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Les élégies de France Prešeren

Matej Hriberšek
p. 91-101

Résumé

France Prešeren (1800-1849), grand nom de la littérature slovène, héritier de Properce et de Pétrarque et influencé par le romantisme allemand, a écrit sept élégies dans sa langue et deux en allemand. Confessions d’un enfant du siècle en proie au sentiment de la fuite du temps et conscient du mépris où la société bourgeoise tient la culture, ces élégies, qui sont souvent des hommages à des écrivains ou à des amis disparus, y mêlent un fort sentiment national et expérimentent des mètres et des formes capables de hisser la poésie slovène au rang de ses rivales italienne et germanique.

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France Prešeren
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Texte intégral

1France Prešeren (1800-1849) est l’un des plus grands noms de littérature slovène. Figure marquante de la première moitié du XIXe siècle, cet homme de lettres est intéressant parce qu’on retrouve chez lui à la fois une culture classique, empreinte de cet esprit antique qu’il a assimilé durant ses études secondaires et dont il a profondément imprégné ses œuvres poétiques, l’influence des écrivains de la Renaissance (en particulier Pétrarque) et enfin celle des courants littéraires et philosophiques de son temps (notamment les frères Schlegel et Byron) avec lesquels il s’est familiarisé sous l’influence de son ami Matija Čop. C’est ce dernier qui a fait connaître à Prešeren notamment les formes et genres poétiques romantiques qu’il introduira bientôt dans la littérature slovène. Sa forme de prédilection restera le sonnet (il suffit de mentionner sa « Couronne des sonnets »), mais il aura également souvent recours à la ballade, à l’épigramme et à d’autres formes encore.

2Prešeren a écrit sept élégies en slovène et deux en allemand. Sa première élégie originale et achevée du point de vue formel est « L’adieu à la jeunesse » (« Slovo od mladosti »), poème créé en 1829 et paru dans le mensuel Kranjska Čbelica (1830, p. 22-24). On considère volontiers cette œuvre comme le premier poème lyrique direct et personnel où Prešeren se distancie de la poésie dite « impersonnelle » caractéristique de sa création durant les années 1824-1829 pour rejoindre le niveau de la confession personnelle. Cette première élégie marque donc une sorte de tournant dans la conception poétique de Prešeren. Ce tournant est lié au séjour que le poète a effectué à Vienne en tant qu’étudiant et durant lequel il a approfondi sa connaissance de la littérature européenne et s’est familiarisé avec les courants littéraires et esthétiques de son temps qu’il appliquera bientôt, lentement mais sûrement, dans sa propre création poétique. Le mérite de ce tournant revient également à Matija Čop qui, par son érudition hors du commun, son savoir théorique et son sens de l’esthétique exceptionnels, guida le jeune Prešeren vers le romantisme. Les frères Schlegel ont considérablement influencé tant Prešeren que Matija Čop qui, en tant que romantiques, se sont appuyés sur leurs œuvres (certes, en les modifiant bien souvent). Toutefois, sans doute en raison de leur culture classique, les écrivains slovènes sont restés liés à la norme classique, tout en étant ouverts aux autres courants romantiques européens. Le tournant déjà mentionné est également visible dans les regroupements de poèmes créés après 1829, liés les uns aux autres par des thèmes récurrents : l’amour, le peuple (nation), la poésie, la conscience de la vie et de la mort.

3L’élégie « L’adieu à la jeunesse » n’a pas pour sujet le récit de quelque événement ou personnage, mais un thème très personnel dévoilant la destinée individuelle de l’auteur et la manière dont il la ressent : le poème est sa première confession existentielle. Eu égard au titre, le lecteur s’attend à une œuvre louant les vertus de la jeunesse, exprimant un adieu du poète à la jeunesse semblable à ceux caractérisant les littératures européennes depuis le sentimentalisme. Cependant, l’élégie de Prešeren diffère fortement de ce modèle. Elle porte une empreinte sombre inspirée par la connaissance de la cruelle réalité dont le poète a fait l’expérience lors du passage des années de jeunesse à la maturité et son regard pessimiste, presque fataliste, sur la vie et le monde se manifeste au travers de la complainte exprimant le regret de la jeunesse perdue. Les principales idées sont : le souvenir du passé, la brièveté de la vie d’ici-bas et du bonheur, l’impossibilité de voir tous ses désirs se réaliser, le renoncement, la pensée de la mort et de la paix de l’homme dans l’au-delà. À la lecture, on peut se demander quel est le noyau biographique du poème, quelle a été la raison directe de sa création. Il prend sa source dans les expériences personnelles de Prešeren ; quant à la raison directe de sa création, il faut probablement la chercher dans la situation matérielle relativement mauvaise où se trouve le poète ainsi que dans le refus qu’il a dû essuyer à l’occasion d’une demande d’emploi. La composition thématique du poème est fondée sur deux doublets de motifs : d’un côté, l’opposition entre la situation idéale désirée et la cruelle réalité quotidienne et, de l’autre, le contraste entre les valeurs spirituelles et matérielles. Du point de vue du contenu, le poème exprime la « dualité » de la jeunesse, exprimée par la métaphore de l’« aurore sombre » (cette métaphore comprend en elle-même deux concepts s’excluant l’un l’autre) ; le souvenir du poète est, certes, douloureux, mais il représente pour lui une grande valeur perdue à tout jamais. Dans cette élégie, Prešeren a très bien « transplanté » en slovène le vers de onze syllabes italien dont il respecte toute la diversité et l’étendue. Le poème est très riche en métaphores se référant à de nombreux éléments antiques et bibliques, complétées par une grande harmonie formelle. Il est divisé en cinq strophes ; la première propose le thème de base tandis que les quatre suivantes le complètent (la seconde et la troisième affirment les aspects négatifs et les quatrième et cinquième les aspects positifs). Ainsi, l’élégie esquisse la dualité du cadre philosophique et émotionnel de la poésie de Prešeren, son hésitation incessante entre un optimisme illusoire et un pessimisme résigné, entre le mal du siècle et l’utopie d’un côté, la pure réalité de l’autre.

4C’est à peu près à la même époque (1832) que paraît dans Kranjska Čbelica l’élégie « Premier amour » (« Prva ljubezen ») qui présente de grandes similitudes avec « L’adieu à la jeunesse ». Les deux poèmes, qui datent de la même époque, ont la même forme extérieure, le même nombre de stances et une répartition similaire de la matière. L’épigraphe qui précède l’élégie est une citation de Properce : « Qui nullam tibi dicebas iam posse nocere / haesisti. Cecidit spiritus ille tuus. » (2, 3, 1–2). Par ailleurs, le poème est également lié à Pétrarque : lors de la première parution, dans une note de bas de page, l’auteur engage son lecteur à lire le sonnet de Pétrarque relatant la rencontre avec Laure du 6 avril 1327. Il a ajouté également une citation des trois premiers vers d’un sonnet du cycle In Vita di Madonna Laura (« Era il giorno, ch’al sol si scoloraro / Per la pietà del suo fattore i rai, / Quand i’ fui presso... »). Cependant, Prešeren ne voulait pas que son poème ne soit que l’écho d’une élégie de l’Antiquité romaine ou de la Renaissance, aussi a-t-il choisi d’en faire la synthèse en ayant recours à la poésie de la Renaissance, puis à la poésie romantique de son temps. La description que Properce fait de Cynthie dans les élégies 2 et 3 du second livre est enrichie par les motifs de la Renaissance hérités de Pétrarque : l’adoration et la magnification de la femme, l’utilisation d’éléments stylistiques de l’iconographie chrétienne. La femme aimée et chantée n’est plus seulement un idéal inaccessible, représenté avec les moyens de la mythologie antique, mais une femme réelle à qui le poète tente d’insuffler une beauté et une force supérieures. Ainsi, Prešeren importe dans la poésie slovène (sous une forme, certes, quelque peu estompée) deux éléments importants : la réflexion et la conception de l’amour.

5L’épigraphe et la note introductive montrent déjà en eux-mêmes que le poète engage tous ses potentiels lecteurs à juger son œuvre en la comparant aux deux géants de la poésie mondiale. Ils doivent d’abord chercher des parallèles entre lui et Properce, poète qui écrivait pour les lecteurs romains cultivés en introduisant habilement dans ses œuvres des déclarations d’amour à sa bien-aimée Cynthie. Le fait que le poème soit truffé d’éléments hérités de l’Antiquité et de la Renaissance montre que Prešeren ne veut pas être considéré comme un simple imitateur de la poésie mondiale la plus renommée, mais souhaite, en s’appuyant sur deux grands modèles, créer une œuvre originale. En incluant les éléments susmentionnés, il a reconnu et suggéré implicitement sa volonté de rivaliser avec les deux poètes. Cependant, dans sa « lutte », il se donne une tâche autrement plus difficile, celle d’un véritable engagement social : il veut montrer aux lecteurs de son pays, en particulier aux cercles cultivés, que sa langue maternelle, dénigrée à cette époque, est parfaitement capable d’exprimer des idées et sentiments semblables à ceux exprimés par les langues les plus cultivées d’Europe. Il a voulu apporté la preuve de la « capacité poétique » de la langue slovène, commençant ainsi à réaliser l’idée de son ami Matija Čop. Ce dernier, qui était uniquement un théoricien n’ayant jamais mis ses théories en pratique, a trouvé précisément dans Prešeren l’instrument principal pouvant réaliser ses idées.

6L’élégie « Aux cordes » était pressentie pour être le poème introductif des « Gazelles » ; c’est ainsi qu’elle figure dans la version publiée en 1834 dans Kranjska Čbelica (p.16-17), mais dans le recueil Poezije elle est placée avant tous les autres poèmes. Cette œuvre sonne comme une complainte du poète, accompagnée de la harpe, et décrit la douleur d’un amant malheureux ; les cordes revêtent également un sens métaphorique ; elles sont le synonymes de la poésie et jouent un rôle d’intermédiaire, d’un troisième héros né de la relation entre la femme et le poète qui tente de séduire son cœur. Dans ce triangle (femme-poète-poésie), l’idée centrale est la poésie. Le poème est caractérisé par une architecture très élaborée, fortement influencée par Pétrarque, cependant Prešeren n’a pas choisi la forme stricte du sonnet ou de la stance romantique, mais a créé la mélancolie qui se dégage du poème en employant un mètre particulier, le trochée de quatre pieds.

7« Élégie à mes compatriotes » (« Elegija svojim rojakom ») est un poème engageant à l’action politique ayant pour sujet la problématique nationale et politique ainsi que la question de l’orgueil et de l’honneur personnels de l’homme. Fait intéressant : ayant écrit cette élégie en 1832, Prešeren a voulu la publier dans Kranjska Čbelica en 1833, puis l’a finalement supprimée sans plus jamais chercher lui-même à la faire paraître. C’est Ivan Grafenauer qui la publie finalement pour la première fois en 1910 dans la revue Čas. Prešeren a écrit ce poème peu après son arrivée à Klagenfurt (Celovec), quand la vie citadine réveille des souvenirs et associations liées à Ljubljana et qu’il compare la vie culturelle allemande très active avec la léthargie culturelle de Ljubljana. Les protestations du poète contre le peu d’attention que sa patrie accorde à la culture sont associées à la critique sociale. En effet, il s’agit là du premier poème où Prešeren exprime clairement ce qu’il pense de la société. Il s’inspire ici du poème de Valentin Vodnik intitulé « Pour réveiller mes compatriotes » publié pour la première fois en 1795, mais – comme d’ordinaire – il ne se contente pas d’imiter son prédécesseur ; il complète ses idées et leur apporte des modifications sensibles. Vodnik envisage la problématique de la léthargie culturelle d’une manière positive ; il est convaincu des richesses naturelles de sa terre natale ainsi que de l’intelligence et du zèle de ses compatriotes. Prešeren, lui, se montre beaucoup plus critique également sur le plan politique puisqu’il part de la constatation que son pays reste toujours « sans renom » et que ses habitants sont « sans liberté ni culture ». Il reconnaît que ses compatriotes pourraient faire de grandes choses, mais ce fait ne lui inspire pas le même optimisme qu’à Vodnik. Les causes de cette léthargie culturelle sont exprimées au travers des nombreux appels, questions et avertissements tristes qui constituent le poème. Les deux principales sont l’imitation systématique des étrangers et la recherche effrénée des biens matériels, conséquence d’une « morale d’entrepreneurs » à laquelle Prešeren s’oppose à plusieurs reprises dans ses poèmes. Selon lui, un petit peuple ne peut résoudre ce problème que par une prise de recul et par le patriotisme. Le poète établit un parallèle avec les Grecs : Ulysse reste fidèle à sa petite Ithaque, grande à ses yeux. La mélancolie caractéristique de l’élégie apparaît d’ores et déjà dans la forme, puisque l’auteur a choisi des trochées de huit et sept syllabes organisés en quatrains.

8Du point de vue thématique, le poème rappelle l’élégie « L’adieu à la jeunesse », cependant il a également une valeur incitative et didactique absente de cette dernière. Les deux poèmes ont le même point de départ, mais dans le second le poète est beaucoup plus précis et direct. La problématique de départ ne prend plus sa source au niveau personnel, mais sur le plan social, moral et politique, se trouvant donc dotée d’une dimension sociale plus large : le conflit entre la pensée humaniste et l’âpreté au gain. Le poème ne part pas d’une vision de l’harmonie du monde, mais de la réalité, du contraste entre l’idéal des lumières (que Prešeren ne dénigre pas, en dépit de son scepticisme) et la réalité de la société bourgeoise de l’époque.

9Onze ans plus tard, en 1844, Prešeren écrit une élégie intitulée « En souvenir d’Andrej Smole » (« V spomin Andreja Smoleta ») dans laquelle il salue le souvenir de son ami décédé en 1840 (le poème est publié dans Illyrisches Blatt le 28 décembre 1844). Andrej Smole était, avec Matija Čop, le plus proche collaborateur de Prešeren. C’était un esprit troublé, un demi châtelain, un commerçant raté qui préférait la littérature aux négoces, un libertin de caractère (libéral et francophile), empli d’idées révolutionnaires, et en même temps un homme très conscient de la problématique nationale slovène et l’un des premiers collecteurs slovènes de chants populaires. Il était pétri d’enthousiasme romantique ; il admirait et encourageait la littérature, persuadé que la langue maternelle constitue l’un des droits, libertés et valeurs fondamentaux. Avec Prešeren, il avait conçu un ambitieux projet de publication des œuvres des écrivains slovènes ; ensemble, ils avaient édité un recueil de poèmes de Valentin Vodnik (Pesme Valentina Vodnika) et une comédie d’Anton Tomaž Linhart (Matiček se ženi). Le poème dans lequel Prešeren présente la personnalité de son meilleur ami est caractérisé par un thème social et la question du rapport à la patrie et au monde. Il a été conçu comme un toast, une chanson à boire sous la forme d’un discours adressé directement à un cercle d’amis intimes. Du point de vue thématique, il s’appuie sur l’un des principaux poèmes patriotiques de Prešeren devenu depuis l’hymne national slovène : « Le toast » (« Zdravljica »). La différence est que « Le toast » est une chanson à boire qui est en même temps un poème incitant à l’éveil de la conscience nationale, tandis que l’autre toast, « En souvenir d’Andrej Smole », est une élégie. Écrit en vers de onze et dix syllabes, ce poème est l’un des sommets de la poésie personnelle de Prešeren ; les parties introductive et conclusive comportent chacune deux strophes et la partie centrale six, dont trois dépeignent l’histoire personnelle de Smole, ses déceptions amoureuses et financières tandis que les trois autres racontent son chemin dans le monde, ses désillusions et son retour chez lui (schéma compositionnel : 2, 3, 3, 2). Au centre se trouve le thème de l’homme s’efforçant de raviver la léthargie dominant la culture slovène, cette même léthargie qu’il avait toujours fermement critiquée et contre laquelle il se battait avec son œuvre culturelle et littéraire. Le poème n’est donc pas une parabole utilisée pour exprimer une situation personnelle ; il possède un fondement historique réel. Par ce poème, l’auteur dévoile la destinée de la révolte de Smole ; au centre se trouve sa vie, qui n’a jamais été guidée par l’âpreté au gain, mais par une vision humaniste, approfondie, du monde et de la société. Le thème central est éternel : le poème part de la prise de conscience par Smole de ce que les hommes sont gouvernés par l’argent et non par le sentiment d’humanité. Tout ce qui lui reste après cette prise de conscience douloureuse est l’amour de la terre natale. Prešeren conserve encore sa résignation élégiaque face au bonheur personnel, mais cette fois-ci sa résignation est nettement plus motivée sur le plan national qu’elle ne l’était dans « L’adieu à la jeunesse ». Au thème patriotique est également lié le thème de la mort, amené par la mort prématurée de Smole le 30 novembre 1840. En raison de son rôle important, le motif de la mort est placé en évidence au début et à la fin du poème. C’est lui qui relie le thème de société au thème existentiel.

10Un peu plus d’un an plus tard, le 15 avril 1845, paraît dans Novice le poème intitulé « En souvenir de Valentin Vodnik » (« V spomin Valentina Vodnika »). Dans son élégie, sa première œuvre parue dans le quotidien, Prešeren s’incline devant Valentin Vodnik (1758-1819), à la fois poète, traducteur, publiciste, grammairien, pédagogue et grand francophile slovène, homme qui appuyait ses conceptions du « réveil des peuples » sur une adhésion modérée à la philosophie des Lumières. Bien que relativement mince, l’apport de Vodnik dans le domaine de la poésie a réellement eu une grande influence sur le développement des lettres slovènes jusqu’au milieu du XIXe siècle. Par ailleurs, Vodnik fut le premier écrivain slovène réprimé par les autorités de son époque en raison de son action d’éveil de la conscience nationale du peuple slovène, ce qui ne fit que renforcer sa popularité durant les décennies suivantes. Le plus grand hommage qui lui fut rendu fut précisément l’élégie de Prešeren dédiée à son souvenir. Le poète envisage Vodnik par le biais de sa conception de la poésie. Il le présente comme un homme exclu par la société, sort qui, selon lui, est une partie primordiale de la destinée du poète. Dans ce poème, il évoque un homme isolé, qui s’adonne au travail avec acharnement et finit par s’y consumer, n’atteignant la gloire et les honneurs qu’après sa mort. Prešeren avait déjà abordé ce thème dans « Élégie à mes compatriotes » et « En souvenir d’Andrej Smole ». Ce poème de huit strophes a pour point de départ l’histoire mythologique du Phénix, métaphore du poète qui renaît après sa mort. L’idée de la gloire posthume du poète, particulièrement mise en valeur ici, se mêle aux conceptions romantiques concernant le caractère exceptionnel de la destinée du poète et de son œuvre. Or, il est surprenant que Prešeren ait, pour exprimer un thème aussi exigeant, utilisé une forme métrique aussi simple que la danse alpine, le vers amphibraque introduit précisément par Vodnik dans la littérature slovène, forme que, par ailleurs, il essayait d’éviter, suivant en cela les recommandations de Čop. Ce mètre choisi en hommage à Vodnik relie encore plus étroitement le poème à son sujet.

11L’ami de Prešeren, Matija Čop (1797-1835), à la fois diplômé de lettres anciennes, historien de la littérature et critique littéraire, était un érudit d’exception, spécialiste des littératures grecque et latine, qui savait 19 langues. C’était également un grand esthète (enthousiasmé par le romantisme) disposant de connaissances approfondies en philosophie. Il ne se contentait pas de connaître toute la tradition littéraire européenne, il suivait également attentivement les courants littéraires et esthétiques de son époque. Il formait avec Prešeren un duo d’une efficacité exceptionnelle : Čop était un théoricien, un guide dont Prešeren, homme d’action, mettait en pratique les idées. C’est en 1845, à l’occasion du dixième anniversaire de la mort tragique de son ami (mort noyé lors d’une baignade dans la Save le 6 juillet 1835), que Prešeren conçut l’élégie intitulée « En souvenir de Matija Čop » (« V spomin Matija Čopa »), achevée et publiée en 1846 dans deux versions différentes. Dans ce poème, il exprime son respect envers son ami, présentant la mort de ce dernier comme une perte tragique pour le développement culturel slovène. C’est là le quatrième poème dédié à Čop. Immédiatement après le décès, il lui avait déjà consacré une élégie en allemand, « Au souvenir de Matija Čop » (« Dem Andenken des Matthias Čop »), puis son poème épique « Le Baptême sur les bords de la Savica » (« Krst pri Savici »), comme en témoigne le sonnet introductif de l’œuvre. Par ailleurs, Prešeren est également l’auteur de l’inscription apposée sur la tombe de Čop. Dans cette élégie riche en allégories, le poète souligne non seulement le travail inachevé de Čop, mais aussi – et surtout – l’action que son ami a menée durant sa vie. Plusieurs thèmes s’entrelacent sur un ton intimiste et légèrement dépressif obtenu, entre autres, par le mètre (distique élégiaque). Au premier plan figure la contribution de Čop à la renaissance littéraire slovène et son rôle de guide, de critique et de mentor. Cet aspect est complété par un éloge de son érudition exceptionnelle et l’évocation de son destin personnel. Sur le plan thématique, les quinze distiques élégiaques sont répartis de la manière suivante : 3 (introduction), 9 (idée centrale), 3 (conclusion). Jusqu’alors, Prešeren avait évité l’hexamètre (de même que le pentamètre). Dans ce poème, il a probablement voulu soulever la question de l’hexamètre slovène à laquelle Čop s’était lui-même intéressé. C’est sans doute la raison pour laquelle il a donné de ce poème deux versions distinctes. La première, parue dans le quotidien Novice le 25 février 1846, est conforme au système quantitatif antique, tandis que la seconde, publiée dans Illyrisches Blatt trois jours plus tard, est adaptée au système de versification slovène, c’est-à-dire le système fondé sur l’accentuation tonique. Nous ne savons pas pourquoi Prešeren a opté pour ces deux solutions. Peut-être a-t-il seulement voulu, comme nous l’avons déjà suggéré, poser à nouveau le problème de l’hexamètre slovène. Quoi qu’il en soit, les deux versions proposées témoignent de la puissance créatrice du poète.

12Profondément marqué par la culture antique et par le romantisme européen, France Prešeren a donc a neuf reprises choisi de s’exprimer à travers l’élégie (sept fois en slovène et deux fois en allemand). Il convient de noter que cette forme poétique n’a jamais été chez lui véritablement marquée ni conçue d’une manière stricte. C’est pourquoi on parle volontiers, concernant ses élégies, de « mélange des genres ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Matej Hriberšek, « Les élégies de France Prešeren »Babel, 12 | 2005, 91-101.

Référence électronique

Matej Hriberšek, « Les élégies de France Prešeren »Babel [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 08 août 2012, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/1035 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.1035

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Auteur

Matej Hriberšek

Université de Ljubljana, Slovénie

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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