Navigation – Plan du site

AccueilNuméros43Un Mare nostrum entre double sens...Entre Seine et Sénégal. La Vénus ...

Un Mare nostrum entre double sens et sens unique

Entre Seine et Sénégal. La Vénus d’Asnières (1924) d’André Reuzé : pour une poétique malicieuse de la relation coloniale

Laure Lévêque
p. 17-49

Résumés

Roman populaire, La Vénus d’Asnières s’inscrit dans une tradition vivace depuis la mi-XIXe siècle : celle des « ruines de Paris » illustrée par une abondante littérature qui enregistre fictivement la chute de ce Paris dont Walter Benjamin faisait la « capitale du XIXe siècle », autant dire l’épicentre de la civilisation. Le jeter à bas revient à prendre symboliquement acte d’un malaise dans la civilisation qui remet en cause les piliers sur lesquels elle repose au nombre desquels la mystique du progrès, déclinée dans le scientisme comme dans l’expansionnisme colonial. Projetant, conformément aux canons du genre, dans un futur à plus ou moins longue détente la renaissance de la civilisation, ici relevée par l’Afrique de l’ouest, ce roman piquant use de ce décentrement d’une rive à l’autre de la Méditerranée pour détourner et retourner les codes du roman colonial en une traversée du miroir qui ne laisse pas les certitudes ethnocentriques indemnes.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Mais pas tout à fait ignorée des passionnés d’anticipation, certains blogs signalant cette curiosit (...)
  • 2 Voir Jean-Pierre Bernard, « La destruction de Paris. La ruine de Paris. Les ruines de Paris », in L (...)
  • 3 Marianne Roussier, « Le Voyage aux Ruines de Paris : un topos érudit, fantaisiste et satirique dans (...)
  • 4 Ibid.
  • 5 Alexandre Dumas, « Ah ! qu’on est fier d’être Français », in Causeries, 1, Leipzig, Alphonse Durr L (...)

1Peu connue même des amateurs de romans populaires, La Vénus d’Asnières1 appartient à une production bien répertoriée dite des « ruines de Paris », qui fournissent d’ailleurs son sous-titre au roman. Les motifs en sont bien identifiés, qui tiennent à la déclinaison d’un Paris livré à la dévastation, culbuté, méconnaissable. Née vers le milieu du XIXe siècle comme un pendant dysphorique au célébrissime An 2440, rêve s’il en fut jamais (1771), utopie progressiste où Mercier réaffirmait la foi des Lumières dans une perfectibilité gagée sur la raison, la veine du « Paris en ruines » tourne au thème à la mode2 et au succès de librairie au point que d’aucuns n’hésitent pas à identifier « une sorte de “moment” des “ruines de Paris” »3. « Moment durable »4 qu’inaugurerait en 1855 Alexandre Dumas avec sa nouvelle « Ah ! qu’on est fier d’être Français »5 et que refermerait, en 1924, La Vénus d’Asnières d’André Reuzé (1885-1949) où serait resservi un scénario éprouvé qui voit Paris devenu pour les archéologues du futur ce qu’étaient Ninive, Babylone ou Palmyre pour Volney : des noms glorieux portés par des puissances évanouies qui ne subsistent plus qu’à titre de souvenirs, à l’état de sites archéologiques dont les savants des temps prochains peuvent seuls désormais tirer d’utiles enseignements.

Poétique et politique de la ruine

  • 6 Marianne Roussier, « Le Voyage aux Ruines de Paris : un topos érudit, fantaisiste et satirique dans (...)
  • 7 C.-F. Volney, Les Ruines ou méditations sur les révolutions des empires suivies de La Loi naturelle(...)
  • 8 Walter Benjamin, Charles Baudelaire : un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacost (...)

2« Topos érudit »6, conformément à la fameuse invocation aux ruines, sources fécondes de « leçons »7, qui ouvre le maître ouvrage de Volney Les Ruines ou méditations sur les révolutions des empires (1791), le scénario des ruines de Paris mobilise une conception cyclique de l’histoire dont la logique, empruntée aux sciences naturelles, combine des facteurs bien attestés – grandeur et décadence et translatio imperii – pour assurer la lisibilité. Mais conformément aussi à la logique naturaliste qui organise la référence, la lecture promue fait droit aux thèses catastrophistes reçues de Cuvier pour affirmer la force de grands événements rupteurs et, même, pour en proclamer le principe salutaire dans la marche de l’histoire, ainsi que Walter Benjamin devait plus tard le formuler en réclamant de « fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe », glosant : « Que les choses continuent à “aller ainsi”, voilà la catastrophe »8.

  • 9 Marianne Roussier, « Le Voyage aux Ruines de Paris : un topos érudit, fantaisiste et satirique dans (...)

3Or tel est bien le moteur qui gouverne la série des « ruines de Paris », emblème plus général de la faillite d’une certaine idée de la civilisation : « Cette transformation de la capitale française en site ruiné est imputée à une catastrophe – d’origine tantôt naturelle : glaciation, montée des eaux, tantôt humaine : percements démesurés du métro, attentats fomentés par les socialistes, tantôt non identifiée »9.

  • 10 André Reuzé, La Vénus d’Asnières ou dans les ruines de Paris, Paris, Fayard, 1924, p. 9. Les référe (...)
  • 11 Paul Valéry, La Crise de l’esprit, nrf, 1919, repris dans Variété, Paris, Gallimard, 1924 puis Œuvr (...)

4Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’une guerre fratricide où les peuples européens se sont entretués, victimes des querelles sans cesse renaissantes entre Francs et Germains. Après les conflits de 1870, 1914 et – plutôt bien vu depuis l’année 1924 où est publié le roman – 1938, de nouvelles hostilités ont, en 1950, eu raison « de ce que l’histoire résume sous le nom de “premier essai de civilisation” »10. Comme en écho à ce que Valéry dénonçait cinq ans plus tôt de « l’illusion perdue d’une culture européenne » 11balayée par une Grande Guerre qui a fait litière des idéaux scientifiques et progressistes, Reuzé colore sa catastrophe de fiction aux couleurs de l’ypérite, imaginant à un quart de siècle de distance qu’un déchaînement d’armes chimiques a extirpé toute vie d’une Europe noyée sous les gaz. Hommes, bêtes, plantes, tout a péri, et il n’est jusqu’au sol qui ne soit empoisonné : « de l’Atlantique aux Karpathes, de la Baltique à la Méditerranée », tout n’est que dévastation « dans cette folle Europe qui avait prétendu dominer le monde » (10). À l’ouest, rien de nouveau mais à l’est nulle lumière ne se lève forte d’un nouveau modèle de société : prolongeant l’œuvre de mort des Francs et des Germains, Turcs, Arméniens et Persans « achevèrent de s’exterminer » (10) si bien qu’à l’heure où commence le roman, en 2924, voilà quelque mille ans que « la race blanche » est éteinte en Europe (9), victime de sa propre hybris.

À l’école du Panafricanisme

5Plus encore que l’impérialisme culturel européen, c’est la face coloniale de cet expansionnisme qui est visée, ce qu’un bref détour américain permet d’établir. Le Nouveau Monde, front pionnier offert à la prédation des descendants du Mayflower et des différentes vagues d’immigration européennes qui ont suivi, s’est construit sur l’iniquité de la traite négrière qui a transbordé aux Amériques une population noire exploitée dont le roman montre la revanche sur le temps long de l’histoire quand, au XXIIIe siècle, dominant numériquement « l’élément blanc », les Afro-Américains finissent par l’absorber : l’« Afrique sortit de l’ombre » (11), « le mouvement mondial pannoir triomphait » (11).

  • 12 Molefi Kete Asante, L’Afrocentricité, Paris, Menaibuc, 2004.
  • 13 Voir Amzat Boukari-Yabara, « La conférence panafricaine de Londres, 1900 », in Africa Unite ! Une h (...)
  • 14 Sur l’ambiguïté conceptuelle qui caractérise la position de Du Bois et sa difficulté à penser hors (...)
  • 15 Voir notamment Magali Bessone, « W. E. B. Du Bois et la construction des catégories raciales et col (...)

6Sur ce point aussi, sans que l’on puisse évidemment parler encore d’afrocentricité au sens où l’entend Molefi Kete Asante12, le roman dialogue clairement avec un monde en mouvement qui a notamment vu, en 1900, à Londres, se tenir la Première Conférence Panafricaine13 comme une contre-manifestation à l’Exposition Universelle programmée à Paris aux mêmes dates et qui proposait, outre la traditionnelle « Exposition nègre », justement consacrée aux « Noirs d’Amérique », un diorama de zoo humain. C’est dans le congrès londonien que W. E. B. Du Bois devait prononcer sa fameuse « Adresse aux nations du monde », rappel du poids numérique croissant de la population noire et invitation à combattre le racisme, qui n’atteint pas que ceux qui en sont les victimes : quand « en raison [...] des préjugés, de la cupidité et de l’injustice, le monde noir est exploité, violé et dégradé, les résultats en s[o]nt déplorables, voire fatals, non seulement pour lui-même, mais au regard des idéaux élevés de justice, de liberté et de culture ». L’esprit égalitariste de ce congrès qui devait consacrer le terme « panafricain » et populariser les revendications portées par cette identité infuse tout le roman qui le réinvestit traduit en « pannoir », n’hésitant pas à racialiser son approche, à la suite encore de Du Bois14 qui identifie d’emblée la frontière mentale à faire reculer : « conformément aux critères européens les races de couleur sont aujourd’hui, culturellement, les moins avancées » et dans la logique qui est la sienne de mobiliser « le concept de race » au service d’une « stratégie émancipatrice » 15.

  • 16 Jean-Baptiste Fressoz, « Eugène Huzar et la genèse de la société du risque », introduction à Eugène (...)

7C’est cette stratégie que Reuzé est à même de mettre en place en s’inscrivant dans le schéma prospectif de la mort de « notre civilisation » suivie d’une translatio imperii assurée par « une civilisation exotique et exochronique, établie en Afrique ou aux antipodes colonisés »16, inaugurant un « grand remplacement » sur lequel le roman est bien loin de porter un regard négatif, la grande trouvaille de Reuzé résidant dans l’adoption du point de vue interne d’un explorateur africain, le grand Travelling-Robinson, dont le journal nous est donné à lire selon un procédé qui émancipe l’auteur de toute implication d’ordre axiologique, évacuée, dans la vocation descriptive de l’écriture diariste dont la responsabilité revient à Travelling-Robinson, au profit d’une approche anthropologique et phénoménologique des réalités culturelles décrites sur le mode décalé que Montesquieu prête, cum grano salis, à Rica et Usbek pour mieux inviter au décentrement et à la réversibilité des points de vue et des valeurs.

  • 17 Alfred Bonnardot, « Archéopolis », in Fantaisies multicolores, Paris, Castel Libraire-Éditeur, 1859 (...)
  • 18 Ibid., p. 74.
  • 19 Voir, par exemple, Pierre Citti, Contre la décadence. Histoire de l’imagination dans le roman, 1890 (...)

8Le procédé n’est pas neuf. Alfred Bonnardot y avait sacrifié en 1857 en imaginant « les habitants de la célèbre ville d’Archéopolis », qu’il situe dans l’ancienne « Afrique centrale »17 venir s’intéresser, en 9957, au site de l’ancien Paris, rayé de la carte au moment où s’est accomplie, « vers la fin du XXIe siècle, la décadence générale de la civilisation du globe »18, dont l’Afrique a su reprendre le flambeau en un retour aux sources inaugurateur d’un nouveau cycle comme le dernier représentant de l’espèce vaniteuse des Parisiens s’y fait donner la leçon par un enfant de 6 ans. Si Bonnardot en appelait classiquement à l’artifice du mauvais rêve pour dénouer sa nouvelle, celle-ci, par-delà les préoccupations liées à la rotation cyclique de l’exercice du leadership mondial, mettait l’accent sur ce qui fédère toutes ces fictions anticipatrices : de pousser sur une idéologie de la décadence19 susceptible de bien des déclinaisons et à laquelle souscrivent des sensibilités politiques très diversifiées.

  • 20 Voir Laure Lévêque, « Guerre de religions, guerre de races, guerre de civilisations ? L’État islami (...)
  • 21 Capitaine Danrit, L’Invasion noire, t. 1 : La Mobilisation africaine, Paris, Flammarion, 1913, p. 2 (...)

9Le capitaine Danrit, depuis l’horizon nationaliste qui est le sien, avait joué de la peur en campant dans L’Invasion noire une vague contre-colonisatrice – à laquelle lui-même est d’ailleurs loin de nier toute légitimité20 – prête à fondre sur l’Europe, réunissant « [l]es enfants du Soudan, du Sénégal, du Congo, de Tripolitaine, du Niger et du Tchad, du Maroc à l’Égypte, de Guinée, et jusqu’au Transvaal, unis par la foi et, plus encore, par les vexations, qu’elles viennent des Anglais, des Français, des Portugais, des Allemands ou des Italiens »21. Mais Reuzé peut faire l’économie des affrontements meurtriers menés au nom de la foi, de la civilisation ou d’un suprématisme de race qui occupent Danrit : chez lui, poussant à son terme le constat tiré dans L’Invasion noire, une Europe belliciste, colonialiste, décadente et égoïste a achevé de s’auto-détruire, sans même l’intervention de cette « civilisation ouest-africaine » (9) rayonnante dont Travelling-Robinson est le héraut.

La pensée sauvage à l’épreuve

  • 22 Sur la terminologie et la construction anthropologique de la catégorie, voir Pascal Blanchard, Gill (...)
  • 23 Carole Reynaud-Paligot, « Anthropologie raciale et savoirs biologiques. L’émergence d’une science d (...)

10Dans cette faillite de la civilisation, les droits de l’homme ont changé de camp et leurs idéaux sont désormais portés par le monde noir. Les luttes intestines au continent européen n’avaient laissé debout que « le dernier noyau de l’esclavage », « le pays barbare des Moscovites » (10), aussi, « quand la république ouest-africaine eut pris connaissance de sa force, la grande expansion colonisatrice commença » (11-12). Naturellement, il s’agit de répandre « les bienfaits de la civilisation » (71) ce qui, en un retournement transparent, repose sur « [l]’œuvre admirable des Pères Noirs » qui, « au péril de leur vie, allèrent porter la bonne parole aux sauvages moscovites » (12)22, entreprise soutenue par toute une littérature édifiante dont l’Isba de l’oncle Ivan est le prototype, qui achève de « briser les chaînes des esclaves blancs pour l’honneur de l’humanité ». Sur le mode heuristique du monde à l’envers, Reuzé reprend les fondements de l’anthropologie raciale23 qui a servi, au XIXe siècle qui l’a vu naître, à légitimer scientifiquement les théories racistes et à affirmer la supériorité biologique de l’homme blanc, rappelant que le singe serait « l’ancêtre de l’homme blanc, d’après le grand naturaliste Samba-Diouf » (12-13) au point qu’à Alger, certains amateurs de sports de combat s’émeuvent « de laisser un champion noir se rencontrer avec un demi-sauvage blanc » (23).

  • 24 Paru le 10 février 1899 dans le New York Sun, le poème, « The White Man’s Burden », sous-titré « Le (...)
  • 25 On sait que c’est sur cette base que Pascal Bruckner mettra polémiquement ses pas dans ceux de Kipl (...)

11Avec cette valse des étiquettes qui impute à l’homme blanc l’épithète surcodée de « sauvage » que lui décerne un Noir désormais archétype du civilisé, ce sont toutes les représentations anthropologiques de l’époque qui vacillent et Reuzé s’attaque frontalement aux thèses paternalistes, impérialistes et, finalement, racistes, exprimées par Kipling dans son célébrissime poème de 1899, « Le fardeau de l’homme blanc »24. Ce fardeau, c’est celui de la colonisation, mission christique, douloureuse mais nécessaire25, inhérente au statut de champion de la civilisation, qu’il s’agit de faire humanitairement ruisseler.

  • 26 Voir, sur ces questions cartographiques, Isabelle Surun, « Le blanc de la carte, matrice de nouvell (...)

12Alors, acceptant le mandat que leur confère le stade de développement où ils sont parvenus, intrépides, les Africains se lancent à l’assaut de ce qu’il reste de l’Europe « pour en établir la carte »26. Dès 2875, Deadstone, recommençant en sens inverse les exploits d’un certain Livingstone, remonte « le cours desséché de l’oued Rhône » et localise Tarascon (13) et, en 2910, c’est la mission Tankala-Takoré qui, la première, parvient aux ruines de Paris (13). Les savants qui y participent mettent au jour l’Odéon et, parvenant jusqu’à l’Institut, ont le bonheur d’y retrouver quelques Académiciens momifiés, surpris par le cataclysme qui frappa Paris en 1950, parmi lesquels Pierre Benoit, dont la dépouille est envoyée au Musée anthropologique de Gao (14). L’expédition sera suivie par la mission Travelling-Robinson. Débarqués sur la Côte d’Azur, ses membres remontent le Rhône jusqu’à Avignon et arrivent au Palais des Marabouts catholiques, déjà découvert par leurs prédécesseurs. De là ils gagnent l’emplacement de l’ancien Paris, où ils hissent le drapeau ouest-africain et entonnent la Tombouctienne (26) avant d’établir leur campement sur le boulevard des Italiens. L’équipe, commandée par Travelling-Robinson, est composée de son secrétaire, le vicomte de Kassoulé-Toulouzène qui tire son nom « à la franque » (32) d’ancêtres tirailleurs sénégalais anoblis pour avoir participé aux opérations militaires en 1915 et en 1938 ; du prince de Fouta-Djallon, « francologue averti » (19) ; de l’archéologue « d’origine franque » Merkanty (19) ; de l’ingénieur Baba-Duran ; du docteur Organdina et du naturaliste Benvenuto-Félix qui, découvrant que la végétation a progressivement repris ses droits sur le sol européen, collecte des spécimens pour fournir le Jardin des Plantes de Tombouctou.

  • 27 C’est l’une des vocations de ce curieux roman que de jouer sur la connivence entre l’auteur et son (...)

13Et c’est justement dans ce but qu’est programmée une sortie dans les environs de Paris, où les découvertes vont bon train entre mise au jour du Panthéon détruit par la guerre de 1950, de la Chambre des députés et de monuments dont l’identification résiste aux savants africains : la colonne de Juillet sur la place de la Bastille, avec son génie réinterprété en Icare (152) ou l’obélisque de la Concorde, étrange pierre gravée de « rébus » (153)27. Partis herboriser à Asnières, les explorateurs y lèvent quelques lapins, deux loutres et un rat. Mais leur plus belle prise est à venir : ayant remarqué des empreintes de buffles, ils en remontent la piste jusqu’à trouver six ruminants d’une espèce inconnue dans leurs parages. Tirant sur une bufflonne pour s’emparer de son petit et le ramener à Tombouctou, ils ont alors la surprise de voir une jeune fille blanche et blonde, « indigène » « vêtue à peu près comme les bergères d’Arcadie » (65), se précipiter sur eux, armée d’un fouet (64). La découverte est de taille : il existe en Europe « une race survivante » (65).

Vénus vs. Vénus

  • 28 Sur ce destin tragique, voir Carole Sandrel, Vénus hottentote. Sarah Bartman, Paris, Perrin, 2010 e (...)
  • 29 Voir Claude Blanckaert (coord.), La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum, Paris, Muséum National (...)
  • 30 C’est ainsi que, le 16 février 1815, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire sollicite de la préfecture de p (...)
  • 31 Philippe Taquet, « Les corps de Sarah Baartman et de Georges Cuvier. Sous le regard de la science d (...)
  • 32 Georges Cuvier, « Extrait d’observations Faites sur le Cadavre d’une femme connue à Paris et à Lond (...)
  • 33 Ibid., p. 268.
  • 34 Ibid., p. 269.
  • 35 Ibid., p. 271. Les moulages des parties significatives de son anatomie ainsi que les organes prélev (...)

14On l’aura compris, c’est cette « sauvagesse » (68) unique en son genre que Travelling-Robinson baptise aussitôt « Vénus d’Asnières » comme d’autres avaient cru pouvoir appliquer le surnom sarcastique de « Vénus hottentote » à la malheureuse Saartjie Baartman28, transbordée en 1810 par un maquignon britannique de son Afrique du Sud natale vers les rivages européens où elle allait être exploitée comme un phénomène de foire dans d’indignes zoos humains, avant de faire l’objet d’examens non moins indignes de la part de deux des plus marquantes autorités scientifiques françaises du temps29. Le premier, pratiqué de son vivant, le 1er avril 1815, par Geoffroy Saint-Hilaire, alors professeur de zoologie au Muséum d’Histoire et versé en tératologie. Pressé d’étudier « les caractéristiques de cette race curieuse »30, il relève « un commencement de museau encore plus considérable que celui de l’orang-outang » et tire argument de sa stéatopygie pour conclure à une parenté avec les femelles mandrill. Le second examen, post-mortem, sera conduit par Cuvier qui autopsie Saartjie Baartman en janvier 1816. La dissection donne lieu à un rapport qui, pour Philippe Taquet, demeure « une tache indélébile dans la longue liste des publications du grand naturaliste français »31. Cuvier rapporte lui aussi les traits morphologiques observés à ceux de l’orang-outan32 ou du mandrill33 selon que l’on s’intéresse aux lèvres du visage ou du sexe et se prononce en faveur de « caractères d’animalité » qui « rapprochent [...] les négresses et les Boschimannes des femelles des singes »34, caractères exacerbés chez ladite Vénus hottentote qui inspire au naturaliste ce commentaire tranché : « je n’ai jamais vu de tête humaine plus semblable aux singes que la sienne »35.

Représentative du regard aliénant et réifiant porté sur « la Belle Hottentote », cette estampe de 1815 résume le parcours européen de Saartjie Baartman, entre Barnum et Muséum, Bibliothèque Nationale de France.

  • 36 Philippe Taquet, « Les corps de Sarah Baartman et de Georges Cuvier. Sous le regard de la science d (...)

15Si Cuvier modalise in fine sa conclusion en rappelant que la rigueur scientifique exige, pour la valider, de passer du singulier au pluriel et de l’individu au type, supposant de pouvoir vérifier ces observations sur un panel plus représentatif, reste que se mettait en place chez les anatomistes une grille de critères prétendument objectifs car mesurables sans que le biais de l’ethnocentrisme puisse jamais être levé tant « la question se pose de savoir si l’introduction » de la « craniométrie pour bâtir une échelle croissante allant des singes aux différentes variétés humaines » « a effectivement permis aux anatomistes de construire une classification naissante des races en s’appuyant sur des arguments scientifiques ou si, au contraire, les mesures n’ont pas été prises en fonction d’idées préconçues pour aboutir à des conclusions préétablies »36. Dont acte. Le développement de l’anthropométrie allait, en tout cas, lourdement peser dans la structuration de l’anthropologie raciale si bien qu’on ne saurait s’étonner que, dans la transposition que met en scène La Vénus d’Asnières, ce soit la condition de savants des membres de la mission Travelling-Robinson (171-172) qui crispe la rencontre entre des Africains aux « visages d’ébène fin et racé », « élégants en leur smoking blanc », qui offrent « toutes les caractéristiques du civilisé », et « les hommes pâles, hirsutes, musclés comme des fauves » que sont les Européens (183).

16Dans ces portraits croisés où Reuzé joue des clichés à front renversé, passe une dialectique du Même et de l’Autre que les représentants officiels de la science, obnubilés par l’ipséité, ont totalement ignorée en renvoyant l’Autre, animalisé ou réifié, à l’altérité absolue mais que tous les contemporains du drame de Saartjie Baartman n’ont pas méconnue. Ainsi du chroniqueur plein d’empathie qui rend compte du phénomène pour le Journal des dames et des modes en invitant à penser fonctionnellement le statut d’étranger :

  • 37 C’est-à-dire Tombouctou.
  • 38 Littéralement le « Pays des Noirs », dont l’extension – qui peut varier en fonction des auteurs ou (...)
  • 39 Journal des dames et des modes, 12 février 1815.

« Je quittais l’étrangère, vraiment touché de ses peines, et n’y voyant point de remède. Qu’on se figure, me disais-je, une jeune Française, en une promenade qu’elle serait allée faire, dans le Midi, sur les bords de la mer, voyant descendre sur la plage des Barbaresques qui l’enlèvent et l’emmènent en un port d’Afrique. De là, elle passe entre les mains d’un Arabe qui lui fait franchir les monts Atlas et la conduit à Tombut37 en Négritie38, où il la montre aux sauvages comme une Vénus parisienne ! Elle pleure, gémit, appelle en vain son cher pays. Elle doit mourir loin des doux objets de son affection. Voilà pourtant le sort de la Vénus hottentote ! »39

17La violence du rapt, évocatrice des razzias, en moins, telle est bien la situation qu’exploite Reuzé avec sa Vénus d’Asnières que seule la couleur de sa peau sépare d’une Vénus noire au niveau des représentations. De fait, tous les codes anthropologiques descriptifs sont inversés quand la jeune blanche aux yeux bleus (68), « beauté primitive » (68) ignorant la pudeur se présente avec, pour tout vêtement, « les hanches ceintes d’une peau de bête » (68) et son abondante chevelure, signe éternel de sauvagerie. « [S]auvagesse toujours si près de la nature » (148), elle n’aura d’ailleurs de cesse d’évoluer en costume d’Ève, pour un bain (82-83), en Vénus qui se respecte, ou, là encore non sans une certaine logique, dans le lupanar de la rue Blondel où « enlevant prestement sa robe », elle lâche, avec son parler paysan qui vaut encore marqueur dépréciatif d’infériorité : « – Y a eune chose certaine », « c’est qu’eune femme à pouèle ne sera jamais démodée » (148), provoquant la réplique amusée de Travelling-Robinson : « – Vous cherchiez la vérité, dis-je à mon secrétaire, elle sort d’ici » (148).

Combler les blancs du récit français40

  • 40 En écho à l’invitation lancée par Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, (...)

18Au-delà du jeu de mots, pourtant, le vrai n’est pas toujours aussi manifeste que la métamorphose de la Vénus en allégorie de la Vérité qu’opère le roman sous le couvert de Démocrite, invitant expressément à une lecture seconde qui décape les apparences. C’est dans ce jeu de la vérité aussi, enjeu profond du roman, que la fiction de la découverte d’un Paris détruit par une civilisation étrangère qui opère à dix siècles prend tout son sens, quand l’intrigue peut se lire comme une enquête dirigée sur les assises idéologiques de cette France disparue, qui reparaissent au fil des découvertes que font les fouilleurs africains dans l’espace civique de la capitale du XIXe siècle. Plus que des typologies architecturales, c’est tout un mode de vie qui reparaît, sur lequel les archéologues exercent un droit d’inventaire qui prend des allures de philosophie de l’histoire. Les lieux de culte offrent ainsi l’occasion de passer les croyances au crible, quand est exhumée la Madeleine, temple de Jupiter avant d’être consacrée au Christ et aujourd’hui détruite (146). Comme la mosquée du Jardin des Plantes et la synagogue de la rue Buffault, qui ne sont plus que « ruines », laissant perplexe le vicomte Kassoulé-Toulouzène :

« Nous ne saurions trouver aujourd’hui en Afrique, ni probablement chez les sauvages moscovites, un être assez arriéré pour adorer Jupiter, Allah ou le Dieu des Chrétiens. Pourtant ces religions provoquèrent des massacres, des guerres, galvanisèrent des héros et des martyrs qui tous étaient sûrs de défendre la vérité. Où est la vérité, commandant ? Faut-il croire qu’elle n’est nulle part dans le présent et tout entière dans l’avenir ? Mais alors, elle serait inaccessible. Nous-mêmes pataugerions dans l’erreur... » (146).

19Tirant le meilleur parti du « topos érudit » qu’il sollicite, Reuzé fait très subtilement bouger les lignes, invitant moins à un relativisme qu’à un décentrement. Vérité au-delà de la Méditerranée comme d’autres avaient en leur temps pensé la localiser sur le bord européen ? C’est toute l’histoire des rapports entre les deux rives qui se trouve relue dans une perspective spéculaire qui donne matière à réflexion de reposer sur le principe de l’image inversée, mettant à nu les ressorts du colonialisme.

20Suivant l’hypothèse heuristique du renversement, Reuzé donne à voir la rencontre entre deux mondes, entre deux « races », une fois établi que la Vénus n’est pas seule de son espèce mais qu’a survécu une bande de Blancs, « hirsutes » (167) et primitifs. Les Africains ont sur les Européens la supériorité des armes à feu mais, refusant d’en user, Travelling-Robinson tient un discours d’apaisement paternaliste à souhait, saluant, dans un français excellent que remarquent les « naturels », leur « race valeureuse » (171).

Sans dessus dessous ? La Méditerranée vue par Braudel dans La Part du milieu, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, 1949.

  • 41 Voir aussi p. 71, « les bienfaits de la civilisation » qui se « font sentir à chaque pas ».
  • 42 Évoluant dans un accoutrement qui tient de la guerre du feu, revenus à une forme de pastoralisme, l (...)
  • 43 Lors du banquet auquel les convient des Africains parfaitement policés, les Européens ripaillent et (...)

21Le dialogue s’installe dès ce premier face-à-face et Pierre-Marie le Terrible, chef du clan en même temps qu’arrière-grand-père de la Vénus, s’enquiert des motivations des étrangers : « Si vous n’êtes pas poussés par un désir de conquête, que venez-vous faire ici ? » (171). La réponse est savoureuse : « Nous sommes des savants et nous apportons dans nos puissantes voitures mécaniques les bienfaits de la civilisation » (171-172)41. Techniquement sous-développés42, rudimentaires de mœurs43, les Européens sont fonctionnellement rapportés à la typologie et à l’imagerie de l’indigène telles que les ont diffusées la littérature coloniale. C’est ainsi que la Vénus s’exprime dans un parler patoisant que le prince de Fouta-Djallon, que l’on sait distingué « francologue », entend néanmoins (65). Et que, se voyant offrir une réparation qui la dédommage de la bête abattue dans son troupeau, elle choisit, parmi les mohammeds d’or que le prince lui présente, la pièce dont la valeur est la plus modeste mais dont, trouée au milieu, elle se peut faire une parure, confirmant par là le degré d’arriération d’une population qui en reste à la valeur d’usage et se contente de colifichets (69) en un transparent clin d’œil aux scènes topiques où des indigènes se laissent abuser par de pauvres verroteries qui servent de contrepartie pour les spolier de leurs biens de valeur.

  • 44 Il en défend l’idée dans un article très argumenté qui paraît dans La Revue des deux Mondes du 15 m (...)
  • 45 Charles Martins, « Le Sahara, souvenirs d’un voyage d’hiver », Revue des Deux Mondes, deuxième péri (...)
  • 46 Georges Lavigne, L’Annexion de la Sardaigne, Paris, Lechevalier, 1866, p. 12.
  • 47 Georges Lavigne, « Le percement de Gabès », Revue moderne, XIIe année, Seconde période, Tome 55, 10 (...)
  • 48 Mais il s’agit là de prévisions optimistes, contemporaines des débuts du projet : on croit encore a (...)

22À l’inverse, c’est aux Africains de l’ouest qu’est dévolue la noble mission de répandre la civilisation. C’est à ce titre qu’ils ont réalisé « la mer intérieure » dont avait si fort rêvé Roudaire, « fertilis[ant] le Sahara » (11) : « La réunion des Chotts du Sud-Tunisien par un canal qui permit aux eaux méditerranéennes d’inonder la dépression centrale de l’ancien désert restera l’œuvre la plus belle de notre pays » (22), se targue le nouveau Robinson, en goguette à Tamanrasset-sur-Mer. L’allusion vise ici un projet qui, au XIXe siècle, a occupé plusieurs décennies durant terrain scientifique et opinion publique : celui d’une « mer saharienne » dont Élie Roudaire s’est bruyamment fait le promoteur en 187444 après que Charles Martins, coloniste déclaré, eut, en 1864, défendu l’idée d’une « France méditerranéenne » dont l’unité se prolongerait jusqu’aux portes du Sahara45, nouvelle frontière où Georges Lavigne voit à son tour, en 1866, le cadre expansionniste de la Plus Grande France : « notre frontière au midi, ce n’est plus la mer ; c’est le grand désert ; à l’est, ce ne sont plus les Alpes, mais la Régence de Tunis ; à l’ouest, le Maroc »46. En 1869, galvanisé par l’inauguration du canal de Suez et pleinement conscient des retombées commerciales, financières et stratégiques liées à cette performance technologique, Lavigne sait trouver des arguments radicaux, aussi percutants médicalement que géographiquement pour recommander le percement de l’isthme de Gabès : le Sahara, « c’est le cancer qui ronge l’Afrique ; puisqu’on ne peut le guérir, il faut le noyer »47. Le premier, Lavigne a l’idée d’un canal qui lui semble d’autant moins faire problème qu’il ne s’agirait de creuser que sur une vingtaine de kilomètres, autant dire rien face aux120 km qui séparent Suez de Port-Saïd48. Économiquement, il n’y aurait que des avantages à cette opération qui « livrerait passage au commerce et à la navigation de l’Europe » et désenclaverait l’Afrique, l’Afrique française singulièrement, qui se verrait ainsi unifier. Sans compter que, militairement, la pénétration maritime réduirait une zone en perpétuelle dissidence. Reprenant la question après que Lavigne eut prêché dans le désert, Roudaire, soutenu par Ferdinand de Lesseps, vante dans sa mer – qui, depuis le fond de la Petite Syrte et le seuil de Gabès jusqu’au seuil de Biskra dans le Bas Sahara algérien, viendrait remplir les chotts el Djerid, Rharsa et Melrir, zone de dépressions fermées qui s’étend d’Est en Ouest sur plus de 350 km – une opération qui, au prix de modifications climatériques majeures, fertiliserait quelque 600.000 hectares et transformerait la zone en « une immense oasis », accomplissant la mission civilisatrice de la France, de cette France de Jules Ferry que l’on identifie généralement aux lois sur l’instruction publique mais qui est aussi celle de la conquête coloniale.

Entre Paneurope et Eurafrique

  • 49 Cité par Jean-Louis Marçot, « Appel d’imaginaire, la mer intérieure africaine : 1869-1887 », févrie (...)
  • 50 Voir Jules Verne, L’Invasion de la mer, Paris, Hetzel, 1905.
  • 51 Laure Lévêque, « Jules Verne et “l’invasion de la mer” : un déluge qui lave plus blanc ? », in Chri (...)

23Ce rappel n’a rien d’anodin s’agissant d’un projet emblématique pour la vocation pionnière et émancipatrice que la France se reconnaissait vis-à-vis des autres nations quand Roudaire défendait, lyrique, « ouvrir là des débouchés à l’Europe, apporter la civilisation dans les parages, donner du travail aux indigènes, concilier tous les intérêts et faire le bonheur de tous »49 et le porter au crédit de ceux que la puissance coloniale prétendait conduire malgré eux est évidemment particulièrement piquant dans la perspective apodictique adoptée. L’Invasion de la mer (1905), dernier des Voyages extraordinaires publié du vivant de Jules Verne50, était tout entier consacré à ce chantier pharaonique et l’intrigue de cet autre roman d’anticipation reposait sur l’antagonisme entre les visées de l’autorité coloniale française et la farouche résistance opposée par les peuples autochtones concernés51. Et si, in fine, la mer saharienne finissait par voir le jour dans le roman à l’horizon 1925 – induisant forcément une recharge thématique dont Reuzé se saisit peut-être –, hors la fiction, c’est dès 1882 que le projet Roudaire s’était vu signifier un définitif coup d’arrêt quand une commission gouvernementale, effrayée des coûts de l’opération, l’avait déclaré « hors de proportion avec les résultats qu’on peut en espérer », enterrant une entreprise dont le principal promoteur allait trouver la mort trois ans plus tard, Lesseps restant seul à la défendre, mais discrédité par les répercussions du scandale de Panama.

24Mais, en 1924 où paraît La Vénus d’Asnières, outre le dialogue avec Verne, le roman de Reuzé prend place dans un débat d’idées très dense auquel le comte Richard de Coudenhove-Kalergi, grand seigneur cosmopolite aux origines métissées entre Japon, Flandres, Europe centrale et méditerranéenne, vient de contribuer en publiant en 1923, à Vienne, un manifeste intitulé PanEuropa. La traduction française ne sortira qu’en 1926 mais les thèses défendues font grand bruit et dès 1924 sont fondés un mouvement, l’Union paneuropéenne ou Pan-Europe, ainsi qu’une revue du même nom qui, l’un et l’autre, prennent vite de l’ampleur.

  • 52 Charles-Robert Ageron, « L’idée d’Eurafrique et le débat colonial franco-allemand de l’entre-deux g (...)

25Affichant sans ambiguïté son européocentrisme, à l’heure où l’Europe lèche encore les blessures qu’elle s’est infligées avec la Grande Guerre et où la question des réparations fait le lit de nouveaux conflits, Coudenhove-Kalergi croit avoir trouvé la panacée en imaginant, sur le modèle suisse, une fédération des nations européennes que rapprocheraient de communs intérêts. Le précédent récent du premier conflit mondial n’incitant pas à se figurer une quelconque union sacrée sur le sol européen, c’est en Afrique qu’il imagine d’asseoir ses États-Unis d’Europe, réactivant une idée assez largement cultivée dans les années 1875-1885, celle « de faire de l’Afrique noire tropicale une colonie européenne internationale »52, à laquelle Victor Hugo avait, en 1879 prêté une voix qu’on a connue mieux inspirée que par le fardeau de l’homme blanc. Et c’est lors d’un banquet célébrant l’abolition de l’esclavage qu’il prononçait ce discours, triomphalement accueilli :

  • 53 Victor Hugo, « Discours sur l’Afrique » prononcé le 18 mai 1979, Actes et Paroles, IV, in Politique(...)

« assemblés ici autour d’une pensée unique, l’amélioration de la race humaine [...] demandons-nous ce que fera le vingtième siècle. [...] Géographiquement [...] la destinée des hommes est au sud. [...] Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle à côté d’elle l’Afrique. [...] La Méditerranée est un lac de civilisation ; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie. Le moment est venu de dire à ce groupe de nations : Unissez-vous, allez au Sud ! [...] Au dix-neuvième siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème, l’Europe le résoudra. Allez, Peuples ! emparez-vous de cette terre. Prenez-là. À qui ? à personne. [...] Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la »53.

26On sait si l’invitation allait être entendue et, quelques années plus tard, la Conférence de Berlin (15 novembre 1884 - 26 février 1895) devait voir les puissances européennes s’entendre pour fixer les modalités du partage du gâteau colonial, jetant les bases de cette PanEuropa que Coudenhove-Kalergi appelait de ses vœux.

  • 54 Karis Muller, « Reconfigurer l’Eurafrique », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 77 : « Eu (...)

27Cette première PanEurope allait susciter dans l’Eurafrique son néologisme corrélatif pour désigner le pré carré offert à cette collusion née d’une « obscure combinaison de diverses ambitions européennes »54. Si les mobiles qui couvrent l’entreprise ont pu varier depuis les années 1875-1885, où elle se réclame plutôt d’une mission civilisatrice, aux années 1920 où elle se recharge des suites de la guerre, ses promoteurs voyant dans cet espace un terrain neutre qui ferait office de tampon où les puissances européennes meurtries pourraient collaborer en unissant leurs efforts pour, oubliant leurs griefs, sécuriser dans leur arrière-cour africaine les matières premières indispensables à leur développement, c’est toujours sous le signe de l’asymétrie que, jusqu’aux années 1960 où perdure le mythe eurafricain, les rapports entre les deux continents ont été pensés.

  • 55 Victor Hugo, « Discours sur l’Afrique », loc. cit., p. 1010.
  • 56 Hugo la mentionne au reste dans son discours comme un instrument de civilisation : « la France est (...)

28Le roman de Reuzé procède de ce terrain surinvesti qui, inversant la perspective, invite à rétablir l’équilibre. « Est-ce que vous ne voyez pas le barrage ? Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui depuis six mille ans fait obstacle à la marche universelle. Ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité, l’Afrique »55, insistait Hugo, exhortant les Européens à se déverser en terre africaine. La mer saharienne56 avait constitué une première réponse technique à l’hostilité du terrain mais d’autres devaient venir, plus audacieuses encore. Prenant Hugo au mot, c’est précisément un barrage qu’a imaginé l’architecte allemand Herman Sörgel (1885-1952).

  • 57 Wolfgang Voigt, « Atlantropa : la paix, des terres et de l’énergie en abaissant le niveau de la Méd (...)

29Présenté en 1928, son projet, d’abord connu comme Panropa avant de définitivement prendre le nom d’Atlantropa avait pour ambition de totalement « remodeler deux continents »57.

  • 58 Ibid.

30« Utopie technologique et architecturale la plus démesurée du vingtième siècle », le projet s’inscrivait « dans l’esprit du mouvement paneuropéen, [...] très actif dans divers pays depuis 1923 » 58. Laissant loin derrière les bonifications de Roudaire, il s’agissait de fermer le détroit de Gibraltar par un gigantesque barrage de 35 km de long, permettant, à un horizon de 200 ans en tablant sur une évaporation de 80 cm par an, d’assécher une Méditerranée devenue une mer fermée du fait d’un autre barrage positionné aux Dardanelles, gagnant ainsi des terres arables. Un troisième barrage, à hauteur de Tunis, devait permettre d’améliorer les communications en transformant en isthme le détroit de Messine, séparant la Méditerranée en deux bassins. Les barrages de Gibraltar et des Dardanelles jouant le rôle d’écluses, le niveau de la mer devenait modulable, des dénivellations habilement créées devant permettre d’exploiter un potentiel hydroélectrique susceptible de fournir jusqu’à 110.000 mégawatts, une puissance faramineuse.

Herman Sörgel, Carte d’Atlantropa, 1932,
Deutsches Museum, Munich, TZ 04602.

  • 59 Ibid., p. 14.

31Instaurant un espace de co-développement stimulé par un chemin de fer reliant Berlin et Rome au Cap, le but ultime de l’opération étant de « réunir l’Europe et l’Afrique en un super-continent »59 capable de faire pièce à l’hégémonie états-unienne comme à la puissance montante soviétique, Atlantropa participait de l’idée paneuropéenne et Sörgel confiait à l’électricité la charge de pallier l’épuisement des ressources fossiles et, supprimant la compétition entre nations européennes, d’assurer la paix, conformément au pacifisme affiché du mouvement de Coudenhove-Kalergi.

  • 60 Ibid., pp. 14-15. Voir aussi Ricarda Vidal, « Atlantropa: One of the Missed Opportunities of the Fu (...)

32Idéologie pacifiste mais ouvertement raciste, « le rôle de l’Afrique se limita[n]t à n’être qu’une colonie commune à tous les Européens »60. Si Reuzé n’a pu avoir connaissance de ce projet rendu public quatre ans après la parution de son roman, il a parfaitement cerné la nature du courant paneuropéen et jugé son époque. On comprend dès lors la fin de non-recevoir que Pierre-Marie oppose à Travelling-Robinson dès lors que les Africains se recommandent du progrès :

« Jadis une nation prospère vécut en ces lieux. Aussi loin que se porte vos regards, qu’aperçoivent-ils aujourd’hui ? La ruine, la mort. Des peuples qui furent grands parmi les plus grands se sont follement suicidés en une course à l’abîme dont l’arrivée n’était que trop certaine » (172).

33Tenant d’un discours anti-progressiste sorti renforcé de la Grande Guerre comme, dans le roman, du conflit de 1950, Pierre-Marie se fait pédagogue pour à Travelling-Robinson :

« Sur ce sol remis à nu, nous avons tout recommencé. Profitant d’une expérience chèrement acquise par nos aïeux, nous avons décidé de bannir à jamais ce qu’on appelait autrefois le progrès. La mer aux pêcheurs, la terre aux pasteurs et aux chasseurs, nous n’en voulons pas davantage. Tout le reste n’est que duperie. Votre civilisation et ses bienfaits, remportez-les loin, pour toujours » (173).

34Travelling-Robinson est homme à sentir la force de ces paroles et à s’en trouver ébranlé. Portant au-delà de la récusation de l’alibi civilisateur dont se réclame toujours la colonisation, elles portent condamnation du tout-puissant mythe du progrès dont le récit post-apocalyptique de la reconstruction européenne entrepris par Pierre-Marie fait le procès à charge.

Entre monde d’hier et monde de demain

35En 1950, comme sonne l’heure de la grande catastrophe, un marin breton, Mathurin Penven dit Mathurin le Grand (183), en a vent et, recommençant Noé, fuit en mer, emmenant avec lui 4 hommes, 10 femmes et quelques bêtes (185). Pendant ce temps, un déluge de gaz létal se répand sur le continent d’où il extirpe toute vie : « Et ceci n’était que justice. Celui qui lance une pierre dans une mare doit s’attendre aux éclaboussures » (186), énonce, sentencieux, Pierre-Marie. Ils reprennent pied sur le sol européen dans un lieu surinvesti : en vue du Mont-Saint-Michel, placé sous la protection de l’archange psychostase de l’Apocalypse, chef de la milice des anges du Bien. C’est là que Mathurin va installer une « petite colonie » et que, sous l’égide de « celui qui a rebâti le monde », « la société se reconstitua sur des bases absolument neuves » (187). Là qu’un simple marin va réussir où les ingénieurs avaient échoué :

« C’est de leur nid de pierre que devait surgir la race nouvelle. L’Europe était morte. Il a fallu des siècles pour que vous, les noirs, dont l’existence nous était parfaitement connue, veniez fureter avec vos machines dans les détritus de la grande poubelle historique » (185-186).

36La colonie de Mathurin prospère : « Au fur et à mesure qu’ils croissaient et multipliaient, ses fils, petits-fils et arrière-petits-fils » réussissent à faire renaître « le sol appauvri » sous leurs efforts (188). Vivant heureux car préservés des « infernales inventions des races qui les avaient précédés » (188), ils forment une société « de pasteurs » (188). Mais, comme dans tout Éden, le ver est dans le fruit et Abel vit sous la menace de Caïn. En l’espèce, de l’un des hommes de « l’Arche de Noé » primitive, ravisseur de six des femmes du groupe initial et qui vient à former une tribu sécessionniste qui, polygame, voit sa démographie s’accroître géométriquement. Sous la pression du nombre, menacé de voir son œuvre disparaître, Mathurin est alors forcé de sortir de son utopie régressive et contraint à plus de pragmatisme. Ramené sur la ligne de la Realpolitik, il doit d’abord faire violence à ses convictions anti-militaristes pour former ses compagnons à l’art de la guerre. Après quoi il imagine un autre moyen de défense pour parer à la bombe démographique adverse, qui consiste à remettre en usage une technique d’amélioration génétique pratiquée avant 1950 pour prolonger l’existence humaine : « la greffe du singe » (189).

  • 61 Les stéréotypes, néanmoins sont difficiles à extirper et c’est aux « macaques ravisseurs de femmes  (...)

37Comme bien on l’imagine, le retour au statu quo ante ne va pas sans ramener avec lui une histoire en forme de cercle vicieux. La grande catastrophe de 1950 ayant liquidé toute vie, il n’y a plus de singes en Europe aussi les nouveaux colons de Mathurin doivent-ils monter une expédition pour s’en procurer, descente qui porte un nom évocateur : « la traite » (189). Un bateau est construit, La belle Espérance, dépêché sur la côte africaine se pourvoir en singes (189). Mais les membres de l’expédition, qui n’en ont jamais vu, commettent une erreur en ramenant, ainsi que « la traite » l’imposait, « un nègre » (190). Est-ce d’avoir fait l’impasse sur l’étape américaine ? Toujours est-il que du jeu s’insinue dans le traitement de la traite et que le Noir est traité avec égard : « Ils entourèrent cet infortuné de toute leur sollicitude afin d’atténuer la malchance dont il était victime » (191). Loin de tout ostracisme, il épouse une petite-fille de Mathurin « qui lui donna de nombreux fils » et « Ce sont ces fils qui, en s’unissant à des Armoricaines, ont créé une vigoureuse race de mulâtres » (191). Si nul ne semble songer à tirer argument de leur couleur de peau pour les raciser, ainsi que l’on dirait aujourd’hui61, ils n’en sont pas moins porteurs d’une différence, qui tient à leur mode de vie. Défiant le pastoralisme sédentarisé dont Mathurin a fait le socle de sa rénovation sociale, ils sont nomades et, peut-être descendants de griots, gagnent leur vie comme baladins. Du moins jusqu’à ce que, au XXIVe siècle, quelqu’un proteste « contre ce qu’il appelait l’esclavage auquel nous réduisait les noirs. Nous tirions péniblement notre subsistance du sol et les noirs vivaient à nos dépens. D’où l’expression si répandue de “travailler comme un blanc” » (192).

38Travaillant toujours codes et clichés au corps, Reuzé réussit ce tour de force que son monde à l’envers accouche d’une situation on ne peut plus conforme quand une révolte des Blancs, protestant contre leur exploitation, boute les mulâtres au Sud de la Loire, induisant une nouvelle partition de la communauté. À la mort de Mathurin, sa colonie monte à 50.000 hommes, dont on peut conserver les meilleurs grâce à la technologie génique (192). Mais cette réussite matérielle n’occulte pas l’insuccès total de sa renovatio temporum, lisible dans l’éclatement de l’autarcie. Assiégée à ses portes, la colonie primitive est désormais minée de l’intérieur quand l’un des siens, Prosper le futé, s’arrache à la communauté et, retrouvant les vestiges de Paris, vénéneuse capitale des arts et des lettres, y met la main sur un livre – Les Pensées de Pascal – à partir duquel il réapprend à lire si bien qu’il revient en Armorique porteur du « germe d’une révolution » (194) qui partage la communauté. Avec Prosper, certains réclament « l’instruction obligatoire » pour lutter contre l’ignorance du peuple (194) quand d’autres combattent vent debout ce retour de l’esprit des Lumières :

« On désigna sous le nom de progressistes ceux qui prétendaient faire triompher les idées anciennes exhumées d’un passé mort. On appela conservateurs ceux qui, fidèles au principe de Mathurin le Grand, prétendaient s’en tenir aux bases de la société nouvelle fondée par notre ancêtre vénéré » (194).

39On ne saurait mieux poser la question du sens. Avec la victoire de la « réaction progressiste », une fois de plus, l’histoire se répète : « Depuis cette époque maudite, nous avons des poètes, des inventeurs et des savants » (195). Même ce Caton de Pierre-Marie a donné dans cet égarement avant d’en revenir « à la vie saine de la terre » (195), qui vitupère : « Aujourd’hui, le mal s’étend. La politique s’en mêle. Les progressistes vont de tribu en tribu prêchant la mauvaise parole » (195). Contré une première fois par son arrière-petite-fille, qui oppose à sa diatribe qu’il « faut ben vivre avec son temps ! » (196), il l’est encore par Travelling-Robinson, qui lui fait chorus : si « Mathurin le Grand » « pensa, d’un coup, réformer le monde », « comme tous ceux qui depuis la nuit des temps s’embarquèrent à bord de l’esquif Utopie, il fut emporté par le courant » (196-197). Exit le conservatisme intégriste de Mathurin, il est vain de lutter contre l’esprit du temps. À preuve : « Vous n’étiez pas belliqueux et vous avez dû faire la guerre. Vous aviez fermé vos portes au progrès et le progrès a enfoncé vos portes. Vous aviez cru étouffer la voix de l’idéal et des poètes ont chanté » (197).

Vers Afropea ?

40Dans ce domaine aussi, navigant en virtuose dans cet entre-deux incertain entre Lumières et Anti-Lumières, Reuzé se montre extrêmement habile à se jouer de la doxa, qui fait dire à Travelling-Robinson :

« Il s’est rencontré quelques pédagogues aigris, lors de notre retour à Tombouctou, pour nous reprocher de n’employer point le pur et classique langage des Anciens, mais un incompréhensible patois que nous aurait appris la Vénus d’Asnières. [...] Je tiens toutefois à marquer en passant qu’un rajeunissement de nos programmes d’études s’impose et que la langue franque, telle qu’on la professe dans nos lycées, n’a plus sa raison d’être. Un tel enseignement confine à l’inhumanité. Les Francs, qui avait emprunté à nos aïeux nord-africains de nombreuses expressions comme klebs, maboul, kif-kif, bono-besef et macache-bono, eurent le tort de ne pas créer dans leurs écoles des chaires de Sabir. Je maintiens que la langue poétique et particulièrement riche en images que nous rapportons est celle qui doit triompher dans nos universités. Et foin des rétrogrades cacochymes hypnotisés par un passé à jamais défunt » (157-158).

  • 62 Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, nov. 1962, p. 840.
  • 63 Christiane Chaulet Achour, Les Francophonies littéraires, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vi (...)
  • 64 In Michel Le Bris, Jean Rouaud (dir.), Pour une littérature-monde, op. cit., p. 73.

41En quoi, dépassant par avance l’image qu’inspirait encore à Senghor une langue française « Soleil qui brille hors de l’Hexagone »62, Travelling-Robinson, néo-locuteur d’un français appris au contact d’une indigène dans une France désormais subalternéisée, se fait le défenseur des francophonies chères à Christiane Chaulet Achour63, plutôt que de la francophonie, appareil idéologique dont le Djiboutien Abdourahman Waberi devait plus tard décaper, sous le bon usage normatif, le bras armé d’une politique « sourd[e] aux mutations de la modernité » 64.

  • 65 Abdourahman Waberi, Aux États-Unis d’Afrique, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006.
  • 66 Léonora Miano, Rouge impératrice, Paris, Grasset, 2019.

42En prenant position en faveur de ce qu’on n’appelait pas encore la créolisation du français, Travelling-Robinson démontre sa compréhension de la pragmatique de la langue et de ce qu’elle recouvre : un instrument de légitimation et de domination qui ne discrimine pas seulement entre bons et mauvais locuteurs mais fait le départ entre voix autorisées et voix étouffées, entre identités valorisées et identités minorées, entre centre et périphérie(s). À travers son approche de la langue, ce sont toutes ces relations de pouvoir, ces hiérarchies consacrées que Reuzé fait vaciller, anticipant, avec sa florissante République ouest-africaine (7), sur l’opulence des États-Unis d’Afrique imaginés par Waberi65, voire sur la Katopia dont Léonora Miano fait pour le prochain siècle un havre de prospérité66 en contrepoint narquois au spectacle de désolation qu’offre la rive nord de la Méditerranée plongée dans une crise endémique, entérinant la crispation des rapports Nord / Sud.

43Traditionnellement, l’une des solutions qu’offre la fiction à la résolution de ces conflits passe par la relation amoureuse, propre à faire tomber bien des tabous en se prêtant à maintes transgressions. Reuzé, naturellement, n’a pas ignoré ces ressorts éprouvés, bien susceptibles en outre de prendre place dans sa pratique ludique de l’écriture et le jeu sur les codes s’entend aussi chez lui au niveau du parcours narratif où, Vénus appelant l’amour, la blonde sauvagesse ne peut manquer d’aiguiser les appétits de ces messieurs, en mal de compagnie féminine et tentés par les séductions de l’exotisme. Tous succomberont à son charme : le docteur Organdina ; le prince de Fouta-Djallon ; le séducteur de la mission, le vicomte de Kassoulé-Toulouzène. Et jusqu’au commandant Robinson, pour qui elle a les yeux de Chimène. Sans d’abord fléchir la vertu de l’officier, qui a laissé une femme à Tombouctou et qu’on imaginerait à tort versé dans la polygamie. Il en faut plus, on le sait, pour décourager Vénus tout entière à sa proie attachée et, bien décidé à ne pas se séparer de l’homme qu’elle aime, la belle se résout à accepter la main du vicomte et, avec elle, un billet pour Tombouctou. Un premier verrou vient de sauter, Kassoulé étant prêt à braver l’interdit social en épousant une « fille de la brousse qui n’est, après tout, [...] qu’une gardeuse de vaches » (160), parti peu reluisant pour une famille titrée. Reste le tabou racial, qu’oppose Pierre-Marie, pour une fois oublieux de l’exemple de Muthurin, à la Vénus : « Y songes-tu, mon enfant ? Celui-ci n’est pas de ta race » (179). Elle y songe bel et bien et le mariage est célébré sur ces paroles encourageantes : « Libérez-vous du passé pour vous unir dans le présent en vue de l’avenir » (208).

  • 67 Les Sénégalais font l’étonnement des naturels à qui ils distribuent « quelques défroques apportées (...)

44Mais l’avenir réserve encore quelques surprises. Poursuivant son exploration du pays franc, Robinson pousse jusqu’au « pays des Loufoussous » (212) où l’on suspecte que le prince de Fouta-Djellon a enlevé la mariée. Il y rencontre ses « premiers sauvages de couleur » (212), formulation importante dans la récusation de tout essentialisme anthropologique, et s’il s’émeut « en voyant que des hommes de [s]a race vivent encore aussi arriérés et, pour tout dire, à l’état primitif » (212)67, reconnaissant, en bon philologue, dans « [l]eur dialecte » « un mélange de l’Armoricain et de l’ancienne langue commerciale de la côte occidentale d’Afrique » (216), ce qui permet l’intercompréhension, ne perdant pas le nord, il se promet d’éditer « un lexique loufoussou-ouest africain d’une évidente utilité pour nos relations futures avec ce peuple » (216). Car, s’il faut à l’évidence écarter chez Travelling-Robinson l’idée d’une domination que justifieraient des critères raciaux et racistes, il a, on s’en souvient, fait litière des illusions de ceux qui, comme Mathurin, prétendant « réformer le monde », « s’embarquèrent à bord de l’esquif Utopie » pour être « emporté[s] par le courant » (196-197) : l’utopie liquidée, il serait naïf d’imaginer un monde que ne traverserait pas la violence de rapports de domination. C’est donc sans surprise que l’on voir revenir in fine dans la bouche de Robinson l’inusable alibi de la mission civilisatrice pour couvrir de moins nobles desseins :

« Je souhaite, en effet, que, dans l’intérêt même de ce peuple arriéré, la république ouest-africaine établisse un protectorat sur la rive gauche de l’oued Loire » (222).

45Outre l’intérêt culturel d’une expédition dont les résultats sont considérables, Travelling-Robinson insiste sur les « devoirs de la civilisation », ce fardeau qui, incombant désormais à l’homme noir, impose « d’étendre notre action bienfaitrice à ce peuple loufoussou dans les artères duquel circule un peu de sang africain. Ces gens attardés dans la barbarie manquent de tout, et nos commerçants, nos industriels trouveraient chez eux un intéressant débouché pour leurs produits » (249). L’Eurafrique, pondérée autrement, renaît de ses cendres.

46Sur le plan privé également, Travelling-Robinson a tout lieu de se féliciter de son séjour au pays loufoussou : non seulement ce séducteur de Kassoulé-Toulouzène a tôt fait d’oublier sa femme pour une jeune beauté de 15 ans (217), Taïta, mais la Vénus réapparaît, plus décidée que jamais à unir sa destinée à celle de Robinson dont, au moment de rentrer au pays, le sens des responsabilités est mis à rude épreuve : s’il est difficile de l’abandonner ici en froid avec les siens, comment « transplanter en pays civilisé cette enfant de la brousse » (240) ? C’est la Vénus elle-même qui trouvera la solution : elle fera du cinéma. Robinson applaudit des deux mains à l’idée d’une étoile blanche qui puisse dynamiser la production sénégalaise et lui permettre de rivaliser avec les « films guyanais et tripolitains » (241) qui ont manifestement pris la suite de l’industrie de Nollywood.

47Trouvant enfin le courage de braver la jalousie de madame, c’est avec sa Vénus que Robinson rentre en vainqueur à Tombouctou... pour trouver son foyer déserté, sa femme l’ayant quitté pour un danseur moscovite. Rouées, les flèches d’Éros n’ont pas frappé au hasard en réglant dans la mixité ce chassé-croisé amoureux. Ce sera donc désormais toujours vendredi pour Robinson qui, libre de convoler avec sa belle, lui adresse cette déclaration :

« Trait d’union entre l’erreur blanche et la civilisation noire, entre l’antiquité morte et la radieuse aurore des temps nouveaux, tu m’apparais en ta simplicité naïve comme l’expression la plus pure de la vérité éternelle, car tu es l’image de la Beauté » (251-252).

  • 68 Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, op. cit., p. 48.
  • 69 Ibid., p. 127.

48Sous l’image un peu mièvre mais qu’imposait l’assimilation du personnage féminin à Aphrodite, avec le dénouement retenu, conformément à une autre vocation de Vénus qu’il faut chercher du côté de la refondation, se trouve réalisé « l’accouplement » dont parle Léonora Miano dans Afropea, et l’on ne peut que se réjouir avec elle de ce que « [l]’accolement qui s’impose ici déjoue les désirs de distanciation, efface les raisons pour lesquelles on pourrait vouloir ne rien avoir à faire de l’autre ni avec lui »68, invitation « à pénétrer dans un monde post-raciste »69.

Haut de page

Bibliographie

Gabriele Bryant, « Modern Aesthetics and the Machine », in José de Paiva (ed.), The Living Tradition of Architecture, London & New York, Rotledge, 2017, pp. 175-179.

Christiane Chaulet Achour, Les Francophonies littéraires, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2016.

Molefi Kete Asante, L’Afrocentricité, Paris, Menaibuc, 2004.

Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Nanette Jacominj Snoep (dir.), Exhibitions. L’invention du sauvage, Arles, Actes Sud Éditions, 2011.

Claude Blanckaert (coord.), La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum, Paris,Muséum National d’Histoire Naturelle, 2013.

Walter Benjamin, Charles Baudelaire : un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1982.

Gilles Boëtsch et Pascal Blanchard, « La Vénus hottentote ou la naissance d’un “phénomène” », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Éric Deroo (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris, La Découverte, « Poche/Sciences humaines et sociales », 2011, pp. 95-105

Amzat Boukari-Yabara, « La conférence panafricaine de Londres, 1900 », in Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme, Paris, La Découverte, 2017, pp. 47-62.

Jean-Pierre Bernard, « La destruction de Paris. La ruine de Paris. Les ruines de Paris », in Les deux Paris. Les représentations de Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2011.

Magali Bessone, « W. E. B. Du Bois et la construction des catégories raciales et coloristes dans l’Amérique ségrégationniste », Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, avril 2013, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nuevomundo/65271.

Pascal Bruckner, Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi, Paris, Le Seuil, 1983.

Pierre Citti, Contre la décadence. Histoire de l’imagination dans le roman, 1890-1914, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

Georges Cuvier, « Extrait d’observations Faites sur le Cadavre d’une femme connue à Paris et à Londres sous le nom de Vénus Hottentotte », Mémoires du Muséum d’histoire naturelle, t. III, 1817, pp. 259-274.

Capitaine Danrit, La Guerre au XXe siècle. L’Invasion noire, 3 vol. : La Mobilisation africaine ; 2 : Le grand pèlerinage à La Mecque ; 3 : Fin de l’islam devant Paris, Paris, Flammarion, 1913.

Stéphane Dufoix, « W. E. B. Du Bois : “race” et “diaspora noire/africaine” », Raisons politiques, n° 21, 2006/1, pp. 97-116.

Henry Du Pré Labouchère, « The Brown Man’s Burden », Literary Digest, 18, 25 février 1899.

Matthias Hausmann, « Les ruines de Paris. Une forme particulière de littérature d’anticipation », in Corinne Saminadayar-Perrin et Sarah Mombert (dir.), Un Mousquetaire du journalisme : Alexandre Dumas, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, « Les Cahiers de la MSHE Ledoux », 2019, pp. 111-122.

H. T. Johnson, « The Black Man’s Burden », Voice of Missions, VII, avril 1899.

Yann Le Bihan, Construction sociale et stigmatisation de la « femme noire ». Imaginaires coloniaux et sélection matrimoniale, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 2007.

Laure Lévêque, « Guerre de religions, guerre de races, guerre de civilisations ? L’État islamique vu par L’Invasion noire de Danrit », in L. Lévêque, Ph. Bonfils, Y. Kocoglu, Th. Santolini, D. van Hoorebeke (éds.), Vulnérabilités, échanges et tensions dans l’espace euroméditerranéen. L’Amer Méditerranée, Paris, L’Harmattan, 2017, pp. 23-48.

Laure Lévêque, « Jules Verne et “l’invasion de la mer” : un déluge qui lave plus blanc ? », in Christiane Chaulet-Achour et Sylvie Brodziak (dir.), Les Écritures francophones de la catastrophe naturelle, Arcidosso, Effigi, « La Recherche en Actes », 2020, pp. 145-157.

Alain Mabanckou, Le Sanglot de l’homme noir, Paris, Fayard, 2012.

Jean-Louis Marçot, Une mer au Sahara. Mirages de la colonisation, Algérie et Tunisie (1869-1887), Paris, La Différence, 2003.

Jean-Louis Marçot, « Appel d’imaginaire, la mer intérieure africaine : 1869-1887 », février 2004, http://jeanlouis.marcot.free.fr/meresume.htm.

Léonora Miano, Rouge impératrice, Paris, Grasset, 2019.

Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020.

Edmund Dene Morel, The Black Man’s Burden: The White Man in Africa, from the XV Century to World War I, New York, Monthly Review Press, 1910.

Jean-Pierre Naugrette, « Kipling et le fardeau de l’homme blanc », Revue des deux mondes, avril 2018, pp. 72-78.

André Reuzé, La Vénus d’Asnières ou dans les ruines de Paris, Paris, Fayard, 1924.

Carole Reynaud-Paligot, « Anthropologie raciale et savoirs biologiques. L’émergence d’une science dans un contexte d’essor des sciences naturelles », Arts et savoirs, 2020, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aes/2836.

Marianne Roussier, « Le Voyage aux Ruines de Paris : un topos érudit, fantaisiste et satirique dans la fiction d’anticipation aux XIXe et XXe siècles », Belphégor, Littérature populaire et culture médiatique, 17/1, 2019.

Carole Sandrel, Vénus hottentote. Sarah Bartman, Paris, Perrin, 2010.

Isabelle Surun, « Le blanc de la carte, matrice de nouvelles représentations des espaces africains », in Isabelle Laboulais-Lesage (dir.), Combler les blancs de la carte, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, pp. 117-144.

Philippe Taquet, « Les corps de Sarah Baartman et de Georges Cuvier. Sous le regard de la science du dix-neuvième siècle », in Claude Blanckaert (coord.), La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum, Paris, Muséum National d’Histoire Naturelle, 2013, pp. 169-193.

Paul Valéry, La Crise de l’esprit, nrf, 1919, repris dans Variété, Paris, Gallimard, 1924 puis Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, pp. 988-991.

Jules Verne, L’Invasion de la mer, Paris, Hetzel, 1905.

Ricarda Vidal, « Atlantropa : One of the Missed Opportunities of the Future », in Ricarda Vidal, Ingo Cornils (eds.), Alternative Worlds. Blue-Sky Thinking since 1900, Bern, Peter Lang, 2015, pp. 19-51.

Wolfgang Voigt, « Atlantropa : la paix, des terres et de l’énergie en abaissant le niveau de la Méditerranée. Une utopie technologique et politique de l’âge d’or des grands projets », Bulletin d’histoire de l’électricité, n° 35 : « Utopies et électricité », Juin 2000.

C.-F. Volney, Les Ruines ou méditations sur les révolutions des empires suivies de La Loi naturelle, Paris, Décembre-Alonnier Libraire Éditeur, 1869 [1791].

Abdourahman Waberi, Aux États-Unis d’Afrique, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006.

http://destination-armageddon.fr/la-venus-d-asnieres.html

Haut de page

Notes

1 Mais pas tout à fait ignorée des passionnés d’anticipation, certains blogs signalant cette curiosité ici très judicieusement chroniquée : http://destination-armageddon.fr/la-venus-d-asnieres.html.

2 Voir Jean-Pierre Bernard, « La destruction de Paris. La ruine de Paris. Les ruines de Paris », in Les deux Paris. Les représentations de Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2011, pp. 49-84.

3 Marianne Roussier, « Le Voyage aux Ruines de Paris : un topos érudit, fantaisiste et satirique dans la fiction d’anticipation aux XIXe et XXe siècles », Belphégor, Littérature populaire et culture médiatique, 17/1, 2019, p. 5.

4 Ibid.

5 Alexandre Dumas, « Ah ! qu’on est fier d’être Français », in Causeries, 1, Leipzig, Alphonse Durr Libraire Éditeur, 1857. La publication originale est intervenue dans les « Causeries » du journal animé par Dumas, Le Mousquetaire, les 7, 8 et 9 mai 1855. Voir Matthias Hausmann, « Les ruines de Paris. Une forme particulière de littérature d’anticipation », in Corinne Saminadayar-Perrin et Sarah Mombert (dir.), Un Mousquetaire du journalisme : Alexandre Dumas, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, « Les Cahiers de la MSHE Ledoux », 2019, pp. 111-122.

6 Marianne Roussier, « Le Voyage aux Ruines de Paris : un topos érudit, fantaisiste et satirique dans la fiction d’anticipation aux XIXe et XXe siècles », loc. cit.

7 C.-F. Volney, Les Ruines ou méditations sur les révolutions des empires suivies de La Loi naturelle, Paris, Décembre-Alonnier Libraire Éditeur, 1869 [1791], p. 4.

8 Walter Benjamin, Charles Baudelaire : un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1982, p. 242.

9 Marianne Roussier, « Le Voyage aux Ruines de Paris : un topos érudit, fantaisiste et satirique dans la fiction d’anticipation aux XIXe et XXe siècles », loc. cit., p. 5.

10 André Reuzé, La Vénus d’Asnières ou dans les ruines de Paris, Paris, Fayard, 1924, p. 9. Les références, désormais données directement dans le corps du texte, vont à cette édition.

11 Paul Valéry, La Crise de l’esprit, nrf, 1919, repris dans Variété, Paris, Gallimard, 1924 puis Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, pp. 988-991. On y retrouve un même appel au paradigme ruiniste : « Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde », justifiant la phrase bien connue qui ouvre l’essai : « Nous autres civilisations, nous savons désormais que nous sommes mortelles ».

12 Molefi Kete Asante, L’Afrocentricité, Paris, Menaibuc, 2004.

13 Voir Amzat Boukari-Yabara, « La conférence panafricaine de Londres, 1900 », in Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme, Paris, La Découverte, 2017, pp. 47-62.

14 Sur l’ambiguïté conceptuelle qui caractérise la position de Du Bois et sa difficulté à penser hors des catégories de la race tout en parvenant à les subvertir à la manière de ce que devait réaliser plus tard le courant de la Négritude, voir Stéphane Dufoix, « W. E. B. Du Bois : “race” et “diaspora noire/africaine” », Raisons politiques, n° 21, 2006/1, pp. 97-116.

15 Voir notamment Magali Bessone, « W. E. B. Du Bois et la construction des catégories raciales et coloristes dans l’Amérique ségrégationniste », Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, avril 2013, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nuevomundo/65271

16 Jean-Baptiste Fressoz, « Eugène Huzar et la genèse de la société du risque », introduction à Eugène Huzar, La Fin du monde par la science, Alfortville, èRe, « Chercheurs d’ère », 2008, p. 19.

17 Alfred Bonnardot, « Archéopolis », in Fantaisies multicolores, Paris, Castel Libraire-Éditeur, 1859, p. 65.

18 Ibid., p. 74.

19 Voir, par exemple, Pierre Citti, Contre la décadence. Histoire de l’imagination dans le roman, 1890-1914, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

20 Voir Laure Lévêque, « Guerre de religions, guerre de races, guerre de civilisations ? L’État islamique vu par L’Invasion noire de Danrit », in L. Lévêque, Ph. Bonfils, Y. Kocoglu, Th. Santolini, D. van Hoorebeke (éds.), Vulnérabilités, échanges et tensions dans l’espace euroméditerranéen. L’Amer Méditerranée, Paris, L’Harmattan, 2017, pp. 23-48.

21 Capitaine Danrit, L’Invasion noire, t. 1 : La Mobilisation africaine, Paris, Flammarion, 1913, p. 29. Le roman a d’abord paru en 1894, magnifié par les illustrations de Paul de Sémant, chez Flammarion dans ces livraisons de 8 pages qui diffusent les valeurs d’une science conquérante et d’une géographie militante, avant de connaître l’année suivante une publication en librairie, en 4 volumes : 1. Mobilisation africaine ; 2. Concentration et pèlerinage à La Mecque ; 3. À travers l’Europe ; 4. Autour de Paris. Il a fait l’objet d’une refonte publiée à la veille de la Grande Guerre et c’est cette seconde édition que nous citons.

22 Sur la terminologie et la construction anthropologique de la catégorie, voir Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Nanette Jacominj Snoep (dir.), Exhibitions. L’invention du sauvage, Arles, Actes Sud Éditions, 2011.

23 Carole Reynaud-Paligot, « Anthropologie raciale et savoirs biologiques. L’émergence d’une science dans un contexte d’essor des sciences naturelles », Arts et savoirs, 2020, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/aes/2836

24 Paru le 10 février 1899 dans le New York Sun, le poème, « The White Man’s Burden », sous-titré « Les États-Unis et les îles Philippines », s’inscrivait dans un débat spécifiquement américain qui suit la guerre hispano-américaine de 1898 et, s’adressant à un Congrès partagé entre anti-impérialistes fidèles à la doctrine Monroe et impérialistes apôtres de le « Destinée manifeste », « incite l’Amérique à porter le “fardeau de l’homme blanc” dans le monde, imitant ainsi le Royaume-Uni et son vaste empire », Jean-Pierre Naugrette, « Kipling et le fardeau de l’homme blanc », Revue des deux mondes, avril 2018, p. 74.

25 On sait que c’est sur cette base que Pascal Bruckner mettra polémiquement ses pas dans ceux de Kipling, à qui il fait écho avec son Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi, où il entend se faire le chantre décomplexé de la colonisation. Alain Mabanckou y répondra en 2012 avec un Sanglot de l’homme noir mais la guerre d’édition remonte bien à Kipling, contré dès 1899 par Henry Du Pré Labouchère auteur d’un Fardeau de l’’homme brun, et H. T. Johnson et son Fardeau de l’homme noir, avant, en 1920, les très importantes contributions d’E. D. Morel et d’Hubert Harrison, tous deux auteurs d’un Fardeau de l’homme noir.

26 Voir, sur ces questions cartographiques, Isabelle Surun, « Le blanc de la carte, matrice de nouvelles représentations des espaces africains », in Isabelle Laboulais-Lesage (dir.), Combler les blancs de la carte, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, pp. 117-144.

27 C’est l’une des vocations de ce curieux roman que de jouer sur la connivence entre l’auteur et son lectorat en proposant, sous forme de rébus, une lecture à clé des indices retrouvés d’autant plus savoureuse qu’elle s’établit contre l’érudition des savants de la mission, bien souvent prise en défaut. Ainsi lorsque ceux-ci se révèlent incapables d’identifier un lupanar, sur lequel ils tombent rue Blondel, et qu’en dépit d’éléments flagrants ils prennent pour un pensionnat huppé de jeunes filles. Une plaque, apposée sur la maison, y signale pourtant la mort d’un ancien ministre (123), très probable allusion à l’épectase du président Félix Faure. Ainsi encore lorsqu’intervient la mise au jour du réseau du métropolitain, qu’ils prennent, avec ses vastes galeries souterraines, pour un complexe funéraire aux proportions gigantesques. Mais l’essentiel, dans ce roman, ne tient pas à ces piquantes saillies.

28 Sur ce destin tragique, voir Carole Sandrel, Vénus hottentote. Sarah Bartman, Paris, Perrin, 2010 et, toujours en 2010, le film Vénus noire que lui a consacré Abdellatif Kechiche. Voir aussi Gilles Boëtsch et Pascal Blanchard, « La Vénus hottentote ou la naissance d’un “phénomène” », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Éric Deroo (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris, La Découverte, « Poche/Sciences humaines et sociales », 2011, pp. 95-105.

29 Voir Claude Blanckaert (coord.), La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum, Paris, Muséum National d’Histoire Naturelle, 2013.

30 C’est ainsi que, le 16 février 1815, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire sollicite de la préfecture de police de Paris la permission d’examiner la Vénus, devenue propriété d’un sieur Réaux, montreur d’ours et de singes au Palais-Royal.

31 Philippe Taquet, « Les corps de Sarah Baartman et de Georges Cuvier. Sous le regard de la science du dix-neuvième siècle », in Claude Blanckaert (coord.), La Vénus hottentote entre Barnum et Muséum, op. cit., p. 169.

32 Georges Cuvier, « Extrait d’observations Faites sur le Cadavre d’une femme connue à Paris et à Londres sous le nom de Vénus Hottentotte », Mémoires du Muséum d’histoire naturelle, t. III, 1817, p. 263.

33 Ibid., p. 268.

34 Ibid., p. 269.

35 Ibid., p. 271. Les moulages des parties significatives de son anatomie ainsi que les organes prélevés sur son cadavre seront conservés jusqu’en 1974 « dans la galerie d’anthropologie physique du Musée de l’Homme » avant d’être transférés « dans la salle de Préhistoire », « méprise très révélatrice », Yann Le Bihan, Construction sociale et stigmatisation de la « femme noire ». Imaginaires coloniaux et sélection matrimoniale, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 2007, p. 8.

36 Philippe Taquet, « Les corps de Sarah Baartman et de Georges Cuvier. Sous le regard de la science du dix-neuvième siècle », loc. cit.

37 C’est-à-dire Tombouctou.

38 Littéralement le « Pays des Noirs », dont l’extension – qui peut varier en fonction des auteurs ou des époques – recouvre largement l’Afrique subsaharienne.

39 Journal des dames et des modes, 12 février 1815.

40 En écho à l’invitation lancée par Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset, 2020, pp. 64-65.

41 Voir aussi p. 71, « les bienfaits de la civilisation » qui se « font sentir à chaque pas ».

42 Évoluant dans un accoutrement qui tient de la guerre du feu, revenus à une forme de pastoralisme, les Européens connaissent néanmoins le charroi, ce qui situe leur développement entre la Préhistoire et le Moyen Âge.

43 Lors du banquet auquel les convient des Africains parfaitement policés, les Européens ripaillent et bâfrent en vrais sauvages.

44 Il en défend l’idée dans un article très argumenté qui paraît dans La Revue des deux Mondes du 15 mai 1874.

45 Charles Martins, « Le Sahara, souvenirs d’un voyage d’hiver », Revue des Deux Mondes, deuxième période, Tome 52, 1864, p. 296.

46 Georges Lavigne, L’Annexion de la Sardaigne, Paris, Lechevalier, 1866, p. 12.

47 Georges Lavigne, « Le percement de Gabès », Revue moderne, XIIe année, Seconde période, Tome 55, 10 novembre1869, p. 328.

48 Mais il s’agit là de prévisions optimistes, contemporaines des débuts du projet : on croit encore alors à l’existence d’une mer antérieure, seulement retirée aux temps historiques, ce dont témoigne et la croûte de sel caractéristique de la sebkha, et les attestations antiques : si le Maghreb n’avait pas été ceint par les eaux, comment les Anciens l’auraient-ils confondu avec l’île des Hespérides, terres des pommes d’or que sont les oranges ? Et la mythologie aussi, parle d’or selon les journaux fouriéristes pour qui il faut y voir la réalité. Une fois reconnu que seuls les chotts algériens présentent une altitude négative, le projet doit être révisé et suppose désormais deux canaux, le premier, de 227 km, du seuil de Gabès au chott Rharsa, un second, long de 80 km, menant du chott Rharsa au Melrir. Sur ce projet, voir Jean-Louis Marçot, Une mer au Sahara. Mirages de la colonisation, Algérie et Tunisie (1869-1887), Paris, La Différence, 2003.

49 Cité par Jean-Louis Marçot, « Appel d’imaginaire, la mer intérieure africaine : 1869-1887 », février 2004, http://jeanlouis.marcot.free.fr/meresume.htm

50 Voir Jules Verne, L’Invasion de la mer, Paris, Hetzel, 1905.

51 Laure Lévêque, « Jules Verne et “l’invasion de la mer” : un déluge qui lave plus blanc ? », in Christiane Chaulet-Achour et Sylvie Brodziak (dir.), Les Écritures francophones de la catastrophe naturelle, Arcidosso, Effigi, « La Recherche en Actes », 2020, pp. 145-157.

52 Charles-Robert Ageron, « L’idée d’Eurafrique et le débat colonial franco-allemand de l’entre-deux guerres », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 22, n° 3, juillet-septembre 1975, p. 446.

53 Victor Hugo, « Discours sur l’Afrique » prononcé le 18 mai 1979, Actes et Paroles, IV, in Politique, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1992, pp. 1010- 1012.

54 Karis Muller, « Reconfigurer l’Eurafrique », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 77 : « Europe et Afrique au tournant des indépendances », 2005, p. 52.

55 Victor Hugo, « Discours sur l’Afrique », loc. cit., p. 1010.

56 Hugo la mentionne au reste dans son discours comme un instrument de civilisation : « la France est prête à y apporter une mer », ibid., p. 1011.

57 Wolfgang Voigt, « Atlantropa : la paix, des terres et de l’énergie en abaissant le niveau de la Méditerranée. Une utopie technologique et politique de l’âge d’or des grands projets », Bulletin d’histoire de l’électricité, n° 35 : « Utopies et électricité », Juin 2000, p. 12.

58 Ibid.

59 Ibid., p. 14.

60 Ibid., pp. 14-15. Voir aussi Ricarda Vidal, « Atlantropa: One of the Missed Opportunities of the Future », in Ricarda Vidal, Ingo Cornils (eds.), Alternative Worlds. Blue-Sky Thinking since 1900, Bern, Peter Lang, 2015, pp. 19-51; Gabriele Bryant, « Modern Aesthetics and the Machine », in José de Paiva (ed.), The Living Tradition of Architecture, London & New York, Routledge, 2017, pp. 175-179.

61 Les stéréotypes, néanmoins sont difficiles à extirper et c’est aux « macaques ravisseurs de femmes » (167) que les hommes de Pierre-Marie à la recherche de la Vénus sont prêts à faire un mauvais parti.

62 Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, nov. 1962, p. 840.

63 Christiane Chaulet Achour, Les Francophonies littéraires, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2016.

64 In Michel Le Bris, Jean Rouaud (dir.), Pour une littérature-monde, op. cit., p. 73.

65 Abdourahman Waberi, Aux États-Unis d’Afrique, Paris, Jean-Claude Lattès, 2006.

66 Léonora Miano, Rouge impératrice, Paris, Grasset, 2019.

67 Les Sénégalais font l’étonnement des naturels à qui ils distribuent « quelques défroques apportées à leur intention » (215) prélevées aux ruines de Paris. En échange, les Loufoussous, qui pratiquent le troc sur le mode du potlatch, leur offrent des vivres.

68 Léonora Miano, Afropea. Utopie post-occidentale et post-raciste, op. cit., p. 48.

69 Ibid., p. 127.

Haut de page

Table des illustrations

Légende Représentative du regard aliénant et réifiant porté sur « la Belle Hottentote », cette estampe de 1815 résume le parcours européen de Saartjie Baartman, entre Barnum et Muséum, Bibliothèque Nationale de France.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/docannexe/image/11892/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 316k
Légende Sans dessus dessous ? La Méditerranée vue par Braudel dans La Part du milieu, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 1, 1949.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/docannexe/image/11892/img-2.png
Fichier image/png, 255k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/docannexe/image/11892/img-3.png
Fichier image/png, 215k
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/docannexe/image/11892/img-4.png
Fichier image/png, 979k
Légende Herman Sörgel, Carte d’Atlantropa, 1932,Deutsches Museum, Munich, TZ 04602.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/docannexe/image/11892/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 402k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Laure Lévêque, « Entre Seine et Sénégal. La Vénus d’Asnières (1924) d’André Reuzé : pour une poétique malicieuse de la relation coloniale »Babel, 43 | -1, 17-49.

Référence électronique

Laure Lévêque, « Entre Seine et Sénégal. La Vénus d’Asnières (1924) d’André Reuzé : pour une poétique malicieuse de la relation coloniale »Babel [En ligne], 43 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/11892 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.11892

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search