- 1 Eduardo Camacho Guizado, La elegía funeral en la poesía española, Madrid, Gredos, 1969, p.20.
1Dans son ouvrage La elegía funeral en la poesía española, Eduardo Camacho Guizado pose la question de l’élégie funéraire à travers le temps ; elle est selon lui commune à l’humanité depuis toujours, car comme il l’écrit, « la elegía funeral es expresión de un estado de ánimo elemental, primigenio, general y común a todos los hombres »1. L’auteur réunit ensuite les topiques constitutifs de l’élégie funéraire du Moyen Âge à l’époque contemporaine, en précisant que ni l’ordre ni l’exhaustivité de ces topiques ne préjuge de l’appartenance d’un poème à cette catégorie. Ce sont la présentation et l’annonce de la mort, la lamentation et les pleurs, le panégyrique, et la consolation. L’auteur signale aussi que l’élégie peut être strictement privée, s’adresser aux proches du défunt ou devenir symbolique d’une classe sociale, d’une croyance religieuse ou encore d’un idéal politique, comme dans Coplas por la muerte de su padre (XVe siècle) de Jorge Manrique.
- 2 Cf., Miguel Hernández, Obra completa, Madrid, Espasa-Calpe,1992.
2Chez Miguel Hernández2 (1910-1942), grâce à la présence ou à l’absence de dédicaces, on peut dire que les premiers poèmes, Poemas sueltos I et Perito en luna (1932), contiennent des élégies sur la mort de personnes éloignées, imaginaires ou métaphoriques. Plus tard, la mort de son ami Sijé va charger d’une grande force expressive sa meditatio mortis dans El rayo que no cesa. En 1936, le poème intitulé « Elegía » n’est pas composé pour pleurer uniquement la disparition physique du « compagnon de l’âme », mais pour signer l’arrêt de la présence de Sijé dans le monde poétique de Miguel Hernández, lequel enterre ainsi une partie de son moi. La disparition du poète Federico García Lorca et celle du commissaire politique Pablo de la Torriente, pendant la guerre civile, seront également à l’origine de deux élégies.
3Si nous avons voulu signaler que l’élégie est très pratiquée par Miguel Hernández, nous concentrerons notre étude sur la longue série de poèmes élégiaques écrite lors de la mort de son premier fils : « Cancionero y romancero de ausencias » (1938-1939). C’est cette retranscription très émouvante et profondément douloureuse de l’absence de l’enfant que nous allons mettre au jour en précisant tout d’abord les textes retenus. La plongée dans la matière scripturale nous a permis d’organiser ensuite cet article autour de trois questions : où se fixe l’absence ? Comment l’absence devient-elle une autre forme de présence ? Et enfin, comment l’élégie est-elle une remise en cause de l’évidence de la mort ? Nous aborderons aussi bien les choix métriques, les modalités de la référence que les figures de construction du sujet énonciateur et l’espace et le temps de l’énonciation pour analyser et interpréter la nature intime de la relation à l’autre absent.
- 3 Voir l’édition de Leopoldo de Luis et Jorge Urrutia de El hombre acecha. Cancionero y romancero de (...)
4Notre choix de textes de Cancionero y romancero de ausencias comprend aussi Poemas tachados en el Cancionero de ausencias, malgré son aspect inachevé, lié aux circonstances tragiques de la mort de son auteur3. Une trentaine de poèmes (à peu près 35) parlent de l’absence de l’enfant premier-né mort en bas-âge (d’autres absences sont évoquées comme celle de la femme aimée, des joies aussi, comme la naissance du second enfant). En effet, sur les 137 poèmes composant : Cancionero y romancero de ausencias (79 poèmes), Cancionero de ausencias (31 poèmes), Otros poemas del ciclo I (16 poèmes), Otros poemas del ciclo II (11 poèmes), et les 16 textes de Poemas tachados en el Cancionero de ausencias, un cinquième est consacré à cette absence, mêlée à d’autres thèmes douloureux (séparation, guerre, faim,…) au cours du recueil. Mais c’est à l’absence bien particulière liée à la disparition du premier enfant, que nous consacrerons notre étude.
5Si les choix métriques de l’auteur rendent compte de l’intensité de l’émotion en concentrant la matière langagière dans des formes majoritairement brèves, la densité substantive de certains vocables ou de certaines images témoignent également d’une façon particulière de la douleur engendrée par l’absence de l’enfant. C’est aussi bien dans l’espace intime et clos de la maison que dans l’espace extérieur ouvert que se fixe la parole sur la disparition de l’être cher. Le lieu de vie lumineux, « avec une porte ouverte sur l’aurore » devient enfermement mortifère dans une formulation lapidaire :
Mi casa es un ataúd.
Bajo la lluvia redobla.
[…]
En mi casa falta un cuerpo.
Dos en nuestra casa sobran.(51)
6L’enfant dans sa réalité charnelle cristallise la notion de manque dans un espace maintenant réduit à l’état d’une chose. La réification opérée par l’équivalence établie entre la maison et le cercueil « objectivise » le foyer comme contenant de « non-vie » alors que celui-ci était prévu pour une vie à trois. Le père et la mère sont énoncés comme ne faisant plus sens dans ce lieu envisagé comme celui de l’intimité avec leur fils.
7Le souvenir de la voix est évoqué de manière topique avec un rythme de comptine mais la triste douceur sonore du début évolue vers des sonorités occlusives cassantes à la fin :
Palomar del arrullo
fue la habitación.
Provocabas palomas
con el corazón.
Palomar, palomar
derribado, desierto,
sin arrullo por nunca jamás. (65)
8Le passé heureux focalisé sur la chambre habitée par le roucoulement laisse la place à un présent profondément malheureux, traduit par deux adjectifs « derribado » et « desierto ». Cette binarité adjectivale renvoie au sentiment de cassure intérieure, de vide éprouvé par le locuteur après une tentative d’invocation pour retrouver cette félicité perdue. L’absence de voix est littéralement énoncée comme irrévocable avec l’emploi de l’adverbe « por nunca jamás ».
9L’absence du corps est encore retranscrite par la notification de l’odeur encore présente dans les vêtements du nouveau né :
Ropas con su olor,
paños con su aroma.
Se alejó en sus ropas.
Lecho sin calor, sábana de sombra.
Se ausentó en su cuerpo.
Se quedó en sus ropas. (poème 1)
10L’émotion est patente dans la variation répétitive des deux premiers vers, l’odeur clôt à deux reprises l’unité métrique pour rester là comme une sensation tenace. La mort de l’enfant est exprimée par l’euphémisme de l’éloignement. Le locuteur laisse comprendre son refus d’un mode de disparition total, il affirme la permanence d’une forme de présence actualisée par la vue et l’odorat. Faut-il faire remarquer la structure circulaire de ce petit poème, il commence et se termine par le substantif « ropas » ?
11On constate que l’absence de l’être cher se fixe dans les éléments du quotidien. Ce linge comme signe d’une vie interrompue devient l’objet d’un véritable ressassement dans Hijo de la luz y de la sombra (61) : le mot ropa associé à celui de sombra, d’abord au singulier, puis au pluriel sont repris maintes fois et placés en tête de vers. D’abord promesse de vie, le nouveau né apparaît sous deux éléments descriptifs très contrastés a priori : les ombres et le linge. En réalité, si on lit la première partie de cette longue composition, l’ombre fait référence à la nuit d’amour et à l’espace utérin. Ce substantif se trouve par conséquent dégagé des connotation négatives habituelles. Toute l’émotion réside dans cette évocation du désir et de la préparation de la venue de l’enfant :
El hijo fue primero sombra y ropa cosida
por tu corazón hondo desde tus hondas manos.
Con sombras y con ropas anticipó la vida,
con sombras y con ropas de gérmenes humanos.
12Une ambivalence parcourt le poème dans ce jeu d’ombres et de tissus. L’enfant est à la manière du psaume « tissé dans le ventre de sa mère » et s’apprête également à revêtir les petits habits élaborés par les mains maternelles. Le nouvel être prend sa place dans l’ombre de l’espace intime du corps de la mère et annonce sa venue par des signes textiles concrets et extérieurs.
13Puis, ce qui était attente de vie, de plénitude se transforme en une cruelle expérience du vide. Le potentiel de vie bascule dans une absence de vie généralisée qui rend bien compte de l’immense chagrin du sujet lyrique :
Las sombras y las ropas sin población, desiertas
Sombras y ropas trajo la del hijo que nombras.
Sombras y ropas llevan los hombres por el mundo.
Y todos dejan siempre sombras : ropas y sombras.( 61, II)
14La vie devenue peine moribonde s’étale dans ces ombres textiles et touche tous les êtres humains. Le souvenir, figé dans des éléments soit fuyants et insaisissables soit dans un réel sensible visuel et tactile, irradie toute expérience humaine. Le déchirement du père prend alors une dimension universelle et la terre toute entière est envahie par ce sentiment de désolation.
15Le goût amer de la vie sans la vie de l’autre trouve son expression dans l’énumération de fruits méditerranéens colorés qui reconstruisent d’abord la beauté de l’enfant comme s’il était en présence du poète. Toutefois l’automne, sur le même mode énumératif signera l’arrêt de mort de ce corps plein de sensualité :
Uvas, granadas, dátiles,
doradas, rojas, rojos,
hierbabuena del alma,
azafrán de los poros.
Uvas como tu frente,
uvas como tus ojos.
Granadas con la herida
De tu florido asombro,
Dátiles con tu esbelta
ternura sin retorno,
azafrán, hierbabuena
llueves a grandes chorros
sobre la mesa pobre,
gastada del otoño
muerto que te derramas,
muerto que yo conozco,
muerto frutal caído
con octubre en los hombros (35)
16Le contraste entre le début et la fin du poème est glaçant. La composition glisse subrepticement vers le drame avec des syntagmes tels que « Granadas con la herida » et « dátiles con su esbelta/ternura sin retorno ». Dans ce dernier exemple, on aura repéré l’enjambement qui permet de visualiser typographiquement l’avènement de l’idée de la disparition du petit être. Ensuite, l’anaphore du mot « mort » fait tomber le tragique sur un tableau initialement porteur de profusion vitale. Le locuteur creuse de façon insistante la trace du souvenir d’un fruit espérance pour témoigner de son accablement par l’image du fruit mort qui percute son corps.
17Par conséquent, la structure du poème évolue du fruit-vie au fruit-mort, le visage de l’enfant se dissout sous une pluie battante et l’écriture entre, par la triple répétition du mot « mort », dans l’affirmation métaphorique poignante du « fruit mort ».
18On l’a compris la pluie, d’ordinaire signe de vie, de croissance, est ici un élément déclencheur de tragique et il s’avère récurrent dans l’espace extérieur qui accompagne le vécu douloureux du locuteur comme on peut le lire dans le poème n° 50 dont nous retiendrons les vers suivants :
Llueve sobre tus dos ojos
que pisan hasta los perros.
Llueve sobre tus dos ojos
negros, negros, negros, negros,
y llueve como si el agua
verdes quisiera volverlos.
[...]
¿ Volverán a florecer ?
Si através de tantos cuerpos
que ya combaten la flor
renovaran su ascua... Pero
seguirán bajo la lluvia
para siempre mustios, secos.
19Déjà la précision du numéral laisse entendre cette focalisation incisive de la pluie sur les yeux de l’enfant sous terre. Ce qui devrait donner la vie s’avère être un moyen d’intensifier le constat terrible de la mort de celui qui ne devait pas mourir. Au demeurant ce qui rend l’évocation de l’enfant enterré plus déchirante, c’est la présence des chiens qui foulent les organes de la vue énoncés chromatiquement dans une répétition incantatoire comme pour les appeler de nouveau à la vie. La pluie sera invoquée, en reprenant le topique de la renaissance de la nature, comme possible moyen de résurrection pour être finalement reconnue impuissante dans cette tentative. L’image de « l’enfant-fruit » sera reprise sous la forme de « negrura frutal », en liaison avec la couleur noire des yeux. Pour clore la composition, le mot « pluie » se retrouve graphiquement superposé au mot « secs » en fin de vers . En plus, c’est par une double adjectivation finale au marquage profondément négatif que l’humidité se fait paradoxalement parole sur le dessèchement irrévocable du cadavre (para siempre). Ainsi est aussi suggérée la détresse du poète qui termine le poème par une sensation extrêmement pénible qui écarte tout espoir de vie.
20Le ciel se fait également l’écho du découragement du père qui crie sa désespérance concentrée dans trois vers brefs :
¿Quién llenará este vacío
de cielo desalentado
que deja tu cuerpo al mío ; (82)
21L’affliction acquiert une dimension cosmique et le locuteur se mue en une immensité souffrante. L’expression de cette expérience de privation de tout goût de vivre est renforcée par le recours à l’enjambement qui permet d’isoler le syntagme « de cielo desalentado ».
22Cette brève présentation d’éléments appartenant au domaine intime ou à la sphère de l’extériorité rend compte d’une expression poétique élégiaque qui s’énonce sur le mode phénoménologique. Nous allons voir maintenant comment, grâce à la mise en écriture de polarités, l’absence devient une autre forme de présence.
- 4 « La poesía paralelística de Miguel Hernández », Revista de Occidente 179, 1974, p. 37-55.
- 5 Poesía española contemporánea, Estudios temáticos y estilísticos, Ediciones Guadarrama, Madrid, 196 (...)
- 6 Remarquons l’omniprésence du champ sémantique de l’espace pour indiquer la perte et l’absence. Le t (...)
- 7 Voir CHEVALLIER Marie : L'homme, ses oeuvres et son destin dans la poésie de Miguel Hernández, Edit (...)
23Dans une dizaine de poèmes de Cancionero y romancero de ausencias, l’absence de l’enfant mort se fait présence par son caractère obsédant. L’absence implique un vide qui remplit et hante les poèmes souvent brefs de ce recueil. De quelle manière s’exprime ce fait de l’absence, impossible à représenter ? Par exemple par des parallélismes, des anaphores, étudiées par F. J. Díez de Revenga4, ou Concha Zardoya5. Ces structures remplacent la plupart du temps l’épanchement du chagrin, inhérents à l’élégie. Le vide envahissant s’exprime, nous l’avons vu, par toutes sortes de lieux et d’objets. Une manifestation de ce vide va également apparaître dans des oxymores touchant les mots ou la syntaxe : présence/absence, vide/plein, distance/proximité6. Un autre oxymore, « fermeture/ouverture », nous amènera à réfléchir sur le regard et son importance dans ce corpus élégiaque. L’image qui correspond à ce double mouvement est celle de la pupille, sphère ouverte ou fermée sur le monde. Dans ce dernier cas, elle est négation du regard de l’enfant disparu, à travers laquelle le locuteur chante, ou dit son élégie tout intime. Ouverture et fermeture de l’œil renvoient à une forme abstraite, celle du cercle, rappelant la conception de la vie et de la mort qui est celle de Miguel Hernández dès le début de son œuvre7.
24Le poème 1 donne sa tonalité d’ensemble à ce recueil sur le thème de l’absence comme présence, ou du vide comme plein. L’aspect thématique a été étudié plus haut. La brièveté, tout d’abord, frappe le regard, avec 8 hexasyllabes rimés selon un schéma où les deux quatrains sont parallèles : abcb/abcb, tout comme la syntaxe, car les vers fonctionnent par deux. Nous remarquons l’usage de synonymes et d’antonymes, portés par ces parallélismes, propres à restituer les sensations conjointes d’absence et de présence qui hantent le locuteur face à la mort de l’enfant. Cette antithèse fondatrice est la matrice de Cancionero y romancero de ausencias comme le montrent les deux derniers vers comportant le constat final du locuteur : « se ausentó en su cuerpo./Se quedó en sus ropas ». Ce qui reste, ce sont le parfum (« su aroma » au vers 2), et le moi (v. 4). Les rimes internes ou les chiasmes vocaliques, en créant échos et contrastes, portent les sons de cette dialectique, comme « ropas », en assonance avec « aroma », ou « paños », heurtant en un chiasme « aroma ». De même, l’usage des prépositions indique tantôt une présence (« con », aux vers 1-2), tantôt la privation de cette présence (« sin », au vers 6), tantôt la matière même du deuil (« de » au vers 7), à savoir l’ombre. Le poème 22 (deux cuartetas heptasyllabiques suivies chacune d’un dissyllabe) dit aussi par une construction parallèle aux vers 1 et 6, la simultanéité de la présence et de l’absence, sans indiquer le destinataire, mais en donnant des images de cet envahissement qui traverse le corps du locuteur : le rayon, le train, un bateau noir :
Cada vez más presente.
Como si un rayo raudo
te trajera a mi pecho.
Como un lento, rayo
lento.
Cada vez más ausente.
Como si un tren lejano
recorriera mi cuerpo.
Como si un negro barco
negro.
- 8 Voir aussi le poème 18 pour le thème de l’arôme, et des traces du toi.
25Le poème 23, une silva asonantada de 14 vers offre dans les quatre premiers vers une vision collective de la vie et de la mort, en partant du topique de la fuite du temps. Puis, le locuteur s’adresse au toi absent (il passe du général au particulier comme chez Manrique), et exprime son chagrin qu’emplit l’absence sous une forme déjà évoquée plus haut, celle du parfum, qui est une autre forme de présence aux sens de l’enfant disparu8.
- 9 Voir Ausone, Ronsard etc.
26Les quatre premiers vers ne reprennent pas exactement le topique consistant à constater ou à regretter métaphoriquement que la vie soit aussi éphémère qu’une rose9. Car le locuteur déplore que les humains ne vivent pas « lo que la rosa » (v. 2), ce qu’il exprime par une formule condensée appartenant à la langue orale. En effet selon lui, la trace sensuelle laissée par le corps serait alors beaucoup plus forte (ce qui nous rappelle le poème 1). Dans les vers 5 à 10, cependant, le locuteur pleure (« ¡Ay, breve vida intensa », v. 5) la rapidité du passage de l’enfant dans le foyer familial, d’où la métaphore de « un día de rosales » (v. 6) pour désigner sa brève vie, puis la comparaison avec un météore servie aux vers 8 et 9 par une réduplication, et des synalèphes liant le mouvement irrépressible de cette vie éphémère. Brièveté que restitue aussi la rime assonante « aguda » en « a » tout au long du poème qui donne l’idée de coupure impliquée par l’accent sur la dernière syllabe des mots à la rime.
- 10 Cf. El rayo que no cesa (1936)
27La notion de vide et de plein surgit dans la dernière strophe, où la trace laissée par le toi devient un abîme hyperbolique. Ce dernier connote le vide mais des « ruinas de rosal » (v. 12) le remplissent, grâce au parfum qu’elles diffusent. En effet, « un perfume que no cesa », auto-citation de Miguel Hernández10, renvoie au plein de souffrance et de douleur, et le dernier vers indique la réaction du « nous » : la volonté de plonger dans cet abîme incarnant à travers le sens olfactif la plénitude de la peine.
28Le vide laissé par l’enfant, n’est pas compensé, dans le poème 51, par la présence des deux survivants (sa femme et lui) jugée par le locuteur comme un excédent. La construction en chiasme des deux derniers vers rappelle la forme d’une balance ayant en son centre « la casa », foyer familial. L’équilibre entre le vide et le plein ne peut s’instaurer, c’est le vide qui emplit tout, les deux autres corps sont en trop.
29Le poème 54 est un romance octosyllabique de 26 vers regroupé d’abord en un sizain, puis en quatrains. Les deux premiers vers, construits en chiasme, disent pour le « je » et pour le « tu » la même chose : chacun remplit tout, l’un par son absence l’autre par sa présence. L’un et l’autre investissent des lieux de « rassemblements » : villes, cimetières (v. 3-4). Le toi investit les maisons (lieux des vivants), le moi, les « corps » (v. 6). Or du v. 8 au vers 14, le locuteur abandonne sa vie et part en quête de la mort assimilée aux v. 13-14 à « el fondo/ latente del nacimiento » à savoir une sorte de régression. Remarquons l’affirmation du vers 23 répétant le premier vers : le toi emplit tout, mais reste inaccessible. Le locuteur recherche les traces de la vie de l’enfant : « entre tus huesos » (v. 26). L’élégie apparaît ici comme une quête, elle est non pas l’expression d’un chagrin, mais une tentative d’agir sur le temps, qui de nouveau nous frappe.
30Il faudrait encore remarquer dans les Poemas tachados en el Cancionero de ausencias le poème n° 10, où l’absence est partout, tantôt vivante, au vers 3 (quand le locuteur écrit à un destinataire non défini) tantôt morte au vers 6 (quand le locuteur attend). L’attente est mortifère autant que l’action d’écrire est porteuse d’espérance.
Te escribo y el sol
palpita en la tinta.
¡Ausencia viva!
Te espero...La lluvia
se ciñe a mi espera.
¡Ausencia muerta!
31« Ausencia viva » devrait signifier absence effective et souffrance, et « ausencia muerta » présence. Toute la complexité du vide et du plein dans ces poèmes est ainsi mise en évidence. Observons à présent deux notions proches de celles du vide et du plein : celles de la distance et de la proximité.
- 11 Cf. l’organisation des anciennes élégies.
32Neuf poèmes du corpus retenu, soit presque un tiers de ceux qui évoquent l’enfant mort mêlent distance et proximité. Le premier d’entre eux, est le poème n° 6, un romance de 12 octosyllabes aux assonances en « i-o », celles, précisément de « niño », ou de « hijo », thème qui apparaît dans les deux derniers vers. Les 6 premiers vers, qui constituent une unité syntaxique, dessinent deux espaces, définis par leur proximité : celui de la vie, et celui de la mort. Ce dernier est désigné comme le lieu où par convention se retrouvent tous les morts, le cimetière. La vie, toute proche, est définie spatialement par un « donde », ouvrant une longue subordonnée de lieu : la vie est le lieu où le moi et sa destinataire (la femme aimée) se sont aimés, environnés de végétaux « azules » (couleur de l’idéal), et d’enfants incarnant d’autant plus la vie qui les animent que la mort surgit dans leur univers, comme le montre l’intrusion d’un mort sur le chemin au vers 6. La mort est proche de la vie, la mort s’insinue dans la vie, et le mouvement vital ne cesse pas pour autant. En effet, comme le montrent les vers 7et 8, l’espace situé entre le lieu qu’occupe le locuteur, « aquí », et le cimetière, est défini sur un rythme ternaire par un vers aux accents trochaïques : « es azul, dorado, límpido » (1, 3, 5, 7) qui définit la vie dans toute sa beauté. Mais les vers 9 et 10 assènent alors leur implacable constatation, grâce à une structure parallèle et antithétique, nominale, où la virgule et le « y » consécutif tiennent lieu de verbe : « Cuatro pasos, y los muertos./Cuatro pasos, y los vivos. » Nous voyons que le locuteur, plus universellement l’homme, est à égale distance de la vie et de la mort, cette dernière est proche, et la vie coexiste avec elle. Enfin, les deux derniers vers, sans plus d’épanchements, constatent en dépit de cette proximité spatiale, l’éloignement (aux sens propre et figuré du terme), du fils mort, « el hijo », terme sur lequel se clôt le poème. Or, en apposition, au vers 11, lui ont été attribués les mêmes adjectifs sublimes qui caractérisent la vie au vers 8, dans un ordre différent mettant en valeur les particularités de l’enfant : « Límpido, azul y dorado ». Nous remarquons l’intimité dans laquelle nous fait entrer le locuteur, la réflexion universelle qu’il propose, puis l’évocation de l’objet de son chagrin11 : d’autant plus posée que l’éloignement est grand. Nulle exclamation de douleur ne vient compléter ce poème déchirant où chacun peut reconnaître l’équilibre précaire de sa propre existence. La variation d’un vers (v. 8/v. 12), la construction du poème, permettent seules de rapprocher l’enfant, quoique gisant, quoique lointain, de la vie même, à moins que n’augmente ainsi l’espace entre lui et les vivants et qu’il n’envahisse la vie telle que l’a définie le locuteur.
33Ce processus a d’ailleurs lieu dans le poème suivant, où l’éloignement du corps l’inclut d’autant plus profondément dans l’esprit du locuteur :
Sangre remota.
Remoto cuerpo,
dentro de todo :
dentro muy dentro
de mis pasiones,
de mis deseos. (poème 7)
34Proximité et éloignement sont des sensations partagées par les deux composantes du locuteur pluriel « nous » dans le poème 31, une cuarteta heptasyllabique assonancée. Les deux premiers vers parlent de proximité alternant passagèrement avec l’éloignement. Les vers 3 et 4 sont parallèles et concernent le toi puis le moi. Chacun part dans une direction opposée à celle de l’autre : la construction parallèle montre une séparation insoluble entre les deux espaces définis par leurs « habitants » : « los muertos » (direction du « toi ») et « los vivos » (direction du moi). L’alternance d’une sensation de proximité et d’éloignement permet toutefois de confirmer la viabilité de l’oxymore.
- 12 L’impossibilité d’atteindre le toi que manifeste le poème 6 s’oppose à ce rêve. Il se compose de de (...)
35Dans les Poemas tachados en el Cancionero de ausencias, le poème n° 4 évoque à nouveau l’enfant mort. Le locuteur veut garder un lien avec son fils en dépit de l’absence et de la distance. 4 hexasyllabes sont suivis de 2 octosyllabes. La rime aux vers pairs concerne des mots-clés : « lejano », « mano », « humano ». La métaphore de la lettre (v. 4), ne peut passer que par le corps : la lettre « de tu mano » (v. 4), c’est à dire signe, geste, puis le sang (v. 5), « de tu puño y letra », c’est dire « de ta propre main », enfin la marque même de la vie : « el calor de cuerpo humano » (v. 6). Ce message du corps qu’aspire à recevoir le locuteur montre qu’il ne veut voir dans le disparu qu’un absent lointain. Le locuteur détourne ici la déploration élégiaque vers un rêve impossible. Le rythme ternaire des « ausente » des vers 1 et 2 tend cependant à montrer l’incantation nécessaire pour accéder, via le poème, à ce rêve12. La circularité réitérative concerne également l’ouverture et la fermeture des yeux, motif funèbre dans ce recueil.
- 13 Voir le poème n°3, qui s’ouvre et se clôt par le même vers parlant de l’enfant mort : « No quiso se (...)
36Le regard de l’enfant est le thème principal du poème 2 qui compte 8 vers hexasyllabiques. Le vers 1 est en lui-même circulaire13, à l’instar des yeux, l’adjectif « negros » y encadre en effet le substantif « ojos ». Les vers 2 à 4 évoquent au passé l’ouverture du monde à partir de celle des yeux dont les cils évoquent soit la distance, soit l’ampleur. Le vers 5 avec sa rime intérieure « ada », chante l’embellissement idéal apporté par ce regard naissant. Les vers 6 à 8 sont une réponse sombre aux vers 2-5 dont ils reprennent la charpente : le monde « s’ouvrait », il « se ferme », tel un cercle. Les cils ouvraient des espaces infinis, ils sont pluvieux (référence aux larmes, en plus du temps assombri). Ils sont en quelque sorte la limite entre l’œil et le monde. L’élégie s’exprime dans cette antithèse, et ce cercle triste refermé, celui de la vie naissante.
37L’image complémentaire de l’ouverture et de la fermeture, se retrouve dans le poème 16 ou encore le poème 19, où l’image éphémère de la fleur devient celle du cœur, terme adaptable à la fleur, mais aussi à l’être humain. Dans le poème 16, l’enfant semble avoir refusé de vivre plus qu’une fleur (v. 3-4). La synecdoque du cœur subit un temps spatialisé : « en el tamaño/ de un día se abre y se cierra » (v. 5-6). Le cœur, aussi bien que la fleur des vers 7-8 représentent l’enfant pleuré évoqué à la troisième personne. Dans le poème 19 qui est une réflexion générale ne nommant pas l’objet de la peine, seule l’image du cœur (assimilé à une eau vitale ou mortelle, ou à une porte) apparaît comme source de vie autant que de mort, image que synthétisent les vers 3 et 4 : « El corazón es puerta/que se abre y se cierra ».
- 14 A ces larmes semble répondre le poème 112, où le locuteur supplie l’enfant sans autre commentaire d (...)
- 15 Par exemple : le poème 53 : « Orillas de tu vientre », le poème 63 : « Menos tu vientre… », le poèm (...)
38Le poème 50 semble une amplification du poème 2. C’est un romance de 38 octosyllabes. La pluie omniprésente est comparable aux pleurs que ne manifeste pas directement le moi. Du vers 1 au vers 4, le locuteur part en quête du regard perdu, et constate son éloignement au vers 3. Le regard du toi est défini à la troisième personne, avec les images de l’horizon, du soleil qui rappellent le poème 2. Les vers 11-14 décrivent le regard « noir et doré » (cf. poème 2) comme accès à l’âme. Mais la vie est « consommée » comme l’indiquent les vers 15-18. À partir du vers 19, le locuteur revient à la pluie initiale, et ce jusqu’à la fin du poème (« Llueve », verbe initial se répète aux vers 19, 23, 25, 27). Une hyperbole apparaît aux vers 19-22, l’image cosmique d’un œil monstrueusement écrasé d’où tombe la pluie. Dans les vers 23-28 la pluie se déverse sur les yeux du mort dans le but de le faire revivre (v. 27-28), sous l’indifférence des chiens (v. 24). L’échec final a été étudié plus haut. Des images circulaires se répondent, cosmiques (pluie/ ciel/ œil immense) et physiques (yeux/ orbites/ regard/ centre/ larmes/ arcs). Le cercle symbolise ici l’impuissance des larmes14. Dans les 6 derniers vers : la mort a vaincu, renouer le cycle vital s’avère impossible. Les seuls poèmes du Cancionero qui envisagent cette possibilité sont adressés à la femme, au-delà de la souffrance de la séparation, comme source de jouissance et de vie15.
39Les polarités qui apparaissent autour du couple présence / absence appellent aussi une parole encore plus radicale sur l’impact de la mort de l’enfant sur le vécu du locuteur. Nous allons voir comment et pourquoi l’absence physique engendre la capacité à rentrer dans la mort de l’autre et à faire vivre la vie dans la mort.
- 16 On pourra lire à ce propos la conclusion de L’homme, ses œuvres et son destin dans la poésie de Mig (...)
40L’enfant mort, le temps se fige dans un passé qui est la marque temporelle de l’enfant vivant dans le poème 54. La douleur est si pénétrante que le père en arrive à nier l’absence physique de l’être né de sa chair16 :
Tiempo que se queda atrás
decididamente negro,
indeleblemente rojo,
dorado sobre su cuerpo.
41Le chromatisme de la vie (rojo, dorado) est maintenu dans une volonté d’arracher l’enfant vivant au passé. Dans un sursaut désespéré une forme de résurrection est entrevue très ponctuellement :
No sigas muerto
retrocede a la vida -
¿retrocede la lluvia?
¿Retrocedería? (112)
42L’appel à la vie est associé à l’invocation interrogative puis conditionnelle du retour de la pluie. L’anaphore du verbe « retroceder » sous trois formes syntaxiques met l’accent sur le désir véhément du sujet d’arracher l’enfant à la mort, mais il s’agit d’un désir immédiatement entaché de doute à cause de l’interrogation et ensuite de l’emploi du conditionnel.
43Dans le poème 29, l’absence s’abat sur tout et envahit tout le vécu dans un ressassement très explicite qui tourne à l’obsession. La répétition finale du mot « ausencia » semble orienter le locuteur vers une forme de folie, loin de l’exercice de style de l’élégie.
- 17 Voir la forme de la endecha, romance heptasyllabique ancien (ayant eu une forme écrite à partir des (...)
44C’est un romancillo heptasyllabique17 de 12 vers : l’assonance en « e-a » concerne les vers qui évoquent le toi, et apparaît dans le mot-clé obsédant du poème : « ausencia », répété 3 fois au dernier vers, au rythme trochaïque implacable. Dans ce poème, les vers « marchent » par deux. « Ausencia » est à l’initiale de chaque impair. C’est un complément d’objet direct suivi à chaque fois d’un complément circonstanciel de lieu « en todo » montrant l’universalité du propos (pourtant personnel), suivi d’un syntagme verbal à la première personne du singulier, au présent, chaque verbe représentant un sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût comme le montrent les verbes suivants : « veo » (v. 1), « escucho » (v. 3), « aspiro » (v. 5), « toco » (v. 7), « pruebo » (v. 9). « Siento » au vers 11 synthétise tous les sens :
Ausencia en todo veo
tus ojos la reflejan.
Ausencia en todo escucho:
tu voz a tiempo suena.
[...]
Ausencia en todo siento:
ausencia, ausencia, ausencia. (29)
45Toutefois, si la souffrance enserre le sujet lyrique, l’expérience d’une communication aimante avec l’enfant se fait jour malgré l’évidence de la mort. L’absence est comme sublimée étant donné que l’enfant se rend présent par son corps, par son regard et par sa voix notamment. Ambiguïté donc dans cette présence-absence d’où naît une sorte de fusion entre père et fils.
46Cette perception aiguë et habitée de la mort est aussi l’occasion de glisser du monde des vivants vers celui des morts. Le père veut s’immiscer dans le vécu mortel de son enfant et veut échanger avec lui une parole d’amour. Dans le poème 98, le père engage le dialogue avec son fils et parvient à restituer les mots affectueux de l’enfant. Le fils manifestera sa capacité à emplir la mémoire du père dans les deux derniers vers, en utilisant la métaphore du feu éclairant le souvenir :
Dime desde allá abajo
La palabra te quiero.
[...]
Bajo la tierra quiero
Porque hacia donde cruzas
quiere cruzar mi cuerpo.
Ardo desde allá abajo
Y alumbro mi recuerdo.
47Le père retrouve la voix de l’enfant et la produit : il n’y a pas de pleurs, mais la quête d’une attraction, d’un dialogue, d’une assimilation, après le constat de l’éloignement définitif signifié par « desde allá abajo ».
48Cette entrée dans le monde des morts s’accompagne d’une capacité de compassion qui passe de nouveau par des sensations corporelles :
Muerto mío.
Te has ido con el verano.
¿Sientes frío?(97)
49Ce très court poème – deux tétrasyllabes rimés entourant un octosyllabe –, émeut tout d’abord par l’adresse initiale du premier vers : « Muerto mío ». Le deuxième vers signale l’éloignement du « toi » conjointement à une catégorie de temps, l’été. Mais au vers 3 resurgit la proximité par cette question si immédiate d’un père (ou d’une mère) à son enfant : « ¿Sientes frío ? ». Les deux termes en sont émouvants : le verbe « sentir », qui cherche à transgresser le fait établi de l’état de mort et de son insensibilité, puis le terme « frío », caractérisant ce que peut sentir un vivant, mais aussi la sensation provoquée sur lui par le mort. Le froid de la mort est évoqué non pas dans un constat mais dans un pseudo-dialogue entre le vivant et celui qui est en réalité privé de vie.
50Le refus de la séparation par la mort est encore évoqué en reprenant le binôme froid/chaud dans la composition numéro 36 :
Muerto mío, muerto mío:
nadie nos siente en la tierra
donde haces caliente el frío.
51Le pronom personnel « nos » engage l’énonciation dans un rapport fusionnel entre les deux sujets. Cependant ce vécu est porteur d’une immense solitude, celle des morts ou des morts vivants. L’ambiguïté de « en la tierra », sur la terre ou dans la terre, peut orienter la lecture vers une compréhension exclusive entre père et fils depuis le monde des morts ou depuis le monde des vivants. L’expression veut-elle signifier l’ambivalence de la douloureuse position du poète qui continue à vivre en essayant de rendre son enfant à la vie alors qu’il est habité de façon cruciale par la mort ; la vie sans l’enfant étant énoncée comme une vie-mort : « Si esto es vivir, morir no sé lo que sería »(134) ?
52Refusant la disparition physique de son enfant, on l’a vu, le locuteur s’efforce de le tirer de la froideur de la mort. L’enfant décédé pris dans l’ensemble des absents est à la fois mort glaciale et brûlante souffrance affective. En affirmant l’existence d’un lien fusionnel qui le fera vivre pour toujours au milieu d’eux, le poète nie la mort de l’enfant et par conséquent sa propre mort :
Para siempre fundidos en el hijo quedamos:
Fundidos como anhelan nuestras ansias voraces:
[...]
Los muertos, con un fuego congelado que abrasa,
laten junto a los vivos de una manera terca. (61)
53Vie et mort s’embrassent dans une expression oxymorique, l’élégie devient incision dans la mort d’un autre mode d’exister. On a sans doute une tentative désespérée d’un être souffrant dans sa chair et dans son esprit pour échapper à ce qui aurait pu être « un nous mort » .
54En vivant cette interpénétration affective et charnelle malgré l’absence physique de l’autre, la frontière entre le monde des morts et celui des vivants peut s’effacer :
Son míos,¡ay son míos
los bellos cuerpos muertos,
los bellos cuerpos vivos,
cuerpos venideros.
Son míos,¡ay ! Son míos
a través de tu cuerpo.(102)
55On aura remarqué encore une fois l’importance accordée à l’enveloppe charnelle de l’enfant, laquelle est investie du pouvoir d’instaurer un rapport de possession entre le poète et le corps d’autres hommes.
56Même si Miguel Hernández centre majoritairement la restitution de l’expérience de la mort de son fils sur la recherche d’une interpénétration entre eux deux, l’élégie peut prendre une autre direction : celle de la mise en relation avec l’autre, mort ou vivant, dans un sens élargi. La forme élégiaque n’est pas alors une forme où s’enferment le je et le tu mais celle d’une ouverture sur des troisièmes personnes. La mort de l’enfant est à l’origine d’une intimité avec l’ensemble des hommes, morts ou vivants. Le sentiment d’appartenance à une chaîne d’humanité passée, présente et à venir est affirmé ; l’élégie sort par conséquent de son moule traditionnel.
57Dans les poèmes étudiés, la lamentation semble absente, ou du moins se manifeste-t-elle par une présentation très concrète de l’évènement, en particulier celle des objets ; la partie laudative est également présente, ainsi que la quête de consolation qu’exprime le locuteur dans sa volonté de retrouver physiquement le disparu. Les poèmes élégiaques renvoient aussi à une vision générale de la condition humaine, et à toute une série de déceptions, des plus privées aux plus historiques. L’expression spécifique de Hernández face à la mort d’un proche et plus généralement face à l’absence, consiste en des structures complémentaires où le vide ne peut être admis comme tel, et devient le réceptacle d’une peine « pleine », qu’incarne parfaitement la forme de ces poèmes, réitératifs, circulaires, composant des variations à l’extrême concision, ou dont l’ampleur remémore les principes vitaux et mortifères de toute existence,
58Le Cancionero y romancero de ausencias, dans sa forme et son contenu, rend compte d’une maturation du moi intime et du sujet d’énonciation. L’émotion explique sans doute l’absence de fixité des choix métriques. La force et l’intensité de la douleur appellent une forme généralement brève et un langage poétique épuré. Si la formulation poétique de la mort de l’autre peut passer par la signification d’une mort partielle du sujet énonciateur, l’expression de la douleur face à une vie qui devient mort n’est-elle pas aussi l’occasion d’une authentique « auto-révélation » du rapport du « sujet écrivant » à la vie, à l’amour et à la mort ? En effet, le constat de l’absence intensifie la recherche de la présence de l’autre ainsi au « Cada vez más presente » du premier vers du poème 22 fait écho « Cada vez más ausente » du sixième vers. Pour échapper au « nous-mort », dans cette perte qui devient quête, douleur et douceur, tendresse et pathétisme vont de pair. Le ton de la lamentation est écarté dans un langage empreint d’une simplicité et d’une sincérité poignantes. L’élégie, si elle demeure majoritairement le chant déchiré de la perte et de l’absence de l’être cher, apparaît également comme le moyen de sublimer la disparition d’une part grâce à une phénoménologie de la re-présentation de l’autre et d’autre part grâce à l’émergence d’une expérience d’appartenance à l’humanité dans un temps et un espace qui dépassent l’ici-maintenant.