’art, et je veux dans le même temps qu’il soit aussi robuste qu’un arbre dans la nature, qui, au moment critique, préfère sacrifier la beauté pour s’adapter aux conditions aquifères et pédologiques, pour s’accrocher à la vie », voir Li Jianwu, « Yu youren shu » [« Lettre à un ami »], Shanghai wenhua [Culture shanghaïenne], n° 1, 1946, p. 29.

40 Mai Ye, « Guanju suitan », loc. cit., p. 157.

41 Jin Xiaoyu a été repéré par les Japonais pour sa connotation politique. Le 19 avril 1945, Li Jianwu a été arrêté par les gendarmes japonais pour la création de cette pièce. Il a été interrogé et torturé en prison pendant plus de vingt jours.

42 Chongqing est la ville où se situe alors le gouvernement chinois.

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Para citar este artículo

Referencia en papel

Ma Xiaodong, «Révolution et amour : Victorien Sardou en Chine (1907-1946)»Babel, 47 | 2023, 205-223.

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Ma Xiaodong, «Révolution et amour : Victorien Sardou en Chine (1907-1946)»Babel [En línea], 47 | 2023, Puesto en línea el 30 junio 2023, consultado el 06 diciembre 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/14511; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.14511

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Ma Xiaodong

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