- 1 À cause des barrages successivement édifiés en ce lieu, au nord-ouest de l’État du Montana, une seu (...)
1Au cours du célèbre voyage d’exploration à travers l’ouest du continent nord-américain qu’il commanda de pair avec Meriwether Lewis, de 1804 à 1806, le lieutenant William Clark décrivit, dans son journal, à la date du 13 juin 1805, les Grandes Chutes du Missouri1 en les termes suivants :
- 2 William Clark, entrée du 13 juin 1805, in Coues, Elliott (dir.), The History of the Lewis and Clark (...)
Après avoir écrit cette imparfaite description, […] plutôt destinée au pinceau de Salvator Rosa ou à la plume de Thompson [sic], qu’il me soit permis de donner au monde éclairé quelque idée exacte de cette chose vraiment magnifique qui, depuis le commencement des temps, a été dissimulée de la vue de l’homme civilisé.2
- 3 Il doit être précisé que plusieurs peintres américains de cette période, dont Thomas Cole (1801-184 (...)
- 4 Cette école, qui regroupait des peintres paysagistes, avait pour but d’exalter le décor naturel des (...)
- 5 Les Catskills sont une région montagneuse de l’État de New York, souvent considérée comme un prolon (...)
- 6 Samuel Bowles, dans Barringer, Tim et Andrew Wilton (dir.), American Sublime: Landscape Painting in (...)
- 7 En vertu du traité de Guadalupe Hidalgo (1848), le Mexique cédait aux États-Unis les provinces de C (...)
- 8 Tissot, Roland, Peinture et sculpture aux États-Unis, p. 33.
2Cette citation révèle qu’un indéniable émerveillement accompagnait, au début du XIXe siècle, la peinture d’un territoire dont il convenait d’exalter le caractère grandiose. Cependant, d’autres notions s’ajoutent à la simple description : outre le besoin de faire connaître l’existence d’un tel décor naturel, le sublime (produit d’une tension extrême éprouvée par l’homme devant l’immensité, ou le caractère infini, des plus grandes conceptions) est clairement énoncé. Dès la fin du XVIIIe siècle, plusieurs artistes, dont l’un des plus célèbres demeure le Français Joseph Vernet (1714-1789), s’étaient déjà efforcés de traduire un tel sentiment sur la toile et, quelques décennies plus tard, les peintres américains3 s’attacheront à l’exprimer au travers de la représentation grandiose de paysages encore méconnus du continent américain. Parmi eux, Frederic Edwin Church (1826-1900) occupe une place de choix : originaire de Hartford, dans l’État du Connecticut, il montra des dispositions précoces pour la peinture et, à partir de 1844, devint l’élève du peintre américain d’origine anglaise Thomas Cole (1801-1848), fondateur de l’école connue sous le nom de Hudson River School4. Church s’inscrivait dans la continuité de Cole, mais il se distingua, à partir des années 1850, par le souhait d’exalter d’autres paysages que les Catskills5 ou, ensuite, l’Ouest américain, décrit par l’écrivain Samuel Bowles comme « la Suisse de l’Amérique »6 et dont les États-Unis avaient récemment fait l’annexion, aux dépens du Mexique7. Church, en effet, effectua plusieurs séjours en Amérique du Sud et exalta, dans une série de croquis, puis de tableaux, le caractère grandiose et sublime des paysages de cette partie du continent. Si ses œuvres lui valurent, en son temps, la reconnaissance de ses pairs et du public, elles trouvèrent un plus faible écho de l’autre côté de l’Atlantique et donnèrent lieu, par la suite, à des jugements peu amènes de la part des spécialistes de l’art américain. Ainsi, en 1973, Roland Tissot écrivit, non sans raison également : « On mesure à quels excès Church est conduit. Il nous faut alors faire un réel effort de sympathie pour admirer ces hyperboles colorées »8. Néanmoins, une redécouverte des toiles de Frederic Church permettrait, outre de mettre l’accent sur la virtuosité de son pinceau et le souci constant accordé aux détails des paysages représentés, de se pencher sur la réorganisation, voire la transformation, du décor naturel. Le peintre, en effet, souhaitait lui conférer une dimension philosophique, influencée par les considérations du naturaliste allemand Alexander von Humboldt (1769-1859), dont il était un lecteur assidu, et continuer à s’interroger sur la place de l’homme au sein de la nature. De telles notions traversent l’œuvre de Church, mais la peinture des paysages d’Amérique du Sud illustrait-elle déjà l’aboutissement de ses recherches esthétiques, voire philosophiques ? Pour répondre à cette question, cet article sera divisé en trois parties : après avoir étudié les liens étroits entre Church et l’Amérique du Sud, au moyen de sources primaires, l’accent sera mis sur l’expression du sublime – souvent par le biais de la réorganisation du paysage –, avant de s’interroger sur la place particulière de Church dans la peinture américaine du XIXe siècle.
- 9 Manuscrits de Frederic Church, Henry Francis Du Pont Wintherthur Museum, Joseph E. Downs Manuscript (...)
3Church privilégia, au début de sa carrière, la représentation de paysages de la Nouvelle-Angleterre, mais il décida, par la suite, de trouver de nouveaux lieux pour son inspiration et effectua deux séjours en Amérique du Sud, au cours des années 1850. Il obtint, dès 1852, un passeport pour se rendre en Colombie (appelée, à l’époque, « République de Nouvelle-Grenade »), en Équateur, puis au Chili. Pour des raisons personnelles encore troubles, il reporta son voyage d’un an et atteignit, en compagnie de son ami Cyrus Field, le village de Savanilla, en avril 1853. Jusqu’au mois d’octobre, il suivit un itinéraire qui le mena jusqu’à Guayaquil, en passant par Bogotá et Cali. Church évita des séjours trop prolongés dans ces villes et consacra le plus clair de son séjour à la contemplation de paysages naturels, dont il rend compte dans son journal et sa correspondance : « La rivière Bogotá […] jaillit soudain par une trouée dans les montagnes et son libre cours se déverse dans un gouffre immense, profond de plus de deux cents mètres, puis poursuit sa descente en chutes et cascades, sur une longueur égale »9. La description de la faune et de la flore occupe également une large place dans son journal et l’influence de Humboldt peut, de nouveau, être décelée :
- 10 Manuscrits de Frederic Church, Henry Francis Du Pont Wintherthur Museum, Joseph E. Downs Manuscript (...)
On peut voir des myriades d’oiseaux, certains d’une taille monstrueuse, dont des pélicans, des éperviers aussi gros que des vaisseaux de guerre, etc., sur la côte, et des grues – c’est ainsi que je les nomme –, des cathartes, etc., plus loin à l’intérieur des terres et, en outre, des milliers d’oiseaux plus petits, d’un splendide plumage et qui sont tout nouveaux pour moi.10
4Son but principal, cependant, était d’atteindre le volcan Chimborazo, qu’il décrivit en les termes suivants dans son entrée du 14 septembre 1853 :
- 11 Journaux de Frederic Church, Olana State Historic Site, OL.1980.27. Ibid., p. 55 : « Arrived here t (...)
Arrivé ici cet après-midi, après une longue chevauchée de douze ou treize lieues mais, à la fin du voyage, je pus voir, de près, le Chimborazo, depuis sa base jusqu’au sommet. Riobamba est située dans un cadre grandiose, entourée de pics enneigés et de hautes montagnes.11
- 12 Journaux de Frederic Church, Olana State Historic Site, OL.1980.28. Ibid., p. 78 : « At the West to (...)
5Son deuxième voyage eut lieu en 1857 et, à cette occasion, Church se rendit uniquement en Équateur, en compagnie de son ami Louis Rémy Mignot. La contemplation des volcans demeurait sa principale préoccupation. Il admira de nouveau le Chimborazo : « À l’ouest, se dressait, au loin, le Chimborazo, qui, comme toutes ces montagnes, semblent grandir au fur et à mesure que l’on s’en éloigne »12. Il put voir également le Sangay et le Cotopaxi. Dans son évocation d’une émission de cendres de ce dernier volcan, le sublime perce rapidement sous la simple description :
- 13 Lettre de Frederic Church à George warren, datée du 29 juin 1857, The Gratz Collection, Historical (...)
Le Cotopaxi, tout proche, mérite son image de vieux fumeur impénitent. Il y a trois ans, une grande éruption se produisit et, depuis, il n’a cessé de cracher de la fumée et du feu. En décembre dernier, un énorme déluge de cendres s’est abattu sur Quito pendant trois jours. Les autochtones furent au comble de la frayeur et, la nuit, en procession, portaient des images et autres objets sortis des églises.13
6Il dessina, à chaque occasion, de nombreux croquis, autant de sujets d’inspiration pour ses futures toiles, mais les impressions couchées par Church sur le papier révèlent bien qu’il trouvait, dans les paysages de la cordillère des Andes, des sujets privilégiés d’inspiration pour exprimer une vision fort subjective du paysage, elle-même au carrefour de plusieurs influences.
- 14 Cole, Thomas, Essay on American Scenery, in Barringer, Tim et Andrew Wilton (dir.), op. cit., p. 14 (...)
- 15 Les théories d’Alexander von Humboldt furent considérées comme obsolètes après la publication de ce (...)
- 16 Alexander von Humboldt, Cosmos, in Howat, John K., op. cit., p. 45 : « And thus incites men in an e (...)
7Church revendiquait, tout d’abord, l’héritage de son maître, Thomas Cole, dont l’intention première était de retrouver l’essence divine dans la nature. Le caractère religieux de son art doit donc être rappelé, comme il l’affirma lui-même dans son Essai sur le paysage américain (Essay on American Scenery) : « Les prophètes des anciens temps s’étaient retirés dans la solitude de la nature pour y attendre l’inspiration divine. […] Saint Jean a prêché dans le désert. La nature sauvage, je le crois, est encore un lieu approprié pour parler de Dieu »14. Il s’attacha, en particulier, à exalter les paysages de la Nouvelle-Angleterre, comme le fit Church dans ses premières années. L’influence du naturaliste Alexander von Humboldt, qui avait exploré de nombreuses régions d’Amérique du Sud et effectué un bref passage aux États-Unis, fut également capitale : Church était un lecteur passionné de ses journaux, compilés dans le Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent (1807-1834), et eut également connaissance de son ouvrage Cosmos. Essai d’une description physique du monde, publié en série à Londres, à partir de 1849. Selon Humboldt, l’univers entier était ordonné par la volonté divine15 : à partir de l’observation de faits particuliers, il était possible de révéler l’ordre de la nature et la représentation des paysages jouait donc un rôle fondamental dans ce domaine : l’association entre les éléments représentés et les impressions – à la fois implicites et subjectives – qui se dégageaient de l’ensemble incitait donc « les hommes, d’une manière à la fois instructive et agréable, à communier librement avec la nature »16.
- 17 Barringer, Tim et Andrew Wilton (dir.), op. cit., p. 15 : « Humboldt’s vision of a divinely ordaine (...)
- 18 Howat, John K., op. cit., p. 17 : « The middle and later years of the nineteenth century were the e (...)
- 19 Merk, Frederick, Manifest Destiny and Mission in American History, p. 24 : « In some minds it meant (...)
8La quête purement esthétique devenait donc philosophique et l’œuvre de Church se situe à la confluence des théories de Cole et de Humboldt, dont la complémentarité a été rappelée par Andrew Wilton : « La vision de Humboldt, un univers ordonné par la divinité, s’accordait parfaitement avec la manière dont les peintres paysagistes américains des années 1840 et 1850 considéraient le monde »17. Les influences respectives du peintre français Claude Gellée, dit « Le Lorrain » (v. 1600-1682), dont les paysages lumineux étaient ordonnés avec un soin particulier, ainsi que celle de Turner (1775-1851), doivent également être rappelées. Church tenait ces modèles en haute estime et ses séjours en Amérique du Sud constituèrent une étape fondamentale dans l’évolution de son art, car le décor naturel illustrait à merveille les théories qu’il partageait, tant il avait été frappé par leur caractère grandiose. Cependant, il est tout à fait possible de conférer à ces toiles une dimension politique, car le contexte de l’époque pesait de tout son poids, comme John K. Howat le rappelle dans son ouvrage consacré à Church : « Les années du milieu et de la fin du XIXe siècle furent l’époque de la Destinée Manifeste. Cette expression fut inventée en 1845, semble-t-il, afin d’exprimer le caractère inévitable de l’expansion du pays vers le Pacifique »18. L’association entre ses œuvres et l’idéologie de la « Destinée Manifeste », selon laquelle l’extension du territoire des États-Unis – ainsi que de la nation américaine – relevait d’une volonté divine, mérite d’être soulevée. Lors de la guerre contre le Mexique (1846-1848), une ambition politique appelée le « Tout Mexique » (en anglais, All Mexico) vit le jour : il s’agissait d’incorporer aux États-Unis la plus grande partie, voire la totalité, de la république du Mexique. Si elle ne put jamais être mise en pratique, comme l’atteste le traité de Guadalupe Hidalgo, elle témoignait néanmoins d’une volonté d’étendre l’influence américaine à l’ensemble du continent et révélait le caractère protéiforme de la « Destinée Manifeste », comme l’a rappelé l’historien Frederick Merk : « Certains pensaient que cette expansion concernerait la région qui s’étendait jusqu’au Pacifique ; pour d’autres, elle concernerait le continent nord-américain ; pour d’autres encore, elle s’étendrait à l’hémisphère tout entier »19. Une interprétation « expansionniste » de la Doctrine Monroe de 1823, selon laquelle la non-intervention des puissances européennes permettait aux États-Unis naissants de tenter d’étendre leur influence en Amérique Latine, va également dans ce sens et Church, s’il cherchait à représenter le territoire en dehors de toute considération politique, n’est probablement pas resté étranger à ces influences.
9À ces considérations théoriques sur l’œuvre de Church, doit maintenant s’ajouter une étude pratique. En effet, le peintre utilise, dans ses toiles représentant les paysages d’Amérique du Sud, des techniques précises pour transformer le paysage et en accentuer le caractère grandiose et sublime – illustrant, en retour, les théories qu’il partageait sur l’organisation de la nature et de l’univers. Pour ce faire, deux toiles seront utilisées en guise d’exemples : Les Andes de l’Équateur (The Andes of Ecuador, 1855) (image n° 1) et Le Cœur des Andes (The Heart of the Andes, 1859) (image n° 2).
Image n° 1.
Frederic Church, Les Andes de l’Équateur (The Andes of Ecuador, 1855).
Huile sur toile (121,9 x 190,5 cm).
Reynolds House, Museum of American Art, Winston-Salem, Caroline du Nord, États-Unis.
Image n° 2.
Frederic Church, Le Cœur des Andes (The Heart of the Andes, 1859).
Huile sur toile (168 x 302,9 cm).
The Metropolitan Museum of Art, New York, États-Unis.
Don de Margaret E. Dows, 1909.
- 20 Gombrich, Ernst H., L’Art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, p. 310.
- 21 Burke, Edmund, A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful, p (...)
- 22 Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, p. 39.
10Ernst H. Gombrich soulève, dans son ouvrage L’Art et l’illusion, une question fondamentale : « Lorsque nous arrivons à cette question du style personnel nous touchons à la limite de ce que l’on appelle, d’une façon générale, la “représentation”. Car, à travers ces ultimes éléments, l’artiste ne fait, nous dira-t-on, qu’exprimer sa propre personnalité. Mais y a-t-il, entre représentation et expression, une séparation aussi nette ? »20 Elle peut légitimement s’appliquer à l’œuvre de Church, qui semble mettre le premier élément au service du deuxième. Le choix des lieux, tout d’abord, doit être mentionné. Si quelques toiles mentionnent précisément la région représentée – presque uniquement pour celles où figurent des volcans, comme Cotopaxi (1862) ou Chimborazo (1864) –, Church privilégie, en grande majorité, des titres généraux, qui peuvent s’appliquer à n’importe quel paysage de la cordillère, comme pour les deux œuvres précédemment mentionnées. Cela tend à prouver qu’il avait déjà opéré une synthèse et privilégiait l’assemblage de plusieurs éléments dans une large vue d’ensemble, afin d’exprimer son appréhension générale d’une région et de faire partager ce sentiment au spectateur. La présence de montagnes souvent enneigées, particulièrement à l’arrière-plan, demeure une caractéristique récurrente et leur domination sur l’ensemble du décor révèle, déjà, un élément fondamental du sublime, si l’on se réfère, tout d’abord, à Edmund Burke, qui l’avait ainsi défini en 1757 : « Tout ce qui convient, sous quelque forme que ce soit, à la stimulation des idées de souffrance ou de danger, […] [tout ce qui] agit d’une manière analogue à la terreur est une source du sublime ; c’est-à-dire, produit la plus forte émotion que l’esprit est capable de ressentir »21. À la fin du XVIIIe siècle, Emmanuel Kant avait affirmé que le sublime requérait une échelle de référence transcendante, au-delà de la connaissance, et la caractéristique suivante semble s’appliquer aux montagnes enneigées : « Si nous appelons quoi que ce soit grand, c’est-à-dire sublime, nous nous apercevons vite qu’il s’agit d’une grandeur qui n’est comparable qu’à elle, et à elle seule »22. L’échelle de représentation entre l’environnement et l’homme accentue également ce caractère : ce dernier, en effet, ne constitue jamais le « centre d’attention » de la toile et n’occupe qu’une place négligeable au sein de l’immensité du décor naturel. La représentation du village au second plan du Cœur des Andes, peut-être un souvenir de Riobamba, va dans ce sens et ce choix délibéré de Church se révèle fondamental dans l’appréhension globale du paysage.
11Il s’agit, en outre, d’une illustration des théories d’Alexander von Humboldt, car cette peinture détaillée d’un décor naturel et de sa végétation, qui s’accompagne souvent de la présence d’animaux – par exemple, des lamas dans Les Andes de l’Équateur –, reste profondément ordonnée. Dans Le Cœur des Andes, la végétation est répartie de manière égale de part et d’autre de la chute d’eau, sur laquelle les montagnes semblent veiller. Cette impression se retrouve encore davantage dans Les Andes de l’Équateur, caractérisée par une parfaite symétrie. Au centre de la toile, le soleil irradie les montagnes et le plateau situé au premier plan, de sorte que l’ensemble s’apparente même au retable d’un autel, élevé pour célébrer la présence de la divinité au sein de la nature et du cosmos.
12Ainsi, une telle exaltation rejoint une profonde réorganisation du paysage par l’artiste, suivant un modèle souvent similaire. Church divise, pour ainsi dire, ses représentations en trois « strates », ou plans – écho sans doute lointain d’une Trinité panthéiste. Au premier, le décor naturel ordonné s’offre à la vue du spectateur et, à maintes reprises, il est possible de remarquer la présence d’une chute d’eau, comme sur les deux tableaux utilisés en exemples. Le deuxième plan est occupé par des montagnes de moyenne hauteur, tandis que le troisième (l’arrière-plan, donc) reste le domaine des montagnes enneigées ou de la voûte céleste. Un tel choix, associé à un agencement rigoureux de l’ensemble, traduit ainsi le caractère sublime d’un paysage transformé, dominé par des sommets peu accessibles ou par l’immensité des cieux. Il est même possible d’aller au-delà de la citation d’Ernst Gombrich, précédemment mentionnée, et d’affirmer que Frederic Church souhaitait transmettre un sentiment universel dépassant sa propre subjectivité, et un agencement similaire en trois plans se retrouve dans une toile comme Cotopaxi, dominée par l’imposant sommet du volcan, dont s’échappe un nuage de cendres, tandis que le premier plan est à nouveau occupé par une chute d’eau.
13Frederic Church s’est donc efforcé, dans ses toiles représentant les paysages de l’Amérique du Sud, de mettre en pratique la théorie d’un univers ordonné, ainsi que d’en accentuer le caractère sublime. Ces choix confèrent à ces tableaux et, plus largement, à son œuvre entière, une place particulière au sein de la peinture américaine du XIXe siècle.
14Plusieurs détails des tableaux de Church montrent, tout d’abord, que le peintre s’inscrivait dans la continuité de Thomas Cole et de la Hudson River School, mais qu’il exaltait d’autres parties du continent américain suivant les préceptes initiaux de cette école. Dans Les Andes de l’Équateur et Le Cœur des Andes, il est ainsi possible de remarquer, à chaque fois, au premier plan (images n°3 et 4), la présence d’une croix, près de laquelle de jeunes personnes viennent se recueillir et, ainsi, honorer la divinité. Cet élément constitue un rappel de la dimension profondément religieuse conférée à la nature et inspirée par Thomas Cole. En effet, sur une toile intitulée Croix au soleil couchant (Cross at Sunset, 1848), Cole avait représenté la silhouette d’une croix qui se détache sur un ciel éclairé par les derniers rayons du soleil couchant, derrière des montagnes. Quelques années plus tard, d’autres peintres paysagistes comme Thomas Moran (1837-1926) représenteront un aigle dans le ciel au-dessus des étendues de l’Ouest américain, comme pour montrer que ces territoires faisaient, désormais, partie des États-Unis, et l’approche de Church demeurait, tout de même, marquée par une spiritualité plus universaliste.
Image n° 3.
Frederic Church, Les Andes de l’Équateur (The Andes of Ecuador, 1855) / détail.
Image n° 4.
Frederic Church, Le Cœur des Andes (The Heart of the Andes, 1859) / détail.
15Grâce aux multiples expositions organisées aux États-Unis et à l’étranger, les peintres avaient la possibilité de faire connaître leurs toiles aux critiques, ainsi qu’à un large public, et Church n’échappa pas à la règle. Ainsi, la présentation du Cœur des Andes, que le peintre mit plusieurs mois à achever, au Lyric Hall de New York, le 27 avril 1859, fut considérée comme un événement marquant. Si le public, avide d’exotisme, réserva à la toile un accueil plus que chaleureux, elle fut, initialement, éreintée par la critique, qui lui reprocha ses couleurs ternes et son manque d’unité. Cependant, après quelques semaines d’exposition dans une autre galerie, de nombreux journaux finirent par se ranger du côté du public et, dans le Cosmopolitan Art Journal, entre autres, on trouva les lignes suivantes :
- 23 Cosmopolitan Art Journal 3 (1859), in Howat, John K., op. cit., p. 85 : « Without doubt […] the fin (...)
Il ne fait aucun doute que […] ce paysage est le plus beau qui ait jamais été peint dans ce pays, et l’un des meilleurs jamais peints, si nous devons nous ranger au verdict d’un large public, de la presse et des personnes les plus qualifiées pour se prononcer sur une œuvre véritable.23
- 24 L’œuvre de Frederic Church, cependant, reste très peu connue de ce côté-ci de l’Atlantique, comme i (...)
16Avec le recul, l’hypothèse selon laquelle Church, dont la réputation était déjà établie, a contribué à donner au paysage ses lettres de noblesse, pour ainsi dire, mérite d’être soulevée. En outre, la grande dimension du tableau (trois mètres de largeur) était plus que jamais susceptible de communiquer l’idée de sublime au spectateur et, quelques mois plus tard, la toile fut exposée à Londres et rencontra, de nouveau, un grand succès.24
17Si Church était considéré, en son temps, comme l’un des peintres paysagistes les plus doués, il se distinguait également des autres artistes américains de l’époque par son souhait de ne pas se « restreindre » au territoire des États-Unis, à proprement parler. La recherche de nouveaux horizons demeure, sans doute, la caractéristique principale de son œuvre : ses voyages en Amérique du Sud ont ainsi fait office d’inspiration et Church cherchera d’exalter le sublime dans des représentations de régions et de pays très divers. Les Chutes du Niagara (Niagara Falls, 1857) en constitue l’un des meilleurs exemples, mais il peignit également des aurores boréales, les régions des tropiques, les paysages du Mexique et de la Jamaïque, sans oublier que d’autres tableaux furent composés après des séjours en Europe, en Palestine et en Syrie. La dimension universelle de son œuvre, toujours influencée par les théories d’Alexander von Humboldt, reste encore méconnue : s’il est légitime de reprocher à ses toiles un agencement quelque peu répétitif, leur richesse ne saurait être mise en doute.
18Si les séjours de Frederic Church en Amérique du Sud constituèrent une étape fondamentale dans l’évolution de son art, le peintre s’efforçait toujours d’exalter le caractère sublime des paysages qu’il représentait. À la croisée des influences d’Alexander Von Humboldt et de Thomas Cole, il souhaitait conférer une dimension supplémentaire à ses toiles et exalter le principe d’un univers organisé par la volonté divine. Pour atteindre ce but, Church procède souvent à la transformation du paysage en plusieurs plans et accentue la place somme toute secondaire de l’homme, souvent considéré comme un simple élément perdu au sein de l’immensité du décor naturel. Les nombreuses expositions contribuèrent, en leur temps, à faire connaître l’œuvre de Church, dont les ressorts peuvent, certes, relever de la pure virtuosité, mais dont l’importance dans la peinture américaine du XIXe siècle ne saurait être sous-estimée. Alors que les mouvements intellectuels étaient marqués par une profonde spiritualité, comme le montra l’émergence et le développement du transcendantalisme, sous l’égide du philosophe Ralph Waldo Emerson, Church souhaitait, dans la continuité de Thomas Cole, exalter ces décors naturels et recherchait constamment de nouveaux horizons dans ce but. Ses séjours en Amérique du Sud – puis, à la fin de sa vie, au Mexique – constituent indéniablement une étape fondamentale dans l’évolution de sa peinture et le chemin qu’il suivit fut également emprunté par d’autres artistes. Ces derniers choisirent, cette fois-ci, d’exalter d’autres régions de l’Amérique et d’utiliser le sublime dans des buts différents. Ainsi, Thomas Moran, qui prit part à une expédition scientifique dans la région de Yellowstone, commandée par Ferdinand V. Hayden, en 1869, transforma, lui aussi, le décor naturel dans sa célèbre toile Le Grand Canyon de Yellowstone (Grand Canyon of the Yellowstone, 1871-1872), afin d’accentuer son caractère sublime. La région allait bientôt devenir, en 1872, le premier Parc National des États-Unis : l’exaltation rejoignait ainsi la volonté de préserver le cadre naturel et Frederic Church joua, lui aussi, un rôle non négligeable dans ce processus.