Un mur s’élève en Méditerranée entre les univers culturels dont je me réclame. Ce mur, je n’ai pas l’intention de l’enjamber pour passer d’une rive à l’autre[...] mon ambition est de le saper, et de contribuer à le démolir. Telle a toujours été ma raison de vivre, ma raison d’écrire...
Amin Maalouf
- 1 Guillaume de Dieuleveult, Un Paquebot pour Oran, Paris, Vuibert, 2019.
1Plus qu’aucune mer au monde, la Méditerranée est dotée d’une mémoire intarissable faite d’unions et de fractures, bien que ce soient les affrontements qui dominent. Elle est aussi ambivalente et émouvante parce qu’elle alimente des nostalgies, des regrets, des haines, des espoirs. Que peut ajouter de plus un récit de voyage contemporain sur la Méditerranée puisque tout a été dit sur cet espace ? Certes, on a beaucoup écrit sur cette mer et, malgré cela, elle demeure encore inconnue. Guillaume de Dieuleveult est un journaliste français et un grand voyageur. Après la publication du Dictionnaire insolite de l’Égypte, où il a vécu pendant trois ans, il publie son récit de voyage, Un Paquebot pour Oran, en janvier 20191, après un séjour en Algérie en 2018. Contrairement au titre faussement ordinaire, le récit, à l’intersection de l’histoire, du témoignage personnel et de la littérature de voyage en Algérie, tire son intérêt de sa valeur documentaire, comme le montre la riche bibliographie à la fin du récit, commençant par Fernand Braudel, référence historique incontournable pour la Méditerranée, en passant par Tocqueville, Alphonse Daudet ou Isabelle Eberhardt... Cet article interroge les mémoires historique et individuelle de la Méditerranée tout en les inscrivant dans le contexte contemporain plus enclin aux replis identitaires et aux affrontements qu’à la coexistence, d’où l’intérêt de montrer le rôle de ce récit de voyage méditerranéen dans la destruction des murs imaginaires de la méconnaissance et des blessures du passé pour construire des ponts de rencontres, de connaissance et de reconnaissance entre le Nord et le Sud.
2Sur les raisons de son voyage, l’écrivain explique qu’il s’agit d’un « improbable mélange d’amitié et de circonstances » (Un Paquebot pour Oran, 17-18) L’idée du voyage a germé avec une simple plaisanterie, devenue réalité : lors d’une discussion avec un ami algérien, Yassine, Dieuleveult émet le désir de visiter Oran, sans grande conviction : « un jour, j’irai voir Oran » (17). On sait qu’actuellement la Méditerranée est traversée en bateau, soit pour la plaisance, en croisière, pour des touristes riches profitant de la beauté de la mer, soit pour un voyage clandestin et ô combien risqué, pour des pauvres entassés dans des pateras au cœur d’une mer qui risque de devenir leur cimetière.
3Pour le voyageur, cette traversée à rebours n’est réalisée ni pour le premier motif ni pour le second : ce qu’il cherche, c’est une rencontre authentique avec l’Algérie et ses habitants. C’est pour cette raison qu’il revendique le statut de voyageur ordinaire, pareil à « ces gens de tout poil qui franchissent la mer comme on passe un tunnel, ne cherchant ni la nostalgie, ni le panache, ni le souffle de l’épopée, [auxquels] j’allais me mêler pour faire ce grand voyage d’une rive à l’autre. Une sorte de trajet à rebours » (18). Il ne voyage pas en tant qu’exote à la recherche de paysages idéalisés, ni en tant que touriste féru de lointain pour assouvir une satisfaction personnelle, il ne voyage pas non plus pour ressusciter des souvenirs perdus à l’instar des Pieds-noirs qui ont nourri par leurs récits une littérature nostalgérique depuis 1962 jusqu’à l’aire contemporaine. Il affiche d’emblée sa démarche, qui est celle de l’archéologue, estimant faire
« Une sorte de trajet à rebours. Comme un archéologue, j’allais tâcher d’explorer une à une les strates d’eau qui s’étalent sur cette grande surface baveuse, cette mer intérieure au nom pragmatique et prometteur : la Méditerranée, la mer “au milieu des terres” » (18).
4Le mot exploration dans la tradition des récits de voyage, en Algérie en particulier et dans d’autres pays du Maghreb en général, nous rappelle tous les voyageurs français qui ont sillonné la Méditerranée à partir du XIXe siècle pour une exploration qui précède l’exploitation des ressources du pays : de Dieuleveult n’est proche de ces voyageurs ni dans le temps ni dans les motivations. Il faut prendre ce statut d’archéologue au sens large du terme parce qu’il ne va certainement pas scruter la mer en tant que scientifique, donnant un inventaire précis des vestiges matériels de cette mer. Cette série de négation atteste que Guillaume de Dieuleveult veut accomplir ce voyage comme simple voyageur. La lecture du récit montre qu’il est animé par une grande curiosité de la rencontre et un désir extrême de lecture, ce qui confère à ce voyage une dimension documentaire et humaine accomplie.
5Dieuleveult a privilégié la voie maritime entre Marseille et Oran, traversée qui dure trois jours, à celle des airs qui s’effectue en 1 heure 50. Contrairement à ceux qui privilégient l’avion et pour qui la Méditerranée n’est qu’une « flaque que l’on saute d’un bond pour passer d’une rive à l’autre, sans même y prendre garde » (19), l’écrivain fait l’éloge de la lenteur qui, bien qu’elle soit pénible et parfois ennuyeuse, lui donne l’occasion de révéler ainsi le sens et l’essence de cette frontière liquide qui est tantôt passage, tantôt obstacle : « comment expliquer à mes compagnons que je déteste l’avion, que je souhaitais précisément me confronter à la lenteur, prendre la mesure de la mer, éprouver l’épaisseur de cette frontière liquide qui depuis toujours nous sépare, nous relie, nous rapproche et nous éloigne » (68) ? L’écrivain veut fouiller les profondeurs de la mer, sur les traces de tous les navires qui l’ont sillonnée et qui, liant depuis toujours les deux rives de la Méditerranée, sont devenus de vrais actants dans l’histoire de cette traversée, témoignant de destins individuels et collectifs :
« de la même manière, à travers cette mer chargée, surchargée de mémoire, il existe de vieilles voies maritimes encore empruntées par quelques bateaux, qui sont des survivants, des témoins d’histoires fécondes, truculentes et tragiques auxquelles seule la petite Méditerranée, parmi toutes les mers du monde, a été capable de donner le jour » (20).
- 2 Sur les représentations littéraires de l’événement dans des œuvres aussi bien françaises qu’algérie (...)
6Le voyage de Guillaume De Dieuleveult est aiguisé de s’accomplir à bord d’un paquebot à l’ancienne, avec les Algériens d’origine française qui font leur retour habituel au bled. Le titre Un Paquebot pour Oran est révélateur de la charge symbolique du bateau qu’il désigne souvent par le nom arabe dialectal, bâbort. Plusieurs bateaux témoignent aussi du mouvement d’émigration des Algériens en France, qui a commencé en 19622, avec la signature des accords d’Évian, dans l’espoir d’un retour qui ne se réalisera jamais :
« Des bateaux emmènent toujours ces gens à travers la Méditerranée, d’un bord à l’autre, dans une sorte de mouvement pendulaire qui les laisse immanquablement, où qu’ils soient, un peu étrangers » (232).
7Les cent quatre bateaux de guerre qui ont participé à la prise d’Alger par l’armée française, le premier paquebot Kairouan qui a transporté 54.000 Pieds-noirs en vingt-sept-voyages pour la France sont témoins du passé douloureux que partagent les Français et les Algériens. Le modeste bateau qui a mené Dieuleveult de la France vers l’Algérie atteste, à son tour, qu’au-delà de toutes les aptitudes pessimistes et réductrices, les deux pays ont une histoire à réécrire ensemble.
8Malgré son titre faussement banal, Un Paquebot pour Oran est un condensé de l’Histoire de la Méditerranée depuis les Grecs jusqu’à l’époque contemporaine, derrière le truisme qu’il y a à reprendre cette histoire. Ce qui est intéressant, c’est que Dieuleveult ouvre la Méditerranée à tous les points de vue : ceux du Nord comme ceux du Sud. Conscient que les mots sont les indices indispensables à toute représentation, l’écrivain s’interroge sur le mot arabe qui la désigne :
« Comment perçoit-on la Méditerranée quand on vit au Sud ? Pour nous autres, ceux du Nord, c’est entendu : depuis l’empire romain, elle est “notre mer”, Mare nostrum. Mais pour ceux qui sont de l’autre côté ? En Arabe, on l’appelle “bahr el abyad el muttawassit”, on dit aussi : “bahr el rumi” : « la mer des Romains » ... (52).
9Concernant cette couleur blanche donnée à la Méditerranée par les pays de la rive Sud, Jean-Yves Moisseron et Manar Bayoumi expliquent qu’elle est simplement la traduction de l’expression turque akdeniz (blanche) par opposition à karadeniz (noir) :
- 3 Jean-Yves Moisseron, Manar Bayoumi, « La Méditerranée comme concept et représentation », Tiers Mond (...)
« L’expression actuelle consacrée par l’usage, est Bahr el abiad el-mutawassat, à savoir la “mer blanche du milieu”. Cette expression qui paraît assez énigmatique au premier regard (car pourquoi ajouter un adjectif de couleur ?), s’explique très naturellement si on la met en regard de l’expression turque akdeniz, qui exprime aussi la couleur blanche. Elle s’oppose à la mer noire, karadeniz »3.
10Dieuleveult insiste sur les moments de fusion culturelle en Méditerranée, la pensant ainsi en termes de civilisation, il évoque le bassin méditerranéen sous le règne d’Octave, au tournant de l’ère :
« Dominée militairement, la Méditerranée pouvait s’unifier culturellement. Pour la première fois dans l’histoire, la remarquable unité géographique, climatique, géologique qui caractérisait cette mer servit de trame à l’éclosion d’une civilisation unique » (46).
11L’écrivain ne s’arrête pas sur l’extraordinaire essor de la religion chrétienne dans tout le bassin méditerranéen où la mer plurielle Mare nostrum devient dans la conception occidentale notre mer dans le sens de possession et de domination. Il est conscient que la version de l’Histoire est boiteuse parce qu’elle se pose comme unique, comme le constate Bruno Étienne, non sans regret :
- 4 Bruno Étienne, « Amnésie, amnistie, anamnèse ; amère Algérie. Dire la violence », Mots, n° 57 : Alg (...)
« Depuis Ernest Renan, qui soutenait que le seul apport des peuples sémitiques était l’averroïsme, il y a une sorte de consensus en France, et peut-être en Occident, sur l’inutilité de comprendre l’histoire des Arabes et des musulmans. Il n’y a pas de demande sociale de véritable connaissance de cet Autre-là, pourtant si proche : l’Arabe musulman »4.
12La version occidentale de l’histoire de la Méditerranée nie deux références primordiales : l’islam et la langue arabe :
- 5 Jean-Yves, Moisseron, Manar, Bayoumi, « La Méditerranée comme concept et représentation », loc. cit (...)
« La référence à la Méditerranée nie deux dimensions qui alimentent les dynamiques culturelles au sud de la Méditerranée. Si la question de la dimension judéo-chrétienne ne pose a priori pas de problèmes dans la caractérisation d’une “civilisation” européenne, il n’en est pas de même de l’islam pour la partie sud. Il n’en est pas de même pour l’appartenance à un espace linguistique commun dominé par la langue arabe. Ces deux dimensions, même si elles ne sont pas les seules à prendre en compte, semblent se dissoudre dans la Méditerranée »5.
13Dieuleveult poursuit son investigation jusqu’aux lumières arabes symbolisées métaphoriquement par cette étoile brillante :
« Alors que les vieilles constellations accompagnaient mon bateau dans la nuit, une étoile plus éclatante encore se levait sur les grandes villes de la civilisation arabe. Malgré le dédain des géographes perses, l’islam ne s’est pas soustrait au grand mouvement de déplacement des civilisations vers l’ouest. L’étoile du pouvoir brilla de plus en plus au-dessus du Caire, fondée par les fatimides en 969, et de Cordoue, où dès 929 les Omeyyades avaient proclamé un nouveau Califat » (56).
14Zakia Daoud dresse ainsi ce tableau de l’apogée de la puissance maritime musulmane en Méditerranée et de la symbiose entre toutes les religions et les cultures :
- 6 Zakia Daoud, Le Détroit de Gibraltar frontière entre les mondes. De Tanger aux Clandestins, Casabla (...)
« c’est un moment rare et privilégié où la civilisation atteint un degré inégalé de brillance et de succès grâce à une symbiose entre des savants de toutes origines, venus de tous les points du monde musulman, dialoguant avec des juifs, des persans, des chrétiens, en une fusion interculturelle exceptionnelle »6.
15L’écrivain revient aussi sur les moments de guerres qui ont ensanglanté les rivages de la Méditerranée depuis la première bataille entre Rome et Carthage : « il fallut soixante-trois années de bataille pour que Rome parvienne à l’emporter » (44).
16Plusieurs pages sont consacrées à la course barbaresque qui sévissait dans le large de la Méditerranée pendant plusieurs siècles et à ses principaux personnages Arudj et Khaired-Din Barberousse. C’est une grande histoire faite par de petits navires, pourtant, elle est minorée ou bien ignorée par les chercheurs et les universitaires. Dieuleveult assure que ce sujet n’aurait jamais attiré sa curiosité s’il n’avait pas lu un document sur Fernand Braudel intitulé : « Les Espagnols et l’Afrique du Nord de 1492 à 1577 » : « En temps normal pareil sujet n’aurait probablement pas éveillé ma curiosité. Mais lors des recherches que j’ai entreprises pour écrire ce livre, sa découverte fut une révélation » (66).
- 7 Voir notre article : « Le Maroc dans les récits de captivité barbaresque : regard idéologique et li (...)
17Du point de vue économique, cette course constituait un véritable commerce des hommes et, du point de vue culturel et politique, ce phénomène a donné naissance à une littérature de témoignage et d’action du côté du Nord. Les récits dits de captivité7 ont consacré les premières images stéréotypées de l’Arabe barbare qui perdureront pendant des siècles dans l’imaginaire occidental et seront réactualisées pour alimenter, à partir du XIXe siècle, la conquête coloniale et persisteront encore pour que le Sarazin d’hier devienne le musulman et, par un glissement de mots, l’islamiste terroriste d’aujourd’hui.
- 8 Fernand Braudel, La Méditerranée, espace et histoire, Paris, Flammarion, 1988 [1949], p. 11.
18Durant tout son voyage en Algérie, Dieuleveult est obsédé par la mémoire coloniale en général et celle des Pieds-noirs en particulier. Fernand Braudel affirme que l’intérêt renouvelé pour le passé de la Méditerranée est de le voir autrement : « La Méditerranée est une belle occasion de présenter une “autre” façon d’aborder l’histoire. Car la mer, telle que l'on peut la voir et l’aimer, est, sur son passé le plus étonnant, le plus clair de tous les témoignages »8. Dans ce sens, Dieuleveult recourt à l’événementiel en retraçant en détail le récit de la conquête d’Algérie et celui de l’Organisation armée secrète (OAS), ne voulant rien taire de l’histoire coloniale, souvent passée sous silence comme l’a bien remarqué Veronic Algeri :
- 9 Veronic Algeri, « Mémoire coloniale et immigration : comment raconter cette histoire ? », in Gianfr (...)
« Bien que le travail éditorial des années 1955-1962 soit important, avec environ 250 livres publiés, les censures et les silences ont dominé et la sensation a été longtemps celle d’un interdit d’Histoire »9.
19En se mettant dans la peau de l’historien, il invite Français et Algériens à découvrir comment ils ont mené et subi leur histoire. Revenir sur ces deux histoires à l’époque actuelle est d’un grand intérêt dans la mesure où Dieuleveult ne tend pas à soulever des haines ou ressusciter les blessures du passé, mais aspire à revoir cette Histoire loin d’une mémoire historique instrumentalisée qui tend plus à séparer qu’à unir.
20Le voyage s’inscrit aussi dans les lieux de mémoire. Durant toutes ses pérégrinations à Oran et en Algérie, les moindres détails sont vus et observés à travers le palimpseste de la présence française en Algérie. Dès son arrivée à Oran, ce qui a attiré son attention c’est un bâtiment français : « je dévorai Oran des yeux. Ce que j’en vis tout d’abord, ce fut un bâtiment de l’époque coloniale coincé contre la falaise, une route, un rivage, une montée abrupte et, soudain, la grande mer bleue étalée à nos pieds. Et de l’autre côté, la ville, qui regardait, comme un badaud débonnaire » (85).
21On aurait tort de penser qu’il en va de la réhabilitation de la présence coloniale française en Algérie : en tant que chroniqueur, Dieuleveult veut revoir l’histoire coloniale dans son aspect le plus concret, au-delà de tout enthousiasme. Durant tout son séjour à Alger, il circule avec un guide et son récit est truffé de noms de rues donnés en arabe avec leur équivalent en français :
« Quittant le boulevard de l’ALN, la petite voiture s’engagea dans l’avenue Cheikh Larbi Tebessi (anciennement avenue Loubet), elle traversa la place Abdelmalek Ramdane (anciennement place des Victoires) et de là, rejoignit la rue Sebti Boumaraf (anciennement rue Kimburn) C’est dans cette petite rue calme mais toute proche des artères du centre-ville, que se trouvait l’appartement que j’avais loué » (89).
22Le logement qu’il a loué pour son séjour à Oran accentue encore son obsession des Pieds-noirs, dont l’histoire est oubliée :
« je songeai, en suivant le propriétaire, qu’il y a bien longtemps, des Français avaient dû vivre ici, que ces murs avaient abrité la banalité d’une vie de famille – les enfants qui reviennent de l’école, le déjeuner du dimanche, les visites des voisines, un dîner d’anniversaire, un matin de Noël... il n’avait rien d’extraordinaire cet appartement. Ceux qui l’avaient habité étaient sans doute des gens modestes, victimes d’une histoire qui les dépassait » (90).
23L’auteur ne voit pas cette histoire en termes de mémoire nostalgique dont les récits de souvenirs, constamment réitérés, risquent de ne plus intéresser les nouvelles générations. Il évoque cette histoire à travers un regard clairvoyant, dans un contexte contemporain marqué par le retour sur la scène des débats autour de la guerre d’Algérie et l’immigration maghrébine en France. Glorifiés pendant les années trente et considérés par la République triomphante comme « une véritable chair vivante » de l’œuvre coloniale, les Pieds-noirs voient leur existence effacée et leur histoire amnistiée, sans compte qu’on leur impute la responsabilité de la guerre d’Algérie. Ils sont rapatriés de l’Algérie, qu’ils ont toujours considérée comme leur « patrie », vers la France où la patrie est vidée de son sens : « Un Français dit aux journalistes : “ce pays est aussi à nous, nous l’aimons, nous n’avons rien d’autre” » (16).
24La patrie arrachée, il ne leur reste que la terre où sont enterrés les morts, comme compensation de ce retour impossible. Avant de retourner en France, Dieuleveult s’est rendu dans le cimetière chrétien d’Oran où il ramasse un peu de terre dans une bouteille en plastique pour un ami français dont la famille a vécu cent vingt ans en Algérie. Ce dernier a reçu le « cadeau » avec un bonheur mêlé de chagrin, mais surtout sans aucune rancune : « Il n’y avait pas d’amertume dans sa voix » (241).
25L’histoire coloniale ne s’arrête pas au drame des Pieds-noirs, elle concerne aussi les Algériens, qui constituent actuellement une population importante en France : « l’histoire de la traversée de la Méditerranée aurait pu s’arrêter là. Mais il est dit que les hommes ne cesseront jamais de naviguer sur cette mer » qui, si « elle se refermait définitivement pour des centaines de milliers de Français, elle s’ouvrait aux Algériens » (231).
- 10 Bruno Étienne, « Amnésie, amnistie, anamnèse ; amère Algérie. Dire la violence », Mots, n° 57 : Alg (...)
26Guillaume de Dieuleveut tente de restituer la mémoire coloniale, non pas de manière synchronique, mais en termes de réseaux où le passé est lié au présent, qui le revendique à son tour. L’anamnèse de la mémoire coloniale est importante, elle est curative car elle permet de soulager deux abcès : l’amnésie et l’amnistie10. Le voyageur manifeste, par le témoignage personnel et un regard historique avisé, l’intention de nouer de véritables relations franco-algériennes. Son récit est loin des discours politiques sur « le rêve des deux rives » qui sont souvent exprimés par les métaphores les plus saisissantes, et qui relèvent plus de la rhétorique que de la pratique, tel ce discours de Jean-François Daguzan :
- 11 Jean-François Daguzan, « France’s Mediterranean Policy: Between Myths and Strategy », Journal of Co (...)
« Les deux rives de la Méditerranée ont constamment emprunté, dialogué, échangé l’une avec l’autre, forgeant ainsi notre identité et notre destin. Elles sont comme les deux lèvres d’une même bouche, qui ne parlent que lorsqu’elles sont réunies. La Méditerranée, mer de commerce et d’échanges, où l’huile circule dans des jarres et les étoffes sous les ponts des bateaux, où le guerrier grec débarque sur les côtes de l’Afrique, où les rêves d’Ulysse donnent la parole aux grottes et aux rochers »11.
27La question de l’altérité, qui traverse essentiellement tout récit de voyage sur les deux rives de la Méditerranée, est abordée par Dieuleveult d’un point de vue qui privilégie l’homme dans ce qu’il a d’humain et d’ordinaire. L’Autre n’est pas vu comme le voyageur veut le voir, c’est-à-dire au prisme de sa culture ou de son imaginaire social à l’instar des images diffusées dans la littérature coloniale. Il n’est nullement perçu dans une abstraction qui reflète un déni de réalité sous l’effet de l’esthétisation tant recherchée par la littérature exotique. Son récit est empreint de souvenirs de rencontres avec les Algériens, tantôt anecdotiques tantôt plus sérieux ; il est surtout ancré dans le réel immédiat avec toutes ses contradictions. Ainsi, dès qu’il aborde en Algérie, il se sent étranger, mais la peur qui se lisait sur son visage s’est vite dissipée grâce à une voyageuse algérienne inconnue, dont il garde en mémoire les paroles consolatrices :
« Mes craintes devaient se lire sur mon visage car une femme, plus vraiment jeune, avec un beau visage et de longs cheveux noirs, s’approcha de moi et m’adressa la parole. Elle m’explique qu’elle prenait toujours le ferry pour rentrer en Algérie. “Ne vous inquiétez pas, tout va très bien se passer”, dit-elle, et cela suffit pour chasser la peur » (32).
28Dans les moments de rencontre avec les Algériens, Dieuleveult privilégie le dialogue comme moyen d’accès à l’altérité. Les paroles échangées reflètent la sincérité des relations affectives, au-delà de la simple courtoisie : « Il me conduisit à sa voiture. “Yassine m’a dit de bien m’occuper de toi”, me dit-il. Je lui répondis que j’aimais beaucoup son frère » (85).
29L’épisode de l’invitation du voyageur par la famille de Yassine constitue un moment fort du récit. Les événements les plus sanglants d’une histoire dont il n’est pas l’héritier direct reviennent à son esprit au moment où les parents de son ami expriment une grande joie de l’avoir accueilli chez eux. L’alternance entre le récit historique, social et personnel révèle la complexité d’une rencontre qui se pose authentiquement, d’où le bouleversement de ses sentiments et de ses pensées. Ce mélange d’émotions et de logique ne relève plus d’une effusion exaltée, il traduit un ancrage dans une réalité complexe. Au début, il n’arrivait pas à oublier un passé conçu comme inadmissible, mais les mets délicieux ou les mots empreints de gentillesse et de bienveillance ont réussi à chasser les idées sombres de son esprit ; la bienveillance l’emporte ainsi sur la haine :
« Mais avant d’aller se coucher, il tenait à me faire un cadeau. Il posa son paquet sur la table. Je l’ouvris : c’était un survêtement complet de l’équipe de foot de l’armée algérienne. Vert et blanc. Je revêtis le haut. Nous nous embrassâmes et il partit. J’étais ému. Était-ce la harira ? Le tajine ou le gigot ? Voici que je sentais fondre en moi les mauvais souvenirs de ce passé qui n’était pas le mien. Mon survêtement sur le dos, je continuai de parler avec la maman qui m’avait accueilli comme un fils. Nous bûmes du thé à la menthe et c’était comme un filet de vie douce que j’avalais à petites gorgées. Le sourire et la générosité avaient chassé l’amertume » (122).
30De leur côté, les nouvelles générations souffrent d’autres blessures, plus vives à surmonter, qui les laissent loin des souvenirs de la guerre ; ils sont confrontés à un présent oppressant et un avenir incertain : « Je comprenais en parlant avec mes amis que la guerre n’avait plus rien à voir avec eux. C’était le passé. Leur blessure, c’étaient les années de terrorisme qui leur avaient volé leur jeunesse, et leur crainte, c’était que cela revienne un jour » (123).
31Le voyageur rencontre Maryam, qui l’emmène à la découverte de la ville. Il s’arrête brièvement sur son âge et sa condition : âgée de 21 ans, en deuxième année de Licence de droit, elle travaille comme guide pour une association qui défend le patrimoine de la ville d’Oran. La discussion avec la jeune fille lui montre que les jeunes Algériens sont plus préoccupés par le présent et ont leur propre histoire à raconter :
« Maryam me parla d’elle. Certaines personnes vivent avec le sentiment d’être nées à la mauvaise époque. D’autres avec celui d’être nées au mauvais endroit. Maryam en faisant partie. Il y a des gens comme elle dans tous les pays arabes. Ils se défient du pouvoir, ils se défient de l’islamisme, ils sont écartelés entre le peuple et les généraux, comme des oiseaux en cage, pris au piège, étrangers dans leur propre pays et pourtant incapables de le quitter. C’est terrible de vivre ainsi » (98-99).
32Le voyageur est donc passeur de mémoires, il revendique une mémoire partagée qui décloisonne les représentations et les imaginaires de part et d’autre des deux rives de la Méditerranée, parce que ce qui manque, ce n’est pas la mémoire où chaque groupe croit être la seule victime de l’histoire, c’est le partage de ces histoires. Touché par le bon accueil, la bienveillance, la générosité, la simplicité, la spontanéité des Algériens, le voyageur plaide pour une éthique de la réconciliation.
33La Méditerranée est une mer petite qui n’englobe qu’un pour cent de la surface du globe, elle est, néanmoins, le réservoir d’une longue mémoire. C’est cette mémoire historique et littéraire que l’écrivain a scrutée tout en suivant une optique nouvelle basée plus sur le recentrement riche que sur l’instrumentalisme et le manichéisme stériles. Sa rencontre authentique avec les Algériens durant son séjour et la force de son témoignage bouleversent les imaginaires contemporains des deux rives de la Méditerranée, c’est là tout l’intérêt de ce récit de voyage.