1Il est intéressant de comparer les œuvres de Georges Henein et Jean Sénac dans la mesure où ce sont deux poètes engagés qui ont vécu les grandes crises du XXème siècle et qui ont tous deux lutté pour l’émancipation de leur peuple. Leur identité multiple, placée sous le signe du métissage, fait d’eux des témoins privilégiés du rapport entre orient et occident. Georges Henein est né au Caire en 1914. D’ascendance copte et italienne mais de culture française, il est lié de manière intime à l’histoire du pays puisque son père s’était battu aux côtés des Égyptiens pour l’indépendance. Il est donc solidaire de cette terre arabophone où il vivait tout en étant pro-juif. Il vient étudier à Paris dans les années 30 et se lie d’amitié avec André Breton. Il s’intéresse au surréalisme. Il aime dans ce mouvement l’association de l’invention poétique et de la pensée politique. Pour lui, « changer la vie » de Rimbaud et « transformer le monde » de Marx étaient des concepts qui devaient fonctionner ensemble. Malheureusement, comme le dit Berto Farhi dans la préface des Œuvres de Georges Henein :
- 1 Georges Henein, Œuvres, p. 30.
Il avait rêvé que le cosmopolitisme, comme le surréalisme, réconcilierait le monde, épuiserait les incompatibilités jusqu’à ce que les choses finissent par ne plus s’apercevoir contradictoirement. Il ne s’était rien passé. Le surréalisme, auquel il avait consacré trente ans de sa vie, n’avait pas aboli comme promis les patries, et le cosmopolitisme n’avait pas fait l’économie des antisémitismes et autres fanatismes qui couraient sous les bonnes intentions proclamées.1
2Par amour pour une femme musulmane il se convertit à l’islam pour pouvoir l’épouser et choisit Bajazet comme prénom musulman. Maître à penser d’une jeune gauche égyptienne qui se retournera contre lui, ses positions politiques et son opposition à Nasser le contraindront à l’exil en 1962. Il disait qu’il était un écrivain de nulle part et nous allons tenter de montrer comment ses écrits établissent un pont entre l’orient et l’occident, « entre liberté d’écriture et exercice lucide de la pensée »2.
- 3 Federico García Lorca, Œuvres poétiques, Actes Sud, 1999, p. 13.
3Jean Sénac, quant à lui, est né à Béni Saf en Oranie en 1926 d’une mère espagnole et d’un père inconnu, peut-être gitan. Ses premiers poèmes sont publiés chez Gallimard par Albert Camus avec une préface de René Char. Partisan résolu de l’indépendance algérienne, il fréquente les milieux nationalistes algérois et, dès 1952 il prend parti pour la cause des Arabes. Il est à Paris pendant la guerre d’indépendance mais il rejoint la fédération de France du FLN. Il fait aussi des séjours en Espagne et en Italie. Il retourne vivre en Algérie à la fin de la guerre en 1962. Nommé conseiller du ministre de l’Éducation nationale, il fait partie du comité chargé de la reconstitution de la bibliothèque de l’université d’Alger brûlée par l’OAS et participe en 1963 à la fondation de l’Union des écrivains algériens dont il sera le secrétaire général jusqu’en 1967. En tant que membre du FLN il a donc lutté pour l’indépendance de son pays mais c’est en vain qu’il a demandé la naturalisation algérienne. Écartelé entre deux communautés qui le rejettent pour son intransigeance politique et pour son homosexualité affichée, il meurt assassiné en 1973. Ses influences sont multiples et variées : Walt Whitman, Federico García Lorca, Al-Hallâj (poète mystique du IXème siècle), Abû Nuwâs (poète iranien de langue arabe du VIIIème siècle), Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, René Char, Antonin Artaud). La référence à Al-Hallâj est importante car il parle de l’union de l’âme et de Dieu et d’une recherche d’unité, des thèmes qui seront repris par Sénac. Les idées de Al-Hallâj sont critiquées par les sunnites et les chiites, il est condamné à mort et crucifié. Jean Sénac apprécie également les poèmes d’Abû Nuwâs qui a écrit sur l’amour homosexuel. En tant qu’auteur, il se considère comme un écrivain algérien écrivant en français. Son destin ressemble à celui de Pier Paolo Pasolini, poète de la même génération. Symboles de changement dans une société trop conservatrice, ils furent tous deux assassinés. Jean Sénac était conscient du danger et l’avait évoqué à plusieurs reprises : « Ils me tueront ou ils me feront assassiner. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Federico García Lorca »3. L’écrivain s’était engagé à corps perdu dans une triple quête de reconnaissance : pied-noir, il milita pour l’unification de l’Algérie libre ; homosexuel, il défendit l’affranchissement des corps ; poète, il contribua à la mise au jour de la création algérienne contemporaine, tant en littérature que dans les arts plastiques.
- 4 Jean Sénac, Œuvres.
- 5 Ibid., p. 461.
- 6 Ibid., p. 251.
4Les deux auteurs se montrent favorables à l’émancipation de leur peuple et ils le font d’une manière très explicite. Ainsi, ils dénoncent la colonisation avec tous les effets néfastes qu’elle peut avoir sur les esprits. Dans l’effervescence idéologique qui caractérise la première moitié du XXème siècle, ils prennent clairement position à gauche, pour le peuple et contre les élites, pour les pauvres, les ouvriers, les enfants et les femmes qui sont broyés par une société de classe impitoyable. Pour Jean Sénac, cet engagement est lié à la liberté du poète qui lui permet de jouer un rôle dans la vie publique mais il est également synonyme de solitude. En effet, en épigraphe de son recueil Avant-Corps, il a choisi une phrase de Jean Genet : « Libre, c’est-à-dire exilé parmi les vivants.4 » Dans le poème Poubelles précieuses, il va jusqu’à dire que le poète est un voyou et à la fin de ce même texte il cite René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.5 » Le poète est donc investi d’une mission qui est de participer à sa façon au processus révolutionnaire comme le confirme l’épigraphe de Matinale de mon peuple, recueil de poèmes écrits entre 1949 et 1956 : « Ces textes ne veulent être que des documents lyriques au fronton d’une lutte. Puissent des matins justes les effacer demain.6 » Dans ce recueil, un texte qui n’est pas un poème décrit la situation de l’Algérie telle que l’auteur la comprend :
Mes pères ont imposé à ce rivage une civilisation de maîtres, privée de son honneur et de ses vrais prestiges. Étaient-ils à ce point aveuglés et incultes ? Comme je me sens peu de leur race ! Ces visages qui crient par leur seule présence et leur mâle douleur, ils ont cru les fermer ! Que n’ont-ils médité l’aveu du conquérant : « ce que j’admire le plus au monde, c’est l’impuissance de la force à fonder quelque chose. » Par eux, nous avons vécu sur cette terre en aventuriers nostalgiques, séquestrés par l’exil. Nous avons défini une supériorité hypocrite, mais la Vertu, grave et brûlante, se réfugiait derrière un treillis ou un voile, ou dans la conque des mosquées. Notre « blanc » n’était qu’une bonneterie de parvenus. Parvenus à quoi, je vous le demande ? Nous avons grandi citoyens de patries étrangères quand la nôtre en islam nous l’abandonnons à ses plaintes. À ses rêves grandioses. Nous avons péché par absence. Nous avons nié le soleil. Et notre patrie, sans nous, s’est écorchée la gorge, et son poing le voici qui martèle nos cœurs. Ô mes pères, pour nous qui avons pris racine dans ce peuple, comme vous vous trompiez, comme vous nous avez fait du mal ! Mais rien ne prévaut jamais contre l’Amour. Rien ne prévaut contre l’espérance … Dans les rues étroites, une voix fabuleuse de sables et de fer me lie à cette langue que je ne parle pas encore. Et pourtant, dans mon sang, c’est elle qui laboure, venue des lointaines Espagnes, et déjà me confie les noms terribles de l’hiver et la fraîcheur de la moisson. Mon peuple m’entoure et murmure. Il prépare un réveil au relais de ses monts. Nous portons ensemble les stigmates. Qu’importe maintenant la haine ou l’indifférence de mes pères, puisque voici la vérité en route et que je marche dans ses rangs. Les enfants de Cortez seront toujours suspects ? Qu’en savons-nous ? Ce dont je suis assuré, c’est qu’une patrie se forge et se mérite. Dans le crépuscule rouge et sombre, mon ami chante : Nous sommes venus au monde fraternels ! Brisées soient les mains de tout diviseur ! Je suis conscient de participer, d’échapper au singulier, de me sentir avec ceux que j’aime, non plus un rêveur déraciné mais un homme lucide. Et c’est pourquoi je sais que nous avons raison.7
5En lisant ce texte écrit à Alger en mars 1954, on comprend que cette mission fait du poète un devin comme le dit Jean Cocteau, dans un petit texte que Sénac a placé au début du poème 1er novembre 1954, qui est la date du début de la guerre d’Algérie : « Le rôle du poète n’est pas de prouver, mais d’affirmer sans fournir aucune des preuves encombrantes qu’il possède et d’où résulte son affirmation. Par la suite, la lente découverte de ces preuves donne au poète sa place de devin.8 »
6Dans le poème Les Fils de l’alphabet publié dans la revue Esprit en février 1962, il explique pourquoi rien ne peut empêcher la Révolution d’avoir lieu. Quelques mois plus tard, dans une plaquette destinée aux députés de l’Assemblée Nationale Constituante (Aux héros purs, poèmes de l’été 62), il publie un très long poème intitulé Istiqlal el Djezaïri (indépendance de l’Algérie) dans lequel il décrit le bonheur et l’espoir liés à la liberté récemment acquise. Voici ce qu’il dit dans les trois dernières strophes :
- 9 Jean Sénac, Pour une terre possible, p. 204.
Et l’image de nos martyrs est là comme une pierre d’angle,
comme un ciment, cinq doigts contre l’erreur.
Nous savons que le jour se lève
triomphalement,
et qu’un sang neuf se lève,
veines et pipes-lines,
pour animer le corps du peuple.
Qu’ils sont beaux les porteurs de nouvelles !
« Istiqlal el djezaïri ! »
Qu’ils viennent pour l’émerveillement du cœur,
et qu’ils aillent répétant :
« Là était la ruine et là est le nid.9
7Dans les poèmes de cette période, Jean Sénac fait l’éloge des révolutionnaires et parle des effets bénéfiques de la Révolution sur les Algériens. Il évoque également la réforme agraire et la langue du peuple. Dans Poème-Programme, publié sous forme de dépliant à Alger en juin 1963 au profit du Fonds national de solidarité10, il explique l’importance du poète dans la Révolution. Selon, lui, la poésie ne doit pas s’adresser à un petit cercle de privilégiés car le poète incarne la lutte contre le matérialisme et l’égoïsme, il écrit pour le peuple dans son ensemble où qu’il se trouve, dans les villages, les usines et les stades. Voici la dernière strophe du poème :
Frères populaires, pour ce nouveau combat de la libération de l’homme, contre la nuit, incorruptible le poète à votre côté devient à nouveau terroriste et jette la grenade des Revendications Poétiques du Peuple.11
8En ce qui concerne la politique de la France avant et pendant la guerre, Jean Sénac la condamne de manière très ferme. Premièrement dans Les massacres de Juillet (1953), un poème qui évoque la manifestation du 14 juillet 1953 à Paris au cours de laquelle la police a ouvert le feu sur des militants algériens du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques), tuant 7 personnes et en blessant une cinquantaine :
Pour la fête des hommes libres ils ont massacré mes amis, peau brune sur les pavés gris, ô Paris comme tu es triste triste et sévère pour ma race. Voici l’arbre sans racine, voici l’écorce frappée, la fleur fermée le fruit brûlé, et ton grand soleil humide, liberté. Fallait-il fuir l’injustice, la plaie ouverte dans le douar, le soleil et la faim d’Alger et de Tunis, pour la liberté de Rochechouart.
Ô mon peuple trompé, frustré jeté dans l’ombre, mon peuple saccagé dans son tranquille espoir, violent naïf mon peuple d’hommes, qui perds le cœur la mer et qui trouves le noir. Il faut rester debout tandis qu’on te déchire, droit dans les néons puisqu’on t’avilit, ce goût de laurier-rose et ce sang qui sourit, c’est la liberté froide de Paris.
Tu la ramèneras comme une pure abeille, elle fera le jour dans la chaux des maisons, elle écrira pour tous la paix sur les saisons, ô fraîche ô compagne joyeuse. Cet été la mort est notre salaire, notre pain notre dignité, camarades la mort et sous vos paupières, le matin juste de juillet
- 12 Jean Sénac, L’action poétique, n°5, juillet 1956.
Ils ont massacré mes amis, ils ont relevé leur Bastille, ils ont fusillé la flamme et le cri. Ô Paris comme tu es triste, le sang cacté couvre la Seine. Paris de la Beauté de la Justice de la Peine, comme tu es triste et sévère pour les exilés !12
9Puis dans Au nom du peuple… (non daté)
Au nom du peuple français, sont emprisonnés torturés condamnés, au nom du peuple français, sont bombardés trépanés guillotinés, au nom du peuple français, sont aliénés mutilés exterminés, au nom du peuple français, sont précipités d’hélicoptères dans le vide. Au nom du peuple français, sont transformés en chambres à gaz, les cuves à vin, au nom du peuple français, est transformé en charnier, le stade de Philippeville, au nom du peuple français, est transformé en cimetière marin, le port d’Alger.
- 13 Jean Sénac, Pour une terre possible, p. 268.
Au nom du peuple français, nous accusons la France, au nom du peuple algérien, nous récusons la France, au nom du peuple algérien, nous refusons la France. Ô transparence irréductible à nos côtés, au nom du peuple, Desnos Éluard Rimbaud !13
10Georges Henein, lui aussi, se place du côté du peuple et contre les élites. Comme Jean Sénac, il pense que le recours à la violence est nécessaire et le dit clairement dans le poème intitulé Le chant des violents :
- 14 Georges Henein, Œuvres, p. 43.
Quand nous aurons enfin vidé de son lard le dernier bourgeois debout Quand nous aurons déchiré comme un sac le dernier utérus Où put croître le germe odieux des Superbes Alors nous reposerons le poignard dans la gaine. Quand nous aurons abattu comme une dernière muraille le dernier temple vivant Et pendu le dernier roy avec les tripes du dernier prêtre Quand nous aurons planté l’oriflamme vengeresse sur les ruines honnies Alors nous rangerons la pioche et l’épieu. Nous larbins–laboureurs–métallos, nous chômeurs Noires victimes de la mine Et morne proie des ports Nous la faim – la misère – la crève Nous qu’on assassine Il est l’heure d’ASSASSINER Travailleurs ployés depuis tout le passé. Ceux qui endurent et sans explications ! À qui on refuse tout Hors le bagne et la mort Travailleurs ployés il faut vous redresser Oui nous sommes négateurs et nous sommes hérétiques À nous la violence qui détruira nos maîtres ! Depuis le temps qu’on leur dit oui C’est le moment de leur dire merde !14
11Il critique par contre la guerre car elle transforme les hommes en cannibales :
Projet du monument international. Il faut qu’au sommet du monde, ou sur le toit d’un gratte-enfer on plante en guise de para-dieu la carcasse du soldat inconnu - le soldat unanime - l’inconnu collectif - le squelette des squelettes composé des os de tous ses collègues de tous les pays de toutes les guerres de toutes les victoires de toutes les débâcles de tous les arcs de triomphe de honte et de démence, et à travers le deuil des nuits, des salves de lumière viendront auréoler les vertèbres du héros et dorer la courbe de son bassin, un grand orgue remplira son thorax d’hymnes mélancoliques cependant qu’une légion de vierges empaillées rampera à ses augustes pieds en murmurant l’Évangile et le Traité de Versailles et l’article 16 du Pacte de la SDN, aux touristes émus on vendra ses poils cueillis au champ d’honneur et sa caricature avant-pendant-et-après. Il y aura des pèlerinages d’assaut, on quêtera pour le réarmement général, le cours du sublime montera en Bourse, et les diplomates, les policiers, les maquereaux, les papes, les maréchaux, les communistes et la littérature intégrale excréteront des quantités inouïes, de verbe pathétique autour du monument on installera des fabriques de mariage, et des ateliers d’accouchement, il s’agira de produire des enfants perfectionnés, des enfants de combat au crâne indestructible, des enfants de choc carnivores et patriotiques pour la prochaine séance d’anthropophagie mutuelle.15
12Autre point commun entre les deux auteurs, l’émancipation dont ils parlent dans leurs poèmes pour l’Égypte et l’Algérie s’inscrit dans un mouvement plus général qui concerne de nombreux pays, et en premier lieu l’Espagne. Georges Henein salue le rôle de la Catalogne dans la guerre civile :
Vive la Catalogne, Vive la Catalogne, où les curés mijotent au fond des marmites expiatoires, avec leur couenne on fera de belles bottes que le Saint-Père un jour, recevra dans la culpabilité. Vive la Catalogne, et son insolent drapeau qui balaie comme une gifle la joue de l’Europe, frappant d’apoplexie, les batraciens accroupis sur le fumier fasciste. Vive la Catalogne dont les églises pourries servent de briquet aux cigarettes des miliciens. Vive la Catalogne où les grimaces de l’Occident et les débris du christianisme disparaissent enfin dans la trappe de la Révolution !…16
13Jean Sénac, quant à lui, établit un parallèle entre ce qui est arrivé en Espagne et ce qui se passe en Algérie. En 1959, à Barcelone, il écrit un poème intitulé Traduit de l’espagnol dédié à Julian Andúgar, un poète engagé qui a participé à la guerre civile. En épigraphe de ce poème, il cite Julian Andúgar (Heureux ton peuple, Jean, qui peut déterrer son épée !) :
Traduit de l’espagnol. Comme ils ont frappé l’Espagne, ils frappent l’Algérie. Comme ils ont trompé l’Espagne, ils trompent l’Algérie. Comme ils ont mangé l’Espagne, ils mangent l’Algérie. Bourreaux de carton, des hommes de feu se lèvent ! La liberté, le pain. L’amour aux yeux ouverts. La paix.17
14Dans un article publié en décembre 1962 dans Jeune Afrique, Georges Henein fait le portrait de l’année écoulée et évoque principalement les pays qui luttent pour l’indépendance ou la démocratie partout dans le monde (Congo, Cuba…). Jean Sénac évoque les mêmes questions par exemple dans Poème à l’étal des bouchers qui est simplement une liste de pays (Viet-Nam, Afrique du Sud, Angola, Palestine, Espagne, Portugal, États-Unis…). D’autant plus que dans les années soixante Alger était vraiment devenue la capitale des révolutions en exil. Tous les mouvements de libération s’y retrouvaient, y compris les partisans du Québec libre. L’Afrique du Sud était présente, ainsi que les États-Unis avec les Black Panthers. Il y avait également la Palestine. Jean Sénac fréquentait les différents groupes et diffusait leurs messages à la radio. Il a été le premier à consacrer une émission de « Poésie sur tous les fronts » à la jeune poésie palestinienne qu’il admirait beaucoup. Sénac diffusait, dans son émission de radio, de nombreuses chansons révolutionnaires des Palestiniens, en langue arabe. Par ailleurs, il rencontre en 1963 Che Guevara de passage en Algérie et écrit le célèbre vers, souvent critiqué, « Tu es belle comme un comité de gestion » en souvenir de leur visite commune d’un débit de boissons proche de sa maison, exemple de bonne gestion.
15Nous allons parler à présent de l’identité complexe et en guise de transition, il est intéressant de rappeler que pour Jean Sénac il y a un lien entre l’engagement, le corps et l’identité comme il le dit dans le recueil Dérisions et Vertige :
- 18 Jean Sénac, Œuvres poétiques, p. 626-627.
Naguère, Char voyait dans mes poèmes des « fortifications pour vivre ». C’est bien ce qu’ils n’ont cessé d’être. Afin qu’au plus fort du saccage un sourire soit préservé. Plus que jamais aujourd’hui, à l’affût de son Corps Total, la poésie affirme que dans le cœur de l’honnête homme la Révolution n’est jamais perdue. Avec elle, c’est toute l’exigence du verbe que nous maintenons au plus vif degré d’effusion, persuadés que le socialisme demeure une dynamique de la qualité...Nous sommes sauvés dans le langage. De la réalité vécue au corps à corps, dans l’inconfortable et prodigieux mouvement de libération de nos peuples, naissent les élégies nouvelles, un lyrisme épouillé des faux-fuyants tellement en vogue aux terrasses de café jumelles d’Alger et de Paris. Désencerclés, les « citoyens de beauté » annoncent un homme réconcilié avec la chair nue du poème. Avec Avant-corps, Diwän du Noûn et A-Corpoème, des poèmes iliaques au corpoème, je tentais un journal qui fût un Corps écrit.18
16Ni colonisateur, ni colonisé, Jean Sénac s’apparente à une énigme pour ceux qui voudraient le ranger dans une catégorie précise. Il se décrit comme un bâtard, dans tous les sens du terme :
- 19 Jean Sénac, Ébauche du père, p. 20.
Je suis de ce pays. Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets, fils de grande tente et gazelle des steppes. Soldat dans son treillis sur la crête la plus haute à l’affût des envahisseurs. Je suis né algérien, comme Jugurtha dans son délit, comme Damya la Juive - La Kahena ! - comme Abd-el-Kader ou Ben-M’hidi, algérien comme Ben-Badis, comme Mokrani ou Yveton, comme Bouhired ou Maillot.19
17Ainsi, il montre que l’Algérien n’est pas nécessairement arabe et musulman d’autant plus que lui, Jean Sénac, a été éduqué dans le catholicisme dévot d’une mère baroque qui lui enseignait qu’il ne pouvait être que pluriel malgré un tacite racisme entre les communautés.
18Les recueils Matinale de mon peuple (composé à partir de 1952 et publié en 1961) et Aux héros purs (paru en 1962) illustrent bien cette participation poétique au combat, qui prend la forme d’une fraternité souvent érotisée : faire corps avec la jeunesse algérienne, pour préparer des noces qui seront synonyme de reconnaissance mutuelle. Sénac place tous ses espoirs dans cette nouvelle génération, qui ne devrait plus voir dans son prénom chrétien le signe d’une étrangeté radicale. L’union des corps apparaît ainsi comme le prélude à la réunification attendue de la nation.
- 20 Jean Sénac, Œuvres poétiques, p. 129.
L’avènement du corpoème
Si chanter mon amour c’est aimer ma patrie, je suis un combattant qui ne se renie pas. Je porte au cœur son nom comme un bouquet d’orties. Je partage son lit et marche de son pas.20
19Ces vers composés en 1954 et publiés à titre posthume en 1983 montrent comment Jean Sénac associe dès ses premiers écrits la lutte politique à la relation amoureuse, et plus particulièrement, en ce qui le concerne, la relation homosexuelle. Cette dernière est exprimée de manière plus ou moins explicite : tout en confiant son amour, le poète ne dévoile pas immédiatement son homosexualité, qui risque à tout moment de l’exposer à la vindicte publique. De plus, il éprouve une certaine culpabilité à cause de son éducation chrétienne.
20Dans le même poème, il insiste sur le besoin qu’il a d’incarner le mouvement d’émancipation du peuple algérien : « vous aimer c’est fêter votre image en l’absence. Au point de vous toucher du doigt. C’est donner corps à votre essence. Je m’écoute et voici : ma bouche a votre voix. »21
21Dans Poésie, recueil publié pendant la guerre, Sénac chante la vigueur des corps jeunes, qui annoncent l’avènement d’un homme nouveau. Ils accompagnent ainsi le mouvement révolutionnaire et inspirent une écriture qui réconcilie l’esprit et la chair :
Car Rien si ce n’est sur l’esprit n’est fondé. Mais rien non plus si la chair n’y a pris sa part. Corps total, rien si à travers les séquences abruptes du désir tu n’as saisi un seul instant ce regard —notre amarre au Vide !— un trou d’anguille dans le ciel. Non, aucune parole qu’elle ne l’ait d’abord été sur tes lèvres.22
- 23 Ibid., p. 523.
- 24 Ibid., p. 448.
- 25 Ibid., p. 602.
22Le « Corps total » fait ici sa première apparition, annonçant le recueil Avant-Corps, publié en 1968, qui comprend notamment le « Diwân du Noûn, corpoème », composé l’année précédente. Le terme « diwân » désigne, en arabe, un recueil de poésie, et le noûn —ن— est, dans cette même langue, une lettre femelle au tracé sensuel, placée en exergue de la sourate 68 du Coran, intitulée « Le Calame ». L’écriture, le Verbe sacré et l’érotisme s’entremêlent dans un « corpoème » transgressif qui met fin à la séparation chrétienne de l’âme et du corps. Le poète, au terme d’une véritable expérience mystique, touche le divin dans une étreinte très sensuelle, les corps s’unissant « en une chair spirituelle / Mais animale tout de même et si belle !23 » Dans la préface du recueil Avant-corps, il dit : « Cette aventure iliaque, cet avant-corps ne sont que des prolégomènes vers un verbe réconcilié, une chair heureuse, le Corps Total.24 » Dans le même texte il donne le nom de « transfiguratisme » à sa méthode, et il le fait juste après une référence au Christ, incarnation de Dieu et personnage qui réconcilie dans la mesure où il est juif tout en étant le fils de Dieu pour les chrétiens et reconnu comme prophète par les musulmans. Par ailleurs, dans A-Corpoème, écrit en 1968 et publié en 1981, la voix de l’intime ne se distingue pas de l’engagement politique, comme en témoigne ce cri du poète dans l’avant-dernier texte du recueil : « Ce pauvre corps aussi / Veut sa guerre de libération !25 »
23Le corps occupe une place non négligeable dans le débat sur la guerre d’Algérie dans les années 1960. En effet, les leaders d’extrême droite sexualisent le conflit et pensent que les mœurs sexuelles dépravées des Algériens menacent une France efféminée. Ces idées sont relayées par des journaux comme Minute ou Rivarol. Les milieux d’extrême droite se présentent comme étant les seuls capables de faire preuve de virilité et de défendre les Français, contrairement aux gaullistes qui ont féminisé la France et perdu la guerre. Jean Sénac prend part au débat à sa façon, en écrivant en 1967 Le Mythe du Sperme-Méditerranée, un recueil qui rejette cette vision des choses. Il s’oppose au pouvoir autoritaire du président Boumediene mais aussi aux discours racistes véhiculés par l’extrême droite française. Un an plus tard, au mois de mai, les étudiants sont dans la rue. L’extrême droite considère que ces insurrections sont une des conséquences de la guerre d’Algérie : la jeunesse française, dévirilisée, serait corrompue par les émigrés nord-africains. Elle s’était déjà attaquée, en 1966, à la pièce Les Paravents de Jean Genet représentée au Théâtre de l’Odéon, dont l’action se déroule pendant la guerre d’Algérie et reprend les thèmes chers à Jean Genet, notamment la révolution et l’homosexualité. C’est dans ce contexte que Sénac revendique de plus en plus explicitement, sur un ton parfois très provocateur, la liberté des corps. L’évolution de son écriture confirme donc que le renforcement d’un système autoritaire provoque une surenchère dans l’expression de la sexualité, comme l’avait pressenti Michel Foucault. En effet, le philosophe décrit le lien entre le discours répressif et le discours sur la répression :
- 26 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, La Volonté de savoir, p. 13.
Parler contre le pouvoir, dire la vérité et promettre la jouissance ; lier l’un à l’autre l’illumination, l’affranchissement et des voluptés multipliées ; tenir un discours où se joignent l’ardeur du savoir, la volonté de changer la loi et le jardin espéré des délices —voilà qui soutient sans doute chez nous l’acharnement à parler du sexe en termes de répression.26
24Parallèlement à ce renouvellement de l’écriture et d’une thématique arrivée à maturité, la disgrâce de Sénac persiste et s’amplifie. La communauté-mère qu’il a épousée, dans tous les sens, le rejette de plus en plus, par xénophobie, lui reprochant même d’avoir mis ses « pieds noirs dans le couscoussier ». La formule est de Sénac et est extraite d’une lettre transmise à Jeune Afrique (Paris, n° 329, 30 avril 1967, p. 76). Le poète répondait à une attaque de Kateb Yacine, dans Jeune Afrique, (n° 324, 26 mars 1967, p. 30).
25Il en va de même pour Georges Henein, à cheval sur plusieurs cultures et qui essaye de les concilier afin que les pays dans lesquels il réside tout autour de la Méditerranée puissent s’inspirer les uns des autres au lieu de rester figés dans leurs différences. Il décrit cela dans un article intitulé « La volonté d’horizon, pour que l’esprit circule entre l’Orient et l’occident » (La Bourse égyptienne, Le Caire, février 1952). Selon lui, l’apport principal de l’Occident au monde est le doute et aussi la possibilité qui est donnée au peuple de se révolter. Les défis que doivent relever l’Orient sont la liberté politique et la justice sociale. Dans ce contexte, l’Orient devrait cesser de faire le procès de l’Occident et s’en inspirer mais cela est rendu difficile par les deux options privilégiées dans les pays concernés : le retour vers les traditions et le marxisme. Pour l’auteur, ces deux possibilités sont aussi néfastes l’une que l’autre. Pour lui,
- 27 Georges Henein, op. cit., p. 534-536.
Il faut que l’Orient, dans sa vitalité retrouvée, se branche de lui-même sur le mouvement des sociétés ouvertes, et évite de se figer dans la crampe mortelle d’un système…Ce qui importe par contre, et jusque dans les extrémités de la révolte, c’est d’assurer le va-et-vient, la circulation de l’esprit, aussi précieuse que la circulation du sang – c’est d’entretenir...la volonté d’horizon.27
26Il confirme ce nécessaire va-et-vient entre les cultures dans le texte « Gitans et romanichels » (Le Progrès égyptien, Le Caire, octobre 1957) dans lequel il développe l’idée selon laquelle nous sommes tous des « gitans de l’âme » et des « apatrides intérieurs »28.
- 29 Ibid., p. 672.
- 30 Ibid., p. 674.
27Dans « Ceux qui appartiennent à deux univers » (Jeune Afrique, septembre 1962), Georges Henein évoque la remise à l’honneur de la langue arabe entre 1880 et 1920 même si la production littéraire n’est pas très abondante. Dans le même temps, des Libanais, des Égyptiens, des Nord-Africains se mettent à écrire dans une langue qui n’est pas la leur au départ, le français ou l’anglais. Selon lui, ces deux événements simultanés ne sont pas contradictoires. En effet, d’une part, « la langue arabe resurgit et s’affirme en tant que lien passionnel et instrument de l’indépendance » mais d’autre part le besoin de modernité et le désir d’atteindre l’universel poussent certains écrivains à écrire dans une langue étrangère.29 Georges Henein évoque trois auteurs qui incarnent la double appartenance : Wacyf Boutros Ghali, chrétien (copte) érudit dans deux langues, l’arabe et le français, qui publie à Paris ses travaux sur la tradition chevaleresque arabe avant de devenir ministre des affaires étrangères et d’œuvrer par d’autres moyens pour le rapprochement des peuples ; Ahmed Rassim qui maîtrisait très bien l’arabe mais qui écrivait ses poèmes en français ; et aussi Albert Cossery qui ignorait l’arabe écrit mais dont le style est imprégné d’une certaine langueur orientale.30
28Ces appartenances multiples et cette prédisposition à l’échange qui existe chez ces deux auteurs sont indissociables d’une ouverture au monde qui, comme nous allons le voir, a rencontré quelques limites.
29Jean Sénac, lorsqu’il évoque la Révolution et l’indépendance de l’Algérie dans ses écrits, décrit des visages souriants et le bonheur dans les yeux des enfants. Il parle d’amour et de beauté qui transforment tout même les choses les plus inattendues : un comité de gestion, une coopérative agricole, une entreprise nationalisée...
- 31 Jean Sénac, op. cit., p. 399-404.
Citoyens de beauté (1963)
Et maintenant nous chanterons l’amour. Car il n’y a pas de Révolution sans Amour. Il n’y a pas de matin sans sourire. La beauté sur nos lèvres est un fruit continu. Elle a ce goût précis des oursins que l’on cueille à l’aube. Et qu’on déguste alors que l’Oursin d’Or s’arrache aux brumes et sur les vagues module son chant. Car tout est chant – hormis la mort ! Je t’aime ! Il faut chanter. Révolution. Le corps sans fin renouvelé de la Femme. La main de l’Ami. Le galbe comme une écriture sur l’espace. De toutes ces passantes et de tous ces passants qui donnent à notre marche sa vraie lumière. À notre cœur son élan. Ô vous tous qui constituez la beauté sereine ou violente. Corps purs dans l’alchimie inlassable de la Révolution. Regards incorruptibles, baisers, désirs dans les tâtonnements de notre lutte. Points d’appui, points réels pour ponctuer notre espérance. Ô vous, frères et sœurs, citoyens de beauté, entrez dans le Poème ! […] Je t’aime. Tu es forte comme un comité de gestion. Comme une coopérative agricole. Comme une brasserie nationalisée. Comme la rose de midi. Comme l’unité du peuple. Comme une cellule d’alphabétisation. Comme un centre professionnel […] Ô Révolution patiente et têtue ! Ô ces dents qui sont la page blanche où mon poème se construit ! Ô nuits très douces dans les absinthes de tes bras ! Oui, n’aie pas peur, dis-leur que tu es belle comme un comité de gestion. Comme une coopérative agricole. Comme une mine nationalisée. Osons, ô mon amour, parer de fleurs nouvelles le corps du poème nouveau !31
30Libérée du joug de la colonisation, il pense que le pays va enfin pouvoir prendre la place qui lui revient dans le monde. Cette émancipation est d’abord visible dans la capitale, comme le montre le long poème Alger, ville ouverte (1966) dont voici l’épigraphe et quelques vers :
Nous sommes à l’orée d’un univers fabuleux qui va nous être révélé d’un instant à l’autre, brutalement. Approches de l’Éblouissement, que ceux qui ont un Corps Total se vivent ! […] Nous sommes présents à la Totalité de l’Espace et du Temps, la clef enfouie dans nos vertèbres. Alger s’ouvre au Cosmos ! Et vous, Habitants Intérieurs, j’entends déjà entre mes sens s’émouvoir vos vastes cohortes… […] Ce soir nous déclarons l’Algérie Terre Ouverte. Avec ses montagnes et sa mer. Notre corps avec ses impasses. Dans nos rêves à profusion que s’engouffre le Vent d’Ailleurs ! Citoyens innomés nos Portes sont atteintes. Ne tardez plus !32
31Mais quelques années plus tard, Jean Sénac écrit un nouveau poème sur Alger qui est très différent dans la mesure où l’indépendance n’a pas apporté les changements espérés. Au lieu de la joie dans les rues, le poète voit la faim, la crasse et les rats. À la place des jeunes gens main dans la main il voit des femmes voilées, des mosquées et un combat contre la jeunesse, la beauté et l’intelligence.
Cette ville (1971)
Dans cette ville, on ne sort plus. Les rats crèvent sous le cœur. Les oranges sont petites. Les pommes de terre rares. Baisers interdits. Mosquées grasses. Larmes de paysans. Pour quelle récolte ? Soc. Pour quelle rouille ? Pied nu. Pour quel sillon ? Les mots eux-mêmes ont froid. Une ville habitée par les hommes. Les femmes se voilent. Les enfants ruminent des glaires. Adolescents. Masqués de croupi. Silence et pus. Culture de déchets. Culture de plastrons. Cris et pus. Famines, tabous. Et poèmes de classe. (De livres de classes). Les murs peuvent se dégrader. Mais ces regards. Cette conscience ? Bâtir le futur avec quoi ? Sur la rogne, la crasse et la vulgarité. Que fonderez-vous, ministres ? Sur ce tapage quel chant ? Sur ces tessons quelle cité ? Nationalisme avare, religion, race. Haine du différent : j’imagine de longs cortèges hagards vers des crématoires vert et blanc. Pour l’instant. Des bureaux-crématoires. Héros purs. De boue. Non plus debout ? Les mots font mal. Rire de crin. Dans cette ville, la jeunesse est un crime, l’intelligence est un crime, la beauté est un crime. La médiocrité est la seule loi. Poésie battue jusqu’au sang. Dépendre Ben M’Hidi. De chaque seuil. Jeter la corde et rendre au sourire son peuple. Couples, je vous salue sur les plages futures ! Dans cette ville on ne se parle plus, on se ment. On ne se regarde plus. On s’épie. On a peur. On avance avec dans les cicatrices des étoiles de délation. Dans cette ville on ne t’invite pas. Le soleil, la mer, rendent intacts. Le saccage. Poitrine adolescente, rempart, Ne vieillis pas. Fête pure. Ne cède pas. Dure. Pour tous. Augure. Dans cette ville, Farahnaz lève le doigt – pas plus gros qu’une datte – Ignore les rats, découvre. Les bivouacs du ciel. Et s’émerveille.33
32Dans Racaille ardente (1971) qui a pour sous-titre « description d’un cauchemar », l’auteur dénonce directement les maux qui selon lui sont responsables de l’échec de la Révolution : la corruption, la lâcheté, la paresse, la délation, le mensonge et l’arrogance.
... pas un poème – le constat… Description d’un cauchemar :
J’ai vu ce pays se défaire avant même de s’être fait. Lâcheté, paresse, délation, corruption, intrusion constante, dénigrement systématique, méchanceté, vulgarité - Les pires pieds-noirs cent fois battus ! J’ai vu la joie, l’honneur, la beauté n’être plus qu’un masque délavé sur la plus lamentable racaille. Avant même de prendre corps ici l’âme s’est écroulée. Voyez ces morts vivants à l’abjecte arrogance ! Pays de zombies, de fantômes, enfants aigris, caillés dès le lait maternel. L’Algérie fut, sera peut-être…Cet immense cloaque pavoisé c’est quoi ? Et je t’avais chanté ô peuple ! Cafards, roquets, sous-hommes entre les mains de quelle maffia ? Où sont les regards ? Où les couilles ? Qui ose affronter un ragot ? Veulerie, mensonge et la trouille géante au centre du drapeau. Mécaniques cassées sans pièces de rechange, pets surgonflés d’europes asthmatiques et de marmaillantes zaouïas. Voyez-les parader comme des rots de rats parmi leurs détritus et leurs maigres vitrines. Ça mon peuple, ah que non ! Ce vil tresseur de corde prêt à rependre Ben M’hidi ? Cette crasse érigée en plastron de discorde. Ce Judas sans parole qui cent fois se trahit ? Je l’ai chanté pourtant, mais c’était d’autres hommes. Des hommes simplement dressés comme un seul homme pour arpenter le jour où serpentait la nuit. Oh taisez-vous mon sang bientôt voici Novembre qui ne sera qu’un mois d’ordures et de pluies.34
33Les Citoyens de beauté du poème de 1963 sont devenus Citoyens de laideur dans celui de 1972. Dans la première strophe Jean Sénac décrit sa situation de paria de la société algérienne. Dans la seconde, disloquée, à l’image du pays, il dénonce l’absence de courage et dit qu’il prend le risque d’écrire et de mourir.
- 35 Jean Sénac, Pour une terre possible, p. 279.
Maudit trahi traqué. Je suis l’ordure de ce peuple. Le pédé l’étranger le pauvre le ferment de discorde et de subversion, chassé de tout lieu toute page où se trouve votre belle nation. Je suis sur vos langues l’écharde et la tumeur à vos talons. Je ne dors plus je traîne j’improvise de glanes un soleil de patience. Ici fut un peuple là meurent courage et conscience. Le dire. Palais de stuc Jeunesse et Beauté à l’image des complexes touristiques. L’écrire. Dénoncer le bluff Pour que naisse de tant de rats fuyants un homme. Risquer le poème et la mort.35
34Au cours des dernières années de sa vie, il évoque sa propre mort dans plusieurs poèmes en particulier dans Wilde, Lorca, et puis (1971). En quelques lignes, il résume le rôle particulier qu’il a joué dans l’histoire de son pays. Se sachant menacé, il dit que si on l’assassine on tuera avec lui la liberté du pays. Et surtout, il incarne une émancipation qui obsède ses ennemis, une liberté qu’ils désirent mais qu’ils ne peuvent avouer car elle serait contraire à leurs traditions.
- 36 Jean Sénac, Œuvres poétiques, p. 708.
L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer en moi votre propre liberté, de nier la fête qui vous obsède. Soleil frappé, des années saccagées remontera mon corps.36
35Georges Henein a une trajectoire qui ressemble à celle de Jean Sénac. Il a tout fait pour que l’Égypte s’ouvre au monde et puisse profiter de l’apport culturel des autres pays. Au Caire, il fait partie du groupe « les Essayistes », dont l’organe mensuel, Un Effort, se flattait d’être en Égypte « la seule revue désintéressée et le centre de l’idée libre ». En février 1935, Henein y publie son manifeste De l’Irréalisme, prouvant combien, il était déjà proche du surréalisme. Dans ce texte il encourage les créateurs à mieux se connaître eux-mêmes. Selon lui, l’œuvre littéraire doit pouvoir toucher tous les domaines de la vie, elle doit ouvrir les horizons, pas les fermer. Il l’explique lorsqu’il s’exprime en 1935 à propos des Cloches de Bâle de Louis Aragon :
- 37 Georges Henein, Œuvres, p. 328.
Une œuvre littéraire n’est pas une affiche électorale. Ce qui ne veut pas dire que la littérature soit apolitique. Rien n’est moins vrai. Ce qu’il faut poser, c’est que la littérature garde le droit d’entrer en contact avec tous les éléments de la vie, donc avec la politique en tant qu’elle est un de ces éléments, tout comme le sport, la science ou l’industrie. Mais là où les choses se gâtent, c’est quand l’écrivain ne se tourne vers la politique et n’observe la vie sociale qu’au profit d’un parti et d’un programme. Il fait alors de la propagande. Il peut la faire brillamment ou pauvrement. Peu importe. L’écrivain est supposé juché sur un sommet d’où il apprécie librement la société, la politique et l’homme. Or le propagandiste juge non pas du haut en bas, mais du bas en haut ; dans la politique il ne voit que le parti, dans l’homme il ne voit que le partisan. Il demeure toujours au-dessous de l’humain. C’est ce qui arrive à Aragon et nous ne pouvons que le déplorer.37
36À Paris, Henein donne à la revue marxiste de tendance trotskyste, Les Humbles des poèmes appelant les prolétaires à la révolte. Ce fils de pacha, loin de s’abandonner à la vie de la jeunesse dorée, manifeste une grande sympathie pour les pauvres et les opprimés. Il sent qu’il faut préparer une nouvelle Renaissance, imposant les idées capables de régénérer la société mondiale, et il veut être parmi les hommes qui en prennent l’initiative. Dans le numéro d’octobre 1935 d’Un Effort, dont la périodicité devenait irrégulière, Henein consacre au suicide de René Crevel un admirable article où il se montre acquis au surréalisme. Dès lors, le choix d’Henein est fait : il décide de se joindre aux surréalistes et écrit sa première lettre à André Breton. En 1937, il présente publiquement le surréalisme au Caire dans une conférence, et commence à organiser le groupe surréaliste égyptien.
37Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, Henein décide d’établir au Caire un centre intellectuel de résistance contre les menaces d’oppression, et d’y faire entendre avec son groupe la voix de la liberté et participe à la fondation de l’hebdomadaire de gauche Don Quichotte, dont il est le rédacteur le plus radical. Mais entre-temps le groupe surréaliste Art et Liberté avait pu réaliser son grand projet : la fondation en janvier 1940 d’Al-Tattawor (L’Évolution), la première revue littéraire et artistique d’avant-garde en langue arabe. Tout en poussant son groupe à exprimer l’imaginaire absolu, sans concession à la réalité, Henein dirigeait une action politique déterminée.
38Après la guerre, André Breton déclare qu’il devient nécessaire, pour établir la liaison avec les différents groupes étrangers et coordonner les témoignages d’adhésions, de fonder un secrétariat international du surréalisme. Ce secrétariat devait s’appeler Cause et être dirigé par trois membres : Georges Henein, Henri Pastoureau et Sarane Alexandrian. Mais durant l’été 1948, Henein écrit à Breton pour rompre avec l’activité collective du mouvement. Au Caire, Henein continue de faire paraître sa revue La Part du sable et publie les poèmes de L’Incompatible. Le climat du Caire devient oppressant pour Henein, qui n’est pas plus satisfait du nasserisme que de l’ancien régime. Il s’irrite d’être enveloppé d’une atmosphère de dictature et critique l’autoritarisme de celui qu’il appelle le Prince au nez de sémaphore, Nasser.
39Après un séjour au Maroc, Henein s’installe à Rome en 1962 et entre dans la rédaction de l’hebdomadaire Jeune Afrique. Pour ce journal diffusé dans le Tiers monde, Henein effectue un travail culturel, il parle de Lewis Carroll aux Bantous et de Michaux aux Mauritaniens.
- 38 Jean Sénac, Œuvres poétiques, p. 13.
40La naissance de Jean Sénac, comme sa mort, est placée sous le signe du mystère dans la mesure où on n’a jamais connu l’identité et les motivations de ses assassins. Pourtant, il se sentait profondément algérien et avait dénoncé le mensonge de l’enseignement qu’il avait reçu dans le poème Jadis l’instituteur dans lequel il reprend la fameuse formule sur les ancêtres gaulois. Il avait appris la langue arabe et avait fait une demande de naturalisation, humiliante à ses yeux eu égard aux multiples services rendus au pays. Malheureusement, comme le dit Tahar Ben Jelloun dans la préface des Œuvres poétiques de Jean Sénac, « Les vrais poètes sont en danger de mort partout où le langage de bois s’érige en vérité, piétinant l’individu, ses émotions, sa différence. »38 Aujourd’hui, en Algérie, il est peu connu et ses ouvrages sont indisponibles depuis l’indépendance. On ne retient quelquefois, dans les rares anthologies ou lors des commémorations de fêtes nationales, que le poète engagé pendant la guerre et après l’indépendance qui est resté fidèle à sa terre natale jusque dans la mort puisqu’il repose à Alger.
41Dans L’Orient Littéraire, le supplément mensuel de L’Orient Le Jour, Ramy Zein écrit en août 2006 un portrait de Georges Henein intitulé la conscience sacrilège. Il le présente ainsi : « PDG d’obédience trotskiste, copte converti à l’islam par amour, pourfendeur inlassable de l’antisémitisme, styliste de haut vol et penseur sans concession, Georges Henein reste l’un des écrivains les plus atypiques et les plus méconnus du vingtième siècle. » Il est mort à Paris en juillet 1973, un mois avant l’assassinat de Jean Sénac et comme lui, il a été enterré dans son pays natal car son épouse a fait rapatrier sa dépouille en Égypte. Pour résumer le parcours de ces deux écrivains méditerranéens, il y a un texte de Georges Henein, Ceux qui appartiennent à deux univers, qui convient parfaitement :
- 39 Georges Henein, Œuvres, p. 675.
Tout écrivain est un aventurier du langage. Quant à son terroir, c’est aussi bien son être secret que la vie des autres, de tous les autres. Et c’est précisément en quoi il est candidat, qu’il le veuille ou non, au métissage culturel. Pour peu que l’on examine la double appartenance culturelle en dehors de toute velléité polémique, il est difficile de ne pas lui reconnaître le caractère d’une « relance » intellectuelle qui anime le débat et fortifie la vision. Dans un monde déchiré, en conflit incessant avec lui-même, toute une catégorie d’écrivains est volontiers en suspicion pour raison de vagabondages. Ils n’ont guère de chances de trouver grâce auprès de sociétés où monte l’intransigeance. Leur faute serait grave, en effet, dans la mesure où il est grave de récuser les cloisonnements absurdes qui divisent l’intelligence. Mais il se pourrait, tout de même, que l’avenir favorise le libre parcours d’une culture à l’autre, sans que l’on ait à passer forcément par les bureaux de l’Unesco. Et ce serait, enfin, la juste réhabilitation du métis.39