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La mémoire méditerranéenne de Constantin Cavafy

André-Alain Morello
p. 212-229

Résumé

Résolument tournée vers l’Antiquité gréco-romaine, l’œuvre de Constantin Cavafy, poète grec d’Alexandrie (1863-1933) puise aux sources de la culture méditerranéenne. Il doit sa notoriété en France à Marguerite Yourcenar, éprise d’hellénisme, qui a traduit ses poèmes et lui a consacré un long texte dans Sous bénéfice d’inventaire. L’œuvre de Cavafy est une poésie brûlante de la Méditerranée et de la mémoire.

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Texte intégral

« Nous choisirons Ithaque » (Camus, L’Homme révolté)

De Marguerite Yourcenar à Constantin Cavafy

  • 1 Paul Guth, Avec Marguerite Yourcenar à Paris (1956), in Marguerite Yourcenar, Portrait d’une voix, (...)
  • 2 Marguerite Yourcenar a publié « Essai sur Kavafis » dans Mesures, n°1, janvier 1940, pp.13-30; et « (...)
  • 3 Voir Josyane Savigneau: Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, Gallimard, Folio, 1990, pp. 15 (...)
  • 4 Les Yeux ouverts, Editions du Centurion, 1980, repris dans Le Livre de Poche, p. 92.
  • 5 Les Yeux ouverts, Le Livre de Poche, pp.193-194.
  • 6 Georges Cattaui, Cavafy, Seghers, 1964, p.101.
  • 7 Préface aux Poèmes de C. Cavafis, Gallimard, 1999, p.11.

1 Dans un recueil d’essais consacrés aux rhétoriques méditerranéennes, une évocation de la poésie de Constantin Cavafy me semble avoir pleinement sa place. Peut-on trouver plus méditerranéen que ce Grec d’Alexandrie du début du vingtième siècle qui a composé une œuvre profondément originale et moderne mais qui semble perpétuellement tournée vers l’Antiquité gréco-romaine, et vers les sources mêmes de la rhétorique ? Et peut-on imaginer médiatrice plus « méditerranéenne » pour cette œuvre que Marguerite Yourcenar elle aussi nourrie de Grèce et d’Italie ? Comme bien des lecteurs français, j’ai en effet découvert la poésie de Constantin Cavafy grâce à Marguerite Yourcenar qui lui a consacré un long texte, repris dans Sous bénéfice d’inventaire, texte de présentation qui devait aussi être la préface à une traduction des poèmes de Cavafy, que la romancière avait entreprise avec l’aide de Constantin Dimaras. Tout devait conduire vers Cavafy Marguerite Yourcenar, « cette Européenne macérée dans l’hellénisme comme l’olive dans l’huile »1, qui publie en 1932 chez Grasset un essai sur Pindare. Après Pindare, et quelques années avant que Giono n’écrive un Virgile, elle devait naturellement découvrir le plus grand poète grec du XXème siècle et le révéler aux Français.2 De 1932 à 1939, la vie de Marguerite Yourcenar, de son propre aveu, est « centrée sur la Grèce » ; chaque année, elle séjourne plusieurs mois en Grèce, elle traduit les poèmes de Cavafy avec l’aide de Constantin Dimaras, elle publie plusieurs essais dans une revue intitulée Le Voyage en Grèce3. Quant à Feux, ce recueil de poèmes en prose que Marguerite Yourcenar écrit en Grèce et qu’elle publie en 1936 chez Grasset, c’est un livre non seulement inspiré par les mythes grecs, mais aussi en définitive assez proche sur certains points de l’esthétique de Cavafy : dans ses entretiens avec Marguerite Yourcenar, Mathieu Galey observe par exemple que c’est « un livre presque sans adjectifs » et parle même d’un « livre sec ». Yourcenar lui répond : « C’est un livre entièrement brûlant [...] Je suppose que vous considérez le feu comme un élément sec »4. Or, dans un autre entretien, discernant cette fois chez Cavafy ces « qualités uniques de dépouillement et d’ardeur », la romancière reconnaît que ce qui a pu la rapprocher de Cavafy c’était « l’ardeur brûlante comme un soir grec »5. Il reste que Marguerite Yourcenar a pu retrouver jusqu’au souvenir de Pindare dans la poésie de Cavafy : même si « l’Hellade de Cavafy ne ressemble guère à celle de Pindare »6, il faut reconnaître, avec Dominique Grandmont, que Cavafy a pressenti, « comme Pindare, que l’éternel lui-même était atteint de précarité »7.

  • 8 Marguerite Yourcenar: Portrait d’une voix. Vingt-trois entretiens (1953-1987), textes réunis, prése (...)
  • 9 Voir l’étude de Bérengère Deprez, « L’humble mesure du possible. Engagement et détachement dans les (...)
  • 10 M. Joly, « La présence archétype de la culture grecque dans l’œuvre de Yourcenar et son sens », Mar (...)

2 Au cours d’un entretien de 1971, Marguerite Yourcenar est revenue longuement sur les circonstances de sa découverte du poète grec et sur les raisons qui l’ont amenée à le traduire : « j’ai été frappée par ce destin profondément grec moderne de Cavafy : cette tristesse d’être grec, cette fierté d’être grec, ce sentiment d’un tout petit pays. Pour Cavafy la Grèce n’était qu’un tout petit pays. Il n’était même pas Grec de Grèce, il était Grec d’Egypte, par conséquent tout de même un étranger jusqu’à un certain point. Il y a en même temps ce sentiment d’un accablant passé, d’un immense passé et qu’il ne voit pas du même coup d’œil que nous. Notre Grèce, c’est la Grèce classique, et, pour eux, c’est cette longue série de perturbations qui va d’Alexandre à la conquête de Constantinople et à la Grèce moderne. Et alors, ce dépouillement, cette tristesse de Cavafy, ce désir d’aller jusqu’au bout de ses expériences, même de ses expériences érotiques qui en somme étaient limitées - dans un sens l’expérience érotique l’est toujours pour chaque individu - et de leur faire donner tout ce qu’elles pouvaient donner, d’en faire une philosophie du temps, de tâcher de situer ces expériences dans le temps, tout cela devenait très intéressant »8. Si Marguerite Yourcenar est sensible au destin de Cavafy, c’est que sur bien des points le sien est proche de celui du poète d’Alexandrie. Etre originaire d’un « petit pays », avoir connu l’exil, éprouver la nostalgie d’un immense passé, c’est-à-dire d’une immense culture, qui restera la seule vraie patrie : tous ces éléments ont aussi marqué le destin de Marguerite Yourcenar lorsqu’elle s’exprime en 1971. Dès lors, traduire Cavafy, c’était un peu pour Marguerite Yourcenar se traduire elle-même ou traduire une partie d’elle-même. De même que commentant les œuvres de Thomas Mann ou de Mishima, elle éclaire aussi une partie de son œuvre, manifestant ainsi une sorte de « projection spéculaire »9 particulièrement nette chez elle, mais qui marque souvent les liens entre l’auteur et son commentateur. On doit enfin souligner la place particulière qu’occupe Cavafy dans l’ensemble des essais de Yourcenar ; parce qu’il est un poète grec, parce qu’il est dans l’esprit de Marguerite Yourcenar le Pindare méconnu du début du XX ème siècle, parce que la Grèce est par Marguerite Yourcenar associée à ses années de jeunesse, et enfin parce que « la majorité des œuvres de Marguerite Yourcenar est hantée par la réminiscence de la Grèce » et que « cette mémoire méditerranéenne intervient comme vision de l’origine, une sorte d’archétype de l’accomplissement de toute culture »10. Pour toutes ces raisons, l’œuvre de Cavafy me semble avoir une position centrale dans la culture de Yourcenar, et dans son panthéon personnel.

Une poésie de la Méditerranée

  • 11 Olivier Poivre d’Arvor, « Alexandrie, capitale de la mémoire », Alexandrie d’Egypte, Editions Eric (...)
  • 12 Le poète Ungaretti est né à Alexandrie.
  • 13 Lettre de Lawrence Durrell à Henry Miller du 23 mai 1944, trad. par Bernard Willerval, Une correspo (...)

3 Cavafy est le poète d’Alexandrie, comme Umberto Saba est celui de Trieste, ou Baudelaire le poète de Paris. Cavafy est né en 1863 à Alexandrie, la ville où se trouvait la plus grande bibliothèque de l’Antiquité, qui avait recueilli les manuscrits d’Aristote, cette ville dont « le destin était d’attirer les écrivains, ces êtres épris de mémoire », qui accueillit Flaubert, Rimbaud, Forster, et Lawrence Durrell, « une ville dont on vous dit sans cesse qu’il eut fallu la connaître, il y a vingt, trente ans, une capitale - la plus grande - de la mémoire »11. Capitale de la mémoire, plus encore que Venise, cette capitale fin-de-siècle des élites européennes, l’Alexandrie du début du XX ème siècle dans laquelle vécut Cavafy fut aussi le salon brillant des cent mille étrangers qui l’avaient investie : Anglais, Grecs, Italiens12, Arabes, Coptes, Juifs. Ce cosmopolitisme absolu d’Alexandrie va inspirer profondément la poésie de Cavafy, à tel point qu’on peut se demander si son œuvre n’est pas une véritable célébration du brassage des cultures, du mélange des peuples, en même temps qu’elle est une traversée de l’histoire. Dans des lettres à Henry Miller, Lawrence Durrell, le futur auteur du Quatuor d’Alexandrie évoque sa vie dans cette ville cernée par les étendues marécageuses du lac Maréotis et les rivages de la Méditerranée, en parlant d’une « nourriture sexuelle de qualité, mais dans une atmosphère moite, hystérique, sablonneuse, dominée par le vent du désert qui transforme tout en manie indispensable. L’amour, la drogue et l’homosexualité, voilà les remèdes évidents pour quiconque est coincé ici pour quelques années [...] C’est le monde des Pères du désert et des Juifs errants ; le pays est dévoré, ravagé, comme la mâchoire cariée d’une momie. Alexandrie est la seule ville d’Egypte où l’on puisse vivre, parce qu’elle s’ouvre sur une côte plate et jaunâtre - sur une mer qui permet l’évasion »13. Cette Alexandrie que Durrell définira plus tard dans le Quatuor comme « le grand pressoir de l’amour », est déjà présentée en 1944 comme le lieu de toutes les tentations : « L’amour ici n’a rien de préconçu, mais il se fait lourdement et dans une sorte de bataille - ce n’est pas l’amitié molle des Nordiques - farouche et terrible, une bataille d’aigles et de vautours avec des becs et des serres. »

  • 14 Cavafy, Poèmes, éd. Yourcenar, p.93.

4 Retrouve-t-on l’Alexandrie de Lawrence Durrell dans les poèmes de Cavafy ? Force est de constater qu’on y retrouve la dimension érotique - Cavafy est un des grands poètes d’ Eros - liée à cette impression d’enfermement et d’exil. Ne serait-ce que dans le poème intitulé « La ville », entièrement consacré à cette fatalité qui attache le poète à sa ville : « Tu ne trouveras pas de nouveaux pays, tu ne découvriras pas de nouveaux rivages. La ville te suivra. Tu traîneras dans les mêmes rues, tu vieilliras dans les mêmes quartiers, et tes cheveux blanchiront dans les mêmes maisons. Où que tu ailles, tu débarqueras dans cette même ville. Il n’existe pour toi ni bateau ni route qui puisse te conduire ailleurs »14. De sorte que cette poésie du voyage et de la Méditerranée est aussi celle du labyrinthe et du destin. On ne quitte pas Alexandrie, on la porte en soi, nous dit la poésie de Cavafy. Peut-on oublier Palerme ?

  • 15 Anita Weitzman, « Présence de Cavafy dans Mémoires d’Hadrien », p. 91.
  • 16 Lawrence Durrell, préface à « Alexandria: a History and a Guide » de E.M. Forster, éd. Michael Haag (...)
  • 17 Cavafy, « La ville », Poèmes, éd. Yourcenar, p.93.
  • 18 Cavafy, « Sur le seuil du café », éd. Yourcenar, p.120.
  • 19 Cavafy, « Dans sa vingt-cinquième année », éd. Yourcenar, p.198.
  • 20 Cavafy, « Dans sa vingt-cinquième année », éd. Yourcenar, p.198.
  • 21 Cavafy, « Dans les tavernes », Poèmes, éd. Yourcenar, p.200.
  • 22 « De toute cette Alexandrie, à la fois levantine et débauchée, il fut un peu le Verlaine et même le (...)

5 Ainsi, la poésie de Cavafy est d’abord une poésie des lieux ; dans une majorité de poèmes apparaît un décor urbain, et il faut souligner ici que « c’est la ville qui a conféré à la poésie cavafyenne son identité cosmopolite »15. Villes ouvertes sur la mer, les villes des poèmes de Cavafy sont autant de ports, d’escales dans un périple maritime. Alexandrie qui « s’ouvre sur une mer rêveuse dont les vagues homériques sont roulées et déroulées par les brises fraîches qui soufflent de Rhodes et de l’Egée »16, reste donc le modèle de cet espace ouvert et fermé, la mer représentant à la fois la limite de la déambulation urbaine et l’espoir de partir vers d’autres villes. « Je finirai bien par trouver une autre ville », déclare le poète de La ville17. Mais toutes les villes sont à l’image d’Alexandrie : « où que tu ailles, tu débarqueras dans cette même ville ». Les lieux évoquées dans les poèmes dessinent les contours d’une errance urbaine qui n’est guère éloignée de celle du poète du Spleen de Paris. Reviennent ainsi au fil des textes les mêmes lieux, la taverne, le café, la boutique, la rue, et une même insistance sur les seuils, comme si le poète hésitait en permanence entre l’intérieur et l’extérieur, comme s’il était toujours dans un entre-deux. « Un mot dit près de moi a dirigé mon attention vers le seuil du café »18 : le poète regarde vers le seuil, comme ce personnage d’un autre poème qui « va chaque soir à la taverne et reste jusqu’à épuisement total à regarder du côté du seuil »19. Plusieurs titres de poèmes évoquent ces points de contact et d’échange entre le dehors et le dedans : « Devant la maison », « Sur le seuil du café », « La vitrine du marchand de tabac ». Certains titres situent le poème résolument à l’extérieur : « Dans la rue », d’autres, plus nombreux, nous font pénétrer à l’intérieur : « La boutique », « A la table voisine », « Dans les tavernes ». Le poète, par l’intermédiaire des personnages qu’il évoque ou qu’il fait parler, affiche sa prédilection pour ces lieux qui sont ceux de la rêverie, de l’abandon, de la paresse, refuges qui fascinèrent un Pierre Loti dans Aziyadé : « Il va régulièrement à la taverne où ils se sont rencontrés le mois passé. Il s’est informé, mais on n’a rien pu lui apprendre : il a compris seulement qu’il s’était lié avec un individu sorti d’on ne sait où, un de ces jeunes et louches individus qui fréquentent cet endroit »20. « Je me vautre dans les tavernes et les bordels de Beyrouth », déclare la voix d’un autre poème21. Ces lieux qui dessinent les contours d’une culture collective sont des creusets où différentes catégories de personnes, qui d’ordinaire ne se fréquentent pas, se côtoient et se rencontrent. Il y a de l’oriental chez Cavafy qui réussit à suggérer en quelques phrases toute la vie voluptueuse des ces lieux interdits aux femmes, il y a aussi peut-être du Verlaine, plus encore que Baudelaire22.

  • 23 Yourcenar, Présentation critique de C. Cavafy, p. 19-20.
  • 24 Anita Weitzman, Bulletin de la S.I.E.Y., p. 94.
  • 25 Dominique Fernandez, Le rapt de Ganymède, Grasset, 1989, p.257.
  • 26 « Dans une ville d’Osroène », Poèmes, éd. Grandmont, p. 112.
  • 27 « Dans un port », Poèmes, éd. Yourcenar, p.146.

6 A côté de ces lieux anonymes qui sont ceux de toutes les grandes villes méditerranéennes, les noms de pays apportent la précision géographique, voire la datation historique : A Sparte, En route vers Sinope, Dans les faubourgs d’Antioche, Ithaque... Cavafy joue sur cet écart entre les lieux du secret et de l’inavouable, et le retour des noms de lieux qui inscrivent la trajectoire de l’œuvre dans une réalité précise. Ce jeu est du reste une des figures que prend dans cette œuvre le va-et-vient entre l’historique et le personnel, l’oscillation entre le passé et le présent. Les noms de pays des poèmes de Cavafy dessinent les contours d’une Méditerranée historique, qui va à la fois d’Homère à la conquête musulmane, et de la Sicile à l’Asie Mineure, une « immense Grèce extérieure [...] patiemment formée et reformée au cours des siècles, dont l’influence s’attarde encore dans le Levant moderne des armateurs et des marchands »23. Lieu d’échanges permanents, et de rencontres sans cesse renouvelées, cet espace est un creuset à l’image de tout espace poétique. Comme Marguerite Yourcenar, Cavafy est sensible au mélange des cultures, à cette Méditerranée qui met perpétuellement en contact la culture orientale et la culture grecque. La vie du poète est à bien des égards exemplaire de ce mélange des cultures : « né en Egypte, il avait été élevé en Grèce ; il possédait la nationalité britannique, il vivait à Alexandrie tout en vénérant les idéaux d’Athènes »24 ; ajoutons qu’il avait aussi visité Beyrouth, et Constantinople. Le film de Iannis Smaragdis qui a retracé en 1996 la vie du poète est ainsi un voyage d’Alexandrie à Constantinople et à Athènes, et l’admirable musique de Vangelis suggère autant la diversité que l’unité de ces rivages de la Méditerranée. On comprend pourquoi la poésie de Cavafy est à ce point parfumée aux « aromates du cosmopolitisme », comme l’écrit Dominique Fernandez.25 Bien des vers du poète célèbrent ce cosmopolitisme, sont comme des hymnes au mélange des cultures : « Nous formons un mélange, ici ; Syriens, Arméniens, Grecs, Mèdes »26. On pourrait appliquer à Cavafy lui-même le vers d’un de ses poèmes consacré à un jeune homme mort dans un petit port syrien, Emès, dont on ne connaît pas l’origine, ni l’identité de ses parents. Qui était Emès ? Qui était Cavafy ? « Nul ne le sait, ni quelle était sa patrie dans la vaste étendue du monde grec »27

7 Dès lors, on ne s’étonnera pas que l’œuvre de Cavafy contienne une apologie du voyage, seule condition de l’enrichissement et de la quête de la sagesse. Pour le poète d’Alexandrie, le voyage est poésie, c’est-à-dire création, et la poésie est voyage. Aussi peut-on lire le poème Ithaque, un des plus célèbres de Cavafy, comme un écho et une réponse au plus célèbre poème des Fleurs du mal :

« Quand tu partiras pour Ithaque, souhaite que le chemin soit long, riche en péripéties et en expériences. Ne crains ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni la colère de Neptune. Tu ne verras rien de pareil sur ta route si tes pensées restent hautes, si ton corps et ton âme ne se laissent effleurer que par des émotions sans bassesse. Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes, ni le farouche Neptune, si tu ne les portes pas en toi-même, si ton cœur ne les dresse pas devant toi.

Souhaite que le chemin soit long, que nombreux soient les matins d’été, où (avec quelles délices !) tu pénétreras dans des ports vus pour la première fois. Fais escale à des comptoirs phéniciens, et acquiers de belles marchandises : nacre et corail, ambre et ébène, et mille sortes d’entêtants parfums. Visite de nombreuses cités égyptiennes, et instruis-toi avidement auprès de leurs sages.

Garde sans cesse Ithaque présente à ton esprit. Ton but final est d’y parvenir, mais n’écourte pas ton voyage : mieux vaut qu’il dure de longues années, et que tu abordes enfin dans ton île aux jours de ta vieillesse, riche de tout ce que tu as gagné en chemin, sans attendre qu’Ithaque t’enrichisse.

Ithaque t’a donné le beau voyage : sans elle tu ne te serais pas mise en route. Elle n’a plus rien d’autre à te donner.

  • 28 « Ithaque », Poèmes, éd. Yourcenar, pp. 102-103. Marguerite Yourcenar évoque ce poème dans une conf (...)

Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé. Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences, tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques »28

Rhétorique de Cavafy

  • 29 Portrait d’une voix, p.38.
  • 30 Présentation critique de C. Cavafy, éd. Poésie/Gallimard, p.45.
  • 31 Cattaui, 1964, p.102.
  • 32 C’est la distinction que propose Yourcenar dans son étude de l’œuvre de Cavafy.

8 Marguerite Yourcenar rappelle qu’on a parfois présenté Cavafy comme un « Mallarmé grec »29, en raison d’une tendance à la concision commune aux deux poètes, et aussi d’une « esthétique du secret, du silence et de la transposition »30. C’était mal comprendre une démarche qui semble refuser l’hermétisme, même si un certain ésotérisme n’est pas absent de certains poèmes. Dominique Fernandez estime que la poésie de Cavafy est « directe, dépouillée, transparente », et Georges Cattaui parle d’un poète qui est toujours demeuré « épris de cette modération, de cette sobriété, de cet atticisme cher aux Ioniens »31. Atticisme, dépouillement, sobriété sont en effet les mots qui reviennent le plus souvent chez les commentateurs du poète et qui paraissent convenir à l’ensemble de son œuvre, aux poèmes historiques, aux poèmes gnomiques, et aux poèmes personnels32.

  • 33 D. Fernandez, p. 262.
  • 34 « Une nuit », Poèmes, éd. Yourcenar, p.125.
  • 35 « Le client », Poèmes, éd. Yourcenar, p. 229.
  • 36 D. Grandmont, « Une Iliade des oubliés », p.11.

9 Il y a chez Cavafy une tendance au micro-récit, très éloignée de toute forme d’hermétisme, un « prosaïsme narratif » dont on peut se demander s’il ne constitue pas « la plus grande originalité de son art »33. Et c’est par ce prosaïsme que les décors de ses poèmes sont en quelque sorte nettoyés de tout pathétique. Comme si Cavafy avait voulu renoncer à toute amplification oratoire, comme on en trouve encore la marque dans le poème « Ithaque », en choisissant, comme l’écrit Dominique Grandmont, « la voie ingrate du laconisme », en se limitant à des « scénarios arides ». D’où tous ces tableaux réalistes qui sont autant d’esquisses de nouvelles, comme dans ce poème de 1915 : « La chambre était pauvre et vulgaire, cachée au-dessus de la taverne louche. De la fenêtre, on voyait la ruelle étroite et sale. D’en bas montaient les voix de quelques ouvriers qui jouaient aux cartes et se divertissaient »34. Ou encore ce début du poème de 1930, « Le client », dont un Paul Valéry aurait pu stigmatiser le côté « La marquise sortit à cinq heures », à moins qu’il n’y ait vu, comme dans un vers de Baudelaire, toute la matière d’un roman de Balzac : « Il sortit du bureau où il avait un petit emploi mal payé (pas plus de huit livres par mois avec les extras), quand l’ennuyeux travail qui l’avait tenu courbé tout l’après-midi eut pris fin. Il s’en alla sur les sept heures »35. Ne doit-on pas rechercher la clé du mystère de ces petits récits dans une sorte de dialectique, ou d’oxymore, entre le silence et l’aveu ? Le laconisme et le dépouillement servent à mettre en relief l’intensité des instants, et des rencontres, le poème allant vers une transfiguration de ces fragments de réel. Ne découvre-t-on pas ici une des leçons de Cavafy, comme le suggère au début de sa préface Dominique Grandmont ? « Construisez votre vie sur ces instants auxquels vous appartenez, sur ces gestes oubliés qui l’ont produite. Qui l’ont permise, en même temps qui l’ont perdue. Laissez-vous saisir par cet insaisissable, laissez-vous pénétrer par cette atmosphère indécise et déjà sublime, par la proximité de ce qui n’est plus là, ces lambeaux de réalité qui sont l’annonce muette de ce qui vous sera donné, de ce qui vous appartiendra intégralement quand vous l’aurez vous-même donné »36

  • 37 M. Yourcenar, « Présentation critique de C. Cavafy », p.51.
  • 38 « Jeux dangereux », Poèmes, éd. Grandmont, p.82.
  • 39 « Marchand d’Alexandrie », Poèmes, éd. Grandmont, p.237.

10 La déconcertante proximité du laconisme et du sublime, du constat aride et de la promesse de rédemption, qu’inspire la lecture des poèmes de Cavafy, permet aussi de mieux cerner l’unité de cette voix, aux antipodes du romantisme. Dans une étude publiée dans les Cahiers du Sud en 1948, Robert Levesque insistait déjà sur la dimension « anti-lyrique » de Cavafy : « Il parle à voix basse, sous la lampe, le soir - et ses vers, condensation extrême d’expériences, de méditations, évoquent des luxes anciens, des foules disparues ». Dans une même perspective, Marguerite Yourcenar discernait dans les poèmes personnels de Cavafy « un je ne sais quoi d’abstrait qui en rehausse la beauté ». Le Je de Cavafy est presque aussi « détaché » que le Il des poèmes historiques. Assurément c’est ce qui confère à cette œuvre son étonnante unité de ton, ce qui donne aussi un caractère oral, un aspect presque théâtral, donc très vivant, à certains poèmes. Les monologues des personnages permettent au poète, comme l’a bien souligné Marguerite Yourcenar, « d’intérioriser l’émotion d’autrui, d’extérioriser la sienne propre »37. Il faut entendre la parole de Myrtias, étudiant syrien à Alexandrie : « Fortifié par l’étude et par la théorie et l’étude, je n’aurai pas la lâcheté, moi, de me défiler devant mes passions. Je livrerai mon corps aux plaisirs, aux jouissances dont il rêve, à l’érotisme le plus audacieux [...] aux moments décisifs, je saurai retrouver, comme par le passé, le chemin de mon ascétisme »38. Il faut écouter la voix de ce marchand d’Alexandrie : « Je ne crains pas les vents de travers. Je me moque des tempêtes et des naufrages. Les larges rues d’Alexandrie m’accueilleront sain et sauf... »39Il faut deviner, derrière la voix de ces personnages, celle, secrète, du poète.

  • 40 « Une peinture », Poèmes, éd. Yourcenar, p.124.
  • 41 « Sculpteur de Tyane », Poèmes, éd. Yourcenar, p.99.
  • 42 « L’orfèvre », Poèmes, éd. Yourcenar, p.177.
  • 43 « Apports », Poèmes, éd. Yourcenar, p.173.
  • 44 « Présentation critique de C. Cavafy », p. 36.
  • 45 « Je suis parti », Poèmes, éd. Grandmont, p.95.

11 Lorsqu’enfin il semble parler en son nom, on peut découvrir de multiples autoportraits du poète, souvent par la médiation d’autres pratiques artistiques que la poésie. Ainsi, la peinture : « J’aime mon travail ; j’y mets tous mes soins »40. La sculpture : « Vous ne l’ignorez pas, je ne suis point un novice. Bien des marbres m’ont passé par les mains »41. L’orfèvrerie : « Sur ce pur vase d’argent, exécuté pour l’exquise demeure d’Héraclide, j’ai mis des fleurs, des herbes, des ruisseaux »42. Cavafy se représente en artiste qui façonne, cisèle, modèle son œuvre à partir de ses souvenirs, comme il le dit dans « Apports » : « Mon apport à l’art est fait de sensations et de désirs... Quelques visages ou lignes entrevues, vagues mémoires d’amours inachevées... Mieux vaut m’abandonner à l’art. Il sait façonner une certaine forme de beauté, complétant la vie de manière presque imperceptible, combinant les impressions, combinant les jours... »43 Marguerite Yourcenar a vu dans le geste du poète maniant ses souvenirs « celui du collectionneur d’objets précieux ou fragiles, coquillages ou gemmes, ou encore de l’amateur de médailles se penchant sur quelques purs profils accompagnés d’un chiffre ou d’une date »44. Sans doute son œuvre compose-t-elle une sorte de musée intérieur, d’écrin de beauté pour les souvenirs des êtres aimés. Mais l’égoïsme du collectionneur est compensé par la générosité du poète, conscient de sa vraie vocation. Il y a aussi dans ce musée de vraies confidences, brèves mais qui suggèrent l’essentiel d’une existence, celle d’un destin de poète, qui donne tout ce qu’il a : « Je n’ai pas voulu m’attacher. J’ai tout donné de moi, puis je suis parti »45

Une poésie de la mémoire

  • 46 Stèles a été publié en 1929.
  • 47 « L’exil le plus absolu... », préface à Stèles, Poésie/ Gallimard, 1973, p.14.
  • 48 « Tombeau d’Ignatios », Poèmes, éd. Grandmont, p. 113.
  • 49 « Tombeau d’Iasis », trad. Robert Levesque, cité dans G. Cattaui, p.138.
  • 50 Poèmes, éd. Grandmont, p.200.

12 Constantin Cavafy (1863-1933) était le contemporain de Proust (1871-1922) dont il connaissait l’œuvre. A sa manière, même si ses dimensions sont plus modestes, son œuvre compose aussi une recherche du temps perdu. Sa poésie est une poésie de la remémoration, une esthétique fondée sur les sensations et les souvenirs. Son écriture a fait de ces souvenirs une œuvre d’art , et a fait revivre une Grèce vivante. Lorsqu’on aborde pour la première fois l’œuvre de Cavafy, on est frappé d’y rencontrer tant de poèmes qui semblent échapper au temps, comme ces nombreux « tombeaux ». Georges Cattaui reconnaît que ces inscriptions gravées sur des stèles pouvaient aussi évoquer l’œuvre, également contemporaine, de Ségalen46. Le style même peut rapprocher les deux poètes. Dans une préface à Stèles, Pierre-Jean Rémy notait chez Segalen, l’absence de tout effet oratoire, « une stricte économie de mots, un vocabulaire à la fois recherché et restreint qui évite l’effet, qui refuse l’enflure, qui serre au plus près ce qu’il a à dire47 ». Or, si les « tombeaux » de Cavafy sont parfois des méditations sur des épitaphes, souvent, et c’est une différence capitale, ils donnent la parole aux morts : « Je suis Ignatios, lecteur à l’église, qui sur le tard me suis ressaisi »48 ; « Je suis Iasis, ici, en cette grande ville, l’éphèbe renommé pour sa beauté »49. Le monologue redonne vie au mort. Même la simple lecture de l’épitaphe peut créer cette impression de parole vivante : c’est le cas de « Kimon, fils de Léarque, 22 ans, étudiant en littérature grecque à Cyrène » : « La mort est venue me surprendre en plein bonheur »50. Les tombeaux de Cavafy sont à l’image d’un grand nombre de ses poèmes, remplis de vie, entièrement tournés vers le désir et la jeunesse.

  • 51 Le Temps, ce grand sculpteur, Essais et mémoires, Pléiade, p.313.
  • 52 Marguerite Yourcenar, Présentation critique de C. Cavafy, Poésie/Gallimard, p.31.
  • 53 On pourra se reporter à l’étude d’Anne-Marie Prévot, « Le Temps, ce grand sculpteur, ou l’expressio (...)

13 Dans une perspective qui n’est pas éloignée de celle des tombeaux, bien des poèmes de Cavafy semblent des fragments d’Antiquité, des éclats de mémoire. Dans Le Temps, ce grand sculpteur, texte qui allait donner son titre à un recueil d’essais publiés en 1983, Marguerite Yourcenar a médité sur le travail du temps sur les œuvres d’art, qui souvent les réduit à des fragments. Paradoxalement cette réduction s’accompagne d’une renaissance : « Statues si bien brisées que de ce débris naît une œuvre nouvelle, parfaite par sa segmentation même : un pied nu inoubliablement posé sur une dalle, une main pure, un genou plié dans lequel réside toute la vitesse de la course, un torse que nul visage ne nous défend d’aimer, un sein ou un sexe dont nous reconnaissons mieux que jamais la forme de fleur ou de fruit »51. Il est très frappant de retrouver cet article indéfini qui présente chacun de ces fragments de corps dans les poèmes de Cavafy qui sont consacrés à des souvenirs de corps aimés : « Une peau qui paraissait faite de jasmin [...] des yeux [...] d’un bleu de saphir »52. De la nuit d’amour ne reste, grâce au poème, que la douceur d’une peau et la couleur d’un regard, un peu comme de l’Antiquité ne demeurent que des morceaux de statues. Mais dans les deux cas ces fragments possèdent une intensité que n’aurait pas la représentation du corps entier ou le récit de la rencontre érotique dans sa durée53.

  • 54 Philippe Lejeune, « Ecriture et sexualité » , Europe, août-septembre 1970.
  • 55 Dominique Grandmont, « Une Iliade des oubliés », préface aux Poèmes de Constantin Cavafis, Gallimar (...)
  • 56 Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Seuil, 1982, p.144.

14 Dans l’alchimie de la mémoire de Cavafy, la place de l’expérience sensuelle est centrale. C’est pourquoi tant de ses poèmes sont consacrés à des souvenirs de désirs, comme si le désir chez lui était porteur d’une sorte de rédemption, « une fois sublimé par la mémoire », comme le suggère Dominique Grandmont. « Mon apport à l’art est fait de sensations et de désirs », écrivait Cavafy ; son art glorifie ces sensations et ces désirs. Son génie est de porter au paroxysme ces instants du passé, ces illuminations fugitives, ces rencontres charnelles. Ainsi, loin de Segalen, on retrouve peut-être l’œuvre de Proust. On songe à une lecture, proposée jadis par Philippe Lejeune, de la réminiscence proustienne, équivalent textuel, par son intensité, sa fulgurance, la jouissance qu’elle suscite, de l’orgasme54... Poèmes mémoriels, mais aussi en dehors du temps, dans un temps retrouvé qui n’est pas le temps de l’Histoire. « Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité » disent à leur façon les poèmes de Cavafy. Comme l’écrit encore Dominique Grandmont, « la poésie est une sortie du temps, elle nous fait gagner cet espace incertain qui sépare l’infime de l’immense »55. Dans Pour une poétique de l’imaginaire, Jean Burgos définissait aussi l’écriture poétique comme « une réponse au temps chronologique et à la dégradation qu’il implique »56

  • 57 Marguerite Yourcenar, Portrait d’une voix, p. 221.
  • 58 Yourcenar, Portrait d’une voix, p.124.
  • 59 Yourcenar, Essais et mémoires, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,1991, p.1294.

15 Par cet « estompage de la différence entre l’historique et le personnel »57, la poésie de Cavafy rejoint la méditation de Yourcenar sur l’osmose entre le passé et le présent. L’auteur de Mémoires d’Hadrien a du reste toujours estimé que l’opposition entre le passé et le présent était « factice »58. Aussi n’est-on guère surpris de retrouver dans le dernier livre de Marguerite Yourcenar, Quoi l’éternité ? la Méditerranée de Cavafy59 : « Cette mer à la fois humaine et divine, par laquelle les corps à demi nus, à peine moins sinueux eux-mêmes que des vagues, se laissent à la fois caresser et porter, je n’allais l’apprécier que plus tard, aux abords de l’adolescence, à l’époque où pour moi la sensualité s’éveillait. N’importe : une première couche bleue avait été déposée en moi ; enrichie du souvenir d’autres côtes méditerranéennes, elle allait un jour m’aider à retrouver la mer d’Hadrien, la mer de l’Ulysse de Cavafy »

« Mer au matin »

  • 60 Les Yeux ouverts, éd. Le Livre de Poche, p.194.
  • 61 Poèmes, Poésie / Gallimard, p. 102.
  • 62 L’expression est de Yourcenar, dans Les Yeux ouverts, p. 193.
  • 63 Genevoix, Vaincre à Olympie, Flammarion, 1924 : ce sont les derniers mots du livre.

16 Dans Les Yeux ouverts, Marguerite Yourcenar a expliqué à Matthieu Galey que ce qui l’a attirée vers Cavafy était le lien qu’il faisait entre le passé et le présent.60 Poésie de la remémoration, l’œuvre de Cavafy est à la recherche d’une modernité qui puise aux sources même de l’Antiquité. Voyage dans le temps, trajectoire intérieure, cette œuvre possède un charme envoûtant, comme la traversée d’une Méditerranée d’histoire ; les étapes de ce voyage sont autant de titres de poèmes : Sur la côte d’Italie, Sidon, Rhodes, En route vers Sinope, Dans les faubourgs d’Antioche... Comme si la lecture de cette œuvre invitait à une répétition à l’infini du voyage d’Ulysse, inlassable réécriture du premier livre, l’Odyssée. Comme une « parole en archipel », pour reprendre la belle image de René Char, les courts poèmes de Cavafy n’apparaissent-ils pas comme des îles, ou des ports, au milieu de cet espace de la mémoire ? Voyage vers une Ithaque intérieure, l’œuvre de Cavafy est tout autant cette « Iliade des oubliés » dont parle Dominique Grandmont. Dans cet éternel recommencement du voyage et de l’écriture, la Méditerranée de Cavafy s’offre ainsi comme un matin du monde, comme dans ce poème intitulé « Mer au matin », ou plus encore dans la prière du poème « Ithaque » : « Souhaite que le chemin soit long, que nombreux soient les matins d’été, où ( avec quelles délices ! ) tu pénétreras dans des ports vus pour la première fois »61. Il est très remarquable que cette œuvre d’un « poète-vieillard »62 soit une œuvre qui salue les matins, et que cette poésie de la mémoire soit aussi un hymne à « l’éternelle jeunesse du monde », celle qu’a célébré dans les mêmes années que le poète d’Alexandrie un Maurice Genevoix63 dans un livre hommage à la Grèce, Vaincre à Olympie, retrouvant ainsi la voix de Pindare et de son invocation à la jeunesse :

  • 64 cité par M. Yourcenar, Pindare, Essais et mémoires, Pléiade, p.1472.

« O Jeunesse, o souveraine, messagère des tendresses ambroisiennes d’Aphrodite, toi qui résides sur les paupières virginales des enfants, ta force soulève l’un d’une main délicate, l’autre différemment. - Heureux qui, saisissant pour chaque chose l’occasion propice, sait régner sur d’héroïques amours ! »64

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Bibliographie

Constantin Cavafy : Poèmes, trad. par M. Yourcenar et C. Dimaras, Gallimard, collection « Poésie/Gallimard », 1978 (avec une présentation critique de Marguerite Yourcenar)

Constantin Cavafis : Poèmes, édition de Dominique Grandmont, Gallimard, collection Du monde entier, 1999.

Camillo Faverzani : Marguerite Yourcenar et la Méditerranée, Presses de l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, 1995.

C. Biondi et F. Bonali-Fiquet : Marguerite Yourcenar essayiste, S.I.E.Y., 2000.

Marguerite Yourcenar : Portrait d’une voix, Gallimard, les Cahiers de la NRF, 2002.

Marguerite Yourcenar : Feux, in Œuvres romanesques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982.

Marguerite Yourcenar : Essais et mémoires, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991.

Georges Cattaui : Constantin Cavafy, Seghers, collection « poètes d’aujourd’hui », 1964.

Dominique Fernandez : Le Rapt de Ganymède, Grasset, 1989.

Anita Weitzman : « Présence de Cavafy dans Mémoires d’Hadrien » (Société internationale d’Etudes yourcenariennes, bulletin n° 19, 1998)

Alexandrie d’Egypte. Les lieux du Quatuor d’Alexandrie, éd. E. Kohler, 1989.

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Notes

1 Paul Guth, Avec Marguerite Yourcenar à Paris (1956), in Marguerite Yourcenar, Portrait d’une voix, Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 2002, p. 51.

2 Marguerite Yourcenar a publié « Essai sur Kavafis » dans Mesures, n°1, janvier 1940, pp.13-30; et « Essai sur Kavafis », Fontaine, mai 1944, pp.38-40. « Présentation critique de Constantin Cavafy 1863-1933 » sera publié à La Table Ronde, en avril 1954, pp.9-35, puis par Gallimard en 1958.

3 Voir Josyane Savigneau: Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, Gallimard, Folio, 1990, pp. 151-152.

4 Les Yeux ouverts, Editions du Centurion, 1980, repris dans Le Livre de Poche, p. 92.

5 Les Yeux ouverts, Le Livre de Poche, pp.193-194.

6 Georges Cattaui, Cavafy, Seghers, 1964, p.101.

7 Préface aux Poèmes de C. Cavafis, Gallimard, 1999, p.11.

8 Marguerite Yourcenar: Portrait d’une voix. Vingt-trois entretiens (1953-1987), textes réunis, présentés et annotés par Maurice Delcroix, Gallimard, Les cahiers de la NRF, 2002, p.117.

9 Voir l’étude de Bérengère Deprez, « L’humble mesure du possible. Engagement et détachement dans les essais yourcenariens », Marguerite Yourcenar essayiste, S.I.E.Y., 2000, pp. 25-33.

10 M. Joly, « La présence archétype de la culture grecque dans l’œuvre de Yourcenar et son sens », Marguerite Yourcenar et la Méditerranée, 1995, p. 145.

11 Olivier Poivre d’Arvor, « Alexandrie, capitale de la mémoire », Alexandrie d’Egypte, Editions Eric Kœhler, 1989, p. 8.

12 Le poète Ungaretti est né à Alexandrie.

13 Lettre de Lawrence Durrell à Henry Miller du 23 mai 1944, trad. par Bernard Willerval, Une correspondance privée, Ed. Buchet / Chastel

14 Cavafy, Poèmes, éd. Yourcenar, p.93.

15 Anita Weitzman, « Présence de Cavafy dans Mémoires d’Hadrien », p. 91.

16 Lawrence Durrell, préface à « Alexandria: a History and a Guide » de E.M. Forster, éd. Michael Haag, Londres, 1982, traduit par Anne Wade Minkowski.

17 Cavafy, « La ville », Poèmes, éd. Yourcenar, p.93.

18 Cavafy, « Sur le seuil du café », éd. Yourcenar, p.120.

19 Cavafy, « Dans sa vingt-cinquième année », éd. Yourcenar, p.198.

20 Cavafy, « Dans sa vingt-cinquième année », éd. Yourcenar, p.198.

21 Cavafy, « Dans les tavernes », Poèmes, éd. Yourcenar, p.200.

22 « De toute cette Alexandrie, à la fois levantine et débauchée, il fut un peu le Verlaine et même le Villon », écrit G. Cattaui, p.45.

23 Yourcenar, Présentation critique de C. Cavafy, p. 19-20.

24 Anita Weitzman, Bulletin de la S.I.E.Y., p. 94.

25 Dominique Fernandez, Le rapt de Ganymède, Grasset, 1989, p.257.

26 « Dans une ville d’Osroène », Poèmes, éd. Grandmont, p. 112.

27 « Dans un port », Poèmes, éd. Yourcenar, p.146.

28 « Ithaque », Poèmes, éd. Yourcenar, pp. 102-103. Marguerite Yourcenar évoque ce poème dans une conférence faite à l’Institut français de Tokyo en 1982 et publiée sous le titre: « Voyages dans l’espace et le temps » (Essais et mémoires, Pléiade, pp. 691-701.

29 Portrait d’une voix, p.38.

30 Présentation critique de C. Cavafy, éd. Poésie/Gallimard, p.45.

31 Cattaui, 1964, p.102.

32 C’est la distinction que propose Yourcenar dans son étude de l’œuvre de Cavafy.

33 D. Fernandez, p. 262.

34 « Une nuit », Poèmes, éd. Yourcenar, p.125.

35 « Le client », Poèmes, éd. Yourcenar, p. 229.

36 D. Grandmont, « Une Iliade des oubliés », p.11.

37 M. Yourcenar, « Présentation critique de C. Cavafy », p.51.

38 « Jeux dangereux », Poèmes, éd. Grandmont, p.82.

39 « Marchand d’Alexandrie », Poèmes, éd. Grandmont, p.237.

40 « Une peinture », Poèmes, éd. Yourcenar, p.124.

41 « Sculpteur de Tyane », Poèmes, éd. Yourcenar, p.99.

42 « L’orfèvre », Poèmes, éd. Yourcenar, p.177.

43 « Apports », Poèmes, éd. Yourcenar, p.173.

44 « Présentation critique de C. Cavafy », p. 36.

45 « Je suis parti », Poèmes, éd. Grandmont, p.95.

46 Stèles a été publié en 1929.

47 « L’exil le plus absolu... », préface à Stèles, Poésie/ Gallimard, 1973, p.14.

48 « Tombeau d’Ignatios », Poèmes, éd. Grandmont, p. 113.

49 « Tombeau d’Iasis », trad. Robert Levesque, cité dans G. Cattaui, p.138.

50 Poèmes, éd. Grandmont, p.200.

51 Le Temps, ce grand sculpteur, Essais et mémoires, Pléiade, p.313.

52 Marguerite Yourcenar, Présentation critique de C. Cavafy, Poésie/Gallimard, p.31.

53 On pourra se reporter à l’étude d’Anne-Marie Prévot, « Le Temps, ce grand sculpteur, ou l’expression poétique d’une métamorphose paradoxale » dans Marguerite Yourcenar essayiste, S.I.E.Y., Tours, 2000, pp. 93-106.

54 Philippe Lejeune, « Ecriture et sexualité » , Europe, août-septembre 1970.

55 Dominique Grandmont, « Une Iliade des oubliés », préface aux Poèmes de Constantin Cavafis, Gallimard, 1999, p. 19.

56 Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Seuil, 1982, p.144.

57 Marguerite Yourcenar, Portrait d’une voix, p. 221.

58 Yourcenar, Portrait d’une voix, p.124.

59 Yourcenar, Essais et mémoires, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,1991, p.1294.

60 Les Yeux ouverts, éd. Le Livre de Poche, p.194.

61 Poèmes, Poésie / Gallimard, p. 102.

62 L’expression est de Yourcenar, dans Les Yeux ouverts, p. 193.

63 Genevoix, Vaincre à Olympie, Flammarion, 1924 : ce sont les derniers mots du livre.

64 cité par M. Yourcenar, Pindare, Essais et mémoires, Pléiade, p.1472.

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Pour citer cet article

Référence papier

André-Alain Morello, « La mémoire méditerranéenne de Constantin Cavafy »Babel, 7 | 2003, 212-229.

Référence électronique

André-Alain Morello, « La mémoire méditerranéenne de Constantin Cavafy »Babel [En ligne], 7 | 2003, mis en ligne le 18 septembre 2012, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/1417 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.1417

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Auteur

André-Alain Morello

Université de Toulon et du Var

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