Navigation – Plan du site

AccueilNuméros12Jean Grosjean : de l’élégie divin...

Jean Grosjean : de l’élégie divine à une plainte sans sujet

Guy Auroux

Résumé

Hantée par le retrait du divin, la poésie de Jean Grosjean chante la perte du dieu et la solitude du sujet. Trois recueils, séparés de plus de trente ans, nous permettent d’examiner les modalités variées de la plainte élégiaque, depuis la grande déploration oratoire jusqu’à un murmure proche du silence, et les figures du sujet lyrique dont elle construit l’image. Dans Apocalypse (1962), s’élève la voix du Créateur qui pleure la perte de son fils, voué à l’aliénation et à la mort par sa venue au monde, lamento auquel répond celui du Christ en croix, puis celui du fidèle abandonné dont la parole vise à conjurer l’absence. Élégies (1967) renvoie à la posture plus classique du deuil, où le sujet lyrique déplore la perte de la femme passionnément aimée, mais l’énonciation ébauche à l’arrière-plan une perte plus radicale, celle du divin. Dans Nathanaël enfin (1995), le sujet semble s’effacer devant la contemplation quasi muette du monde, d’une nature d’où Dieu s’est absenté, en proie au vertige du mouvement et du temps, et l’énoncé souvent impersonnel dessine en creux l’image d’un sage, entre résignation et acquiescement.

Haut de page

Entrées d’index

Personnes citées :

Jean Grosjean
Haut de page

Texte intégral

1La poésie de la seconde moitié du XXe siècle laisse-t-elle encore une place pour le registre élégiaque ? Jean Grosjean, quoiqu’il occupe une place à part ou pour cette raison même, nous permettra de répondre par l’affirmative. Un titre le signale, Élégies, de 1967 : ce recueil a beau être tout à fait original, à bien des égards unique dans son parcours, il n’en exprime pas moins l’ethos dominant d’un poète chrétien qui appelle plus souvent un dieu absent qu’il n’en célèbre la gloire, et plus sensible aux frimas de l’hiver qu’aux triomphes de l’été. La plainte chez lui prend cependant des formes et des accents très divers, et nous nous proposons d’en suivre trois moments, à la fois pour éclairer d’un survol la trajectoire de cette œuvre foisonnante, et pour nous interroger sur les modalités de ce registre au XXe siècle, aussi bien sur la question du sujet lyrique d’où émane la lamentation et dont elle construit la figure, que sur le destinataire dont elle a en charge de pallier l’absence.

2Nous prendrons comme point de départ l’étonnant recueil Apocalypse (1962) où c’est d’abord la voix du Créateur qui s’élève, avec des accents inouïs, puis nous nous demanderons de qui le poète chante la perte dans Élégies(1967), avant d’évoquer Nathanaël (1996), où la plainte se fait si discrète que le locuteur semble s’effacer, au point que nous pourrons nous demander si l’on n’est pas au seuil d’une élégie sans sujet.

I. Apocalypse ou l’élégie divine

La voix de la plainte

  • 1 « Adam » est en effet le premier poème (et la première voix, avant celles de prophètes qui parlent (...)
  • 2 On se réfère, pour Apocalypse et pour Élégies, à l’édition Poésie / Gallimard de La Gloire précédé (...)

3Quand paraît Apocalypse, en 1962, Jean Grosjean a déjà publié toute une série de poèmes chrétiens qui donnent la parole à Adam ou aux prophètes1, comme si le commentaire des textes sacrés était replacé au cœur même de l’Histoire de la Révélation, vécu de l’intérieur, parlé par ses acteurs. Ici, il va plus loin puisque, par un tour de force étonnant, le je lyrique n’est plus celui d’un homme inspiré de Dieu, mais Dieu lui-même, ce qu’annonce le titre du premier poème « Dominus Domino » (A,19-24)2, sans qu’on sache d’emblée si le Seigneur s’adresse à lui-même ou à son Fils.

4Et cette parole est d’abord une plainte, celle d‘un être solitaire, en proie au « mal d’être le seul » (v.6), à la béance qui l’habite au plus intime de soi : « Mon songe crée ce vide où il s’aggrave. Ma profondeur me montre en moi mon défaut mais je suis sa borne en elle, nous nous sommes étrangers corps à corps » (v.2). Plainte sur son existence comme déjà inscrite dans un flux, un mouvement : « Par ma vie ! je suis vivant mais où vas-tu ma vie? » (v.3). Plainte pour la mort de ce fils livré au monde (« Wou ! depuis que l’ombre t’a défait je n’ai plus de salive à avaler (…)/ Ils ont ourdi ton linceul et je pleure dans ta fosse », v.21-22), puis revenu méconnaissable au Père, étranger à jamais (« Je te reconnais à peine, tu es comme né d’un autre (…)/ il reste une distance entre nous, un vestige d’agonie », v.29-30).

5Cette parole a une vertu illocutoire puisqu’elle va susciter des destinataires, l’Esprit ou le Verbe peut-être, promis à s’incarner en la personne du Christ (« O mouvement du songe, ô grand ange amant de la mort, langage ta passion d’émigrer », v.5), celui-ci ensuite (« Mon fils, moi ton dieu j’ai fait de toi le dieu du rien…/ Nous explorons l’étendue… », v.7-8), le cosmos enfin, à moins qu’il ne s’agisse encore du fils et de la nativité (« Beauté qui m’as délivré de ma nuit,… Quand je te regardais naître… », v.9). Et après qu’a été suggérée la perte du fils, s’élève une nouvelle invocation au verbe : « Ah ! langage à la fin, connais la noire pureté, ce manque à la taille du trône et l’esprit même, insatiable comme la veuve et le sépulcre » (v.14). Cette plainte finalement fera naître la voix humaine du poète dans « Passion selon Saint Epure » (« Moi, ma fenêtre basse à l’aube, sous de grands toits dévorés de brume, t’espère », A,40-42), puis celle du fils de l’homme dans « Abyssus abyssum », où se fait entendre la déploration du Christ sur la croix : « Que ne puis-je, abîme, te demeurer,(…). Tous les outils de la passion n’ont su me confondre à toi./ Adieu donc, mon âme, j’irai parler de toi au dieu.» (A, 56-7), avant que ne monte à nouveau, et seule jusqu’à la fin du recueil, la longue plainte du poète endeuillé, inconsolable. 

Marques textuelles de l’élégie

  • 3 Ainsi, tandis que le vocatif du verset 7 et le groupe nominal en apposition qui accompagne l’expres (...)

6Cette plainte qui émane du sujet lyrique, dont le premier, dans « Dominus domino », est le dieu créateur, se marque par tout un dispositif oratoire assorti au genre élégiaque : la fréquence du je ou du possessif mon en anaphore au début des versets (12 occurrences), des exclamations et des interjections (« Par ma vie ! », v.3, « Ah ! langage », v.14, « Le facile travail et quel affreux succès ! », v.16, « Cordieu ! », v.19, « Wou ! », v.21) , des interrogations poignantes d’un être en proie à la perte de soi (v.3) puis au deuil de son fils (« Comment rassembler maintenant mes vertus éparses, retrouver mon enfant ? », v.16, et les vers 9 et 12), des invocations comme si la douleur avait besoin de prendre à témoin (« O mouvement du songe », v.5, « Mon fils », v.7, « Ah ! langage », v.14, « Visage, comme tu as sombré dans l’âme ! », v.21). Ces dispositifs provoquent des coupes, des changements d’intonation, des élans oratoires parfois, des chutes brutales plus souvent3. Des antithèses ponctuent aussi cette évocation des origines du monde et de l’Incarnation, pour souligner l’opposition entre des affirmations apparemment heureuses et leur inanité (« je suis vivant mais où vas-tu ma vie ? »), entre des promesses de fécondité et le résultat, cette séparation radicale du créateur et du créé (« De moi naît donc ce siècle qui ne peut atteindre, qui ne veut étreindre que mon absence », v.3), entre don généreux du dieu et perte du fils par l’ingratitude des hommes (« Mon baiser sur le front du pauvre, mes étoiles pour la nuit du pauvre, jusqu’à ma ruine sans doute et que je doive mendier »,v.4).

7Le regret se marque aussi par la rétrospection dont témoigne le jeu des temps verbaux : ici l’imparfait et le passé composé suggèrent le contraste entre un moment heureux et la douleur du présent (« Quand je te regardais naître je t’ai pourtant trouvée admirable », v.9), là, le passé marque le regret d’avoir créé le monde ou donné naissance au fils, comme si une faute avait été commise et qu’il fallait au moins l’avouer (« mais il était effrayant d’être unique », v.5, « A ce mal d’être le seul j’ai su que j’étais le dieu et je ne l’ai point supporté. (…) j’ai cédé à l’exode », v.6) et surtout d’avoir engendré son fils (« J’ai été fou au comble de l’été de me jeter ainsi hors de moi » , v.15, « la hâte au moins était de trop », v.19, « L’esprit est le terme terrible et je ne le savais pas », v.18), ailleurs un futur antérieur aux résonances raciniennes rappelle le temps heureux du partage entre le fils et le père, irrémédiablement perdu (« Nous n’aurons donc vécu que jusqu’à l’extase », v.21, – cette sortie de soi qui est perte de soi,), enfin le présent inauguré par la mort n’est plus qu’amertume et stupeur (« depuis que l’ombre t’a défait je n’ai plus de salive à avaler. Depuis que tu te tais ma bouche a l’ancien goût de l’ombre. », v.21), aveu d’un remords obsédant pour la Passion du fils (« Je jeûne, je me repens de l’abîme et de l’holocauste », v .22) .

8Les images enfin produisent un effet de dramatisation pour souligner l’ampleur de la perte aux yeux du sujet : la création du monde n’est pas source de délimitations et de nomination, mais béance abyssale dans l’espace, où la voûte céleste est presque associée à une noyade par le jeu d’un reflet (« L’eau qui affleure entre les saules invente un abîme d’étoiles », v.1), la naissance du fils, son incarnation est « extase » (v.13), arrachement à soi, non, comme dans l’usage habituel du terme, pour se perdre en Dieu, mais à l’inverse pour dire la perte du dieu dans le monde, de celui qui s’est « jeté ainsi hors de (soi) » (v.15) ; le désir spirituel ronge, tel un éros funèbre (« l’esprit même, insatiable comme la veuve et le sépulcre ») ou donne accès à un vertige sans retour que suggèrent les métaphores et l’inachèvement des relatives (« Buée du désir, vapeur au fond de qui nulle soif, du fond de qui nul retour… », v.18). L’incarnation, par une image quasi hugolienne sinon rimbaldienne, devient chute, descente inouïe des solitudes de l’être, via les espaces interstellaires, vers l’abîme terrestre des sens, ce paradis abyssal où aura lieu le sacrifice sanglant : « tombant du plus obscur haut-mal en écumant de nébuleuses, roulant bleu et pâmé sur le duvet des pêches, écrasé de vin parmi les lièvres en fuite »(v.15).

Quel est donc ce dieu élégiaque ? Et quelles, les autres voix ?

  • 4 Paul Ricoeur, Soi même comme un autre, Editions du Seuil, 1990.

9La vision qui sous-tend « Dominus domino » est celle d’une phénoménologie de la conscience malheureuse. Le dieu invente le monde comme une dimension inhérente à sa rêverie (« L’espace à y rêver je le déploie et il m’obsède./ Mon songe crée ce vide où il s’aggrave », v.1-2), comme si le sujet était intentionnalité, conscience de soi par la seule médiation du monde, saisie de soi comme celui dont le songe a enfanté cet autre qu’est le monde (« De moi naît donc ce siècle », v.19), comme si l’être divin ne pouvait régner en plénitude mais devait sortir de soi, ce que souligne le jeu des préfixes qui se répondent en échos (« Je n’ai pu me demeurer ni me taire, j’ai cédé à l’exode. J’existe », v.6, « Nous explorons l’étendue », v.8, « je suis en proie à l’excès », v.12, « Nous n’aurons donc vécu que jusqu’à l’extase », v.13). Et le poème suivant explicite cette dimension en termes philosophiques, où l’on croit entendre l’écho discret des distinctions husserliennes sur l’être et le néant, sur l’Etre et le Temps : « L’être est d’être hors de soi. L’être existe parce que le néant le lui demande en grâce. L’esprit n’a souffert le voile qu’à entendre la déchirure » (A,26). La seconde étape de cette sortie de soi, de cet exil divin, c’est l’Incarnation, ce que Saint Paul nommait la kénôsis de Dieu, la diminution de sa puissance, son humiliation, qui achève de briser le cercle vide de l’essence close de la tautologie divine et fait entrer le dieu dans l’existence (« Je t’ai en moi couvé, moi seul, que tu t’éveilles rompant l’orbe, et la perfection cessa, eh bien j’irai disjoint te couver au cœur du néant», v.25), dans le règne de la séparation, de la disjonction, de la perte (le père séparé de soi, du monde et du fils). Elle ouvre un espace abyssal : « Le ciel bée sur l’abîme zénithal de la pâleur. Je t’ai engendré aujourd’hui » (« Le visage », A,27). Enfin, le verbe divin lui-même semble associé à la perte plus qu’à la communication, qu’il s’agisse de la parole faite chair, le Christ (« ô grand ange…, langage ta passion d’émigrer », v.19) ou de l’essence du verbe hanté par le manque et le vide (« Ah ! langage à la fin, connais la noire pureté, la malheureuse, ce manque à la taille du trône, et l’esprit même, insatiable comme la veuve et le sépulcre »,v.14). Ainsi, là où la théologie classique parle de trois en un, de mystère trinitaire et d’amour, Jean Grosjean imagine la souffrance du créateur contraint de sortir de soi, de « céder à l’exode » en générant un monde qui le méconnaît (v.3), puis de faire de son fils « le dieu du rien », aliéné au monde (« toi(…), un bruissant feuillage en pèlerinage par le monde »,v.7) et voué à la mort (« ô grand ange amant de la mort »,v.5). Et c’est dans cette perte douloureuse que le sujet divin se connaît, se confrontant à soi comme (à) un autre, à son ipséité, dirait Paul Ricoeur4, dans toute l’étendue d’un désastre voulu par lui :

Ce n’est point quelque revers, c’est mon propre envers que je rencontre. La ténèbre où je suis n’est pas celle que j’étais mais celle dont j’eus désir  (v.17).

  • 5 J.-Y. Debreuille dans son article «L’invitation à sourdre de Majestés et passants à Hiver », dans J (...)

10La conscience divine qui parle ici à la première personne est donc une personne tragique vouée au deuil et à la perte : « Qui est Je ? sauf une douleur qui ne le voudrait plus », confie le locuteur divin (« Le visage », A,26). « Apocalypse », le titre du recueil, joue donc sur le double sens du mot : révélation, dévoilement, selon l’étymologie, puisque le père prend conscience de lui-même, du monde et de son fils, tout comme celui-ci naîtra à la parole dans l’espace du recueil avec la passion, et comme plus tard un sujet humain accèdera au verbe en prenant lui aussi conscience de la présence dans le monde du Christ mort; mais les connotations courantes du mot, attachées à cette fin des temps que décrit la vision de Jean, et qui véhiculent des sèmes de violence, de destruction, de souffrance, sont aussi à entendre. « L’esprit n’a souffert le voile qu’à entendre la déchirure » (A,26), et le mot doit être entendu en un triple sens, physique (le voile du temple qui se déchire), métaphorique et symbolique(la révélation de ce qui est caché), mais aussi affectif et moral (le déchirement de l’être scindé, séparé dans sa chair, et meurtri, le verbe souffrir confortant aussi cette lecture). La conscience est en effet inséparable du deuil et du malheur, chez les locuteurs successifs5 : le dieu d’abord, qui ne donne son fils au monde que pour assister impuissant à son supplice et le voir revenir autre, habité par le temps et la mort (« Mon fils est un étranger qui vient me faire honneur »,v.32), et dont le poète, s’adressant au Christ, dira plus loin l’aliénation (« Le dieu, s’il te regarde, il se connaît et il n’est plus lui-même »,A,33) ; le fils ensuite qui, dans les poèmes suivants, souffre sur la croix de cette empathie qui aliène le père, et qui doit endurer seul l’épreuve de la mort (« Ta façon de me regarder te dépossède et je ne peux le souffrir./ Je te veux sans l’amour de moi (…)/ Je suis la clé de l’abîme et la gubernatrice des morts, il ne faut pas que tu m’aimes » A,34), avant de connaître le moment du doute tragique à Gethsémani (« Quoi le dieu ? quel dieu ? nuit, nuit, silence, mais tu es l’existence de l’être » A,35), et enfin la mort comme séparation du corps et de l’esprit, scission d’avec soi (« Adieu donc, mon âme, j’irai parler de toi au dieu » (A,57). « Abyssus abyssum » (A,53-57) reprendra cette plainte du fils de l’homme sur la croix, qui mêle celle de la séparation inaugurale (« Combien naître nous scinde ! », v.4) à celle de l’agonie qui consomme la rupture avec l’éternité du père (« j’affronte de mon étincelante pâleur le ciel./(…) Je renverse sur le ciel ma face mêlant nos respirations », v.4-5).

11Le sujet lyrique des derniers poèmes prend le relais des personnages divins qui se sont tus, et sa prière ou sa plainte sera déploration de la mort du Christ, écho du drame divin, l’évocation suscitant l’invocation et l’écoute l’interpellation :

  • 6 C’est nous qui soulignons. On ne sait d’ailleurs dans cette invocation si le sujet s’adresse à soi, (...)

Oui, le dieu crie, j’entends pareille à ma nuit sa lumière , je me tais pour entendre, et toi toutes tes paroles font un silence terrible » (A,50)6

12la prière, le verbe lyrique, semblant naître de cet abîme :

Ci-gît le corps, tout mauve, noir même comme l’orifice à l’instant qu’en va sourdre une phrase. Le vide sans nom, pareil au vide, plus inoccupé que le vide. Et sur lui la rose bleue d’un lichen  (A, 51).

13Et si le fils se voile et semble s’être absenté du monde, il faut au fidèle une attention au moindre signe pour en pressentir le souffle discret (« Quel doigt de feu touche au cœur les taillis ? quelle lèvre de fièvre frôle le front frais des mares ? », A,75), au point que, dans le dernier chant du recueil, seule l’incantation peut encore maintenir cette frêle présence cachée :

Les anges ont vu se dédorer ton reflet, mais ma bouche prend la forme de ton nom pareille aux trouées du ciel (A,80).

Histoire sainte, drame d’une conscience

14Envisagé sous l’angle du récit et du temps, le drame sacré relève moins d’une relation objective que du ressassement d’une conscience qui en revit les étapes. Certes, la création, l’incarnation et la mort puis l’ascension sont bien présents dans tout le recueil (dans les premiers poèmes en particulier), les grandes étapes de l’histoire de la rédemption sont évoquées, et le jeu des temps souligne parfois la composante narrative qui sous-tend l’élégie divine, celle du père puis celle du fils, même si le présent d’énonciation donne aussi le sentiment d’assister au drame dans la succession de ses étapes, la voix douloureuse de « Dominus domino » évoquant tour à tour la création (v.1-4,6), la naissance du fils (v.7-9) et sa passion (v.10-12,19-24), puis la résurrection et le retour auprès du père (v.25-33), et enfin peut-être l’acceptation de sa présence au monde, de son errance dans le monde désormais habité par la gloire du ressuscité (34-36). De même, la structure du recueil ferait alterner successivement les voix du père (le premier chant, peut-être le second, « Le visage », et sans doute le troisième, « L’air embrumé de nues… »), du fils (« Le visage », peut-être, puis le sixième poème, « L’oiseau sans sommeil… », avant un dernier écho de la passion dans le treizième, « Abyssus abyssum ») et d’un homme (le quatrième chant, « Merveille !... », et le cinquième, « Ton grand ange… », puis sa voix presque seule jusqu’au vingt-troisième et dernier , « Nox nocti »), en accord avec ce retrait du divin qui se donne comme une loi irréversible, et suggère l’impression d’une histoire qui part de la genèse pour arriver au temps présent.

15Mais deux mécanismes perturbent cette linéarité d’ensemble. D’abord l’alternance des voix, et parfois leur caractère hypothétique voire indécidable (« Quem quaeritis ? » donne-t-il à entendre la voix du père au fils, l’inverse, ou parfois une méditation du fidèle?), qui tissent une trame d’interlocution parfois décalée : ainsi, à la déploration du père sur son fils mort dans le poème augural (v.10-24) répond le cri de Gethsémani dans le treizième chant, tandis que le fidèle médite inlassablement sur cette mort, mais sans attendre de réponse, l’invocation solitaire succédant à l’échange entre les deux personnes divines. La temporalité est ainsi brouillée par une composante anhistorique, une sorte d’éternité d’un drame cosmique auquel l’être même de dieu semble confronté (puisque son fils est devenu irréductiblement un « étranger », un autre radical) et qui relance la méditation angoissée du croyant, en un ressassement obsédant.

16En second lieu, le verbe divin ne raconte pas tant le drame dans « Dominus domino », qu’il ne le vit ou le revit dans les souples replis ou méandres d’une conscience, avec ses anticipations (ainsi le verset 4 a-t-il à peine évoqué la création des étoiles qu’il annonce déjà la perte du fils) , l’entremêlement des temps quand nativité et passion, joie de la naissance et deuil semblent coïncider (« Beauté qui m’as délivré de ma nuit, est-ce pour accéder à la nuit ? Quand je te regardais naître je t’ai pourtant trouvée admirable », v.9), ou les retours en arrière à l’éphémère bonheur après une première allusion au destin tragique et à l’issue fatale (v.13) ; puis ce sont les regrets lancinants, la conscience malheureuse, et surgit à nouveau le spectacle du défunt, qui réveille encore une fois les remords (« Voilà le suaire où t’ont conduit mes soins. La hâte au moins était de trop », v.19). De même, si le deuil (« Je pleure dans ta fosse », v.22) un instant détermine un sursaut qui produit la résurrection (« Lève-toi », v.26) juste après un souvenir de la naissance divine (« Je t’ai en moi couvé, moi seul », v.25), les retrouvailles ultérieures inaugurent une nouvelle plainte, moins tragique, certes, que le lamento sur le Christ mort, mais avec le sentiment d’une perte qui fait balbutier toute l’histoire du salut et ramène l’être à sa solitude initiale, l’intimité entre eux étant rompue : « Je t’ai donné la vie et tu viens me rendre hommage. Je ne te peux plus rien et tu me refoules, à force de gloire, dans l’être. » (v.32). Lorsque advient l’heure du fils et de l’esprit, donnant congé au père, le reléguant hors du monde, la complainte du sujet divin semble piétiner, abolir le temps, annuler la sortie de l’être par un retour à soi, en une figure qui serait celle de la conscience malheureuse. Ces jeux de circularité, marqués à la fois par la rétrospection et par le ressassement, suggèrent ainsi le mouvement d’introspection d’un sujet en proie à la douleur et à la perte, le désarroi d’une conscience hantée par la mort et l’absence, et contribuent à construire l’éthos lyrique d’un dieu endeuillé.

  • 7 Un bref examen du poème « Dominus domino » ne révèle guère d’isomorphies rythmiques ni d’anaphores (...)

17La lecture de ce premier recueil appelle donc quatre remarques. Quoique le chant ne se fasse guère entendre, et que les effets de sonorités soulignent plutôt d’une manière expressive les péripéties variées du drame ou les mouvements de l’âme du locuteur7, on y retrouve les autres caractères habituels de l’élégie : les marques fréquentes de l’émotion, la rétrospection et la propension à revenir sur le passé, le ressassement et la tendance à la répétition qui induisent des effets de circularité.

18Mais la plainte comporte ici des traits tout à fait originaux. Apocalypse procède d’un double coup de force : sur le plan de l’énonciation poétique comme du discours religieux, oser faire parler Dieu, c’est placer le sujet lyrique en posture limite, bien au-delà de celle d’Adam, le premier homme, qui prenait la parole dans le premier recueil de 1946, et usurper la place ordinairement jugée indicible de l’être transcendant, pour faire entendre une élégie métaphysique et divine ; renverser , à partir d’une position philosophique qui s’apparente à celle de la phénoménologie, l’image théologique de la création comme don gratuit ou trop plein d’être, générosité, amour, en celle d’une dépossession inhérente à l’être même, nécessaire, et subie (« Je n’ai pu demeurer ni me taire », v.20), ou même en une sorte de ruse de l’esprit qui retourne en ironie tragique ce qui s’annonçait comme bonheur (« Le facile travail que l’issue et quel affreux succès ! » v.15), dire cette lente et longue dépossession relève d’une vision tragique, quasi janséniste de l’histoire de la rédemption, où la perte et la plainte l’emportent sur le don et l’action de grâces, même si les trois derniers versets ébauchent une vision d’un monde rédimé et font entendre la note discrète et brève de l’ode (v.35).

19Ainsi l’élégie comme chant qui monte de la souffrance et du deuil devient-elle le mode privilégié de la parole, sa tonalité originelle puisque c’est celle du créateur et de l’esprit lui-même, dans la manière dont sa conscience ressaisit l’origine (pourtant présentée par la Genèse comme source de satisfaction : « et Il vit que cela était bon »), et parce qu’elle inaugure le recueil avant d’ouvrir la voie à celles du fils et du fidèle. De la sorte, le verbe poétique ne peut qu’épouser cette matrice, et la parole va se voir assigner la fonction d’exprimer un vide au cœur de l’être et de tenter en vain de restaurer un lien perdu à l’autre, comme celui du père et du fils, dont la prière du chrétien se fera l’écho pour appeler le Christ mort, l’interpellant pour essayer de le faire paraître ou de le retenir, à défaut d’un père retourné à son retrait essentiel. Et c’est bien ce que fait aussi la poésie, qui se propose de faire surgir par le truchement d’une voix, une réalité absente ou évanouie, moment, objet ou sujet.

  • 8 Ainsi, dans Nathanaël(1996), cet aveu qui semble excéder une posture du sujet lyrique pour se livre (...)
  • 9 A notre connaissance, cette mise en scène du Dieu créateur comme être souffrant et pris de compassi (...)

20Enfin, il faudra éviter d’imputer la composante élégiaque de la poésie de Jean Grosjean à une donnée psychologique du poète, même si des aveux tardifs corroborent une telle approche et en font un trait permanent et constitutif de son éthos8. L’intérêt pour nous de lire Apocalypse est, à l’inverse, d’assigner à cette posture du sujet lyrique un fondement théologique ou mystique, une approche intime du drame divin9, que les accidents de la vie, comme celui dont il est question dans Élégies, ne feront que redoubler.

II. Élégies (1967) ou la plainte redoublée

21Après Hiver, ce recueil de la révolte sinon même du blasphème, Élégies marque un nouveau tournant dans l’œuvre de Jean Grosjean : ici, point de dialogues, fussent-ils décalés comme des soliloques alternés, point de jeu à deux ou trois voix entre lesquelles la parole circule, mais un lamento monocorde où le sujet lyrique, en proie à une sombre mélancolie, s’adresse obstinément à une personne absente dont il faudra interroger le référent assignable, avant de se demander si la plainte prend les mêmes accents et les mêmes modalités que dans le recueil de 1962.

Echos d’un drame et mélancolie lancinante du sujet lyrique

  • 10 On notera les références aux poèmes du recueil Élégies par leur numéro en chiffres romains, suivi d (...)

22Dès le premier poème semble évoqué le récit d’un deuil, inscrit dans un espace et un moment donnés pour réels : « quel cœur cessa mieux de battre aux portes de Chalindrey que le baiser dont se saluèrent nos lèvres quand les feuilles descendues de l’octobre couvraient de flammes le noir glissement des fleuves ? » (E, I 910), et peu à peu se tissera une trame narrative incertaine, où la rencontre fondatrice (II,1, et « ma vie née de te connaître », XXIII,5) précède un court bonheur immédiatement suivi de la perte, comme le suggèrent les deux premiers versets du chant III :

Heureuse la nuit dont tremblait la Grande Ourse (…) quand j’écoutais à travers tes chuchotements se lever ma fièvre.// Jamais ténèbres ne furent plus vastes qu’à l’heure où j’entendis s’éloigner de moi mon âme avec tes pas dont l’écho décroissant revenait par les rues d’une ville morte battre mon cœur.

23Le décès de l’être aimé se dit parfois de manière presque explicite : « Le froid t’enveloppait de son manteau quand tu enjambas les frontières dérisoires sans t’inquiéter des assauts à venir » (XV,2), et la mort est affrontée sous ses modalités les plus réalistes : « Mais toi, de quoi te souviendrais-tu à moins que tu n’habites l’infime rumeur qui succède sous terre à ta voix ? » (XII,6), « Tu dors avec les brumes à même la terre sans chaleur » (XXIV,1). Parfois cependant surgissent la tentation d’un déni de cette mort et la croyance en une possible réponse, obscure et indéchiffrable (« les runes que tu récites », XII,2), mais ce mirage s’évanouit aussitôt : « Tu me parleras encore, ne serait-ce que du plus léger bougement de tes cils, ou du moins tu m’entendras proférer ton nom… » (IX,8).

24A cette perte fait écho le déchirement du sujet lyrique, une douleur que le langage ne peut plus exprimer : « Regarde le peu de buée que fit mon cri quand le soir a suivi de si près l’aube sans que les sources aient eu le temps de boire aux clartés qui passaient.// Maintenant je suis mort ou peu s’en faut mais nulle rambleur ne me vient de la fosse (…). » (XII,1-2). La voix qui parle semble donc épouser la mort, monter presque d’outre-tombe, en un jeu dramatique de mise en abyme du sujet, de descente au tombeau, à la fois parce qu’elle célèbre un feu éteint, qu’elle chante une absence, et parce qu’elle se sait vouée à la disparition, appelée à rejoindre l’objet funèbre de son désir : « si les vents dispersent sur la mer stérile ma voix comme la cendre d’un feu, j’aurai du moins célébré leur naissance » (I,1). Cette voix de cendre monte du deuil et de la disparition de l’autre, où elle s’alimente : « ton âme est tramée d’un tel hiver qu’il y a des braises dans ma nuit » (I,3). Mais le silence menace aussi, et le désespoir qui anéantit (« ma vivante mort », IX,6) fait alterner le désarroi (« Toujours il y a la nuit (…) et je ne sais que faire ni fuir », XVII,2), l’accablement de la répétition des jours muets (« Noirceur des jours que trouent de feux errants les prunelles des bêtes borgnes quand l’aube mort-née se traîne à l’horizon sans m’empêcher de t’entendre te taire ! », XVI,7) ou la tentation de la révolte contre les hommes et Dieu :

Si tu t’endors dans les tombeaux du monde (…)// Je regarderai d’une planète éteinte luire bruissante au loin la terre humaine comme un cimetière de ville, le dimanche (…)// Mais si ton âme se taisait dans mon âme, adieu ! nous n’aurions même pas existé, ni rien, ni personne et Dieu sans doute se serait rêvé lui-même. (XI, 5-7).

25A ce mal incurable, il n’est d’issue que l’adieu au monde, la mort par laquelle rejoindre l’autre :

L’atroce douleur tant que circulent sur terre les hommes et les jours n’est rien près de la joie qui nous tuera quand nous serons vivants.// Tais-toi, laisse-moi avaler ma salive, détourner un instant les yeux, écraser le soleil qui fume encore, et je vais être prêt à ne plus avoir le temps d’espérer ni de craindre. (XXIV, 9-10)

26De manière plus explicite encore, le poète rappelle dès le poème liminaire sa catabase :

J’appris à n’aller qu’avec toi , sans hâte, vers les chambres funèbres qu’illuminera de vacillements ta veilleuse (I,11)

27L’ethos du sujet lyrique est donc celui d’Orphée, en proie à une passion dévorante et à un deuil dévastateur qui le prive de vie, le soustrait au monde, ne se nourrit que du rappel de l’autre ou de l’appel à l’autre, de l’attente de sa parole ou de son regard, s’anéantit de son silence, promet de le rejoindre dans la mort. Ces traits, topoï de l’élégie, sont ici portés à un degré hyperbolique, sans pour autant que le lecteur sache avec certitude de qui le poète pleure la perte, quel est cet autre qui hante le poème et se refuse si obstinément à répondre.

Le double objet de l’élégie : la question du destinataire et du référent

28Sans doute une femme aimée, réelle, semble-t-elle se dessiner en creux à travers quelques allusions à un lieu concret, réaliste et prosaïque (« la ferme où nos hiers bêlent dans la pénombre », IV,5), à quelques rites domestiques (« le toit sous qui nous soupions de laitage », VI,8) et surtout à un corps aimé, dès le premier chant : « C’est un bruissement qui me promit ton regard quand ta main n’était qu’un liseron dans la haie (…)// (…) sur ta bouche la forme effrayée quand tes cils font à peine frémir de leur frange ombreuse ton visage », et plus loin s’égrènent « tes longs yeux », « ta prunelle », « ta paupière » (I), « tes cils » (II), « ta hanche », « ta tête dont les cheveux se dénouent » (III). Ailleurs revient le souvenir d’un geste tendre, et la trace métonymique de l’absente, « le parfum de ta tête sur mon épaule » (VII). Mais ce corps est devenu évanescent, déjà happé par l’ombre de la mort et de l’absence : « Déjà notre maison mêle aux ténèbres sa toiture et la blafarde fumée qui monte de l’âtre devant lequel tes songes caressent ton corps de frissons invisibles » (X,5), et si le poète rappelle « (son) supplice, (son) triomphal épuisement » (XVII,8), il ne reste d’elle qu’une apparence fantomatique, sa « pâleur » (I,3), des « lueurs chloreuses » (XVII,5), le souvenir d’une voix sur les décombres d’un corps repris par la mort : « Mais perdrons-nous la trace de ces heures dont ta voix fut la braise et dont ton corps ne sera que la cendre ? », XXV,6).

  • 11 C’est la thèse de Renée Ventresque dans son article « La vérité du lyrisme dans Élégies » (dans Jea (...)

29Or, en dehors de ces quelques occurrences qui construisent l’image presque avérée d’un référent féminin réel11, il n’est guère possible de ne pas hésiter plus d’une fois sur pareille identification du destinataire invoqué, et de ne pas entendre également une prière aussi désespérée que celle du recueil précédent, Hiver, au fils de l’homme enseveli dans la mort, dont Apocalypse avait donné à voir et à entendre la plainte et l’agonie.

30Un certain nombre d’indices orientent en effet le lecteur vers une telle hypothèse. D’abord, la deuxième personne invoquée n’est pas dissociable du dieu, comme dans ce verset :

j’ai vu sur ta prunelle luire fugace et s’éteindre ineffable le dieu que nous tremblons de connaître ou d’ignorer  (I,7) 

31un lien métonymique les unit, l’une portant la trace de l’autre, et on pourrait sans doute y lire la marque divine dans les yeux de l’aimée, mais rien n’interdit de comprendre un jeu au sein de l’instance trinitaire, le regard aimant du fils témoignant de la transcendance redoutable du père (et dans ce cas, le nous renverrait à la généralité des croyants). Ensuite, certaines séquences comme la treizième paraissent ne pouvoir s’adresser qu’à un dieu vénéré en commun (« Si l’ellébore ouvre sa fleur verdâtre sans qu’un buisson hiémal tourne sa tête, c’est que ta face nous fascine le cœur », XIII,1), et de même la seconde, qui semble exclure un destinataire féminin, exprime la quête fervente et vaine du dieu et l’égarement du sujet, dans une atmosphère apocalyptique :

J’ai guetté ta voix dans les syllabes étrangères pareilles aux pluies sans fin sur les greniers vides, sans trouver de répit qu’à des remâchements d’herbe dont je trompais lâchement mon attente.
Que de fureurs, une fois leur force épuisée, m’abandonnèrent stupide et frémissant sur l’amas de mondes en débris sans que ma joue ait frôlé à travers l’orage ton épaule ! (II, 6-7) 

32et la suite ne serait-elle pas le récit de la rencontre, d’une extase, d’un face à face du croyant et de son dieu, par ces métaphores où s’unissent le buisson ardent de la première révélation et le ciel de Gethsémani :

Solennité, solennel déchirement du voile quand à quinze heures le dieu des vieux étés voit d’un seuil octobral le ciel nacreux à portée de sa main.
Alors un buisson flambe tout seul, tout l’après-midi, au bout d’une terre déserte avec ton crépitement de paroles brèves à mi-voix. (v.9-10) 

33Et d’une manière toute biblique, l’invocation du nom de l’aimé(e) semble sortir d’un Psaume : « Ton nom est l’arbre dont j’ai désiré l’ombrage » (1,8), sans qu’on imagine un tel hommage se destiner à une femme aimée : « les gloires dont tu es le temple et la saison » (I,10). Dans le chant suivant, l’imminence d’une venue de l’être répond chez le locuteur à une attente du divin, qu’elle va combler : « Est-ce que ton nom ne me fut pas prédit avant que rien encore ne commençât, quand titubait mon âme assourdie de silence au bord du puits céleste ? » (II,1). Cet autre invoqué a bien les vertus et la puissance du dieu de la Bible :

Que j’aie la face fouettée de pluies ou la fièvre sous l’âme, j’éprouve ta paix dans la tempête, ton ciel dans l’ombre, ton ombre dans la canicule.
Je n’ai trouvé ta source qu’au désert et n’ai surpris ton cœur qu’en ce silence… (XVI,1-2)

34Mais, dira-t-on, si l’on peut concevoir que l’être aimé et perdu puisse être aussi bien une femme défunte que le Christ, comment imaginer un tel référent sacré là où le texte parle de « tes cils » ou de « ton épaule » et induit une présence sensuelle et féminine ? Sans invoquer la tradition mystique ou Le Cantique des Cantiques, il n’est que de relire les derniers poèmes d’Apocalypse pour retrouver pareils termes associés à la figure du « fils de l’homme » mêlé au monde et à la nature, après sa mort et son enfouissement dans la tombe : « tu dors sans doute sous un saule (…). Courons surprendre ta sieste exténuée, eh ! tu nous parleras. Tu blêmis, tu t’éveilles sous l’envers des choses » (A, 63). « La vehme à l’œuvre » est encore plus clair : « Ton nom vivant parmi les morts (…) retrousse aux lisières les rosées de l’ombre. Ta chair de pommier en fleur se baigne sur la plage des brises »(A, 69) ; et encore, juste après un nocturne apaisé, dominé par la figure de la lune, cette étonnante évocation de l’extase comme corps à corps, étreinte physique: « Ta hanche je la sens nue, prête à tourner, m’appuyant la drupe de ton sein. Derrière tes yeux effrayants l’âme en extase, l’âme qu’on ne détourne plus. Les dieux qui ne sont pas toi passaient » (A, 73).

35Ainsi le texte, comme l’intertexte, construit-il une polysémie où femme aimée et fils de l’homme se mêlent au point d’être parfois indissociables ou de faire entendre sous la plainte de l’amant esseulé celle du chrétien en deuil de son dieu. Un réseau de métaphores ou de métonymies (le pas, le visage, le linge, ou telle partie du corps) et de référents bibliques (le voile, la fosse, la tombe) tisse une trame serrée entre ces deux figures de la mort et de la présence/absence du défunt, comme en témoigne le chant XIX :

Si tu déchires le voile qui cachait l’ombre, tu n’éclaires que le vide où tes pas font un froissement de branches et tes doigts des lueurs de linge.
Tu n’as été que de passage en toi où je trouverais tes chambres plus désertes que mes demeures inhabitables sous les ruissellements des pluies chanteuses.
Plus je m’égare et mieux je te devine autour de moi à tes signes épars, la fumée sur les bois, un vol d’oiseau, tel tintement de pierre. (XIX,1-2,4).

36Ici, l’évocation du sépulcre vide peut aussi bien renvoyer à une volonté du sujet de privilégier, contre l’inutile ressassement de sa mort, le souvenir d’une vivante dont la nature à l’entour conserve des signes, que rappeler la découverte des saintes femmes au matin de Pâques, et la présence cachée du fils de l’homme dans le monde après son retour vers le père dont parlait Apocalypse. Et d’une façon analogue, ne peut-on pas entendre derrière cette évocation/invocation plus heureuse, aussi bien un souvenir amoureux que la poursuite de l’orant sur les traces de son seigneur, en quête de sa vraie terre : « J’ai toujours été voué aux herbes folles que ta cheville hâlée de brises hante quand nous traversons un univers congédié par ta beauté plus grave que la patrie » (III,9) ?

37Mais ce qui brouille le sens et suscite la perplexité du lecteur, plus encore que cette incertitude par où s’exprime une élégie double, c’est-à-dire la perte d’une femme passionnément aimée qui vient raviver le sentiment de déréliction du fidèle abandonné par son dieu, déjà présent dans Apocalypse et devenu cri déchirant ou sarcasme dans Hiver, c’est toute une rhétorique de la disparition ou de l’absence.

Rhétorique de l’évanescence et chant funèbre

38Un verset du chant IX adressé au destinataire absent définit ainsi la tonalité du recueil: « tu m’entendras proférer du creux de mon âme ton nom, rien que ton nom avec l’effort terrible et la voix sourde qu’on essaie dans la fosse » (IX, 8) .

  • 12 Ainsi de ce verset 2 du chant III, où se croisent les personnes et se tissent des liens d’interacti (...)

39L’élégie s’exprime en effet dans ce recueil à travers des procédés souvent différents de ceux d’Apocalypse, et qu’on pourrait déceler dans les premiers versets du chant III. Certes l’être aimé est sans cesse invoqué, et il n’est guère de verset qui n’articule un je et un tu, en un savant jeu d’échos et de face à face sujet/objet, au gré d’une syntaxe complexe12, qui vise autant à tisser des liens indissolubles entre l’amant et l’aimé(e) qu’à faire revivre l’absent(e). Mais cette présence obsédante de la première et de la deuxième personne dans le discours, d’autres figures travaillent à en miner la consistance.

40Les longues interrogations fréquentes (v.3, 4, 11, 12), qu’elles soient oratoires et donc visent à animer le discours destiné à rester sans réponse (« Pouvais-je…ne pas tressaillir… ? », 3), ou qu’elles ouvrent une rêverie sur l’avenir (« Le sommeil que l’automne longuement diffère entendra-t-il en rêve… ? », 11), relancent de manière poignante la présence défaillante du destinataire, par des rappels du passé, de moments enfuis mais naguère partagés, comme pour susciter une complicité autour de ce qui a irrémédiablement disparu, et que marquent les temps verbaux dont l’écho se propage d’un verset à l’autre (« tremblait », « j’écoutais », « revenait », « trahissais-tu », « tu allumas », « tu inventas », « s’arrêtèrent », « jetèrent », etc.). L’énoncé reste ainsi suspendu, en attente d’une improbable réponse.

41Les négations (« Aucun nuage, aucun busard, pas un akène n’osait voguer », 4, « rien n’accroît ni ne diminue longtemps… », 10) ou les comparaisons (« Jamais ténèbres ne furent plus vastes qu’à l’heure où j’entendis… », 2) tendent à déconstruire un référent stable, comme aussi les jeux de miroirs et d’échos : vision inversée dans l’onde (« la nuit dont tremblait la Grande Ourse sous des cimes renversées dans un canal », 1), déchirement intérieur en réponse à l’éloignement de l’autre (« j’entendis s’éloigner de moi mon âme avec tes pas dont l’écho décroissant revenait… », 2), jeux de reflets ou de contamination de l’autre interpellé et de la nature (« l’inextinguible désœuvrement d’arrière-saison qui se réverbère à ton front et sur ta hanche », 7). L’inversion du sujet peut également valoriser une idée de mouvement ou de fugue induite par le verbe et alléger le poids sémantique du nom et de l’objet qu’il incarne dans le texte, lui conférant une légèreté précieuse (« Heureuse la nuit dont tremblait la Grande Ourse… », 1, « s’éloigner de moi mon âme », 2, « s’ouvrir la rose ou la quetsche, se dévêtir l’érable ou le buisson », 12).

42Des figures récurrentes dessinent, dans un espace souvent allégorique, l’absence (« les rues d’une ville morte », « les maisons aveugles »), l’effacement ou l’usure (« tremblait », « s’éloigner… décroissant») que symbolise l’automne à ce moment précis où la vie commence à prendre congé (« s’arrêta l’automne au déclin d’un décours », « l’infime espace d’où tour à tour s’exhalent entre nous l’ultime scabieuse et les premiers pourrissements », « sombrer les pommes », « se dévêtir l’érable ou le buisson, passereaux et jours concerter leur départ ») ou même la fin de l’hiver (« l’écume jaune des dernières neiges… désœuvrement d’arrière-saison »). Et il n’est pas jusqu’à l’évocation d’une lumière venue de l’être aimé dont l’étrange blancheur (« le grand feu blanc d’une aube sans sommeil », 3) ne s’atténue en une indécise évanescence, en un jeu quasi mallarméen où le silence et le vide s’expriment par des figures de blanc sur blanc, quoiqu’il s’agisse ici de murmurer l’aveu d’une présence muette (« cette lueur dont tu inventas de poser le silence sur mes abîmes »,4).

43Chaque fois qu’apparaît un paysage ou l’être aimé auquel il est associé, il est menacé de dissolution, d’évanouissement dans l’ombre ou la mort, miné par le temps qui ronge et les formes qui se défont, et dans le poème suivant, le temps sera marqué par le déclin crépusculaire (« Maintenant que le jour ploie dans l’ombre », IV, 1), happé par la fuite des saisons que souligne l’allitération (« Une fois franchi l’été vaste et vide », v.2) ou même frappé du sceau de l’irréalité (« nous cherchions les pâles reflets d’un aujourd’hui qui n’était que futur », v.3, « nos hiers bêlent dans la pénombre », 5). Et presque chaque verset, à peine évoqué quelque souvenir heureux, en congédie l’espoir, ou à l’inverse, instille la mélancolie avant de dessiner, frêle, une image de bonheur éphémère:

La buée ruisselle aux fenêtres où les oiseaux se pressent en vain pour voir avant leur mort les cercles dont ton regard lève sur moi par instant la clarté prussique pareille à des nativités d’archanges. (v.7)

44Enfin, la jonction des deux personnes elles-mêmes, le je et le tu, dans l’espace du verset, n’opère bien souvent qu’un jeu de reflets fantomatiques et d’ombres hantées qui redouble le vide et l’absence : « Si tu contemples en moi ton propre abîme, laisse-moi reprendre souffle à ton odeur de résine et de cendre » (XX, 8).

45Cette rhétorique de l’absence qui mine toute assertion, menacerait même l’identité du locuteur ( comme elle suggère le retrait du destinataire auquel il est lié), si le lamento ne s’élevait en un chant funèbre, en thrène ; et c’est peut-être ce par quoi Élégies diffère le plus d’Apocalypse.

  • 13 Ainsi le verset 1 : « Maintenant que le jour ploie dans l’ombre sous le fardeau de ses fruits corus (...)
  • 14 Le poème liminaire (I) en offre un exemple particulièrement net : « quand » scande les versets 1, 2 (...)

46Le chant IV par exemple fait entendre cette voix que le poème liminaire comparait à «la cendre d’un feu » (I, 1), par une prévalence des voyelles sourdes ou nasales, parfois soulignées par des assonances et des allitérations pour mieux suggérer des murmures à peine audibles13 ; des jeux d’échos d’un verset à l’autre installent une tonalité grave et sombre associée à des sèmes de déclin et de mort (« savions-nous…nous cherchions », 2, « nous dévalons », 4, « au fond des tempêtes…dans la pénombre…vêtements…flamboiement de l’âtre dont s’empourpre sur tes lèvres ton sang », 5, « sombra », 6, « répondre », 8, « sa tombe », 10) ; au sein d’un même verset, l’accentuation scande comme une marche funèbre (« nous marchions vers cette ombre où ton ombre me sert de blessure et de baume », 3/3/3/8). Enfin, les longs versets de 42 à 54 syllabes, fréquemment de taille voisine (comme les versets 5 à 9, qui oscillent entre 51 et 56), laissent deviner l’eurythmie des décasyllabes blancs, souvent marqués par des syllabes sourdes à l’accent, comme dans le premier (10/10/10/12/10) ou le second (10/10/10/10/4, où la chute brève suggère l’apparition d’un fragment du corps aimé) et encore dans les versets 4 (trois décasyllabes coupés par un alexandrin) et 5 (qui se termine par trois vers blancs), et même si cette scansion régulière et assourdie se distend quelque peu, les séquences rythmiques vont osciller souvent entre 9 et 11 ou 12, comme pour accompagner d’un léger tremblement cette longue plainte, que martèle encore une structure syntaxique temporelle lancinante, celle du « quand », du moment qui date comme pour retenir ce qui est enfui14.

  • 15 Renée Ventresque, op. cit. p. 89. Nous ne nions pas cette dimension d’authenticité personnelle dans (...)
  • 16 Philippe Jaccottet, op. cit. p.206.

47Élégies diffère donc assez radicalement d’Apocalypse, d’abord en ce que la plainte s’enracine sans doute non plus dans un drame sacré atemporel mais dans un évènement réel qui a affecté le poète – ce qui fait conclure Renée Ventresque à « la vérité du lyrisme » dans ce recueil15-, ensuite en ce qu’il donne à entendre une voix monocorde, grave, un chant d’Orphée laissé sans réponse et dont l’accablement serait presque audible, pour dire la double perte, celle d’une femme et à travers elle celle du dieu absent, en un chant dont la lente mélopée se propage de poème en poème. Or, cette voix, que Philippe Jaccottet qualifiait de « sauvage et savante »16, nous allons la retrouver, presque vingt ans plus tard, apaisée, discrète, comme assagie, dans Nathanaël (1996).

III. Nathanaël ou la plainte apaisée

48Dès l’ouverture, ce recueil de 1996 instille une atmosphère mélancolique à travers cette aura crépusculaire ou même nocturne de « Lune » :

La lune d’arcade en arcade
et mes pas sur les pâleurs
dont elle a dallé nos rues.

Le demi-jour de ses nuits,
les demi-deuils de la vie.

  • 17 Pour ce recueil, paru chez Gallimard en 1996, on indiquera seulement les pages entre parenthèses.

Et l’odeur de l’ombre
à la porte du sépulcre. (917).

49Toute la tonalité du recueil est déjà donnée : le thème de la marche et de l’espace parcouru, une lumière pâle sinon funèbre, le glissement progressif d’une expérience subjective (« mes pas ») à une méditation universelle sur un mode mineur (« les demi-deuils de la vie »), l’ombre envahissante de la mort qui érige cet incipit en memento mori (de la métaphore des « dalles », qui peut faire songer à des pierres tombales, à la notation olfactive qui accompagne ici le terme évangélique de « sépulcre »).

La fuite du temps comme loi universelle

  • 18 Nathanaël comporte quatre parties ou séquences : « Runes », « Un jonc pour mesure », « Le voile du (...)

50L’écoulement inlassable du temps, qui conduit à la mort, thème classique de l’élégie, est le leitmotiv majeur du recueil, et la métaphore de la faux, souvent placée en début ou en fin de séquence18, en est l’une des figures. Ainsi, le second poème de « Runes », « Aube », associe un moment pourtant heureux où le temps semble suspendu, à l’inéluctable loi du monde: « Le matin s’arrête en route,/ il a oublié sa faux.// Le chemin s’arrête, il doute./ Les instants s’en vont sans lui. » (10) ; en écho, le dernier poème, « Greniers », évoque le « grand vent » qui « vient faucher les orties » (46), après que quatre poèmes auront évoqué la moisson, en des termes qui font plus songer à la guerre ou à la faucheuse par laquelle l’Occident chrétien a représenté la mort, qu’à des récoltes fécondes : « Les faucheurs, armes sur l’épaule,/ sont entrés dans le champ d’orge.// Une fois les orges couchés/ les faucheurs se couchent/…/ sous la pendaison des cerises. » (17), et « Sueur » évoque les moissons en termes de « dévorations » avant de personnifier le vent implacable qui dénude, « la main sur la pierre à faux » (21), tandis que le poème suivant, « Avoine », associe la moisson à la fuite du temps : « L’avoine est coupée d’hier./…/ Le ruisseau des heures ne cesse / de fuir et de naître » (22). Une autre image familière est celle de la grille qui grince, dans la ferme où habite le poète, évoquée dans le dernier poème du recueil (136), et qui avait été associée à celle de l’Hadès (39).

51De manière non moins visible, les titres des poèmes font défiler les saisons à travers les micro-évènements météorologiques, les mutations du paysage campagnard (« Pluie », « Orge », « Blés », « Prune », « Pomme », « Tempête », « Boue », « Greniers », comme exemples pour « Runes »), ou les moments (les trois premiers de « Runes » s’intitulent « Lune », « Aube », « Halte », le second du « Voile du temple » est « Matin », d’autres se nomment « Soudain », « Alors », « Demain »), et un titre d’ « Un jonc pour mesure » exprime de manière enfantine et amusante cette succession ininterrompue d’instants à « La queue leu leu » (69). Ce qui domine dans toutes ces évocations des saisons, c’est bien la mélancolie, car si l’automne et l’hiver suscitent l’amertume et semblent exprimer le chagrin par une correspondance établie depuis les romantiques (« La pluie nous gifle. Nos larmes/ nous ruissellent jusqu’aux pieds », 13, « Le vent pousse les nuées/…/ La maison gémit », 40), l’été lui-même est associé souvent à une maturation excessive, à la faux des moissonneurs ou à la chute des fruits (« La pomme avariée qui tombe/ fait s’envoler un oiseau », 36, « Et soudain l’averse en fuite,/ le verger jonché de prunes/ bleues, bouffies, talées, fendues. », 35). L’extinction menace en effet la lumière de la fin de l’été, comme le disent ces métaphores du poème au titre ambigu « Rubis » :

La fatigue du soleil,
son déclin, son abaissement.
Il s’agenouille sur la colline
à hauteur d’herbe.

Il baisse la tête comme un vieux cheval,
comme un roi qu’on sacre. (42).

52Comment s’exprime cette fugue d’instants dans les poèmes eux-mêmes ? Par la parataxe fréquente, la juxtaposition de moments ou d’évènements infimes : « Une ondée soudaine suffit/ à tendre en l’air l’arc-en-ciel.// Le brasier solaire / se rallume sur le pays » (30), parfois scandé par des adverbes de temps (« Soudain la colère des nuées./…// Et soudain l’averse en fuite », 35) ou même mis en scène de façon plaisante comme un mini-drame avec ses acteurs qui se succèdent et prennent la parole : « L’averse lacère les arbres,/…// Qui parlait de pluie ?/ dit soudain l’azur/ dans les mares calmées. » (13). L’ellipse du verbe donne parfois une brièveté de haïku à la strophe, surtout quand se multiplient les privatifs : « Le ciel sans couleur,/ les arbres sans ombre,/ pas un souffle d’air » (31), ou que jouent les inversions : « Voilé le ciel,/ rôdeurs les souffles,/ émues les branches » (35).

53Dans les brefs poèmes en prose de la séquence « Le voile du temple », le récit peut aussi condenser rétrospectivement une journée entière, une promenade interrompue par un orage, avec des notations au passé séparées par un souvenir qui se donne comme vécu et commenté en style familier au présent d’énonciation, comme dans « Soudain » :

Célestes, les fleurs de chicorées dans l’ombre du moulin mort. Les cardères vacillaient dans les fossés. Soudain ça y est, la pluie sur les visages, le vent dans les cheveux, les cris. Mais le soir on est tous revenus sous un fourmillement d’étoiles. (91).

54Enfin, le texte peut s’efforcer, comme dans « Néflier », de mentionner l’imperceptible glissement d’un moment à un autre par des jeux de suppositions qui corrodent l’apparente sérénité d’une scène rustique, locus amoenus suggéré par les synesthésies:

On épluche les pommes sous un néflier. Des nuages en fête courent sur la prairie. La mule sur la route agite ses sonnailles. Le vent frais circule entre les oiseaux. A peine si les feuilles jaunissent. A peine si glisse l’heure. (97)

  • 19 C’est peut-être le sens du titre de la deuxième séquence, « Un jonc pour mesure », où il serait moi (...)

55Mais le procédé dominant par lequel est exprimée la fuite des heures, c’est le recours à l’espace comme mesure du temps. La métaphore obsédante est celle du pas ou du passant, termes employés d’abord au sens propre (9, 11) puis destinés à exprimer la course du soleil (« Le soleil marche pieds nus/ sur les tessons des banlieues », 15, « Le soleil comme un passant », 27, « Le soleil seul tourne au ciel pas à pas », 70) ou celle du temps (« L’inaudible pas du temps », 101) ; le cours du soleil se mesure aussi à la giration des ombres (« Le soleil cerne les ombres/ mais il les fera tourner », 18, « L’ombre tourne sous le hêtre/ sans que le soleil descende », 26, et encore les poèmes des pages 28, 79, 86). Des notations s’attachent à dire le vent, comme figure du mouvement presque invisible19, c’est-à-dire de l’articulation de l’espace et du temps (34, 40 à 46), ou à en noter les effets sensibles en enregistrant le passage d’un nuage (17, 83, 90, 106, etc.) ou les « Dérives des nuées» (103). L’heure enfin peut être donnée par le déclin de l’astre qui « songe à descendre » (60, 85) ou « décline » (88), et il n’est pas jusqu’à la lune qui ne semble glisser « d’arcade en arcade » (9), dans cet univers où tout est mouvement, instabilité, impermanence.

56Le monde comme flux héraclitéen est donc l’objet presque unique de ces poèmes, mais l’originalité de Jean Grosjean est double : il enregistre de façon scrupuleuse le moindre changement dans un paysage parfois quasi immobile, comme les scènes d’été, avec une rare attention au micro-évènement météorologique, et sans que le moindre regret, la moindre nostalgie viennent colorer ces évocations, d’une manière qui n’est pas sans évoquer les haïku. La fuite du temps n’est plus ici un thème comme dans l’élégie classique, fondé sur la perception subjective d’un mouvement de dégradation, qui conduit à préférer le passé au présent ou à l’avenir ; elle fait l’objet d’un constat presque impersonnel, elle se donne comme loi du monde, observée ou enregistrée de saison en saison, au long d’une année peut-être dans « Runes », mais avec des retours et des variations multiples dans les séquences suivantes ( puisque par exemple « Jeune été » est le titre d’un poème d’ « Un jonc pour mesure »). Mieux même, elle semble relever d’une illusion de la conscience comparable à celle de la rotation du soleil autour de la terre : « Jour et nuit sur toi le ciel/ tourne et les anges te parlent/ mais le temps n’est que toi-même » (38), illusion ( ou condition a priori de la perception, eût dit Kant, sentiment de la durée, aurait dit Bergson) dont sont d’ailleurs débarrassés les défunts (« Délivrés des heures les morts/ vivent l’énorme instant », 33). C’est dire que ce recueil nous invite à une méditation morale et métaphysique plus qu’à une plainte, au sens subjectif du terme.

Une méditation morale et métaphysique sur le monde et l’homme

57Cette méditation est le plus souvent impersonnelle ou elle tend vers l’universalisation, comme dans le poème liminaire où la marche du sujet rejoint le destin de tous les hommes : « et mes pas sur les pâleurs/ dont elle a dallé nos rues »(9). Si la majorité des poèmes est exempte de première personne, et si les sujets grammaticaux renvoient presque toujours à des éléments du monde, le « on » laisse parfois entendre quelque aptitude commune à tous (« Sous le silence on entend/ un autre silence », 26), quelque interrogation de portée générale (« Sait-on s’il valait mieux vivre/ plutôt qu’ébruiter la vie ? », 27), tandis qu’un souvenir de Descartes affleure pour dénier à l’homme le pouvoir d’exprimer la douleur (« D’où vient que la brûlure au cœur/ et notre corps qui fond mieux que la cire/ n’ont pas ce cri que pousse un peuplier/ quand la cognée le regarde s’abattre », 59).

  • 20 Il s’agirait ici de ces visions surplombantes décrites par ceux qui ont vécu un coma ou une expérie (...)

58Certes, la première personne affleure parfois, ou la seconde comme double que le poète interpelle, mais c’est pour dire une angoisse universelle du temps et de l’ombre, qui n’est pas sans rappeler Baudelaire (« Les soirs sont les barreaux de ta cellule/…// Respire encore, ô cœur… », 57), ou, à l’inverse, une expérience heureuse, unique, de communion avec la giration cosmique, d’extase au sens païen du terme (« Je m’allonge sur l’air qui passe./ Moi qui boitais l’air m’emporte/ sur les herbes renversées… », 37), ou encore une extase presque mystique de sortie de soi, de vision surplombante20, expérience extrême, presque impersonnelle, métaphysique au sens littéral, et il faudrait plutôt songer ici à la voyance, au Hugo des Contemplations :

Je monte à présent seul vers toi, langage,
toi qui n’as plus de voix que la lumière.

L’après-midi s’ensoleille à ce point
que je vois les tombeaux sur la colline
et les vivants à distance de moi. (58).

59Une seule fois, il est vrai, la première personne renvoie bien au sujet lyrique et adresse au Christ interpellé un regret (« Tu ne m’as pas convié, ou pas encore, / aux ténèbres de ton sépulcre,/ à ce sépulcre où tu n’es pas resté.//…// Je m’y serais assis près de ton corps… », 63), mais cette plainte est celle du croyant mystique qui rêve de rejoindre son dieu ou qui regrette de n’avoir pas encore été convié au repas, fût-il funèbre, et le doute ruine même le désir dont ce regret est l’envers : « J’y descendrai trop tard, sans toi sans doute/ ou peut-être avec toi » ; en ce sens, ce poème exceptionnel , avec le poème voisin intitulé « O magnanime » (65), d’une inspiration aussi fervente, mais moins doloriste puisqu’il y est question d’épouser le « souffle » divin, renoue ponctuellement avec la veine mystique d’Apocalypse ou de La gloire, mais on pourrait arguer d’une part que celui qui parle ici est le croyant plus qu’un sujet historique, et que son espoir ou son regret relèvent de la foi comme éthos commun, et d’autre part que ces deux exceptions, dont l’une est minée par le doute et le deuil, font ressortir l’impersonnalité dominante du reste du recueil.

  • 21 Un second sens pourrait être entendu pour ce titre, celui de l’homme conçu comme roseau frêle battu (...)
  • 22 On peut sans doute lire ce poème autrement, comme relation d’une expérience mystique brutalement in (...)

60Sans doute la guerre et ses souvenirs lugubres surgissent-ils dans la deuxième séquence, « Un jonc pour mesure »21, comme des hantises personnelles qui font retour (« L’écho des morts longtemps sur les collines,/ Les bégaiements de l’écho dans mon âme », 54), même si on peut aussi y voir une allusion ironique à l’Apollinaire de Calligrammes (« Moi-même ai-je été sourd des deux oreilles/ quand les obus chantaient en clé de sol ? »), mais là encore, d’une part il ne saurait être question de nostalgie tant ce passé est abhorré, et de l’autre, le souvenir tend à être dépassé pour s’ériger en méditation universalisante sur l’absurde destin des hommes (« Puis le soleil des morts sur le ballast », 53, « Alors la buée sur le fossé des guerres », 52), et cette évocation de la mort sur le ballast ou près des wagons, figures modernes du temps et de la mécanique funèbre des guerres, accédant presque à un statut allégorique même si le référent concret leur rend sa force poignante de témoignage fragmentaire, semble ancrer une vision dévastée de la condition humaine, suggérant une possible clé biographique de ce pessimisme noir qui caractérise Jean Grosjean, mais s’offrant comme expérience commune et leçon pour tous, dans le poème intitulé « Puis rien » : «L’absence apprise, ô nuit du cœur./ O lampe au fond du cœur, voix dans la nuit.// Puis rien. La tombe est sous les arbres/ et le silence inauguré. » (5522) , ou plus explicitement dans ce texte léger, proche d’une comptine, qu’est « La queue leu leu » : « nos instants à la queue leu leu// les enfants changés par l’école/ et les adultes par la guerre » (69).

61Quelle leçon émane de ces textes ? Le spectacle du monde agit comme un memento mori, martelant cette loi de la fuite du temps (« Chaque heure a beau dresser sa lourde haie,/ rien ne retient le temps de s’en aller », 74) et rappelant que nous ne sommes que des passants sur terre, voués à la mort, aussi vite effacés que les nuages dans le ciel. C’est ce que dit le poème ironiquement nommé « Beau fixe » :

L’horloge égrène au loin sans joie les heures.
Les pas des gens dont s’est empreint le sol
sont effacés par le poussier qui vole.

Les nues non plus n’ont pas laissé d’empreintes
dans ce ciel dont le vent les a bannies. (71)

62Sans repères, nous sommes voués à l’errance : « Le ciel lui-même a l’air de s’égarer/ au fond des nues et nous au fond des prés » (73) et à l’aléa (« Ainsi la pie d’arbre en arbre au verger,/ ainsi la vie d’heure en heure, au juger. », 68) comme à la solitude et au vide de la communication (« Il ne faut pas être grand clerc pour voir/ l’espace aride autour des pas d’un homme/ et le désert que le langage habite », 58). Reste une maigre consolation, une leçon de relativisme à peine esquissée, qui atténue nos appréhensions en les resituant dans l’éphémère : « Il n’est de crainte ou d’ondée que passante » (70). Ou mieux, l’invite du sage à chanter l’heure défunte, à entonner une « Epitaphe » : « Passant, pose là tes fleurs fanées en l’honneur du jour fini. (…) Le soir t’offre en camarade un rai de lumière (…) » (105). Il ne s’agit point ici d’élégie mais de détachement et de gratitude pour la beauté du monde, d’acceptation du temps comme loi de la nature et de la condition humaine.

  • 23 C’est le titre d’un poème de la section « Un jonc pour mesure », p.75 ; il exprime en allemand l’in (...)

63L’interrogation métaphysique peut néanmoins hanter le poète, pour peu qu’il se laisse emporter par la question du futur, de la destination ou de la destinée, du « Wohin23 », là encore à partir de l’observation de la nature : « Où va le vent ? Où va le temps ? Où vais-je ?/ La clarté même a changé de nature. » (75). La soif d’absolu est parfois suggérée : « Le feu qui nous dévore est plus obscur » (72), et le merveilleux religieux tente d’y répondre :

Les royaumes s’étendent au loin, mais la lueur du ciel nous guérit. Elle descend avec les anges visiter les chambres de l’âme. Les anges ne s’égarent pas sans nous. Ils s’assoient, ils penchent la tête et on ne les voit plus. (« Anges », 87).

64Enfin, la leçon chrétienne vient rappeler quelle occasion chaque jour nous offre de nous sanctifier, non pas tant pour déplorer le gâchis dû à notre indifférence que pour souligner notre responsabilité à venir, et la chance qui nous est offerte avec le don divin: « Ainsi le soir vient plus muet que l’ange/ dérouter la journée qu’un dieu prêtait / et que nous appauvrîmes » (59).

65La tonalité propre de ce recueil, par-delà de rares plaintes ou invocations à l’ombre, au silence, au cœur (55, 57, 58), rappelle celle des stoïciens ou de ces sages antiques, c’est en effet celle d’une sagesse liée au détachement de celui qui a vu défiler les saisons : « L’été revient chaque année rajeuni/ d’autant plus que je le suis moins (« Jeune été »,66). La solitude est le lot du vieillard qui a perdu ses compagnons : « Les pas se sont raréfiés sur les sentiers que nous suivons depuis les débuts de l’ère ( …) puisque nous vivions en sauvages comme les dieux indomptés .(…) Une à une se sont tues nos voix(…)» (131). Et la dernière séquence, intitulée « Ils ont paru mourir », fait entendre la méditation du sage au seuil de quitter la vie, usé par les luttes et les chagrins, mais toujours avide de la beauté du monde, et qui préfère l’infinitif ou l’impératif optatif à un mode personnel qui impliquerait l’emploi du je :

Epuisé par le combat, s’allonger une heure au jardin dans l’ombre du milieu d’été pour voir d’un œil agrandi ne plus bouger qu’à peine les tiges, les êtres et l’enfant pendant que planent les notes de piano en mémoire d’une belle maison quittée.(…) Et maintenant, les yeux fermés, écoute s’ébruiter doucement l’eau qui passe avec le temps(…) (« S’allonger », 124)

66Ni la nuit et ses insomnies, ni l’ombre des défunts ne présentent désormais une menace :

Moins inhumaine que la voyance du jour, la lune en cours de nuit nous accompagnera de sa clarté modeste parmi les arbres du jardin ou sur les seuils des portes derrière quoi reposent en paix les travailleurs congédiés. (127)

67La méditation, la vigilance sont le seul rempart du juste contre l’usure et le temps qui ruine, la lumière qui se fait rare :

Redescendre à soi, entre les touffes d’ellébores et les travaux laissés, pour ne plus voir que des soleils pâlis ou des lunes glaciales frôler de leurs rayons le calendrier dans l’embrasure, n’est-ce pas survivre aux foules des cimetières par l’intime entretien des lampes ? (133)

68Et qu’importe si le temps semble se répéter (« Les piétinements », 134) et les belles images remémorées faire l’objet d’une subtile nostalgie (« Les nostalgies », 135) – elles sont en réalité simplement une dernière fois célébrées –, le recueil se clôt par une sereine acceptation de la mort comme loi commune et même comme secret désir (« Le grincement de la grille à mon tour une fois de plus, après tant d’autres pas et les miens, sans savoir quelle sorte de joie grave illumine les visages du deuil », 136), avant de célébrer la venue des primevères et « le retour du soleil par l’imposte ».

Une élégie a-subjective ?

69Qu’on se tourne vers le sujet lyrique, vers les destinataires possibles ou vers le langage, la majeure partie des poèmes de Nathanaël semble échapper aux critères classiques de l’élégie.

70La mélancolie distillée par ce recueil n’émane pas directement du sujet lyrique qui ne s’adonne qu’en de très rares occasions à la plainte, sa voix restant en deçà ou au-delà. Pas de regret, pas de souvenir de femme aimée ou de moments heureux, mais le retour par bribes d’une hantise, la guerre, et pour le reste un universel présent du monde, de la nature et de ses cycles, appréhendé sans état d’âme le plus souvent. Si un sentiment s’exprime, de tristesse souvent, il est délégué aux éléments eux-mêmes, à un arbre délaissé par le vent (34) ou hurlant à mort (39), à une maison qui « gémit » sous la tempête (40) ; et même le soleil peut être « fatigué » (42) : impressions plus que sentiments, images expressives et naïvement anthropomorphiques de la nature, qui la font percevoir avec une grande économie de moyens. A l’inverse, le sujet se situe en deçà des sentiments puisqu’il se donne comme déjà mort : « Moi je suis déjà dans l’ombre,/ mon âme vit dans l’ombre./ Le jour n’a pas existé. »(45), et le recueil se donne ainsi comme des images du monde venues d’outre-tombe, c’est-à-dire d’un sujet qui s’efface, qui n’a plus d’émois ni d’histoire propre, qui est détaché de cette scène qu’il restitue. Parfois, comme dans « Echelles », on ne sait si la scène est rêvée ou si c’est la contemplation du monde qui arrache au temps :

Des nuages fauves se bousculent dans le ciel. On sort les voir, la mort n’existe plus (…). Puis on a vu revenir le jour et se lever le soleil sur les tombes. Qu’entend-on dans la nuit ? (106)

71Ailleurs enfin s’impose la voix discrète et rassérénée du vieux sage qui convie à regarder encore une fois la nature dans son éphémère beauté. La voix pathétique du thrène, de l’adieu au monde, ce n’est pas que la tentation ni même le regret n’en aient pas été ressentis, mais l’occasion en a été manquée, et l’usure des jours impose un timbre plus discret ; c’est ce que dit « Chant d’adieu » avec son titre ironique associé à l’évocation de la guerre dans cette séquence :

Je me disais : Si je devais mourir
j’aurais trouvé les accents qui déchirent
pour dire adieu à la beauté du monde.

Mais maintenant les fleurs se sont fanées (…) (64)

  • 24 Michaux, « Mon sang », dans « Poèmes », Plume précédé de Lointain intérieur(Poésie/ Gallimard).

72Voilà donc avec humour répudiée la voix de la plainte, celle de l’élégie, et une sobre indication métapoétique sur le choix du registre – le refus de l’emphase pathétique à laquelle sera préférée une poésie discrète – et de la posture – ne pas se mettre en scène ni regretter le monde qui nous échappe. D’ailleurs, le sujet serait bien incapable de hausser le ton tant il semble se défaire, réduit à une horloge intérieure que rythme le pouls, le flux sanguin, écho des flux du monde, être livré au temps, destitué de toute prérogative, comme chez Michaux24 : « Les yeux fermés j’entends battre mon sang,/ faiblir le jour, se retirer les heures./ La nuit du ciel m’enferme dans ma nuit » (« Wohin », 75).

73La voix s’adresse-t-elle pour autant à un interlocuteur ou à un destinataire, fût-il muet, comme cette nature qu’invoquaient les romantiques ? Certes, la nature est acteur, sujet grammatical de la plupart des actions narrées, et elle est souvent personnifiée, mais est-ce une compagne ou une confidente ? Rien de tel assurément, mais une certitude quasi pongienne que le monde est muet et indifférent, amnésique, même s’il a pu nous paraître un moment fraternel :

Le gué qui reflétait si bien nos visages, quand nous le passions pour gagner la friche du haut, n’en a pas plus mémoire que ne se souviennent de leurs formes, à tout instant changeantes, les splendides nuages (…)(134)

74Et s’il peut arriver que le poète invoque une averse et un jour de pluie (« Via ardua », 53), c’est plus pour dire l’émoi d’un instant que pour construire un destinataire, car les vers qui suivent ces deux invocations effacent cet objet ou ce moment, sans que la deuxième personne parvienne à être sujet d’un verbe, à se constituer en actant (même imaginaire), comme c’est le cas dans l’invocation traditionnelle :

O brusque averse à l’orée des forêts.
Puis le poids du soleil sur les épaules.
Puis le soleil des voix (…)

O jour de pluie sur un soleil de pierre.
Puis le soleil des nuits (…),

75et à la fin du poème la mort emporte tout. Ce rare moment d’émotion lyrique serait donc à entendre comme tentative pour sauver quelques instants de beauté fugitive entre ceux où triomphent la guerre, la mort. Mais c’est encore une manière oblique d’exprimer la fuite du temps, bien loin de prétendre, comme naguère Lamartine, l’interpeller pour arrêter son cours.

  • 25 Evangile selon Saint Jean, 21, 1-7.

76A défaut de la nature, le poète chrétien qu’est Jean Grosjean appelle-t-il son dieu ? Le Christ ou l’Esprit est sans doute en deux ou trois occasions invoqué, une fois pour lui reprocher son abandon (63), une autre pour chanter le souffle, mais sans que rien permette de distinguer la traditionnelle inspiration, avec ses intermittences et ses aléas, d’une éventuelle figure transcendante du Verbe divin (« O souffle, ô je respire,/ non pas moi, mais tu vas et tu viens », 65) ; ailleurs une simple interjection « Mon Dieu » exprime un émoi plus qu’une véritable prière (« Midi déjà. Mon Dieu, la nuit s’approche », 74) ; c’est que le dieu est muet, que même le verbe ne parle plus (« Je monte à présent vers toi, langage,/ toi qui n’as plus de voix que la lumière », 58). Et s’il a naguère parlé au poète, ce souvenir lointain s’embrume : « Quel dieu m’a dit le nom qu’il pouvait taire (…) ? » (54). Il n‘est même plus qu’une troisième personne entrevue par Nathanaël, le héros éponyme de ce poème qui rappelle le personnage de l’Evangile de Jean incapable de reconnaître le Christ ressuscité sur les rives du lac de Tibériade25 : « Mais les tisons dès l’aube sur la rive / font voir ses mains plutôt que sa figure »(76) ; le Christ n’est donc plus ici qu’un crucifié dont les stigmates dessinent le sort que les hommes lui ont réservé, il a perdu la face lumineuse à laquelle le fidèle aurait pu se ressourcer. Enfin un poème de la dernière séquence emploie un terme théologique bien impersonnel pour parler du dieu et des « piétinements » auxquels il nous livre : « le Consolateur » (134), terme de savoir et non d’amour.

  • 26 « …la fosse où j’espérais voir flamboyer les runes que tu récites », Élégies, XII,2, p.133.
  • 27 On se reportera sur cette question à l’article de Catherine Mayaux, « Le langage des éléments dans (...)

77Si Dieu est muet, comme le monde, la nature peut-elle au moins proposer un message, donner à décrypter un sens caché, une trace du divin ? C’est bien ce que semble proposer la première partie, intitulée « Runes », terme déjà rencontré à propos de la femme aimée et perdue d’Élégies26, et qui évoque ce langage des peuples du Nord mal décodé, tissé de signes indéchiffrables. C’est sans doute cette ambition qui dicte l’enregistrement des moindres évènements dans le ciel ou dans l’espace végétal27. Mais là encore, la moisson est bien mince tant nous sommes aveugles ou sourds : « Tout est visible déjà,/ personne ne le sait qu’après » (29) ; « Le rideau de l’orée bouge/ à peine au souffle qui passe/ avec des mots inaudibles » (32) ; et si demeure parfois une lointaine certitude, elle s’exprime au passé, en une évocation des moissonneurs qui hésite entre le sens littéral d’une scène champêtre et la parabole évangélique, pour suggérer la foi vacillante d’aujourd’hui opposée à celle de naguère, et l’indifférence qui semble gagner le dieu lui-même : « Le maître dort dans l’enclos/ mais au loin les moissonneurs/ et leur cœur pareil au sien.// Leur travail était ses fêtes/ mais à peine s’il s’en souvient,/ le ciel le tient dans ses bras » (20). Et par un déplacement de métaphores, ce maître des moissons est supplanté dans le poème suivant par le vent qui « dort en sueur, bouche ouverte,/ la main sur la pierre à faux,/ la poussière aux pieds » (21), comme si le seul maître du monde désormais était le temps, et la seule issue, la mort.

78Enfin le langage lui-même, qui aurait pu incarner un dernier recours en conservant la trace des êtres ou des choses enfuies, est également frappé par le temps ; certes le souffle est invoqué une fois, et célébré (« O magnanime », 65), mais en un autre poème c’est la « lecture » (ou l’écriture) qui se trouve placée sous l’emprise de la lumière changeante, du vent et du temps, et le sens voilé, le fil rompu :

Le soleil derrière les arbres,
l’ombre des feuilles sur la page,
l’ombre de la phrase.

Un souffle tourne la page,
murmure autre chose.

Un oiseau traverse l’air.
Son image brouillée s’est prise
entre les pieds des roseaux. (25)

79La lecture, celle que le poète est censé faire dans son jardin un jour d’été, comme celle que nous faisons à notre tour du recueil, est ainsi frappée d’inanité, replacée dans le cycle mouvant des instants, la poésie se prend dans les rets du temps, l’acte qui devait nous restituer le temps perdu, enfui, devient vertige qui emporte le poète et le lecteur dans la loi universelle, à rebours de toute la tradition élégiaque, dont le chant prétendait depuis Orphée retenir ce que la mort avait pris. Ce poème nous rend à la vérité impitoyable de notre condition d’être-pour-la-mort, cette mise en abyme détachée nous interpelle mieux qu’un traditionnel memento mori, en nous arrachant aux illusions de la littérature et à ses prétendus pouvoirs sur le sujet, le monde et le langage.

80Il reste à examiner quelques traits stylistiques d’une telle élégie qu’on pourrait nommer a-subjective, tant le sujet y est destitué de toute prétention et tant c’est la vérité du temps qui s’érige en seul sujet de ces textes, pour tenter de mieux saisir d’où émane leur secrète mélancolie. Le poème intitulé « Herbe » (31) nous en offrira l’occasion.

       HERBE

Le ciel sans couleur,
Les arbres sans ombre,
Pas un souffle d’air

Un oiseau se jette
Au sol par mégarde
Comme un fruit prématuré.

Une ondée sur la forêt,
Un sillage à travers l’herbe,
Le temps qui s’en va.

81Ce qui alimente une discrète tristesse dans ce poème, c’est d’abord le refus de la description, avec ces privatifs de la première strophe, qui semblent ôter leur consistance aux éléments, les rendre presque abstraits ou absents : l’air invisible n’est rendu sensible que par ce vent si fréquent dans les poèmes de « Runes », et seule l’ombre donne relief et volume aux arbres ; le monde semble ainsi se refuser, échouer à sortir des limbes, d’autant que la syntaxe nominale presque lapidaire nous prive d’actions ou même d’états, et que le morcellement des notations (une par vers), souligné par la parataxe, opère une disjonction et interdit de chercher une cohérence logique ou formelle. Deux accidents vont néanmoins ébaucher un récit ou une dramatisation : la chute d’un oiseau dont le mouvement est suggéré par un verbe expressif, un double enjambement (la strophe forme ainsi une seule phrase), et l’allitération en sifflantes (« Un oiseau se jette/au sol ») brutalement interrompue par des occlusives, des /m/ et des /R/ dont le martèlement imite le choc de la chute (« pargarde/ comme un fruit prématuré »), mais le complément de manière du vers 5 et la comparaison du vers 6 en font un accident absurde, privé de sens en ce qu’il n’y a ni intention (« par mégarde »), ni même une loi objective, celle du temps par exemple (« prématuré »), l’animé, associé par la symbolique classique à la liberté ou à l’élan voire à la spiritualité, étant ramené au rang d’inanimé ; l’averse quant à elle (vers 7) n’est qu’un accident contingent et imprécis (l’indéfini « une » et l’absence d’indication de durée), local (« sur la forêt »), qui ne commande aucune action. Seul le vers suivant (« un sillage à travers l’herbe ») aurait pu fournir un indice, une promesse de direction, de piste – ce que le titre pourrait vouloir mettre en relief –, mais l’indéfini, le choix de la préposition « à travers » qui n’indique pas une orientation et l’absence de verbe privent cette notation du pouvoir de faire signe ou sens (à moins qu’il n’y ait lien de causalité implicite avec le vers précédent, l’orage ayant couché les herbes, mais ce serait en tous sens, de façon aléatoire), d’autant que le poème se clôt par l’implacable constat énoncé sur un mode prosaïque : « le temps qui s’en va. ». Ce groupe nominal lapidaire, par le choix de la relative, annule presque toute action, en exprimant la vérité ou l’essence même des deux micro-évènements rapportés dans les vers 4 à 7, les réduisant à un pur concept, celui de l’éphémère, soumettant l’espace et ses accidents anecdotiques à une épure privée de sens (de direction) hormis celui (non signifiant) de la fuite temporelle (l’averse est finie), de l’hémorragie qui aspire le monde en proie à l’impermanence. Le titre « Herbe » est donc moins à comprendre comme promesse de traces que comme fragilité d’une condition à ras de terre soumise aux aléas de l’air, de l’onde, et ployant à tout souffle, ce que suggèrent aussi les finales des vers qui lui font écho (avec la voyelle ouverte souvent accompagnée de la spirante aux vers 3, 4, 6, 7, 8, et les diphones /rb/, /br/ ou /tr/ aux vers 2, 5, 8). Ces traits confèrent au poème son caractère déceptif de non-évènement ou d’absence de sens autre que la répétition du même malgré d’infimes variations.

82On comprend dès lors le choix de cette forme brève, minimale, de trois tercets de vers penta- ou heptasyllabiques. La voix ne peut s’enfler comme elle tentera timidement de le faire dans les quatrains ou les tercets volontiers décasyllabiques d’ « Un jonc pour mesure » ou dans la syntaxe sinueuse de « Ils ont paru mourir » ( quoique les paragraphes en soient brefs et imposent aussi une forme très rigide, qui interdit l’envol) ; elle reste ténue, enserrée par cette forme fixe et contraignante, et si l’émergence d’une syntaxe verbale dans la deuxième strophe voit apparaître un allongement discret du mètre (les vers 6 à 8), le dernier vers restaure la loi du pentasyllabe aux sonorités heurtées et clos par une masculine. A peine une respiration a-t-elle tenté de s’ébaucher dans la seconde strophe qu’elle se résorbe dans la troisième, avec ses constats, sa parataxe, les phrases nominales, et le rétrécissement final du mètre avec sa scansion en 2/3. C’est donc aussi par cette forme qui refuse le chant ou en bride l’essor propre au lyrisme élégiaque traditionnel, que se marque cette élégie a-subjective discrète, d’autant plus authentique à nos yeux de lecteurs contemporains.

83Il est bon néanmoins de rappeler que c’est dans «Runes » que ces traits sont les plus marqués, car des traces de vécu autobiographique resurgissent discrètement et par bribes dans « Un jonc pour mesure » – même si la guerre y est donnée comme écho assourdi du monde et de sa folie collective –,  et les sections suivantes de Nathanaël opèrent un certain retour du sujet, mais apaisé, serein, détaché.

84S’il fallait conclure sur ce bref parcours à travers trois recueils de Jean Grosjean, on pourrait esquisser deux remarques.

  • 28 Même si Apocalypse est un texte absolument original et isolé dans la poésie du siècle, le choix d’i (...)

85D’abord, sur le plan de l’éthos du sujet lyrique, le parcours est singulièrement varié et singulier mais cohérent : l’élégie d’Apocalypse s’enracine dans une vision métaphysique et religieuse originale des mystères de la Création et de la Rédemption, le poète étant le seul à notre connaissance à oser se poster à la place de Dieu pour vivre de l’intérieur son drame imaginé et pensé sous l’éclairage de la phénoménologie, même si paradoxalement ce coup de force humanise l’être transcendant28 et prépare le double mouvement d’abaissement qui suit ; car c’est un drame humain qui sourd entre les vers d’Élégies, pour faire entendre des cris de passion devenus bien rares au XXe siècle, mais que le désarroi sinon la révolte du chrétien amplifie ; Nathanaël enfin met en scène, surtout dans sa dernière séquence, la voix discrète d’un vieil homme dont la foi vacille face au silence du divin, et qui oscille entre résignation et sagesse, finissant par accepter cette loi du temps qu’a mise en évidence le début du recueil, un peu comme dans les derniers recueils de Philippe Jaccottet. Le fondement de l’élégie chez Grosjean est donc métaphysique, la perte est pensée comme loi dès l’origine, fût-elle transcendante, la mort et le temps ne faisant ensuite qu’en décliner les modalités pour le poète et pour tout homme, comme la loi même de leur condition. Mais la courbe de ce parcours est double, descendante d’abord quant à la posture du sujet : partie du plus haut qu’on puisse imaginer, le divin ab initio, la plainte monte ensuite de l’abîme du deuil et de l’abandon, et elle s’achève en évocations presque impersonnelles de la nature, murmure discret de sage qui s’efface ; ascendante ensuite, en un autre sens : cette trajectoire, qui épouse celle d’une vie (trente-quatre années de 1962 à 1996) conduit à la sagesse et à l’authenticité et, malgré l’abaissement du sujet lyrique ou plutôt grâce à lui, renonce peu à peu au tragique pour parvenir à une forme d’ataraxie, c’est-à-dire à une réconciliation avec le monde tel qu’il est, et à l’acceptation d’un langage aux pouvoirs restreints, mesurés, dans « Runes » surtout.

  • 29 Jérôme Thélot, La poésie précaire; PUF, 1997 ; voir aussi sur cette question Jean-Claude Pinson, Ha (...)

86Et sur le plan de l’écriture, alors que le premier recueil examiné était à bien des égards anachronique, avec l’ample polyphonie de ses versets et son souffle orchestré par une musique expressive, la posture finale nous paraît plus moderne en ce qu’à l’inverse, elle rejoint celle d’une poésie contemporaine qu’on a pu qualifier de « précaire»29, qui, en deuil de dieu, se refuse aux grandes poses, récuse les illusions métaphysiques ou religieuses, observe le monde avec minutie, en faisant son horizon quasi exclusif, sans pour autant dramatiser notre sort ni renoncer à nourrir une secrète nostalgie de l’être ou du divin, attentive aux moindres signes ou souffles, et adoptant une voix réservée, sobre, mesurée, à la lisière du prosaïsme parfois, affectionnant la forme brève, l’ellipse, se fiant peu aux pouvoirs du langage et doutant même, sinon de sa capacité à nous restituer le monde, du moins à lui donner un sens. Si Nathanaël recoupe bien des traits d’une telle poésie, son apport original serait de nous rendre sensible au temps, à l’écoulement pur, à travers de brèves évocations d’un monde sans hommes (autres que des ombres de défunts), construites comme des séquences cycliques, comme un enregistrement du temps ou un journal impersonnel des saisons et des jours, avec pour seul horizon la mort du scripteur auquel le monde survivra dans l’indifférence, et qui doit s’y préparer par son effacement. L’élégie presque sans sujet à laquelle « Runes » parvient, sur fond de deuil du sacré et de présence impersonnelle au monde, nous semble emblématique d’une recherche actuelle qui renouvelle les modalités de ce genre antique en l’adaptant à notre désenchantement contemporain et à notre conception plus modeste du langage.

Haut de page

Notes

1 « Adam » est en effet le premier poème (et la première voix, avant celles de prophètes qui parlent dans les suivants) de Terre du temps (1946).

2 On se réfère, pour Apocalypse et pour Élégies, à l’édition Poésie / Gallimard de La Gloire précédé de Apocalypse, Hiver et Élégies, 1999.

3 Ainsi, tandis que le vocatif du verset 7 et le groupe nominal en apposition qui accompagne l’expression de la première personne ouvrent une séquence prosodique marquée par l’amplification pour exprimer l’espoir (« Mon fils, moi ton dieu j’ai fait de toi le dieu du rien, la très chère clarté, un bruissant feuillage en pèlerinage par le monde », soit 2/3/4+4/6/5+9), à l’inverse, dans le verset 9 (« Beauté qui m’as délivré de ma nuit, est-ce pour accéder à la nuit ? ») l’élan initial, celui de l’invocation et de l’hommage, se brise en une interrogation rhétorique qui introduit un mouvement dysphorique sur le plan de la séquence rythmique(10/9), avec l’assonance délivré/accéder et la reprise en écho du terme nuit, pour souligner l’antithèse et le renversement par lequel s’annule la promesse.

4 Paul Ricoeur, Soi même comme un autre, Editions du Seuil, 1990.

5 J.-Y. Debreuille dans son article «L’invitation à sourdre de Majestés et passants à Hiver », dans Jean Grosjean, poète et prosateur, actes du colloque de Besançon, sous la direction de Catherine Mayaux, l’Harmattan, 1999, souligne à juste titre le sens étymologique, qu’un poème explicite d’ailleurs (« Où est alors le voile ? », A,33), mais sa lecture nous semble négliger quelque peu les connotations inverses auxquelles le terme est associé.

6 C’est nous qui soulignons. On ne sait d’ailleurs dans cette invocation si le sujet s’adresse à soi, pour reconnaître l’absence de réponse et sa solitude, ou au Christ mort et silencieux.

7 Un bref examen du poème « Dominus domino » ne révèle guère d’isomorphies rythmiques ni d’anaphores significatives ou d’assonances qui tisseraient d’un verset à l’autre une trame musicale, mais plutôt des allitérations expressives au sein d’un même verset, pour accompagner un moment de l’évocation et sa résonance intérieure dans la conscience du locuteur divin ; de la sorte, si la musique est expressive, elle orchestre plus la diversité des moments dramatiques qu’elle ne fait entendre un lamento unique.

8 Ainsi, dans Nathanaël(1996), cet aveu qui semble excéder une posture du sujet lyrique pour se livrer comme confidence autobiographique au terme d’une œuvre prolifique et d’une longue vie : « Moi je suis déjà dans l’ombre,/ mon âme vit dans l’ombre. / Le jour n’a pas existé. » (« Astres » dans la séquence « Runes »,p.45).

9 A notre connaissance, cette mise en scène du Dieu créateur comme être souffrant et pris de compassion pour son fils mort est exceptionnelle, quoique une miniature du Livre d’Heures de Rohan, attribuée au Maître de Rohan, en donne une image dramatique dans La déploration du Christ (BN, Ms Lat. 9471, et catalogue 232 de l’Exposition Paris 1400, Réunion des Musées nationaux, 2004) : on y voit le Père se tenant le front, en signe d’affliction, vers le Christ mort, allongé sur le sol, cadavre sanglant au pied de la Croix.

10 On notera les références aux poèmes du recueil Élégies par leur numéro en chiffres romains, suivi du numéro du verset en chiffres arabes.

11 C’est la thèse de Renée Ventresque dans son article « La vérité du lyrisme dans Élégies » (dans Jean Grosjean, poète et prosateur, op. cit., pp. 89-99), même si elle prend soin de mentionner les hésitations dont témoignait Philippe Jaccottet dans L’Entretien des muses (Gallimard, 1967, p.206), dont la lecture nous paraît mieux prendre en compte l’ambiguïté du texte.

12 Ainsi de ce verset 2 du chant III, où se croisent les personnes et se tissent des liens d’interaction entre elles: « …j’entendis s’éloigner de moi mon âme avec tes pas dont l’écho revenait(…) battre mon cœur », ou le quatrième : « Pouvais-je (…)ne pas tressaillir à cette lueur dont tu inventas de poser le silence sur mes abîmes ? ». De plus, on peut noter l’alternance fréquente, d’un verset à l’autre, d’un je (v.1, 2, 4, 6, 9) et d’un tu (3, 8) sujets tour à tour, un nous les réunissant parfois, en position de sujet (7) ou d’objet (10, 11).

13 Ainsi le verset 1 : « Maintenant que le jour ploie dans l’ombre sous le fardeau de ses fruits coruscants, songe à l’éclatante poussière des routes … », ou le second : « Une fois franchi l’été dont se sont tus les frissons aux lisières, tu allongeas dans de maigres regains, sur la douce déclivité de l’âge, ta jambe nue ».

14 Le poème liminaire (I) en offre un exemple particulièrement net : « quand » scande les versets 1, 2, 4, 8, 9, 11, 12, alternant avec d’autres marques temporelles souvent soulignées par la conjonction « que ».

15 Renée Ventresque, op. cit. p. 89. Nous ne nions pas cette dimension d’authenticité personnelle dans un recueil qu’on peut lire en effet comme un cri de passion rare dans la littérature du XXe siècle, nous avons simplement voulu souligner l’ambiguïté d’un texte dont le destinataire, qui est aussi le référent, se dérobe à une saisie univoque. Pour ce recueil, on se reportera aussi à l’article de Philippe Le Touzé, « Une lecture des Élégies de Jean Grosjean », in Ethique et Ecriture, Actes du colloque international de Metz, « Littérature et Spiritualité », Klincksieck,1994, pp. 71-81.

16 Philippe Jaccottet, op. cit. p.206.

17 Pour ce recueil, paru chez Gallimard en 1996, on indiquera seulement les pages entre parenthèses.

18 Nathanaël comporte quatre parties ou séquences : « Runes », « Un jonc pour mesure », « Le voile du temple » et « Ils ont paru mourir ».

19 C’est peut-être le sens du titre de la deuxième séquence, « Un jonc pour mesure », où il serait moins question d’espace statique à mesurer que du rythme du vent dans les roseaux, d’un mouvement qui atteste une présence invisible autrement ; « Le voile du temple » est sans doute aussi à lire de la même façon, au moins en première lecture, car la référence à la mort du Christ est non moins probable.

20 Il s’agirait ici de ces visions surplombantes décrites par ceux qui ont vécu un coma ou une expérience extrême voisine de la mort, mais en dehors de la dimension mystique classique comme rencontre du dieu, quoique le « langage » invoqué rappelle le Verbe johannique, mais il est ici dépersonnalisé au profit de la seule lumière immanente du soleil.

21 Un second sens pourrait être entendu pour ce titre, celui de l’homme conçu comme roseau frêle battu par le vent ou fauché par la mitraille.

22 On peut sans doute lire ce poème autrement, comme relation d’une expérience mystique brutalement interrompue, mais l’intertexte chargé d’évocations précises et de scènes de guerre légitime aussi notre lecture.

23 C’est le titre d’un poème de la section « Un jonc pour mesure », p.75 ; il exprime en allemand l’interrogation quand elle implique une destination.

24 Michaux, « Mon sang », dans « Poèmes », Plume précédé de Lointain intérieur(Poésie/ Gallimard).

25 Evangile selon Saint Jean, 21, 1-7.

26 « …la fosse où j’espérais voir flamboyer les runes que tu récites », Élégies, XII,2, p.133.

27 On se reportera sur cette question à l’article de Catherine Mayaux, « Le langage des éléments dans Nathanaël de Jean Grosjean », publié dans Jean Grosjean poète et prosateur, op. cit. p. 165-178, même si l’auteur pose une problématique différente de la nôtre.

28 Même si Apocalypse est un texte absolument original et isolé dans la poésie du siècle, le choix d’installer le sujet lyrique à la place du Créateur humanise ce dernier et s’inscrit donc dans le courant général de « désenchantement du monde » dont parlait Marcel Gauchet (Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1985) ou dans cette postmodernité philosophique dont parle Gianni Vattimo (Après la chrétienté. Pour un christianisme non religieux, Calmann-Lévy, 2004). On pourrait enfin comparer ce parcours avec celui d’un autre poète chrétien, Jean-Claude Renard, parti lui aussi de l’Ecriture et de la mystique, et parvenu à une simplicité dans la réconciliation avec le monde (voir sur ce point Jean-Claude Renard, l’hôte des noces, actes du colloque de Toulon, à paraître chez Champion).

29 Jérôme Thélot, La poésie précaire; PUF, 1997 ; voir aussi sur cette question Jean-Claude Pinson, Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine, Champ Vallon, 1995.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Guy Auroux, « Jean Grosjean : de l’élégie divine à une plainte sans sujet »Babel [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 28 juin 2013, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/1080 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.1080

Haut de page

Auteur

Guy Auroux

Université du Sud Toulon Var

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search