- 1 Thomas Mann, La Montagne magique, Paris, Fayard, 1978 [1924], p. 368.
1Un grand poète irakien du nom de Saadi Youssef, poète ayant connu l’exil pendant des dizaines d’années, déclara un jour que l’Irak n’était plus son pays. De déception en déception, seule la langue était demeurée habitable pour lui. C’est pourquoi il a pu dire que « l’exil est d’être en dehors des frontières de la langue maternelle ». Malek Haddad, qui aimait à dire : « la langue française n’est pas ma patrie ; elle est mon exil » et Kateb Yacine, qui parle de l’adoption d’une langue étrangère comme d’un « exil intérieur », auraient souscrit à cela. On peut ne pas être indifférent aux assertions de ces deux grands poètes et néanmoins penser qu’il est impossible de se situer en dehors des frontières de la langue maternelle. Un substrat rhétorique, syntaxique et sémantique subsiste toujours, qui fait que l’exil total est quasiment impossible. Chez certains poètes, on relèvera une jubilation à voir se mettre en branle ce substrat. Écrivant dans une langue, un poète en laisse transparaître une autre. Dit autrement, une langue peut en cacher une autre. Cela peut trouver son illustration dans La Montagne magique de Thomas Mann quand Mme Chauchat dit en français à Hans Gastorp « Parlez allemand s’il vous plaît » et Hans de lui répondre : « Oh, je parle français même en allemand »1. On pourrait aisément paraphraser cette réplique pour rendre compte de la posture du poète tunisien d’expression française et notamment de ceux qui formeront notre corpus.
2Tahar Bekri, Abdelaziz Kacem et Salah Garmadi sont parfaitement bilingues, et cependant ils ont délibérément opté pour la langue française dans leur poésie. Dernièrement Bekri me confia : « Garmadi, Kacem comme moi-même avons publié des recueils en arabe, pourquoi diable ne pas s’être limités à cela ? » Comment, s’exprimant en français, ces poètes préservent-ils l’arabité du texte ? La démarche est moins volontariste que ne le laisse penser notre interrogation. Visiblement, la poésie est le genre qui se prête le mieux à un tel « commerce » (Mallarmé), à de tels échanges faisant de l’autre une déclinaison du même. Écrire en français devient dès lors le lieu où sont interrogées deux instances : l’ipséité et l’altérité. L’entreprise est aussi périlleuse, qui met à mal le sujet, que ludique. Elle joue parfois sur les décalages entre niveau lexical et niveau syntaxique ; elle dissimule – tout en les laissant décelables – les emprunts, les connotations de chacune des langues. En cela, cette poésie fait penser à Vassilis Alexakis prompt à fixer son regard sur des objets qu’il ne voit pas (La Langue maternelle). Il y a lieu également d’évoquer le nom de Jacques Lacarrière, poète faisant de la philologie (en l’occurrence la philologie grecque) une ressource de sa poésie.
3Comment convient-il de lire cette poésie francophone qui reste rétive à la langue qu’elle adopte et fidèle à celle qu’elle délaisse ? Quelle rhétorique mettre à contribution pour lire cette poésie, sachant que d’une langue à une autre, la définition même des figures de style, des plus usitées (comparaison, métaphores) aux moins usitées, varie ? Pourquoi ces poètes ont-ils quitté la langue arabe pour tenter de la retrouver sous les traits d’une autre ? Nous verrons que l’entreprise est éminemment poétique en ceci qu’elle procède par détour, qu’elle préfère à la ligne droite les sinuosités des chemins de traverse. Nous étayerons tous ces points par l’exemple de trois auteurs, les deux premiers sont nés la même année, en 1933, et tous les trois sont universitaires spécialisés en littérature arabe. Nous nous pencherons sur trois faits stylistiques : l’emploi du verbe être chez Salah Garmadi, l’emploi de la conjonction de coordination chez Abdelaziz Kacem et, enfin, l’inversion thème prédicat chez Bekri.
- 2 Salah Garmadi, Nos ancêtres les Bédouins, préface de Lorand Gaspar, P.J. Oswald, 1975.
- 3 Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, « Folio, 1996, p. 109.
4« Ils sont là », dit le premier vers du poème inaugural de Nos ancêtres les Bédouins2de Salah Garmadi. Le noyau de ce vers est le verbe « être » employé au présent. Ce verbe disparaîtrait si le texte venait à être traduit en arabe. Pour un francophone, tout se passe comme si le verbe « être » faisait l’objet d’une ellipse en arabe. Il faut écrire en français pour voir les ellipses secrètes qui traversent la langue arabe. Il s’agit de cela même que Pierre Michon nomme les « foudroyantes ellipses des vieilles langues »3. Soulignons cette parenté entre ellipse et silence dont Abdelkébir Khatibi a le pressentiment :
- 4 Abdelkébir Khatibi, Amour bilingue, in Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2008, p. 8.
« je ne cesse de penser à cette phrase de Rilke “Rien n’est aussi puissant que le silence. Et si nous n’étions pas nés au cœur de la parole, il n’aurait pas été rompu”, et à cet autre de Beckett “Le silence est notre langue maternelle”. Le poète est seul devant la puissance infinie du silence, garant et abîme de son chant, Peut-être, un certain jour non- daté, un mot, un nom, une chose, un événement anodin, une histoire simple ou incroyable, se sont-ils déchirés en lui, au creux de l’être, sans aucun cri, comme une blessure si intime que, dans son regard, on eût pu lire une succession d’images qui reflètent, à ceux qui l’aiment, le tremblement d’une déchirure invisible »4.
5Le poème de Garmadi reprend à trois reprises la phrase « ils sont là » et, dans le texte suivant, ce même verbe se décline à la première personne du singulier : « Je suis » est immédiatement suivi de la forme interrogative correspondante « Suis-je ». « Je suis – suis-je » forment un chiasme (ou plus exactement une antimétabole). Cette figure moniste suggère l’unité des deux modes grammaticaux et insinue que « être » et « s’interroger sur l’être » sont des corollaires, voire des synonymes. Être, c’est penser l’être. Syntaxiquement cela se traduit par la contiguïté entre l’affirmation et l’interrogation. Le poème répertorie tous les emplois du verbe « être » : Je suis–suis-je + groupe nominal, + adjectif, +participe passé. Notre sentiment est que ces emplois quasi obsessionnels du verbe « être », tantôt comme copule, tantôt comme auxiliaire, visent à dire « être » dans le sens absolu, dans le sens d’« exister ». Garmadi manipule ce verbe, le manie comme on le fait lorsqu’on est natif d’une langue où « être » est défectif, comme l’arabe ou le russe. Pour ceux qui, comme Salah Garmadi, ne sont pas natifs de la langue française « “est” circule dans le langage comme le mot le plus » neuf « qui soit ». À ce propos, citons ce petit roman de Nathalie Sarraute (1900-1999) intitulé Disent les Imbéciles où on peut lire une réflexion sur le verbe « être » qui demande à être citée. La voici, mais précisons au préalable que ce verbe est issu des deux verbes latins stare/esse, verbes qui se retrouvent en espagnol sous la forme estar (momentané)/ ser (permanent) et en italien sous la forme stare / essere :
- 5 Nathalie Sarraute, “ Disent les imbéciles”, Paris, Gallimard, « Folio », 1978, p. 28.
« “est” – un ingrédient d’usage courant dont on se sert sans y penser, on pourrait à la rigueur s’en passer, mais pourquoi s’en priverait-on ? c’est parfaitement anodin, sans goût, sans parfum, et si commode pour lier... »5.
6Nathalie Sarraute ne fait pas que réécrire la fameuse sentence de Martin Heidegger : « “est” circule dans le langage comme le mot le plus usé qui soit » (Nietzsche II).
7Chez Garmadi, d’autres constructions font pendant à cet emploi obsessionnel du verbe « être ». Il s’agit des cas où ce verbe aurait pu se trouver dans la phrase, où il figure potentiellement. Une sorte de degré zéro du verbe « être ». Ce sont des syntagmes d’allure arabe composés d’un nom + un adjectif. Nous passons ainsi de l’attribut du sujet à l’épithète, dans des phrases où cette dernière équivaut à une relative attributive :
- 6 Salah Garmadi, Nos ancêtres les Bédouins, op. cit., p. 30.
« Peut-on penser à soi sans penser à autrui
Sans penser au futur grisonnant
Aux spectres chevelus
Aux vagues balbutiantes
Aux rochers qui bégayent
À la voix écorchée à vif
Au verbe passif et intransitif
Aux ifs morts et vifs
Au vin capiteux au kif
Au sein capricieux craintif »6.
8Dans cet extrait, la seule proposition principale employée est celle qui introduit un verbe, qui exprime un faire. Quant aux adjectifs, ils sont tous épithètes. Comme en arabe, c’est la contiguïté entre le nom et l’adjectif qui signifie que le premier est le thème et le second son prédicat.
9Ailleurs, on lit ce vers de Garmadi qui dit que « être » est l’épreuve de l’amour : « Oh mon amour fantôme qui es sans être »7.
10Peut-être qu’aimer, c’est traquer ce qui existe par-delà le phénoménologique. Le paradoxe n’est qu’apparent, tant l’univers de Garmadi est peuplé de spectres, d’ombres et de fantômes qui sont sans être. Sans doute parce que « être » est tout autre chose qu’exister. À moins qu’être ne soit que l’antonyme de « ne plus être ». Si nous envisageons cette hypothèse, c’est parce que « être » ne se rattache pas seulement à l’acmé, au paroxysme qu’est l’amour. « Être » appelle souvent la pensée du « néant », son antonyme. Mais, poétiquement, la négation de la négation est chose possible. Il est des moments où le poète voit la mort morte. Il peut dès lors écrire ceci : « La mort est condamnée à mort »8.
11Est-ce de l’humour noir de la part du poète qui sait que la mort n’est pas la seule à être « condamnée à mort », est-ce un de ces instants où l’on croit à l’éternité de l’éphémère ? On est en droit d’hésiter. Contentons-nous de voir dans ce vers une célébration de l’amour, une célébration de l’être, qui passe par la place centrale accordée à ce verbe soit par sa récurrence, soit par son ellipse. Absent ou présent, explicite ou implicite, ce verbe est central.
12Notons que ce verbe « être » est au cœur de l’affect. Tout se passe comme si « aimer » était la déclinaison poétique de l’ontologique.
13L’amour ici n’appelle pas de ses vœux un devenir autre. La seule métamorphose qu’il exige, c’est celle par laquelle l’être mue en lui-même, « Tel qu’en lui-même [...] l’éternité le change » pour citer le mot de Mallarmé.
14Peut-être qu’aimer est défectif dans toutes les langues et que la figure qui correspond le mieux à l’amour est celle de l’ellipse.
15Garmadi aime les répétitions qui permettent de se passer du verbe « être ». Une seule occurrence de ce verbe permet de déclencher une suite dépourvue de cette copule. Il semble que les litanies – surtout quand elles sont amoureuses – se passent bien de tout « être » :
« l’amour dont j’aime
est un amour ami
un amour ivre
un amour inquiet de vivre
un amour fou comme un enfant
un amour bond en avant
un amour mi public mi secret
un amour anti-contes de fée... »9.
16Le poème a des inflexions arabes. Mais cette influence de l’arabe est autrement plus évidente dans le poème « Promenade », texte qui se dispense du verbe « être » et même des déterminants comme le permet la langue arabe. En somme, il s’agit d’un texte dicté par la syntaxe arabe. Voici le poème dans son intégralité :
« Promenade
allées cages acérées
dans leur jardin public
parmi poteaux pendeurs de lumières
parmi fleurs yeux de monstres
arbres coupeurs de chemins
oiseaux coupeurs d’air
parmi promeneurs inertes lampadaires
les ampoules dans la boue
les racines crucifiées tête-en-bas
criant merci
parmi eaux geysers jaillis
instincts refoulés
parmi bancs geignant sous fesses de femmes
matière qui souffre
les autres sont du bleu
de la résignation-charogne
leur bave viscosité stérile
de méduse desséchée
sur les plages des étés d’Afrique »10.
17Le poème semble obéir à la syntaxe arabe, disions-nous. L’effet produit par la transposition de sa syntaxe est poétique. Ce qui en arabe n’est pas stylistiquement marqué, comme l’absence du verbe « être » au présent, ou l’absence de déterminant très fréquente en langue arabe, alors qu’en français il est obligatoire, tout cela est stylistiquement pertinent dès lors que le texte est transposé en français. Ainsi donc, ce qui est neutre en arabe devient poétique en français. Le passage par la langue française permet aussi au poète de voir sous un autre jour sa propre langue. Le bilinguisme poétise. Ou alors, le bilinguisme est affaire de poètes, c’est-à-dire de traducteurs. Cela se vérifie au niveau du lexique également. Prenons cet exemple : le mot البحر (la mer), il désignait autrefois toute étendue d’eau et on devait préciser selon le cas eau douce ou salée. Ainsi l’expression البحر المالح « mer salée » était fréquente et sans effet de sens particulier. Transposée telle quelle, l’expression n’est plus neutre. Elle rejoint pour le moins cette prédilection pour le gustatif si caractéristique de l’œuvre de Salah Garmadi.
- 11 Abdelkébir Khatibi, Amour bilingue, op. cit., p. 208.
18Il y a lieu d’évoquer les hésitations d’Abdelkébir Khatibi devant le genre des mots en arabe et en français. Dans Amour bilingue, Khatibi est comme déconcerté par la différence de genre des mots : « Il pensait au soleil, et déjà son nom, celui de la lune s’inversent – du féminin au masculin – dans sa double langue »11. L’auteur s’arrêtera sur un autre mot : mer (masculin en arabe, féminin en français). Khatibi ne manquera pas de se saisir du féminin français pour le rapprochement mer/mère, rapprochement impensable en arabe.
19Dans cette écriture qui se nourrit de ce qu’elle tait, qui met à jour les ellipses, qui se ressource dans le background (pour hasarder un anglicisme) arabe ou mieux encore dans ce que Ferroudja Allouache nomme Archéologie du texte, Garmadi met à profit toutes les ressources de la langue pour faire parler ce qui est tu. Pour revenir au verbe « être », on remarquera que toutes les constructions permettant son omission sont mises à contribution. C’est pour cela que l’apposition a la faveur du poète. Remarquons cependant que l’apposition n’est qu’un cas d’épithète :
- 12 Salah Garmadi, Nos ancêtres les Bédouins, op. cit., p. 97.
« Les femmes, vaches muettes, vertes et jaune, attendent de lui dire je vous aime. Noir, le foulard aimerait sans doute fouler une terre étrangère et généreuse. Derrière les visages figés, il y a le flou décomposé de la conscience, derrière les têtes rouges et bleues, il y a la fierté de l’attente et les petites filles applaudirent... »12.
20On est en droit de soupçonner Salah Garmadi d’avoir écrit une strophe en français avec une syntaxe arabe. Car autrement, ce texte serait incompréhensible, aussi incompréhensible que certains poèmes arabes d’Ibn Quzman (1078-1160) dont certains zadjels sont truffés de mots catalans ou de son contemporain Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1127) dont certains poèmes sont faits de mots arabes. Voici la strophe de Garmadi :
1. Sympa tu
2. Oui tu
3. Et cela
4. Et nous entourés de tout
5. Loin de ceux qui
6. De ceux dont
7. Il ne pousse que des griffes félines13.
21Dans le premier vers, se lit cette inversion prédicat-thème qui est en arabe un procédé d’emphase. Le vers 2 corrobore cette idée d’emphase. Ce que nous lisons surtout dans cette strophe, ce sont ses ellipses. Tout est biffure, effacement, à commencer par l’apocope de « sympa », jusqu’à l’ellipse du verbe « être » au vers 1 en passant par l’épanorthose des vers 5 et 6. Si nous rattachons l’épanorthose à l’ellipse, c’est parce que c’est une figure de la biffure, de l’effacement : je corrige ce que j’ai énoncé, je le rature.
22L’arabe et le russe ont sans doute raison de faire du verbe « être » un verbe défectif. Nous le voyons, ce verbe a partie liée avec les ellipses, avec le paroxysme et avec la négation. Il est l’occasion de penser l’être, de penser à l’être et de penser intransitivement. Souvent, seul le faire nous soustrait aux contraintes de l’être. Son évocation sous le mode du palimpseste dit cette rencontre des langues ayant longuement interpelé Abdelkébir Khatibi, pris par ce qu’il nomme « ce désir insensé d’une écriture bilingue » et dont il fournit une expérience :
- 14 Abdelkébir Khatibi, La Mémoire tatouée, Paris, 10/18, 1979, pp. 206-207.
« Quand j’écris en français, ma langue “maternelle” se met en retrait : elle s’écrase. Et entre au harem. Qui parle alors ? Qui écrit ?
Mais elle revient (comme on dit) — la mère, la terre, la loi voilée. Et je travaille aussi à la faire revenir quand elle me manque. Exemple : il m’arrive de subvertir le Coran et des textes arabes. Jeu d’ombre, je m’inscris dans la nuit de la loi, un fantôme passe, j’écris.
Mais elle revient, ai-je dit, seule fragmentaire, mutilée, lambeaux, traces, pas dans le désert.
En me relisant, je découvre que ma phrase (française) la plus achevée est un rappel.Le rappel d’un corps imprononçable, ni arabe ni français, ni mort ni vivant, ni homme ni femme : génération du texte. Topologie errante, schize, rêve androgyne, perte de l’identité — au seuil de la folie »14.
23Dans cette longue citation, certaines formulations demandent à être glosées. Ainsi, là où Khatibi écrit « fragmentaire, mutilée, lambeaux, traces, pas dans le désert » nous entendons l’adjectif « elliptique ». Par ces « traces » et par ces « pas dans le désert », nous entendons le mot arabe aya, signe, preuve, trace, verset i.e. poésie. Nous pensons également au terme grec τύπος, (Tupos) empreinte entendue comme une déclinaison de l’image. Et quand, à la fin de la citation, Khatibi écrit « Topologie errante, schize, rêve androgyne, perte de l’identité — au seuil de la folie », nous pensons qu’il s’agit en l’occurrence d’une périphrase pour dire « poésie ».
24Le deuxième poète que je voudrais évoquer est Abdelaziz Kacem, poète chez qui on retrouve la même constitution binaire du vers que l’on relève chez Tahar Bekri. Ici, elle se manifeste dans le recours exclusif aux vers pairs et dans le nombre de vers composant chaque poème. À deux exceptions près, il s’agit toujours de poèmes dont le nombre de vers est pair (ce sont surtout des poèmes composés de 16 vers). En réalité, ce vers de 16 syllabes est un double octosyllabe. Mais l’arabité de l’écriture de Kacem n’est pas à chercher là où elle semble la plus manifeste. Elle n’est pas dans cette prédilection pour le palindrome qui en est pourtant le signe le plus évident. Les exemples que permet la langue française ne sont pas assez nombreux. Il y a certes l’adverbe de négation « non » dont le poète fait grand usage :
- 15 Abdelaziz Kacem, L’Hiver des Brûlures, Tunis, Cérès Editions, 1994, p. 37.
« Et j’écris NON en palindrome »15.
25ou encore :
« La main binaire est deux fois serve
Courant de gauche à droite et à l’inverse
Cherchant dans l’arabesque au rinceau enlacée
À RESSASSER les palindromes »16.
26L’arabité n’est pas non plus dans ces poèmes composés exclusivement avec des mots d’origine arabe que sont « Le Sonnet arabe » et « Zadjal troubadouresque », qui s’apparentent à des exercices de style et qui s’inscrivent aussi sous le signe du palindrome car ce sont des poèmes dont l’ambition est de transcrire de gauche à droite ce qui s’écrit à l’origine de droite à gauche. Ce sont des poèmes écrits d’une main « binaire » . Je chercherai l’arabité de l’écriture de Kacem dans l’emploi de la conjonction « et ».
27C’est par référence au Coran que s’explique la fréquence de la conjonction « Et » avec sa valeur circonstancielle :
« Je resterai fidèle à Hannibal
Et je te sens courir mille et un parasanges »17.
28Ici « et » se lit dans le sens de « alors que », « cependant ». Traduit, le mot garde, sous forme de connotations, toute sa signification originelle.
29Dans le poème inaugural, on peut lire ce « et » qui traduit non pas la préposition « waw » mais le « fê » avec sa valeur circonstancielle :
« J’ai dû biffer qu’ai-je et que suis-je
Et rien ne sert de savoir si
La muse ayant ma clé de si
Est juste plate ou callipyge »18.
30Ainsi le « et » ne traduit pas uniquement le « waw » mais également le « Fê » ces deux prépositions que l’Hébreu traduit par « Vav ».
31Et il est des occurrences poétiques heureuses qui combinent à la fois « et » et « à ».
32« Et » traduit la lettre « waw » ou « fê » alors que « à » la lettre traduit la préposition arabe « ILLA » qui, bien que n’étant pas une lettre, est traitée comme telle par les grammaires arabes. Or, il est heureux que le français traduise la bisyllabe « ILLA » par la lettre « à ». Ici 2 = 1.
33Je retiendrais cette occurrence où le poète associe la conjonction « et » et la préposition « à » :
« Et à Phryné si c’était à refaire
Je donnerai sans hésiter la pomme »19.
- 20 Jean Sorrente, Nuits, Luxembourg, Éditions PHI, 1994.
34Pourquoi ces deux vers se sont-ils imposés au lecteur que je suis de manière quasiment obsédante ? Peut-être parce qu’ils calquent une séquence coranique très fréquente. Séquence du type « Et puis à ceux de ‘Ad (Nous avons envoyé) leur frère Hûd » (Les Redans 65). Ou encore : « Et puis à ceux de Thamûd (Nous avons envoyé) leur frère Çâlih, qui leur dit » (Les Redans, 65). Et encore, dans la même sourate,« Et puis à Madyan (Nous avons envoyé) leur frère Shu’ayb » (Les Redans 85). De tels motifs se retrouvent dans la sourate Hûd aux versets 50, 61, 84. Il s’agit donc d’une réminiscence de la langue maternelle. Dans la langue d’accueil subsistent des structures syntaxiques qui sont à lire moins comme des connotations que comme un rappel d’appartenance. Pourquoi ce « et » nous interpelle-t-il ? Parce qu’il est tout à la fois « et » et plus que « et ». Ici la chose est à la fois elle-même et ce qu’elle est ailleurs (dans la langue arabe). Le « et » est conjonction de coordination mais aussi « et » jussif واو القسم et signe d’affiliation au texte coranique. La récurrence du « et » s’explique par ce souci de jonction que le texte souhaite entretenir avec un texte matriciel. Dans la poésie arabe, le « et » qui commence le poème le rattache à ce texte matriciel qui est peut-être la poésie signifiant par-là que dire c’est toujours répliquer et insinuant le regret qu’il y a à ne jamais avoir le premier mot et encore moins le dernier. Je ne connais qu’un seul exemple d’œuvre d’expression française commençant par « et ». Il s’agit d’un roman de Jean Sorrente, Nuits20.Interrogé à ce propos, Sorrente me répondit :
- 21 Jean Sorrente, lettre du 2 octobre 2001.
« Je suis en effet un lecteur ému des textes sacrés, et j’ai essayé d’en dire quelque chose, à ma manière, sur le mode de l’oraison qui commande une cadence, une libation toute intérieure. Que ce soit en poésie ou en prose, il me semble ajouter... à l’œuvre, je ne sais, à ce beau discours, divin et hiérophore, qui a précédé le monde, et dont la littérature, ou plus généralement l’écriture, est l’une des retombées. Sans doute est-ce la raison pour laquelle je privilégie la conjonction »21.
- 22 Michel Deguy, La poésie n’est pas seule. Court traité de poétique, Paris, Seuil, 1988, pp. 67-68.
35Ce que confirment les propos de Sorrente, c’est que la jonction a partie liée avec le sacré et avec le dire poétique. L’usage de la conjonction « et » a comme retombées rhétoriques deux figures essentiellement : l’hperbate et la polysyndète (avec la figure voisine l’asyndète), deux figures qui disent la jonction / disjonction en œuvre dans tout poème. Pour définir l’hyperbate, je reprendrai la définition qu’en donne Michel Deguy : « Qu’est-ce que l’hyperbate ? Les taxinomies modernes disent : figure par laquelle on ajoute à la phrase qui paraissait terminée une épithète, un complément ou une proposition. “Albe le veut, et Rome” (Corneille)” »22. La conjonction « et », sans être l’unique modalité de l’hyperbate, en constitue l’outil privilégié, comme chez Claudel. Avec Kacem, la différence, c’est que l’hyperbate est calquée sur une langue où elle est inhérente à la langue même, où elle ne constitue pas un cas de figure. On pourrait voir dans le passage d’une langue à une autre l’occasion de faire d’un procès neutre un procès figural. Pour extrapoler, je dirais que le passage d’une langue à une autre peut poétiser le prosaïque comme il peut prosaïser le poétique. On pourrait également privilégier la langue de départ et ne pas voir ce qui y est en œuvre. Pour revenir à l’usage de la conjonction « et » dans la poésie de Kacem, je dirais qu’elle pose problème dès lors qu’on la considère du point de vue rhétorique.
36Dans la poésie arabe, l’hyperbate n’est pas qu’une figure microstructurale. Elle est inhérente à la profération poétique. Tout poème est hyperbatique. Et en ce sens, l’hyperbate est une figure. Et par figure j’entends toute construction pouvant rendre compte du figural d’une manière générale.
37Dans cette poésie écrite avec un calame, on trouve des passages métatextuels qui sont loin de décourager cette interprétation :
- 23 Abdelaziz Kacem, L’Hiver des Brûlures, op. cit., p. 60.
« J’écris à tout hasard moins pour écrire
Que pour tracer des signes
De ralliement ou de reconnaissance »23.
38Il est vrai que je tronque un peu ma citation, la soustrait à la révolte qui la sous-tend et lui donne sens mais, là encore, les mots ne sont-ils pas à lire « littéralement et dans tous les sens ». Dans ces signes de ralliement ou de reconnaissance, il est permis de voir des signes linguistiques de ralliement à une lecture poétique de la langue, de la langue maternelle.
- 24 Abdelkébir Khatibi, La Mémoire tatouée, op. cit., p. 25.
39Il s’agirait d’une autre sémiologie où chaque chose aurait une autre signification, une sorte de doublure ou de double. Par exemple, le Coran et les figures qui s’y rattachent, notamment celle du maître de l’école coranique, seraient une figuration de la figure paternelle et, partant, de la langue paternelle. Une page d’Abdelkébir Khatibi dit cette anastomose entre le paternel et le coranique, si fréquente dans la littérature maghrébine. S’agissant de son père, l’auteur d’Amour Bilingue écrit : « De coutume, il habitait dans le Coran, entouré de sa famille ou de ses fidèles – confrérie nombreuse –, dormait tard entre les livres, se réveillait brutalement au petit matin. Retiré au premier étage, il veillait sur notre sommeil »)24. Il y a lieu de noter que l’évocation du Coran chez Khatibi relève d’un traitement thématique de la question alors que, chez Kacem, elle donne lieu à un traitement scriptural. Qu’il l’ait projeté ou non, Kacem écrit comme le Coran. Avant lui, un autre auteur tunisien entreprit de le faire de manière revendiquée et en arabe même : il s’agit de Mahmoud Messadi. L’entreprise est plus irrévérencieuse qu’il n’y paraît puisqu’elle porte atteinte au dogme de l’inimitabilité du Coran. Les deux auteurs laissent entendre que le Coran est imitable, en arabe pour Messadi, et même en français pour Kacem, sans qu’il s’agisse pour autant de traduction.
40Kacem est un poète qui s’interprète en arabe pour reprendre une expression de lui dans sa préface au recueil d’Ariëlle Pauwels, Flamande qui a choisi de s’interpréter en français. « Interpréter » réfère moins à la traduction qu’à la musique. Ce qui est corroboré de la sorte, c’est cette essence musicale que Khatibi prête au bilinguisme :
« Le bilinguisme intégral est – hélas – impossible. Contrepoint d’une passion (déraisonnable), il serait l’agencement d’un palimpseste, d’un double palimpseste perpétuel – proche de la musique. Le critique devrait changer de perspective, considérer le texte bilingue idéal du point de vue de la musique »25.
41Comme on ne fait jamais de portraits mais seulement des autoportraits, on lira le texte de cette préface de Kacem comme une réflexion du poète sur sa propre expérience poétique :
- 26 Abdelaziz Kacem, Préface à Souffle du Saphir avec des textes arabes de Saoussen Hajeri, Anvers, Imp (...)
« Ariëlle Pauwels, écrit Kacem, est une voix poétique confirmée, elle a néanmoins, à l’instar de ses illustres aînés, choisi de se dire, de s’interpréter, si j’ose m’exprimer ainsi, en français »26.
42Comme toute identité, l’arabité n’est pas à chercher dans les motifs qui la signifient de la manière la plus explicite car, dès lors qu’une identité s’affiche en motifs elle sombre, au mieux, dans le folklorique. L’identité est syntaxique. C’est dans la rémanence de structures arabes que l’arabité s’exprime sans pour autant verser ni dans les travers d’un enracinement identitaire ni dans une altérité coupée du terreau. Il s’agit pour le poète de maintenir l’écartèlement entre les deux rives. C’est ce qu’il dit quand il écrit :
- 27 Abdelaziz Kacem, L’Hiver des Brûlures, op. cit., p. 104.
« On m’appelle MAJNOUN
Que j’épelle AUCASSIN
Je suis l’écartelé
De mes enjambements
J’ai un pied pris au piège
Dans l’une et l’autre rive
Il me plaît d’exhiber au contrôle enragé
L’altérité de mon credo identitaire
Signes particuliers la phobie des racines
Qui nous ont si longtemps tenu lieu de branchages »27.
43Lorsque le poète écrit :
« j’ai un pied pris au piège
Dans l’une et l’autre rive »,
44il signifie « pied » certainement mais il me plaît de prendre les mots « littéralement et dans tous les sens » et je lis dans « pied » un synonyme de syllabe. Ce que disent ces deux vers, c’est la double appartenance rhétorique du poète.
45Cette double appartenance se lit également chez notre troisième poète, Tahar Bekri. Le premier vers de son recueil Chapelets d’attache dit : « S’envolent/les colombes ». Cela est poétique car ici 1 + 1 = 1. « S’envolent /les colombes » ne constituent pas deux vers, comme le corrobore l’absence de majuscule à « les ». Il s’agit d’un vers arabe, avec ses deux hémistiches. La binarité du vers arabe est prêtée à la langue française. Ce prêt est en lui-même figure de style, effet poétique : il s’agit de l’hypallage. Les attributs de la langue arabe, en l’occurrence le caractère binaire du vers, sont attribués à la langue française. Dans le même vers, la binarité qui régit toute la prosodie arabe classique, est mise en exergue par l’inversion, qui la fait ressortir. Or l’inversion, elle-même vient de l’arabe. À l’ordre français SV, le recueil Les Chapelets d’attache préfère l’ordre arabe VS. Il use à l’envi de ces inversions. Le recueil agit comme si le français était une langue à déclinaisons comme le latin, comme l’arabe. Peu importe pour ces langues l’ordre thème / prédicat ou prédicat / thème à partir du moment où ceux-ci sont marqués par une désinence permettant de les distinguer. Pourtant blanc bonnet n’est pas bonnet blanc en ceci que le tour thème/ prédicat est français alors que le tour prédicat / thème est arabe. Presque tous les derniers vers des poèmes constituants le recueil Les Chapelets d’attache marquent cette prédilection pour la construction arabe. Par exemple : « Altérées d’encre libre, les lettres ». Ce vers est la traduction poétique de : « les lettres sont... ». À part deux exceptions (p. 46 et p. 51, être est employé à l’infinitif), le recueil n’emploie jamais le verbe être. Le fameux mot de Heideggerne se vérifie pas ici, car, en l’occurrence, c’est le mot le plus inusité qui soit. Pourquoi ? D’abord pour cette figure de style qu’est l’ellipse dira le francophone que je suis. D’abord parce que le verbe copule est un verbe défectif en arabe et qu’il n’existe pas au présent de l’indicatif, dira l’arabophone que je suis. « Être » en arabe est toujours affecté d’un coefficient passé ou futur. L’ellipse du verbe copule vaut surtout comme moyen pour restaurer ce verbe par trop usité. Comment restaurer l’être alors que tout dans la langue conspire à l’occulter. Je pense à ce gallicisme littéralement intraduisible dans une autre langue : il y a que l’anglais traduit par un There’s et l’italien par c’è tous deux comprenant le verbe être. Je pense aussi à l’emploi immodéré de ce verbe en français. L’être semble noyé par deux procédés : l’un qui l’occulte derrière « avoir » et l’autre qui le banalise par un emploi par trop récurrent.
46À ce verbe Bekri préfère le tour elliptique et, comme dans la syntaxe arabe, il lui substitue le rapport de contiguïté souligné ici par la virgule. La contiguïté est bien plus qu’un rapport syntaxique ; souvent niée en tant que telle, c’est l’expression d’une vision du monde. En arabe, « être » au présent se dit à travers une présence immédiate, semblable à la « donation » dont Husserl parle au début du XXe siècle. Le présent est l’immédiateté de l’être-là. C’est une immédiateté qui se passe de tout outil intermédiaire.
47Une structure pour une autre, une syntaxe pour une autre. Tel est le faire du poète. Il fait sienne la modernité qu’on attribue au français pour retrouver ses racines et pour découvrir que la modernité est aussi dans le classicisme. La démarche de Bekri rappelle celle d’Octavio Paz cité dans la quatrième couverture du recueil : « Un jour, j’ai découvert que je n’avançais pas, mais que je revenais au point de départ : la quête de la modernité était une descente vers les origines ». Ce qu’Octavio Paz dit de la sorte, c’est, me semble-t-il, son inscription dans la postmodernité qu’on pourrait résumer de manière hâtive dans la formule : « cela revient au même ». Bekri est dans une posture qui me rappelle ce qu’il me confia tout dernièrement : « Il y a comme un désir de ma part de m’affranchir d’une langue française et de chercher à rendre la langue de l’Autre, langue autre ».
48On voit qu’il ne s’agit pas de simples réminiscences de la langue maternelle. Ce ne sont pas seulement les structures de la langue arabe qui sont convoquées ; ce sont les schèmes même de la pensée arabe qui sont signifiés ici. Je prendrais un autre exemple qui me semble emblématique. Tous les poèmes de ce recueil se terminent sur un syntagme nominal. Gloire au nom, insinue le poème. Pourquoi le nom ? Parce que, dans la culture arabe, le Nom est l’équivalent du Verbe dans la culture occidentale. On pourrait multiplier les exemples illustrant la primauté du nom dans la culture arabe : ils sont abondants, cela va du Coran jusqu’à Mahmoud Darwich. Autant de contextes dans lesquels le nom subjugue.
49On connaît le mot de Tahar Bekri qui dit vivre dans « une maison avec deux fenêtres ». En faisant un jeu de mots, on pourrait se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une même fenêtre avec deux volets. Une part visible, qui serait le français, et une part cachée qui la soutiendrait : l’arabe, dans un échange où l’une nourrit l’autre. Par ce topos, je réalise ce désir de dire qu’une seule langue ne suffit pas. Une seule rhétorique non plus.
50La poésie francophone écrite par des poètes versés dans la littérature et la langue arabes se lit comme un palimpseste. La présence de la langue arabe y est si perceptible que Habib Ben Salha propose de substituer à l’expression « littérature maghrébine d’expression française » une autre expression « littérature maghrébine d’impression française ». Cette littérature superpose deux syntaxes, deux rhétoriques, deux sémantiques, deux versifications même. Cette production lisible en français est également régie par une stylistique accessible aux seuls arabophones. Son comparant pourrait être une traduction conservant les marques de la langue initiale. Ainsi donc, c’est d’une poésie soumise à une double contrainte, celle de la langue d’origine et celle de la langue cible. Une poésie doublement libre, affranchie qu’elle est des deux langues. Ici, la contrainte est un adjuvant de la liberté.