- 1 Toutes les références entre crochets renvoient à Gracq, Julien, Œuvres complètes.
1Le nom d’écrivain que s’est choisi Julien Gracq vient de Rome (les Gracques), mais curieusement Gracq a attendu 1976 pour faire un premier voyage à Rome. Il regroupe les notes de ce voyage, publiées dans la NRF en octobre 1984, dans un livre édité en 1988, Autour des sept collines. Livre qualifié de « mi-figue, mi-raisin » : Gracq s’était semble-t-il résigné à ce voyage à Rome, peut-être parce que Rome est ce symbole de la culture que l’écrivain devait tôt ou tard intégrer à son œuvre. Le même écrivain, également passionné de Novalis, de Kleist, de Jünger, mais aussi de Wagner [« Le halo wagnérien, le murmure de forêt vierge », Lettrines, II, 223-225]1, n’a jamais nié son goût pour la culture allemande : « Oui, l’Allemagne m’attire – […] cette immense recharge disponible au centre de l’Europe » [Lettrines, II, 200]. Mais il garde surtout la vision romantique d’une Allemagne marquée par ses légendes : dans la Penthésilée de Kleist, Gracq entend les traces « des époques exaltantes du Völkerwanderung » [« Le Printemps de Mars », Préférences, I, 971]. C’est donc l’écrivain héritier du romantisme qui est nécessairement tourné vers l’Allemagne.
2Entre une Italie un peu problématique et une Allemagne réduite à son romantisme, quelle place Gracq réserve-t-il à l’Espagne dans son imaginaire et dans ses textes ? Une place sans doute réduite, mais qui n’est pas négligeable, comme en témoignent les différents voyages de l’écrivain dans les années 60, et leur évocation dans Lettrines et dans Carnets du grand chemin. Gracq accorde aussi une place aux intercesseurs de l’Espagne que sont ses artistes, surtout ses peintres, mais aussi les écrivains très hispanophiles qu’il lit et relit, comme Montherlant ou Hemingway.
3La chronologie de la vie de Julien Gracq établie par Bernhild Boie nous apprend que l’écrivain séjourne plusieurs fois en Italie en 1959, au bord du lac Majeur dans la villa de Suzanne Lilar, puis à Venise chez Bona et André Pieyre de Mandiargues. C’est l’année suivante qu’il fait son premier voyage en Espagne. « D’autres suivront en 1965, 1966 et 1971 » [« Chronologie », I, LXXVIII]. Absente des premières fictions, l’Espagne apparaît dans l’œuvre de Gracq avec cet étrange fragment du premier tome des Lettrines, publié en 1967, et consacré à la terre d’Espagne :
- 2 Avec cette vision de la terre, Gracq se souvient-il ici de Barrès qui sera convoqué à propos de Tol (...)
Espagne : dans les terrains vagues des villes, et jusqu’au milieu de Tolède, ou de Burgos, au pied des remparts d’Avila, sur les aires à blé des villages de Castille, sur les collines rouges de l’Aragon – non pas la roche, mais partout la terre, pelée, écorchée, poussiéreuse, émiettée par le pied de l’âne ou du mulet, la terre nue comme une peau galeuse, comme si on venait d’en détacher une croûte, en grattant. La terre battue partout – à Aranjuez, à Tolède – autour des vieilles murailles de brique des arènes, couleur de sang séché – percées de rares ouvertures, avec sur elles je ne sais quoi de ruineux, de malfamé, de sordide et de sinistre, […]. [Lettrines, II, 204]2
- 3 Hemingway voyait la corrida comme un rite quasiment religieux, comme une tragédie. Voir la notice d (...)
4Cette première vision que Gracq donne de l’Espagne est celle d’un monde austère, sauvage, blessé. La couleur rouge domine ici, celle des collines de l’Aragon, celle du sang séché des murailles, celle du sang versé dans les corridas. Assez logiquement, la fin du texte évoquera les toreros, non sans une certaine distance : « On comprend que les toreros, […] n’approchent point de ces lisières de malaise sans se signer, et plutôt deux fois qu’une ». Le « voyage rapide en Castille », objet d’un autre fragment, vingt pages plus loin, est une autre trace de ces récents séjours. Un premier paragraphe de ce texte est cette fois entièrement consacré à une corrida à Tolède : allusion à Montherlant, ou à Hemingway dont Gracq va jusqu’à citer une phrase de Mort dans l’après-midi, consacrée à la corrida, dans La Forme d’une ville [II, 855]. La corrida à laquelle assiste Gracq à Tolède est une corrida ratée. Le taureau « reste debout, il cherche en vain à rendre l’âme, littéralement, avec les spasmes du cou de quelqu’un qui tente vainement de mourir » [Lettrines, II, 227]. Est-ce une manière pour Gracq de dire qu’il n’est ni Montherlant, ni Hemingway3, et que pour lui, la corrida n’a peut-être pas d’autre valeur qu’une valeur exotique. Le paragraphe suivant est consacré à un autre marqueur culturel, sans doute plus inattendu : les grilles. « Les grilles d’Espagne : autour des fenêtres, autour des chapelles, autour des couvents, autour des Vierges, autour des tabernacles, autour des femmes. Grilles de cages à grillons, qui bouchent les chatières, et grilles de dix mètres de haut qui tiennent sous clé le Cristo del gran poder. Les grilles sur les abat-son de la cathédrale de Tolède, à soixante mètres au-dessus de la rue : ici on ne plaisante pas avec les tours de Notre-Dame » [Lettrines, 227-228]. Énumération des grilles d’Espagne, omniprésentes, de la plus petite à la plus grande, par un écrivain fasciné par le sacré, par ces signes du sacré et de l’interdit, omniprésents dans la Castille des années soixante. Faut-il exclure que Gracq fasse aussi allusion au franquisme ? L’Espagne qu’il découvre, bien qu’ouverte au tourisme, est encore largement cadenassée. Et Gracq ne pense peut-être pas qu’au sort des femmes. Le tableau s’éclaircit un peu, avec une autre énumération, objet du paragraphe suivant :
Ce qui m’a touché : les charmantes petites places de Tordesillas, d’Alcañiz. À Tordesillas encore, l’épinette de Jeanne la Folle, comme un jouet d’un sou. À l’hôpital Santa Cruz de Tolède, la bannière de Don Juan à Lépante – grand souvenir, et plus belle que tout ce que j’imaginais pour la salle des cartes à l’Amirauté. Les routes de Castille, où on roule partout à même la face de la terre. Et à Aranjuez, à Salamanque, à La Granja, tous ces Versailles transplantés, mariés pour nous de naissance aux frondaisons de l’Ile-de-France, et soudain ici exotiques comme des palais nègres, au milieu de la verdure grillée, rayés de la cruelle balafre de la bannière sang et or. [Lettrines, 228]
- 4 Dans un autre fragment de Lettrines consacré à un « tableau de la Bretagne », quelques pages plus l (...)
5Après l’énumération des grilles, celle des images qui ont touché le voyageur, parfois des détails du paysage, plus souvent des traits spécifiques au pays traversé, aboutissant à une comparaison avec la France. Mais aussi cette fois à un retour à l’œuvre littéraire, celle de Gracq, au Rivage des Syrtes, et à son second chapitre, « La chambre des cartes ». Quant à la reine Jeanne la Folle, qui vécut en recluse dans son château de Tordesillas, elle inspirera Montherlant pour sa pièce Le Cardinal d’Espagne. Un quatrième paragraphe de ce fragment règle son sort à l’Escurial, bien désacralisé par l’humour de Gracq : « Affreux Escurial – ni grandiose, ni sinistre comme je l’imaginais, mais plutôt une caserne de sapeurs-pompiers plus vaste que d’habitude : les brandes tout autour cuisent et grésillent si fort sous le soleil qu’à chaque instant on s’attend à en voir sortir les voitures rouges ». Mais Gracq sera encore plus cruel pour le palais des Papes d’Avignon : « à côté de ces écrasantes casemates de la prière, la caserne de l’Escurial, si vantée pour son ordonnance sinistre, garde quelque chose d’évaporé et de louis-philippard » [Lettrines 2, II, 261]. Les quatre derniers paragraphes de ce fragment consacré à l’Espagne qui composent comme un poème en prose sont beaucoup plus courts. Ils semblent à nouveau faire alterner séduction et rejet : « Villages kabyles de la Castille, tout blonds sous la balle poudroyante du blé battu, comme j’ai vu les toits de Saint-Guénolé sous l’écume. […] / Fleurs sans suavité, ni tendresse, mais charnelles, sexuées, comme la langue qui sort du mufle noir du taureau, vers la fin. / Ici, on entend le tintement de l’eau. Délicieux ». La beauté des villages de Castille appelle étrangement à la fois une part d’Afrique (kabyles) et une part de Bretagne4 (Saint-Guénolé), les fleurs d’Espagne (sans suavité, ni tendresse) évoquent à nouveau la violence de la corrida (la langue qui sort du mufle noir du taureau). Ce beau fragment s’achève sur deux phrases d’une seule ligne, avec au centre ce mot en italique, « tintement ». De toutes les sensations d’Espagne, c’est peut-être celle de la musique qui prévaut, combinée avec la musique du style.
6Le second tome des Lettrines prolonge encore jusqu’en Espagne la carte des voyages de Gracq : à la fin de ce second volume, Gracq consacre à nouveau un fragment de six paragraphes à l’Espagne de l’Ouest et au Portugal : trois paragraphes à l’Espagne, trois au Portugal, tous d’une longueur équivalente, comme s’il fallait être parfaitement équitable, dans la comparaison des deux pays voisins. Gracq commence par exprimer la surprise que lui cause la découverte de ces paysages :
Les paysages de la côte cantabrique, traversés pendant deux journées souvent ruisselantes, m’ont laissé le sentiment d’une contrée singulièrement composite. Je m’attendais à la Bretagne, aux landes d’ajoncs et aux chaos granitiques qu’on traverse avant La Corogne. Je m’attendais à l’Irlande, si présente le long du rio de l’Eo quand il débouche dans la mer avec son arrière-plan désert de montagnes bleutées, ses gazons suintants, sa lumière noyée d’averses. Beaucoup moins aux orangers qui çà et là mouillent à la brume leurs pommes d’or pâlottes au creux des vergers trempés. Nullement aux eucalyptus. À partir de Santander, leurs peuplements occupent toutes les collines. [Lettrines 2, II, 384]
- 5 Gracq a fait un cours sur la géographie de l’Australie à l’Université de Caen, pendant la guerre [L (...)
7L’intérêt du voyage semble ainsi se résumer à la révélation de l’hybridité des paysages de cette partie occidentale de l’Espagne, si différents de ceux de la Castille : « au lieu des éoliennes, des bungalows australiens au toit de fer-blanc que toute cette flore rapportée annonce, on découvre au détour des sentiers les ânes et les porteurs d’eau de l’Odyssée qui vont trempant dans la puissante senteur du bush austral »5. Rencontre inattendue de la Grèce d’Homère et du bush austral. Si Gracq reste malgré tout sensible en dépit de son étrangeté aux charmes de la côte cantabrique, il souligne en revanche la laideur des villes industrielles : « Bilbao – Oviedo – la laideur noire, charbonneuse, des villes industrielles de l’Espagne : sous la pluie harassante de mars, ce sont les Gorbals de Glasgow beaucoup plus que les grottes chaulées des cigarières de Séville » [Lettrines 2, II, 385]. Une partie d’Espagne qui ressemble davantage à Glasgow qu’à Séville, comme Turin et Milan appartiennent plus à l’Europe centrale qu’à l’Italie. À nouveau, l’emploi d’un mot anglais, « gorbals » après le « bush » austral, est peut-être une manière pour Gracq de dire qu’il se sent plus chez Dickens que dans Carmen.
8L’Espagne apparaît encore au début des Carnets du grand chemin, avec une nouvelle évocation de voyage :
J’ai aimé rouler paresseusement, en Espagne, sur les routes secondaires qui tournent entre les friches recuites de l’été, épineuses et odorantes, pendant des lieues et des lieues sans rencontrer un village. La longue route, tortueuse, par exemple, où je roulai toute une matinée entre Teruel et Alcañiz. La route de Burgos à Logroño. Celle qui joint Sigüenza à Soria. Le circuit zigzagant que je fis à l’ouest de Tortosa, dans les petites montagnes où s’encaisse l’Ebre en amont de son delta. Au bout de ces routes torrides et grésillantes, on trouvait la placette si fraîche d’Alcañiz, pareille à un puits d’ombre, où la terrasse sous les arcades de Logroño, et le vin de Rioja, comme une escale après des heures de haute mer. Sur toutes les pentes des sierras basses s’accrochait une végétation griffue, un maquis buissonneux, à demi calciné, d’une texture frisée et crépue, mais sans les odeurs entêtantes qui montent de la macchia corse. Plus proche par la hauteur de la garrouille du Quercy que de la lande. Roussie comme par un jet de flammes, avec quelque chose, sous le soleil, de la tristesse de nos taillis de chênes en hiver, garnis de leurs feuilles sèches pendantes. [Carnets du grand chemin, II, 945]
9Il s’agit cette fois d’un voyage dont le rythme semble s’opposer à celui évoqué dans Lettrines, « voyage rapide en Castille ». Cette fois, Gracq prend son temps, et roule « paresseusement », comme si le temps des vacances était venu. L’écrivain nomade (à ses heures) nous dit son goût des routes d’Espagne, dans la solitude, dans le désert (sans rencontrer un village), la vastitude du pays (pendant des lieues et des lieues), le choix des routes secondaires, tortueuses, zigzagantes, qui nous libèrent de la tyrannie de la ligne droite. Comme s’il s’agissait aussi de perdre son temps dans un bain de solitude et de chaleur, d’éprouver le plaisir de se perdre. Gracq a apprivoisé l’Espagne au point d’en faire une expérience corporelle. De là, des sensations qui se complètent : le chaud et le frais, la musique et le silence, la mer et la montagne. Logroño, grésillante, griffue, garrouille : le lecteur est sensible aux allitérations, à la musique du passage. Une musique du voyage qui n’est pas sans une certaine violence, une certaine âpreté, une certaine « tristesse ».
Pour le souvenir qui reconstruit et simplifie, il n’y a, en dehors de ces boyaux épineux de la sierra, qu’un seul autre type de route en Espagne : les grands chemins des hauts plateaux, panoramiques de bout en bout et lunaires, […]. La route de Valladolid à Salamanque, sa meseta poussiéreuse aux teintes usées de tapis qui montre la corde, tantôt couleur de lion, tantôt couleur de mouton – celle d’Avila à Ségovie, où la mitre lourde et haute de la cathédrale, à plus de soixante kilomètres, pointe déjà au-dessus des lointains gris-bleu. Ou encore la longue vallée plate qu’enflammait d’un jaune incandescent le soleil descendant derrière moi sur l’horizon, et qui va s’élargissant entre Catalayud et Teruel. [Carnets du grand chemin, II, 946-947]
- 6 C’est aussi le cas de Giono dans Voyage en Italie qui choisit lui aussi de prendre son temps, et qu (...)
10Le tourisme gracquien est, on le sait, un tourisme géographique, attentif à la végétation, au relief, plus encore peut-être qu’aux monuments6. Le texte de Gracq veut suggérer cet exotisme radical des routes d’Espagne, panoramiques et lunaires, couleur de lion ou de mouton, la beauté d’un jeu des couleurs, du gris-bleu au jaune incandescent. Ce fragment des Carnets du grand chemin s’achève sur un paragraphe entièrement consacré au froid :
Le froid des plateaux d’Espagne. […] Une nappe d’air polaire dévalait la déclivité du plateau, sans une rémission, soufflait, dans cette nuit de la fin d’août, un froid de lune morte : plus mordant encore à l’étape entre les murs chaulés et sous les noires solives de chêne – le même froid monastique qui se glisse jusqu’au cœur, et qui imprègne dans la pièce de Montherlant la maison du Maître de Santiago.
- 7 Montherlant est cité dans Lettrines [II, 227 et 262], mais aussi au début d’Autour des sept colline (...)
- 8 Murat, Michel, Julien Gracq, p. 23-24.
11Faut-il s’étonner que l’évocation du voyage aboutisse à Montherlant, et à sa plus belle pièce, Le Maître de Santiago, à ce décor d’Avila enseveli sous la neige ?7 La littérature est comme l’aboutissement du paysage, chez un écrivain qui, avec sa formation de géographe, est plus qu’un paysagiste, et qui « a des lieux une perception et une compréhension globale. Il est sociologue, historien »8. Il reste aussi ce lecteur qui ne cesse de se souvenir de ses lectures. En lisant en écrivant.
12De tous les grands peintres espagnols, seuls Le Greco et Goya sont cités par Gracq. Le Greco est évoqué au début du texte de Gracq sur la Penthésilée de Kleist : « Cette lumière de plomb fondu qui tombait continûment sur la pièce (celle même, je n’en imagine pas d’autre, dont Greco a enveloppé sa Vue de Tolède) » [« Le printemps de Mars », Préférences, I, 967-968]. C’est donc une certaine lumière qui frappe Gracq, et qui lui semble spécifique au peintre de Tolède, qu’il va, dans un autre texte, associer à Barrès, et au temps de Barrès : « On songe au temps où Barrès venait ici interroger le secret de Tolède : c’était le Comte d’Orgaz dans la journée, mais le soir le funèbre hôtel espagnol qui semble toujours loger un enterrement, la chaleur, les mouches, les boissons tiédies, la paella huileuse – et le lendemain la boîte torride du ferrocarril colonial et problématique » [Lettrines 2, II, 385-386]. À la grandeur du Greco Gracq oppose les conditions bien modestes du tourisme culturel du début du vingtième siècle, celui de Barrès auteur de Greco ou le secret de Tolède. Gracq, touriste des années soixante, allant de parador en parador, a plus de chance que Barrès.
13Mais, en dehors du Greco et de Goya dont une œuvre sera évoquée dans Le Roi Cophetua, l’un des trois textes qui composent La Presqu’île, ce sont surtout les peintres espagnols contemporains qui inspirent Gracq : Picasso, Dali, Miro. Dans son livre sur André Breton, après avoir cité le texte que Breton consacre à Picasso dans Point du jour, Gracq lui-même, en la comparant à celle de Malraux, souligne la dimension « autobiographique » de l’œuvre de Picasso : « Qui ne voit […] que Picasso peint, tout autant que des “toiles”, les tableaux d’une légende personnelle bien défendue contre la curiosité – Malraux les épisodes d’une geste dont nous ne nous dirons émus que dans la mesure où nous sentons quelqu’un, indéfiniment, bouger derrière la tapisserie » [André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, I, 469]. En 1980, dans les pages intitulées « Littérature et peinture » qui ouvrent En lisant en écrivant, lorsque Gracq réfléchit à ce qui sépare l’expérience du peintre de celle de l’écrivain, il prend à nouveau l’exemple de Picasso : « les séries paysagistes de Claude Monet comme les visages à multiprofils de Picasso sont deux moyens opposés et convergents d’avouer à la fois et de surmonter la contradiction d’un art plastique emmuré dans l’espace à deux dimensions » [II, 564]. Gracq a bien conscience de la place éminente occupée par Picasso dans l’histoire de l’art, celle d’un « luciférien » [II, 566]. Il mesure aussi la longévité exceptionnelle de son œuvre : « Aucun écrivain, s’il écrit encore à cet âge, ne peut espérer maintenir toute la qualité de sa production à quatre-vingt-dix ans. Mais en peinture, Titien et Picasso […] y réussissent bel et bien » [II, 660]. Enfin, après la mort de Picasso, comparée à celle d’autres géants de la musique ou de la littérature, Wagner, Hugo ou Tolstoï, Gracq se demande aussi « dans quelle mesure Picasso ne représente pas surtout pour le grand public le boom financier insolent d’un marché artistique “de pointe”, quelque chose d’intermédiaire entre Cézanne et Rockefeller : une œuvre doublée d’une succession ? » [Lettrines 2, II, 292].
- 9 Vignes, Sylvie, « La planète Terre et les corps célestes dans les premiers romans et poèmes de Juli (...)
- 10 Sur les rapports de Gracq avec le surréalisme, voir notamment Carnets du grand chemin [II, 1033-103 (...)
14Dali est convoqué à propos de Lautréamont, « l’adolescent rayonnant » est celui du Portrait rayonnant de Lautréamont à dix-neuf ans, obtenu par la méthode paranoïaque-critique [Préférences, I, 901]. L’œuvre d’André Pieyre de Mandiargues, à laquelle Gracq consacre trois belles pages des Carnets du grand chemin, est également associée à celle de Dali : chez Mandiargues, « le végétal irrégulier y prend le plus souvent la densité minérale d’un arbre de Dali » [II, 1073]. L’admiration de Gracq pour Dali apparaît nettement dans les entretiens avec Jean Carrière, quand l’écrivain estime que « le cas exemplaire de Dali dans le domaine de la peinture n’a pas d’équivalent pour le moment – du moins aussi réussi – en littérature » [Entretiens, II, 1260]. On retrouve ainsi bien des traces de Dali dans l’œuvre de Gracq : « un promeneur d’une toile de Dali » apparaît à Saint-Germain-en-Laye, dès la première page de Lettrines 2 [II, 249], et Sylvie Vignes a repéré dans un texte de Liberté grande le souvenir d’un tableau de Dali intitulé Afghan invisible avec apparition sur la plage du visage de Garcia Lorca en forme de composition aux trois figures9. Quant au peintre Miró, il est pris comme exemple par Gracq de ce qui lui apparaît comme un respect nouveau de la poésie envers la peinture : « Breton écrit Douze poèmes pour illustrer des gouaches de Miro – Miro [sic] qui, tout de même, n’est ni Michel-Ange, ni Rembrandt » [Lettrines 2, II, 331]10.
15Une place singulière a été faite à Goya dans une œuvre de Gracq, publiée en 1970 avec La Route et La Presqu’île, Le Roi Cophetua, récit qui rappelle le style des premières fictions de Gracq, en particulier Au Château d’Argol. Dans ce récit, le narrateur est invité par son ami Jacques Nueil dans sa maison de la Fougeraye, à Braye-la-Forêt, à la lisière de la forêt. Il est accueilli par une femme qu’il imagine être « une servante ». Pendant qu’il attend son ami qui ne vient pas, seul dans le salon de la maison, le héros se remémore une gravure de Goya :
La mala noche... Le mot me traversa l'esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante des bougies, les images y glissaient sans résistance ; brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi. Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche. Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat – enlèvement – infanticide ? Tout le côté clandestin, litigieux du rendez-vous de nuit s’embusque dans les lourdes jupes ballonnées de voleuse d’enfants de la silhouette noire, dans son visage ombré, mongol et clos, aux lourdes paupières obliques. Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu’aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d’une épaule, d’une tête charmante, sont tout entiers ceux du désir. […] Il y a l’anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue, dans ce vent brutal qui plaque le voile sur les yeux et la bouche et dénude les cuisses. [Le Roi Cophetua, II, 540-505]
- 11 Murat, Michel, op. cit., p. 225.
- 12 Vouilloux, Bernard, De la peinture au texte. L’image dans l’œuvre de Julien Gracq, Genève, Droz, 19 (...)
- 13 Sur Le Roi Cophetua, voir les deux belles études d’Anne-Yvonne Julien et de Dominique Rabaté dans M (...)
16Dans le récit de Gracq, le narrateur est finalement conduit par la femme mystérieuse, cette autre « silhouette » [516] jusqu’à une chambre, et jusqu’à l’amour : « le plaisir qu’elle me donna fut violent et court » [518]. La gravure de Goya pourrait alors donner une « clé de l’érotisme gracquien »11, associant clandestinité, anonymat, violence. Bernard Vouilloux voit dans cette gravure une illustration d’Eros et de Thanatos : elle met en scène « des éléments violemment contrastés », le clair et l’obscur, la forme noire et la forme blanche. Si la silhouette noire est tournée du côté des pulsions de mort, la silhouette blanche est « tout entière celle du désir »12. Un désir anonyme, une violence. « Troussée et flagellée », la silhouette blanche subit-elle la seule violence du vent, se demande Bernard Vouilloux. Notons aussi que le décor de la chambre dans laquelle la femme conduit le narrateur (un mobilier à la fois ouvragé et lourd, à colonnes torsadées, d’une nuance foncée et luisante) « faisait songer à l’ancienne Espagne » [Le Roi Cophetua, II, 518]. Goya imprime sa marque. Il reste que le choix de Goya exprime bien une inquiétude : nous sommes en 1917, près de la ligne du front. Nueil est sans doute mort au combat. Et Goya est aussi le peintre des Désastres de la guerre13.
- 14 Gracq, Julien, Nœuds de vie, p. 42.
17Comme chez d’autres écrivains français hispanophiles, l’Espagne est associée par Gracq à une esthétique, à une culture, à un paysage. Logiquement, elle est convoquée pour souligner ce qui s’oppose à elle, ou ce qui lui ressemble. Aux États-Unis, par exemple, « on chercherait en vain Vézelay ou Sancerre, Grenade ou Avila » [Lettrines 2, II, p. 374]. En Italie, les « rideaux d’eucalyptus, plantés de cent en cent mètres, […] assainissent et dénaturent la campagne romaine, comme la Galice ou les Asturies » [Autour des sept collines, II, 887]. Aux collines de la Toscane et de l’Ombrie, Gracq préfère les paysages espagnols de la route qui va de Valladolid à Salamanque. Même la chaleur en Italie est moins intense que cette « reddition africaine à l’incendie solaire qui s’étale entre Valladolid et Salamanque, entre Saragosse et Lérida » [888]. Écrivant La Forme d’une ville, Gracq retrouve un air d’Espagne à Nantes et à Paris : « Il est singulier que, passant du lycée Clémenceau au lycée Henri IV, puis à l’École Normale, j’aie retrouvé autour du Panthéon, presque trait pour trait, le silence à demi clérical, les allées et venues parcimonieuses respirant l’horaire, le rituel et la règle, la manière discrète de se mouvoir à toute heure ainsi que dans les villes d’Espagne à l’heure de la sieste » [II, 785]. Un souvenir de l’Espagne découverte dans les années soixante vient colorer rétrospectivement ces souvenirs de l’adolescence nantaise et de la jeunesse parisienne. Enfin, dans les derniers inédits publiés par Bernhild Boie en 2021, c’est même la Puerta del Sol qui vient s’inscrire dans le paysage parisien14 du treizième arrondissement qu’un fragment de Lettrines 2 présentait déjà pourtant comme un « quartier bouleversé, éventré, rasé, hérissé de donjons de béton, [qui] évoque aujourd’hui Sao Paulo plus que Lutèce » [II, 250].
18On peut légitimement s’étonner du peu de références à l’histoire tragique de l’Espagne dans les textes de Gracq. Le romancier du Rivage des Syrtes qui adhère au parti communiste en 1936, et qui renvoie sa carte à l’annonce du pacte germano-soviétique, n’est ni Malraux ni Aragon. Il se souvient tout de même, alors qu’il est rapatrié d’un camp de Silésie en 1941, que l’Espagne était à ce moment-là une « antichambre de Londres » [Carnets du grand chemin, II, 1019-1020]. Il se souvient aussi des réfugiés espagnols en France en 1939. « À Argelès-sur-Mer, cent mille campeurs ont pris le relais volontaire des réfugiés d’Espagne de 1939 : le camp de concentration moins les barbelés est la forme palpable que prend en 1963 la joie de vivre pour sept à huit millions de Français ; les barbelés repousseront tout seuls : leur contenu futur a déjà le pli » [Lettrines, II, 242].
19Le charme de l’Espagne vient aussi de sa langue. Gracq qui aime insérer, en italique, des mots étrangers (anglais ou allemands) dans ses textes, évoque-t-il la langue espagnole ? Dans un passage d’Autour des sept collines, il établit une nette distinction entre l’italien – « les sons de Rome » – et le staccato enragé de castagnettes du parler castillan, coupé du para hoy de gorge de l’aveugle marchand de billets » [II, 932]. Là encore, une préférence semble affichée pour l’Espagne. De la langue à la littérature : Gracq ne pouvait oublier Don Quichotte. Relisant le roman de Cervantès, il est sensible « à l’éloignement quasi fabuleux pour nous des objets qui le peuplent, de son mobilier spécifique qui semble tellement plus reculé dans le temps et dans la légende que (par exemple) celui de Rabelais, aîné de Cervantès d’un demi-siècle. Ânes et âniers, caravanes à l’étape, moulins, jarres à huile, ce n’est pas la vie marchande déjà éveillée des campagnes de la Renaissance qui surgit ici, c’est le fond sans âge des contes arabes » [En lisant en écrivant, II, 702]. Gracq aime aussi s’entourer du Montherlant des Bestiaires, et du Cardinal d’Espagne, du Hemingway de Mort dans l’après-midi. Si différent soit-il de Montherlant ou de Hemingway, Gracq a semble-t-il lui aussi été sensible à l’Espagne, à ses paysages, à ses mystères, au point d’avoir construit une Espagne personnelle avec son style et son imaginaire.