Les Élégies posthumes d’Ovide ou la ruse poétique d’Ernst Fischer
Résumé
Cet article présente l’œuvre de l'écrivain, poète et pamphlétaire est-allemand, Ernst Fischer qui réécrit l'Exil et l'Histoire sur la ruse des prétendues Élégies posthumes d'Ovide pour énoncer sur le mode à la fois ironique et élégiaque le parallèle entre la figure antique d'Auguste ayant imposé au poète latin son exil dans la région encore barbare de l'ancienne Dacie, l'actuelle Roumanie, et l'ombre de Staline qui n'a jamais cessé de planer sur les pays de l'Est. Cela nous conduit à redéfinir l'élégie comme chant funèbre exprimant depuis l'antiquité une plainte douloureuse et des sentiments mêlant mélancolie et nostalgie mais à laquelle s'ajoutent désormais une ironie et une distance de soi à soi, comme de soi au monde, qui marquent l'avènement d'un exil non plus seulement politique mais pour ainsi dire intérieur et métaphysique. On peut lire ainsi les Élégies posthumes comme le chant du cygne de l'Homme chantant par delà le danger de l'aliénation idéologique, la menace de sa propre disparition derrière les murs désormais invisibles du totalitarisme.
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1Il y a une quarantaine d’années la maison d’édition Insel de Leipzig publiait confidentiellement un livre étonnant de l’écrivain autrichien et communiste dissident, Ernst Fischer, disparu en 1972. Il s’agissait curieusement d’un recueil de poèmes à l’antique, pour la plupart sous forme de distiques, dont le titre Élégies posthumes d’Ovide ne manque pas de surprendre, autant par la référence à la forme classique de l’élégie que par leur origine supposée. On pourrait croire au résultat d’une découverte archéologique faite dans le port roumain de Costanza, à l’emplacement de l’ancienne ville romaine de Tomes, là même où Ovide avait été banni par une décision de l’empereur Auguste.
2Le prétexte de l’élégie posthume attribuée au poète des Tristes et des Pontiques est de toute évidence une ruse poétique et énonciative du poète et philosophe engagé : l’empereur Auguste symbolise le pouvoir officiel honni, à l’origine de l’amertume poétique d’Ovide, parangon du style élégiaque issu de l’antiquité. Ce n’est pas un hasard si ces Élégies posthumes d’Ovide, dès leur publication en 1963 en République Démocratique Allemande, ont été aussitôt retirées de la vente après un premier tirage confidentiel et une postface de l’auteur établissant un audacieux parallèle historique entre Auguste et Staline sous la forme néo-classique et paradoxale de poèmes d’amour et de célébration louant la liberté essentielle de l’être aimant par delà l’arbitraire de toute puissance. Pour Lou, Leda, Auguste, Ovide à sa fille, Ensorcellement, Pouvoir du verbe, Le repentir d’Ovide…, tels sont les titres de ces élégies à double entente dans lesquelles le poète du vingtième siècle s’approprie la voix du poète latin pour mieux signifier l’éternité mais aussi l’actualité du motif élégiaque de l’exil, dans les entrelacs du poétique et du politique.
3Par son origine grecque, l’élégie désigne le chant de deuil et entretient comme forme poétique un lien étroit avec la notion de perte, de manque et de souffrance sur le mode de la plainte et sous une tonalité le plus souvent mineure. L’élégie semble chanter la perte pour pouvoir faire le deuil de l’objet perdu, tout en devenant le substitut de ce qui a été perdu (la patrie dans l’exil, l’amour dans la séparation, le paradis dans la chute…) pour finir par se retrouver sous une autre forme, celle même de l’écriture. Et la structure même du distique élégiaque paraît être fondatrice en exprimant cette ambivalence première entre perte et célébration, jusqu’à placer l’énonciateur dans le rôle à la fois de plaignant et d’officiant. C’est significativement sous forme d’un distique que le poète des Élégies posthumes adresse à la femme aimée le premier poème du recueil et inscrit la négation même du poème en dédicace :
4D’entrée le premier vers du distique élégiaque joue de cette dualité opposant les deux phrases, l’une célébrant et magnifiant le destinataire avec la forme solennelle du pronom divinisant la femme aimée comme dans la prière d’un officiant ou une incantation mystique, l’autre inscrivant la perte sur le mode de la plainte dans cette parole poétique qui semble d’abord s’essouffler dans la célébration de l’être sans retrouver la toute puissance du verbe, du moins dans cette posture liminaire caractéristique du genre. En cela, Ernst Fischer perpétue le nihilisme des poètes élégiaques de la tradition qui aspirent à n’être rien comme Ovide ou son contemporain Tibulle. Mais tout le mouvement de son recueil sera de dépasser ce nihilisme premier et nostalgique par l’affirmation d’une énergie à la fois poétique et politique née de la reconnaissance même de ce manque, de cette perte par lesquels se définit certes le motif de la plainte mais relayé par celui de la révolte propre à la conscience progressiste et moderne de l’écrivain autrichien.
5Il est significatif que le second poème du recueil consacré à Rome, dont le premier volet fait office de Prologue, s’ouvre sur l’expression du deuil et de la nostalgie par le thème ovidien de l’exil. Il associe la parole poétique au souffle du vent et à une opposition cardinale entre le Nord et le Sud et marque fortement le lien entre le poétique et le politique dans une géographie sentimentale qui conditionne d’emblée la facture et la tonalité du poème, à travers l’expression feinte d’Ovide :
ROME
Prologue.
Vers Rome, ma patrie, le vent du nord vous emporte, vers plaintifs.
Nuages de deuil, déversez mon poème avec le vent du sud.
Chute légère, le voici qui frappe au portail, doux comme la pluie,
car le proscrit n’ose faire des amis qui lui restent
des réprouvés. Aussi retient-il les mains de la muse,
et la main enchaînée écrit les mots liés du poème.
Mais ces mots ne bruissent pas comme la cime des arbres.
Semblable plutôt aux lauriers,
qui se meuvent étiolés dans la cour de marbre du César,
mon chant tremble, tant il souhaite toucher la puissance arbitraire,
afin que sa bouche me rappelle de cet exil odieux.
Dans le même temps j’écrivais d’autres choses et les gardais par devers moi.
Car l’époque ne m’est point favorable. Et ces poèmes me suivront dans la tombe sans être lus.
Mais un jour, un vent se lèvera qui portera
au loin la poussière d’Ovide et ce livre oublié,
le vent l’arrachera à l’avalanche de pierres, en éparpillera les fragments de par l’univers.
Proche déjà des rives du néant, je pressens l’envol futur.(p.115)
6Ainsi se définit dans ce prologue élégiaque toute la dialectique du recueil inscrivant la négation et la perte dans une perspective posthume mais finalement positive où la dénonciation du pouvoir arbitraire et la souffrance de l’exil politique précèdent l’affirmation d’une espérance d’un autre ordre, utopie idéologique ou au-delà métaphysique, on ne sait encore. La violence de certains mots (étiolés, puissance arbitraire, exil odieux…) double déjà la plainte d’un cynisme qui va marquer le recueil entier d’une distance critique refusant la résignation au profit de la révolte et prenant une résonance particulière dans le parallèle historique Auguste/Staline explicite dans le commentaire de Fischer placé en postface à la demande de l’éditeur. D’ailleurs, du distique liminaire et dédicatoire Pour Lou à ce prologue consacré à Rome sous forme de prosopopée, la voix du poète hésite entre la fiction ovidienne et la ruse d’une raison moderne soucieuse d’affirmer la résistance de l’art à l’anéantissement et à la menace de tout totalitarisme. L’anachronisme antique systématiquement pratiqué par Ernst Fischer pour tenter de déjouer la censure officielle, cependant alertée par le parallèle suggéré dans la postface du recueil, dédouble l’énonciation poétique dans une perspective en trompe-l’œil un peu comme dans les fictions polémiques des Lumières, des Lettres persanes à L’Ingénu, mais où l’exotisme temporel prime sur l’exotisme purement géographique.
7La dénonciation se fait plus marquée dans le second volet de l’élégie également consacrée à Rome mais où la voix du poète se fait moins solennelle et plus virulente en une vision allégorique et politique où le mensonge et la cupidité règnent sur la liberté aliénée du peuple esclave dans la Cité romaine prémonitoire de certains régimes futurs :
ROME
Lentement mes paupières s’ouvrent pour te quitter, mon désir, ma haine,
enfer de félicité, chair, or et trahison. Une vapeur s’élève mollement
des autels et gravit, splendide , les degrés du Capitole.
La main alourdie de parures, de rapine,
étend sur Rome et le monde le mensonge. Le mensonge siège,
se nomme sénateur, tribun, consul, préteur. Il invoque
en jacassant le nom des dieux, comme on fait claquer avec négligence
les dés sur la table. Le rhéteur ouvre une large bouche.
Des esclaves travaillent son champ, lui, chante au Forum les louanges de la liberté.
Engraissé par le vol, il loue le droit romain.
Ce qu’il a extorqué aux peuples, il le dissipe en compagnie de garçonnets et de putains,
Bredouillant l’éloge de Rome, l’exemplaire.
Aux côtés du mensonge, les dents nues, se dresse la rapacité
Et son regard lourd d’ennui te dévisage, menaçant et froid.
Flasque est l’âme, mais le muscle bandé. Et la peur luit
Comme l’or des feuillages d’automne. La pourriture enfle son ventre.
Et c’est ainsi qu’ils apprirent à prendre. En politique, en affaires, en amour,
la main s’ouvre pour saisir et prend, pour donner, la forme ronde du poing. (p.117)
8Dans cette allégorie, la plainte élégiaque nourrie par le regret de Rome et de la patrie éloignée laisse place à une violente satire morale et politique de l’antique Cité transformant la souffrance de la perte en énergie positive, sans pour autant dépasser encore l’ambivalence profonde de cet exil à la fois douloureusement subi et vigoureusement assumé dans la création poétique et la prise de conscience politique. Le dédoublement du poète retournant le masque antique d’Ovide pour laisser apparaître l’autre face de l’écrivain moderne, sur le mode d’une énonciation double comme Janus, d’un dialogisme savamment orchestré, se renforce dans l’élégie consacrée à Auguste :
AUGUSTE
Est-ce toi qui devins autre ou bien le César ?
Le temps nous a changés
sans bruit tous deux. Mais je n’ai compris le changement
que sur le tard. (….)
César acquiesçait, disant à son entourage que l’encens
n’était pas pour le flatter, mais s’adressait à Rome l’Eternelle.
Mais quand par ses nuits d’insomnie, il déambulait, il voyait sa statue
se dresser. Environné d’étoiles, le front de marbre luisait.
Au loin dans une ordonnance de colonnes, il voyait à l’infini
des rangées de statues, ne figurant que lui de par le monde.
Et c’est ainsi qu’il commença à ressembler à la statue.
Avec un soin glacé,
Il façonnait chaque jour et son vêtement et son visage. Chaque pli
était pensé. Il s’érigeait lui-même en monument,
en masque du dieu.
Mais il ne sied pas à l’homme
d’imiter les immortels
Ressemblant à la statue de pierre,
il se fit pierre lui-même.(p.121-123)
9Cette fable allégorique ne manque pas de tourner en dérision ce culte de la personnalité propre au dictateur ancien et moderne finissant par retourner contre soi ce complexe de Pygmalion. L’image forte de la pétrification finale d’Auguste illustre le simulacre du pouvoir totalitaire que Fischer dénonce en homme politique de l’Est certes engagé dans le communisme mais las de l’impérialisme stalinien et des abus de la classe dirigeante. L’année même de la publication confidentielle des Élégies posthumes d’Ovide en 1963, Ernst Fischer est un des initiateurs de la conférence Kafka à Liblice, prémisse du Printemps de Prague, ce qui a pour conséquence l’interdiction de son œuvre en Union Soviétique comme en R.D.A.. C’est pourquoi ces prétendues Élégies posthumes d’Ovide, par le choix même d’une écriture lyrique et classique et d’une signification idéologique, illustrent par leur subtile dissidence la noblesse de ce que le moderne Auguste appelle le « langage pour esclave » puis le retournement de ce bouclier qui finit par servir d’arme.
10La révolte du poète s’exprime sur un ton plus lyrique dans l’élégie censée rapporter les propos d’Ovide à sa fille, atténuant quelque peu la froideur de la précédente élégie qui s’achevait sur le symbole de la statue, pour lui préférer la posture morale du père prévenant sa fille des dangers du monde tel qu’il est mais que l’on peut transformer, dans une perspective non plus fataliste mais progressiste :
OVIDE À SA FILLE
Ne dis pas : « C’est ainsi ! Et ce monde que je n’ai pas fait,
comment pourrais-je donc le transformer ? » --
Pense-le différent ! Ainsi naît l’avenir.
Ta pensée d’aujourd’hui prélude à la vie de demain.
(…)
Apprends ! Cependant mets ton maître à l’épreuve ! Ne le laisse pas se muer en dirigeant !
Ne lui fais pas confiance, sois sur tes gardes s’il contrefait sa voix !
La vérité dédaigne les cothurnes et ne crie pas. (p.125)
11Le poème prend ainsi une tonalité à la fois plus sentimentale et didactique, continuant à dénoncer le leurre de l’autoritarisme en lui appliquant l’image du théâtre du monde. L’énonciation, apparemment objective dans le titre mettant le poète latin à distance, se charge de subjectivité au fil du poème, ce qui confirme le dédoublement à l’œuvre dans la ruse poétique d’Ernst Fischer utilisant le masque élégiaque d’Ovide pour mieux marquer l’universalité de son propos. Dans l’avertissement du père à sa fille, le poète autrichien refuse l’attentisme, appelle à la défiance face à une autorité illégitime et dénonce l’hypocrisie politique au sens premier du jeu de l’acteur, littéralement de celui qui est derrière le masque. Et le détail des cothurnes qui surélevaient les acteurs du théâtre antique donne à l’allégorie de la vérité une dimension à la fois critique et néo-classique, comme s’il s’agissait d’un emprunt à la sagesse latine pour doubler la prise de conscience moderne et progressiste d’un homme confronté au totalitarisme du régime stalinien s’étendant encore à certains pays de l’Est dans les années soixante. La conclusion du poème file la métaphore des saisons pour signifier le pessimisme du constat et un évident désenchantement qui doit susciter non pas l’abattement mais l’action :
Mais l’automne nous ploie vers la terre et enseigne
la sagesse à ceux qui vieillissent. Les rameaux verdoyants s’envolent vers la lumière.
Puissent-ils fleurir ! Que le printemps ne se soucie point des fruits !
Et néanmoins, j’écris, pesant mes mots : Que ton cœur n’accepte pas
Le monde tel qu’il est, car nous ne l’avons pas réussi. (p.127)
12Il s’agit donc d’une plainte mais qui loin de s’orienter vers le nihilisme du désengagement total, relève chez l’homme politique autrichien d’un appel à l’engagement et à la dissidence. L’élégie n’est pas le simple creuset d’un dolorisme ayant pour fin le pathos cher au genre mais le terreau d’une prise de conscience douloureuse ayant pour finalité la praxis, l’action politique doublant la méditation poétique. En cela, les Élégies posthumes d’Ovide acquièrent la portée initiatique et didactique d’une manière de poésie d’apprentissage.
13Dans un avant-propos érudit mais rusé figurant dans l’édition bilingue, Ernst Fischer insiste sur les deux versants des prétendues élégies d’Ovide reposant sur les impératifs du vers et de l’intention, du poétique et de la supplique, dans l’attente d’un public qu’elles n’auraient pas pu rencontrer, horizon d’attente virtuel que le poète moderne se plaît à transposer en dramatisant le paysage de l’exil ancien. Ernst Fischer y rappelle en effet l’exil du poète raffiné de Rome au milieu de ces barbares hantant alors les bords de la Mer Noire, opposition que les épîtres pontiniennes des Tristes dramatisent déjà par une rhétorique de l’excès que reprennent les Élégies posthumes. Ainsi se définit une géographie symbolique contrastée, déjà ébauchée dans l’élégie consacrée à Rome au début du recueil, que le poète amplifie dans l’importante élégie intitulée Ensorcellement :
ENSORCELLEMENT
Quel froid ! Quel pays où la blancheur en tombant
se mêle à la blancheur, où le néant épouse le néant !
Le gel fait éclater la parole entre mes lèvres. Et la vie
s’évanouit sans voix. S’élançant jusqu’au ciel, tel une montagne,
le silence étage tout à l’entour des blocs de glace. Un traîneau glisse
au loin dans la nuit. Un squelette tient les rênes de l’attelage blafard. (p.129)
14L’allégorie de la mort et du néant s’identifie alors au César antique sous la plume de l’écrivain autrichien qui s’est souvenu du refus d’Ovide d’appliquer au souverain romain la doctrine antique de la transformation universelle inspirée de Démocrite et d’Epicure, en lui préférant déjà les images de la pétrification et du néant pour dénoncer son conservatisme opiniâtre. A cette figure mortuaire prolongeant le mirage de la statuaire va s’opposer la mobilité de la divinité dionysiaque significativement associée au bateau ivre :
« Que l’on vire de bord ! En route pour les îles bienheureuses ! »
Ainsi parla le dieu
Mais le cœur bouleversé s’engloutit dans l’abîme.
La nuée florissante se mêle aux sombres coquillages. Le visage
du mort plane dans le néant entre dauphins et constellations.
Vers la lumière argentée des îles inaccessibles du Midi,
Toi, mon navire en naufrage, tu emportes chez lui le dieu ivre. (p.133)
- 2 Nietzche, La naissance de la tragédie et Textes divers sur la tragédie traduit de l’allemand par Ge (...)
15C’est à ce moment du recueil où surgit l’altérité fascinante du dieu barbare opposée à l’identité figée du César apollinien à l’apothéose dérisoire et macabre, que se dessinent les entrelacs du tragique élégiaque revisité par le poète philosophe visiblement hanté par les premiers textes de Nietzsche2. Alors, au cœur de ce même recueil dont la lecture page à page garantit seule la progression didactique et dialectique, se trouve revendiquée la toute-puissance du verbe poétique en marge de cette cartographie du néant :
POUVOIR DU VERBE
Faites l’éloge des hommes du pouvoir, les dirigeants des Etats et des batailles !
Attachez prestement la fugitive gloire au talon de l’action d’éclat !
Moi le banni, le disparu, le sans pouvoir, à la césure
de l’univers et du néant, je chante la puissance de la poésie. (p.135)
16Et l’exil, motif par excellence de la plainte élégiaque, au lieu de prendre une tonalité mélancolique, devient la motivation même d’une prise de conscience politique paradoxale renvoyant au parcours même du dissident contemporain doublant la voix antique dans le dernier distique du Repentir d’Ovide :
Annonce au César que tu as vu l’homme exilé aux frontières
de votre monde policé – tremblant de froid, mais serein et libre ! (p.137)
17C’est ainsi qu’au néant nostalgique de l’élégie traditionnelle répond la nécessaire négativité d’une dialectique moderne croisant l’éthique et l’esthétique dans un parcours à la fois politique et poétique. Semblable à l’apostasie dans les entrelacs du cheminement mystique, l’apparent nihilisme du poète des Élégies posthumes d’Ovide n’est qu’une étape déterminant la puissance et l’urgence de la révolte contre une autorité totalitaire et aliénante où la figure de Staline apparaît comme celle d’un moderne Auguste ironiquement dénoncé par Ernst Fischer. Cette géographie du néant laisse deviner les frontières modernes de l’Europe de l’Est derrière les contours de l’ancienne Scythie :
LA SCYTHIE
I
Déjà l’hiver répand le gel sur ma chevelure. Déjà mon cœur s’effrite,
Irrésistible ruine. En silence par le toit béant
Neige déjà le néant. (…)
II
Quel être emmitouflé, stature et visage invisibles,
Secoue-t-il de sa pelisse scythe des mottes de flocons glacés ?
Tu te tenais ainsi entre le néant blanc et la fumée mêlée
De flammes rougeâtres montant de mon feu.
(…)
IV
Tu es l’enfance et la sœur, la bien-aimée et l’intimité
de l’univers, même lointain, et du bonheur, même proche.
Années où l’on vieillit, qu’importe. Car l’hiver nous entoure de son feuillage ami,
Notre félicité émerge en silence du miroir du néant. (p.139-145)
18Par l’opposition de la chaleur et de la froidure, du proche et du lointain s’instaure une poétique de l’espace, plus métaphysique que simplement physique, où la temporalité de l’exil assure la conjonction des figures de mort mais aussi de désir. Sous les trait d’une allégorique Vénus d’Or s’anime une sculpture de Phidias dans ce complexe de Pygmalion hantant l’imaginaire du recueil comme pour mieux signifier l’inquiétante étrangeté d’une subtile frontière entre la possible plénitude à venir et le néant consécutif d’une pétrification morale et politique du monde connu. A la nostalgie régressive de l’élégie traditionnelle succède progressivement l’espérance progressiste du philosophe et poète moderne, née au lendemain de l’hiver totalitaire.
- 3 2. Caryatide, p. 147. Il est précisé en note que la première version de ce poème a été écrite en 19 (...)
19Il est significatif qu’un des poèmes suivants soit consacré au motif architectural des Caryatides sur le mode d’une personnification minérale dépassant la souffrance du fardeau à supporter et devinant un souffle vital par delà la pétrification douloureuse.3 Plus loin, au-delà des métamorphoses trompeuses et du néant d’un monde déserté par les dieux enfuis, le philosophe derrière le masque d’Ovide traque l’être en rendant hommage à la poésie ontologique de Lucrèce :
UNITÉ DU MONDE
Œuvre puissante de Lucrèce ! Il déchira le rideau orné d’étoiles,
Ainsi tombé
des tourbillons de ce néant affairé, je glissai vers ton sein florissant.
Qu’il en soit donc ainsi ! Qu’à travers les veines frémissantes s’élève
et s’abîme, inconcevable, la poussière d’un monde privé de dieux.(p.151)
20Au fur et à mesure du recueil, la rhétorique de l’élégie se met au service de paraboles poétiques illustrant la dialectique positive du poète, comme le résument les deux distiques célébrant paradoxalement Le Rêve avec pour sous-titre décalé La Chose raisonnable :
Dans le parfum du pain pressens la présence des morts ! La vague d’or
des épis mûrissants s’est élevée du sang versé.
Sous les pas du moissonneur s’effritent les ossements, les décombres.
Aujourd’hui chose raisonnable, hier encore révolte et rêve. (p.155)
- 4 Cf. Hölderlin, Les Grandes Élégies in Poèmes, Aubier, collection bilingue, trad. G. Bianquis, pp. 2 (...)
21Plus que d’Ovide, s’impose le souvenir des grandes élégies de Friedrich Hölderlin, comme celle consacrant Le Pain et le Vin, dans une perspective plus révolutionnaire qu’eucharistique et dans un style à la fois néoclassique et romantique que ne manque pas d’exploiter la culture érudite d’Ernst Fischer, continuateur avec Lenau et Rilke de l’élégie germanique pétrie de Grèce ancienne.4 Ainsi ce court poème réduit à deux distiques élégiaques n’est que l’annonce d’une élégie également intitulée Le Rêve mais dont les sections s’amplifient de manière impressionnante pour constituer l’avant-dernier poème, bilan du recueil, jusqu’à prendre une tonalité prophétique et apocalyptique à l’instar des grands discours révolutionnaires d’un Mirabeau mais en gardant le masque du poète antique dans la prosopopée d’Ovide et d’Auguste :
Si ce sont des dieux, un jour, ils sortiront des ruines, rajeunis.
Mais toi qui as joué au dieu, tu disparais à jamais. (p.165)
22Victime de la théomanie coupable des grands tyrans et inscrivant au cœur du recueil la métaphore poétique du phare construit à la gloire d’Auguste mais détruit par les flots, l’artiste inconnu verra peut-être sa signature révélée par l’érosion du temps, œuvre des tempêtes humaines et historiques. Le poète dissident aura su affirmer l’art des prétendues Élégies posthumes contre le mur construit à l’époque du moderne Auguste mais désormais détruit, figurant l’ambivalence constitutive de l’objet élégiaque. Mais par delà l’inexorable anéantissement, le poète moderne continue à affirmer la nécessaire espérance qui, si elle n’est pas forcément politique, prend une dimension poétique au sens originaire de création. Ce n’est pas un hasard si le dernier poème s’intitule Point du jour dans la célébration de cette aube essentielle que serait la possibilité même d’une recréation littéraire après la nuit de la censure totalitaire se superposant à l’exil ovidien :
Mon cœur frémit dans l’espérance de l’union des peuples.
O comme la lèvre se gonfle ! Au plus profond du pays endormi
tu dis les vers éternels d’Ulysse à la patience divine
qui toujours en échec ne cessa d’espérer,
qui revint au pays comme un étranger et tendit
l’arc que nul n’avait su tendre. Mais la déesse interdit
la vengeance au vainqueur en furie et fonda entre tous
une sainte et nouvelle alliance, concorde et paix pour le monde.
Avec encore le goût acre de l’hiver, tes lèvres scythes s’ouvrent émues, à l’haleine du printemps
et donnent forme neuve au poème d’Homère.(p.171)
- 5 Ray Bradbury, Fahrenheit 451, 1953, trad. H. Robillot, Denoël , 1955.
23Ainsi à travers la parabole épique du héros de l’Odyssée et sous le signe tutélaire d’Homère, l’écrivain moderne, loin de se complaire dans la nostalgie de la culture antique ou dans l’ivresse du retour vengeur, évoque simplement l’utopie pacifiste d’un monde unifié et sans bannissement. Ce serait l’utopie d’une liberté universelle, d’abord celle de pouvoir réciter mais aussi d’écrire une poésie première, celle même de cette littérature menacée par le feu et préservée dans les marges du monde dans la fameuse parabole de Bradbury, publiée en pleine guerre froide, dix ans à peine avant l’œuvre censurée de Fischer.5
Notes
1 Ernst Fischer, Élégies posthumes d’Ovide précédées de poèmes inédits, présentation de Hans Mayer, introduction, traduction et notes de Jean-Pierre Hammer, Actes Sud, Hubert Nyssen Editeur, 1986, p. 115
2 Nietzche, La naissance de la tragédie et Textes divers sur la tragédie traduit de l’allemand par Geneviève Blanquis, Idées, Gallimard, 1949.
3 2. Caryatide, p. 147. Il est précisé en note que la première version de ce poème a été écrite en 1960 pour l’anniversaire de Lou, épouse du poète et dédicataire du premier distique élégiaque en exergue du recueil. Cf. H. A. Niederle, « E. Fischer, Un Aristote marxiste », in Das Pult, 1980 – Numéro spécial Ernst Fischer, p. 106.
4 Cf. Hölderlin, Les Grandes Élégies in Poèmes, Aubier, collection bilingue, trad. G. Bianquis, pp. 283-347.
5 Ray Bradbury, Fahrenheit 451, 1953, trad. H. Robillot, Denoël , 1955.
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Référence papier
Patrick Hubner, « Les Élégies posthumes d’Ovide ou la ruse poétique d’Ernst Fischer », Babel, 12 | 2005, 199-210.
Référence électronique
Patrick Hubner, « Les Élégies posthumes d’Ovide ou la ruse poétique d’Ernst Fischer », Babel [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 08 août 2012, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/1073 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.1073
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