Navigation – Plan du site

AccueilNuméros41II. Identités pluriellesDe l’interculturel et du métissag...

II. Identités plurielles

De l’interculturel et du métissage dans l’écriture de Salim Bachi

Jaouad Serghini
p. 177-188

Résumés

Le Chien d’Ulysse de l’Algérien Salim Bachi, aux allures fusionnelles entre Maghreb et Occident, renoue avec l’héritage homérique dans une double perspective intertextuelle et interculturelle. Par sa réécriture du mythe d’Ulysse, l’éternel exilé, ce livre revisite cette Algérie de la décennie sanguinaire, dans une double entreprise de remise en question d’un passé douloureux et de tentative de s’en délivrer. Roman polyphonique, de nombreuses voix s’y font entendre qui ont pour corollaire une pluralité d’idées accompagnée d’un éclatement identitaire. Sachant que la problématique identitaire constitue un enjeu central de l’interculturel, Bachi l’investit de ce pouvoir démystificateur de l’ethnocentrisme. Avec la montée des différents discours nationalistes en Algérie, pendant les années 1990, la démarche interculturelle du romancier algérien apparaît comme un ambitieux projet d’élaboration d’un univers perméable au dialogue et à la communication interculturelle par un travail d’écriture qui marque un double désir de soi et de l’autre.

Haut de page

Texte intégral

1. De l’interculturel scriptural

  • 1 Salim Béchi, La Kahéna.
  • 2 Salim Béchi, Autoportrait avec Grenade.
  • 3 Salim Béchi, Tuez-les tous.
  • 4 Salim Béchi, Les Douze contes de minuit.
  • 5 François Laplantine, Je, nous et les autres, p. 41.
  • 6 Voir Jaouad Serghini, « Le dialogue Nord/Sud  au féminin: Regards et paroles de Méditerranéennes ».
  • 7 Malika Mokeddem, N’zid.

1Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi où Maghreb et Occident se trouvent en parfaite communion, renoue avec l’héritage homérique dans une double perspective intertextuelle et interculturelle. Par sa réécriture du mythe d’Ulysse, l’éternel exilé, ce livre revisite cette Algérie de la décennie sanguinaire dans une double entreprise de remise en question d’un passé douloureux et de tentative de s’en délivrer. Ainsi le parcours de Hocine, personnage central du livre, est motivé en premier lieu par un désir de mémoire : le parcours de Hocine dans le roman retrace la quête débridée d’un sens au passé, une forte envie de vouloir comprendre anime ce personnage, d’ou l’exhumation du passé qui accompagne sa démarche. C’est ainsi qu’à un moment du roman, Hocine dira : « Je commençai à distinguer les possibilités infinies que recelait une vie » (p. 217). En second lieu, cette exhumation du passé quand bien même poignant est un désir ardent de s’en défaire et de s’en libérer. L’interculturel au sein du Chien d’Ulysse est conçu comme un pont qui permet de relier l’identité objet d’une quête fantasmée aux origines lointaines. Il constitue en fait l’arrière-plan qui nourrit la trame de la fiction. Que l’écriture de Bachi déterre des symboles aussi mythiques que symboliques marque clairement l’adhésion du romancier algérien à la mouvance interculturelle. Toute son œuvre reflète explicitement cette référence interculturelle, La Kahéna1, Autoportrait avec Grenade2, Tuez-les tous3 et Les Douze contes de minuit4 sont tous traversés par une dimension interculturelle. Ces titres reflètent explicitement ce désir d’altérité que nourrit le romancier algérien. L’interaction interculturelle, à la fois endogène et exogène, y apparaît nettement. Le désir d’altérité est souvent accompagné par une réflexion sur l’identité et sur son mode de fonctionnement. Et à en croire les propos de François Laplatine, l’identité « réactualise toujours, en le ritualisant, un fondement incontestable. Elle est un processus de réactivation de l’origine »5. Ce procédé de réactivation des origines dont parle Laplatine est repris par Bachi dans Le Chien d’Ulysse sauf que cette reprise ne cantonne pas l’identité dans l’idéologie de l’identité pure pour la simple raison que cette dernière n’existe pas. Et si la compatriote de Bachi, Malika Mokeddem, a préféré ancrer la quête identitaire dans l’espace maritime de la Méditerranée6 pour marquer la non existence d’une identité pure dans son roman N’zid7, Bachi, quant à lui, a opté pour la ré-exploration du mythe en inscrivant la quête identitaire dans le socle de l’interculturel. Sa démarche est une entreprise consciente qui aspire à se soustraire à ce qu’Amin Maalouf nomme « Les Identités meurtrières ». Le discours épique qui nourrit en filigrane la trame du roman est une échappatoire au discours réductionniste qui cantonne l’identité dans une vision d’appartenance univoque. Nous cédons la parole à Amin Maalouf qui explique ce qu’il entend par les identités meurtrières :

  • 8 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, p. 39.

Dès le commencement de ce livre je parle d’identités « meurtrières » - cette appellation ne me semble pas abusive dans la mesure où la conception que je dénonce, celle qui réduit l’identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelques fois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs8.

2Sachant bien que la problématique identitaire constitue un enjeu central de l’interculturel et qu’elle est au centre de ses préoccupations, Bachi l’investit de ce pouvoir démystificateur de l’ethnocentrisme. Avec la montée en Algérie, pendant les années 1990, des différents discours nationalistes, la démarche interculturelle du romancier algérien apparaît comme un ambitieux projet d’élaboration d’un univers perméable au dialogue et à la communication interculturelle par un travail d’écriture qui marque un désir d’appropriation. La langue de Bachi dans sa traversée incessante des territoires du Même et de l’Autre, du passé et du présent, du mythe et de la réalité témoigne d’une double conscience culturelle et interculturelle. Dans ce sens, Jean-Marc Moura note :

  • 9 Jean-Marc Moura. Littératures francophones et théorie postcoloniale, p. 43.

L’auteur postcolonial en général a, de façon presque obligée, une conception forte de la littérature dans l’histoire, de ce qu’elle peut pour et dans la culture, de ce dont elle est capable pour les relations interculturelles. C’est pourquoi l’on peut parler de conscience culturelle. L’écriture est bien entendu une entreprise singulière, mais elle ne se détache pas ici de préoccupations collectives9.

  • 10 Abdelkébir Khatibi, Penser le Maghreb, pp. 82-83.

3L’écriture de Bachi évolue dans un rapport fait à la fois d’identification, de filiation, d’écart, d’interaction dialogique, de transformation voire de subversion avec l’héritage littéraire des deux cultures, celle authentique et celle étrangère. Cet échange n’est pas sans rappeler ce que l’auteur de Penser le Maghreb10 nomme le désir d’hospitalité. Pour inscrire nos propos dans le concret nous examinerons cet extrait du Chien d’Ulysse en essayant de dégager cette ouverture interculturelle qu’adopte Bachi tout au long de son écriture.

Le bus approche de la gare. Hérissée, l’horloge marque le centre de la ville en forme de croissant, (…), l’horloge de la gare, dressée, implacable, pointe vers le ciel, (…). Vrai, elle ressemble à une mosquée sans imam, sans muezzin. Bien moins redoutable. Le cadran est solaire. Sur les rayons, des chiffres romains. Vestige des temps anciens. (Le Chien d’Ulysse. pp. 33-34).

4L’horloge en forme de croissant est une connotation de la religion musulmane, dans son mouvement elle rythme la vie des habitants de Cyrtha. La posture de cette horloge, « Hérissée », « dressée implacable » au milieu de la ville, renvoie au pouvoir qu’exerce la religion représenté par sa forme la plus radicale à savoir l’islamisme. L’absence d’imam et de muezzin signale l’incohérence de cette tendance radicale et le manque de constance. Ce passage voit grouper des formes cosmiques révélatrices de l’interculturel comme le croissant, symbole de l’Orient et le cadran solaire avec ses chiffres romains en référence à l’Occident. Deux référents intimement mêlés, l’un constitue la forme, l’autre le cœur. Par cette description particulière de l’horloge, Bachi attire l’attention sur un fait historique d’une grande lucidité à savoir que l’histoire de l’Algérie, à laquelle renvoie l’horloge, ne peut être réduite uniquement à un référent musulman, mais elle est plutôt un foisonnement de repères berbères, romains, turcs et arabes. Cette interférence de repères, aux yeux du romancier algérien, est un fait historique qu’il prend en considération tout au long du roman à travers sa réécriture du mythe d’Ulysse comme tentative de revendication de cet héritage interculturel de l’Algérie. La quête identitaire entreprise par le romancier algérien ne s’inscrit pas dans une alternative d’éviction d’altérité, au contraire elle est bien au cœur de la fiction. L’altérité n’est vivable que lorsque ce qui est supposé être autre, s’identifie à ce qui se désire comme soi-même. En d’autres termes, le désir d’une identité stable n’arrive que par la médiation d’idées diverses et d’une dynamique de l’interaction et de l’échange entre littératures. La réécriture du mythe d’Ulysse est une forme de conscience du romancier algérien à l’égard de l’hétérogénéité qui fonde la société contemporaine. Si l’Odyssée est revisitée par Bachi, si elle est réactualisée, c’est justement pour rappeler l’absence de frontières, toutes sortes de frontières. Si la plume du romancier se place aux croisements des cultures, c’est pour dire que la compréhension du présent, sous n’importe quelle forme avec laquelle il se présente, nécessite un passage par le passé. Convoquer le mythe est une affirmation qui consiste à rappeler que nul ne détient le monopole de la vérité, et si Le Chien d’Ulysse se veut d’abord un roman qui tente de baisser le voile sur cette période sanguinaire qu’avait vécu l’Algérie, il n’en reste pas moins qu’il rappelle clairement la leçon donnée par le XXe siècle : c’est qu’aucune doctrine n’est libératrice et que ce qu’a vécu l’Algérie, réside dans cette mauvaise gestion de l’altérité. Pour citer encore une fois Amin Maalouf :

  • 11 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, p. 62.

Le XXe siècle nous aura appris qu’aucune doctrine n’est, par elle-même, nécessairement libératrice, toutes peuvent déraper, toutes peuvent être perverties, toutes ont du sang sur les mains, le communisme, le libéralisme, le nationalisme, chacune des grandes religions, et même la laïcité. Personne n’a le monopole du fanatisme et personne n’a, à l’inverse, le monopole de l’humain11.

5Dès lors, la nécessité d’un nouveau regard concernant la gestion du rapport entre les cultures, la conscience du partage sont seules garantes du dépassement de l’exiguïté du regard et de l’acquis monoculturel. Le dialogue interculturel est tributaire d’une conscience interculturelle qui met l’homme au cœur de la réflexion.

2. Bachi, au carrefour du métissage

  • 12 Charles Bonn, « Le voyage innommable et le lieu du dire: Émigration et errance de l’écriture maghré (...)

6Dans une étude12 Charles Bonn souligne qu’une littérature se définit en premier lieu par rapport à l’espace, lieu de l’énonciation, auquel se réfèrent les textes, cet espace n’est en fait autre que l’univers culturel, ainsi déclare-t-il :

  • 13 Ibid.

L’identité d’une littérature, […], ne peut être définie valablement ni par la nationalité de l’auteur, ni par l’espace qu’il décrit : Une littérature, consciemment ou non, se définit d’abord par rapport à l’espace dans lequel ses textes prennent sens. Et cet espace est désigné dans le texte par un ensemble de références et de connotations à travers le relevé desquels on peut en dessiner le véritable lieu d’énonciation, c’est-à-dire l’univers culturel par rapport auquel ces textes s’écrivent. Le lieu d’énonciation serait ainsi le code culturel dans lequel un texte acquiert sa plus grande lisibilité13.

  • 14 Roland Barthes, Mythologies, p. 243.

7L’espace de la ville de Cyrtha dans Le Chien d’Ulysse au sein duquel s’inscrit l’énonciation, au sens où l’entend Bonnet à l’intérieur duquel le texte acquiert une lisibilité est un espace fantasmagorique, un lieu de déperdition. Cependant la diégèse du roman demeure profondément ancrée dans l’histoire de cette Algérie de la décennie sanguinaire. L’entre deux mondes chez Salim Bachi s’actualise à travers la réécriture du mythe, qui devient la toile de fond pour cette écriture qui scrute la question de l’identité à la lisière du même et de l’Autre. Dans un rapport d’usage, le mythe est réinvesti par l’écriture de l’écrivain qui se joue du mythe comme moyen d’immobilité, car la fin d’un mythe dira Barthes c’est : « d’immobiliser le monde »14. Ainsi, la réécriture du mythe permet d’éclairer les liens qui l’unissent à la littérature. Le mythe englobe souvent la littérature, étant sa forme originaire et matricielle, et la littérature englobe le mythe, étant sa réactualisation moderne. Tout au long du roman de Bachi, nous avons relevé ce travail de démythification élaboré par le romancier afin de briser toute aspiration à instaurer une quelconque parenté avec la cosmogonie des mythes qui comme le rappelle Barthes :

  • 15 Ibid., p. 244.

Ne sont rien d’autres que cette sollicitation incessante, infatigable, cette exigence insidieuse et inflexible, qui veut que tous les hommes se reconnaissent dans cette image éternelle et pourtant datée qu’on a construit d’eux un jour comme si ce dût être pour tous les temps15.

8L’univers culturel auquel se réfère Le Chien d’Ulysse est fortement marqué par cette volonté du dépassement, voire de l’a-spatialité. L’entre deux mondes chez l’écrivain algérien est celui du métissage par excellence, un espace à la lisière des cultures, étanche, mobile allant à l’encontre de l’enclavement, fustigeant fermement l’hégémonie des mythes à commencer par celui de l’identité. Cette dernière qui, dans le cas de la littérature maghrébine ne semble se penser que dans un rapport de télescopage entre le même et l’Autre, ce qui est aux yeux de Bachi totalement faux, d’où le recours à l’intertextualité. En effet, la décennie noire qu’avait connue l’Algérie se nourrissait souvent et avidement de cette question de l’identité. Les islamistes à cette époque, sous la bannière du FIS (Front Islamiste du Salut) brandissaient l’étendard de l’identité musulmane comme seule et unique identité admise et ayant ce pouvoir unificateur, faisant fi de la particularité historique de l’Algérie qui se trouve être un mélange d’identités à la fois berbère, turque, romaine et arabe. Quand Bachi inscrit son roman au sein de l’héritage homérique, en fait il met en exergue sa volonté de briser le cloisonnement, affirmant par là son adhésion totale au métissage culturel qui est à ses yeux la vraie identité de l’Algérie actuelle. En terre d’exil, l’écrivain soumet la réalité de son pays à un fin examen de tous les mythes qui semblent maintenir le pays sous une lourde atmosphère d’enclavement et de déperdition. Pour ce faire, Bachi privilégie le chemin de l’affranchissement, de la libération adoptant par là la pensée barthienne en matière de lutte contre les mythes :

  • 16 Ibid., p. 102.

A vrai dire, la meilleure arme contre le mythe, c’est peut-être de le mythifier à son tour, c’est de produire un mythe artificiel : et ce mythe reconstitué sera une véritable mythologie. Puisque le mythe vole du langage, pourquoi ne pas voler le mythe ?16

  • 17 Sur cette dynamique dont regorge le métissage François Laplatine et Alexis Nouss affirment : « Le m (...)
  • 18 Mourad Khiredine Mourad, « Les Identités pulvérales ».

9Tout au long de son roman, Bachi dépouillera le mythe d’Ulysse pour le réhabiliter, le vol est ici un acte d’affranchissement qui dit, dans une langue finement travaillée, l’adhésion totale de l’écrivain à l’espace du métissage culturel, le seul lieu, à ses yeux, capable d’aspirer et de fusionner à la fois toutes les différences et les différentes particularités puisque le métissage offre à la fois un espace dynamique17 et propice pour une identité pulvérale pour reprendre les propos d’un critique marocain.18

10Dans La différence de Michel Wieviorka nous lisons :

  • 19 Michel Wieviorka, La différence, p. 102.

Le métissage autorise en effet la production, et pas seulement la reproduction ou la survie de la différence. Mais c’est précisément parce qu’il autorise, de façon pleine et directe, la créativité et l’invention qu’il lui est difficile, voire impossible, de se rehausser au niveau politique ou juridique19

11Cette production assez particulière sous la gangue du métissage dont parle Wieviorka, se concrétise à travers ce métissage entrepris par Salim Bachi dans son roman Le Chien d’Ulysse. La réécriture du mythe d’Ulysse par le romancier s’inscrit dans une visée intertextuelle et n’est en fait qu’une entreprise de l’écrivain algérien de réactualiser le passé dans le présent douloureux. Le processus génétique du texte a pour toile de fond le récit épique, supposant une mémoire littéraire du lecteur qui est invité par la suite à se munir des outils pour déchiffrer cette intertextualité dont regorge le livre. La référence à l’Odyssée oriente la construction du sens par le lecteur de ce roman car dès le prélude celui-ci cherche pour lui des éléments repères et rassurants à la fois qui lui permettent de faire la jonction entre sa propre mémoire littéraire suffisamment imprégnée par le récit épique et la réutilisation de ce récit par Bachi. A sa grande surprise et enchantement à la fois, le lecteur découvre qu’il est à mille lieues de l’Ulysse de l’Odyssée et ceci malgré les références qui y renvoient de temps à autre. La tentative de déstabilisation du lecteur par l’écrivain se concrétise en fait à travers cette langue finement travaillée et soumise au processus du métissage interculturel. La conception de la langue en tant que voix du métissage par l’écrivain algérien se décline dès l’incipit du livre avec l’apparition de cet espace de la ville de « Cyrtha », ville imaginaire, ville de tous les maux, de toutes les outrances : « Cyrtha grosse de tous les méfaits, des exactions de ses tortionnaires, flics, terroristes, corrompus, taupes de la Force militaire, […], Cyrtha envahit de toute la force de ses ruelles, de son fleuve de pierre, […], ma cervelle étroite. » (Le Chien d’Ulysse. p. 13).

12Bachi instaure un rapport de similitude entre « Cyrtha » et Ithaque dans la mesure où la graphie correcte est Cirta, l’ancienne ville numide. Ainsi, loin de gêner la communication, l’interférence crée un effet de perturbation sémantique chez le lecteur invité à convoquer sa mémoire littéraire afin d’y voir clair. A ceci s’ajoute le fait que Cyrtha, sortie de l’imaginaire, est le foisonnement de plusieurs villes algériennes auxquelles elle renvoie : Cyrtha est à la fois Alger la ville maritime « Cyrtha ouvrait sur la mer », (Le Chien d’Ulysse. p. 86). Annaba ville qui allait connaître l’assassinat du président Boudiaf et à laquelle renvoie cette indication temporelle « le 29 juin 1996 ». (Le Chien d’Ulysse. p. 23). Cyrtha est également Constantine qui, à l’époque Numide, était Cirta. Nous constatons ainsi que cette ville imaginaire recouvre une pluralité de références historiques et physiques mêlant ainsi tous les repères et ceci dans un but de métissage qui se veut quête identitaire. Le roman de Bachi est le lieu où s’opère ce métissage littéraire à travers la réécriture de l’Odyssée. Nous nous demandons si cette production, sous la bannière de ce brassage culturel, obéit à des modalités de conduite ou si elle est aléatoire, voire subversive ? En fait, quand nous parlons du métissage, ce qu’il faut retenir c’est que :

  • 20 François Laplantine et Alexis Nouss, Le métissage, p. 10.

La grande et seule règle […] consiste en l’absence de règles. Aucune anticipation, aucune prévisibilité ne sont possibles. Chaque métissage est unique, particulier et trace son propre devenir. Ce qui sortira de la rencontre demeure inconnu20.

13Dans ce sens, en tant que lecteurs nous serons témoins d’une gestation d’un sens tout à fait nouveau et inopiné au sein du roman de Salim Bachi. Dès lors, le conditionnement ou ce que les spécialistes de la programmation neurolinguistique (PNL) appellent ancrage sera soumis à rude épreuve, et la question qui revient en leitmotiv tout au long de la lecture de l’œuvre est la suivante : retrouverons-nous la réactualisation et la parenté avec l’Odyssée ? Ce qui justifie cette question, à notre sens, c’est cette liberté prise par l’écrivain du Chien d’Ulysse face au mythe. En effet, Bachi se joue du lecteur, tantôt il le rapproche du récit de l’Odyssée à travers l’exhibition de références odysséennes qui sautent aux yeux, tantôt il l’embarque si loin dans d’étranges contrées au sein desquelles il se sente totalement dépaysé l’invitant par ce jeu de proximité et d’éloignement à se poser des questions cruciales relatives au mythe à commencer par questionner les composantes structurelles qui permettent au mythe de résister au temps et de trouver toujours de nouvelles formes d’actuation. De voir de quelle manière le mythe, antique ou moderne, modèle les consciences collectives en se faisant souvent fondateur d’identité. De voir enfin comment la connaissance des mythes se présente souvent comme une quête de la vérité.

  • 21 Mircea Eliade, Aspects du mythe, p. 26.

Connaître les mythes, c’est apprendre le secret de l’origine des choses. En d’autres termes, on apprend non seulement comment les choses sont venues à l’existence, mais aussi où les trouver et comment les faire réapparaître lorsqu’elles disparaissent21

14La convocation du mythe par un écrivain nous la concevons selon deux possibilités : la première c’est que cette convocation se fait dans un rapport de télescopage qui met en exergue une certaine différenciation puisque le mythe est soumis à un processus de mortification voire de démythification, la seconde possibilité c’est celle d’une réactualisation du mythe dans une optique de continuité. Toutefois, le texte littéraire s’il est en rapport avec les mythes anciens, il est aussi en rapport avec les mythes de notre temps, avec la parole sociale. C’est dans cette optique que nous concevons l’entreprise de Bachi qui consiste à dire que le mythe est parmi nous comme une forme de réalité « atemporelle », qu’il opère dans le hic et nunc, et que le texte littéraire est en fait un espace de liberté.

15Au terme de cette réflexion qui portait sur la dimension interculturelle et la portée métisse de l’écriture de l’algérien Salim Bachi, il s’est avéré que cette écriture se fait en écho aux évolutions de son pays l’Algérie et aux trémoussements du monde. Le romancier algérien met cette question de l’interculturel et du dialogue interculturel au centre de ses préoccupations. Tel un fin observateur de la société algérienne Bachi cherche à tisser des ponts sinon des passerelles entre passé et avenir dans une entreprise interculturelle qui favorise les convergences et autorise les divergences.

16Il est un constat conséquent qu’il va falloir prendre en considération en cette fin d’étude, c’est que Salim Bachi fait partie des écrivains de la nouvelle génération qui sont issus de l’immigration ; leurs textes doivent donc être étudiés sous cet aspect de l’errance, de l’exil, du regard porté sur le national qui émane de l’extérieur. Aussi, leurs discours se trouvent-ils décalés voire décentrés, dans la mesure où ils se trouvent en position d’expatriés par rapport à un pays qu’ils ont quitté. Parmi les liens qui puissent les rattacher à leurs racines c’est la littérature en tout ce qu’elle recèle d’universel. Cette dernière se métamorphose en une source d’identité, de cordon ombilical voire de nouvelle patrie pour un bon nombre d’écrivains émigrés. Ainsi, nous sommes dans l’obligation de nous demander quel rapport lie l’écrivain à son pays d’origine et par ricochet au pays d’accueil. Quel aspect prend l’écriture en pays d’accueil. Et quelle est la place du pays d’origine dans l’écriture des écrivains de cette nouvelle génération ? Ce sont des interrogations précieuses qui méritent une mûre réflexion.

Haut de page

Bibliographie

Barthes, Roland. Mythologies, Paris, éditions Seuil, 1957.

Bonn, Charles. « Le voyage innommable et le lieu du dire : Émigration et errance de l’écriture maghrébine francophone », Limag, 2003.
http://www.limag.com/Cours/Mannheim/TOMEMIG.pdf

Eliade, Mircea. Aspects du mythe, Paris, Gallimard, « Folio/Essai », Paris, 1963.

Khatibi, Abdelkébir. Penser le Maghreb, Rabat, SMER, 1993.

Laplatine, François. Je, nous et les autres, le Pommier, 1999.

Le Calvez, Éric et Canova-Green, Marie-Claude (eds), Texte(s) et Intertexte(s), Amsterdam, 1997.

Maalouf, Amin. Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.

Moura, Jean-Marc. Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999.

Serghini Jaouad, « Le dialogue Nord/Sud au féminin : Regards et paroles de Méditerranéennes », in J. E. Bernard (et alii), Continuité et rupture des échanges en Méditerranée, Toulon, Collection « Transverses », Laboratoire Babel, 2016.

Wieviorka, Michel. La différence, Paris, Éditions Balland, 2001.

Haut de page

Notes

1 Salim Béchi, La Kahéna.

2 Salim Béchi, Autoportrait avec Grenade.

3 Salim Béchi, Tuez-les tous.

4 Salim Béchi, Les Douze contes de minuit.

5 François Laplantine, Je, nous et les autres, p. 41.

6 Voir Jaouad Serghini, « Le dialogue Nord/Sud  au féminin: Regards et paroles de Méditerranéennes ».

7 Malika Mokeddem, N’zid.

8 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, p. 39.

9 Jean-Marc Moura. Littératures francophones et théorie postcoloniale, p. 43.

10 Abdelkébir Khatibi, Penser le Maghreb, pp. 82-83.

11 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, p. 62.

12 Charles Bonn, « Le voyage innommable et le lieu du dire: Émigration et errance de l’écriture maghrébine francophone ».

13 Ibid.

14 Roland Barthes, Mythologies, p. 243.

15 Ibid., p. 244.

16 Ibid., p. 102.

17 Sur cette dynamique dont regorge le métissage François Laplatine et Alexis Nouss affirment : « Le métissage n’est pas la fusion, la cohésion, l’osmose, mais la confrontation, le dialogue ». François Laplantine et Alexis Nouss, Le métissage, p. 10.

18 Mourad Khiredine Mourad, « Les Identités pulvérales ».

19 Michel Wieviorka, La différence, p. 102.

20 François Laplantine et Alexis Nouss, Le métissage, p. 10.

21 Mircea Eliade, Aspects du mythe, p. 26.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Jaouad Serghini, « De l’interculturel et du métissage dans l’écriture de Salim Bachi »Babel, 41 | -1, 177-188.

Référence électronique

Jaouad Serghini, « De l’interculturel et du métissage dans l’écriture de Salim Bachi »Babel [En ligne], 41 | 2020, mis en ligne le 25 mai 2020, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/10313 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.10313

Haut de page

Auteur

Jaouad Serghini

Université Mohammed 1er, Oujda.
Laboratoire Langues, Cultures et Communication

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search