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II. Identités plurielles

Mani, le prophète voyageur dans Des jardins de lumière d’Amin Maalouf

Souaad Masmoudi
p. 135-154

Résumés

L’œuvre d’Amin Maalouf est un appel au voyage car la quête de soi se fait en errance. Les protagonistes maaloufiens se déplacent, méditent et réfléchissent sur soi, sur l’autre, sur les ailleurs pour nous faire surgir ce que ceux-ci ont de commun mais aussi ce qui en fait la différence. Son œuvre est également une incitation à la reconsidération des dichotomies vie/mort, amour/haine, tolérance/fanatisme, etc. Le voyage, dans ce contexte, n’est pas un simple déplacement, c’est un aller vers l’autre qui finit par un retour sur soi. À travers Les jardins de lumière (1991), la biographie romancée de Maalouf, nous allons suivre l’itinéraire de Mani, le prophète voyageur qui a vécu au IIIème siècle, qui a voyagé et expérimenté la vie, qui a connu la séparation, la privation et la persécution, et qui a fini par être condamné à cause de ses croyances.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, p. 8.

1Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais de langue française. Né en 1949, il est d’abord élevé chez les Jésuites avant de fréquenter l’école française. En 1976, il fuit avec sa famille la guerre civile au Liban pour s’installer en France. Il se voit acquérir deux appartenances, l’une orientale par sa naissance, sa langue natale et son éducation, et une seconde, occidentale par sa religion et sa langue d’écriture. Il récolte les prix : en 1993, le prix Goncourt pour son roman Le Rocher de Tanios ; en 1998, le prix européen de l’essai pour Les Identités meurtrières ; et en 2010, le prix Prince des Asturies des Lettres pour l’ensemble de son œuvre. Le 23 juin 2011, il a été élu membre de l’Académie française succédant à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, décédé en octobre 2009. L’arabe est sa langue maternelle mais il écrit en français. Ainsi, c’est à partir de son expérience d’homme qui a vécu en Orient et en Occident et « à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles »1 qu’Amin Maalouf traite diverses problématiques liées aux questions de l’identité et de l’altérité.

  • 2 Ibid., p. 110.
  • 3 Ibid.

2L’identité est liée à un élément culturel majeur, à savoir la religion, un thème fort présent dans les grandes œuvres de Maalouf. Elle est au centre de ses réflexions. L’écrivain en fait l’une des composantes majeures de la culture dans Les Identités meurtrières, où il voit que l’appartenance religieuse se veut « l’appartenance ultime, la moins éphémère, la mieux enracinée, la seule qui puisse combler tant de besoins essentiels de l’homme »2. Ainsi, selon Maalouf, l’homme a toujours besoin de la religion, il a besoin de croire à des valeurs tirées d’un livre Saint3 . Par ailleurs, dans ses romans, l’écrivain libanais insiste sur les origines, surtout la ville natale que le protagoniste quitte pour entreprendre un voyage en vue de la quête d’un être, d’un objet ou pour la réalisation d’un objectif. Dans Samarcande, le héros part en quête du manuscrit d’Omar Alkhayam. Dans Origines, il est allé chercher les traces d’un oncle qui a vécu en Cuba et a fini par retrouver des membres de sa famille paternelle autrefois délaissée par ses parents et ses oncles. Dans Les jardins de lumière, le texte objet de notre étude, le héros entreprend un voyage erratique dans le but de propager une nouvelle foi, une religion de beauté qui respecte et réconcilie toutes les religions.

1. Les Vêtements-Blancs, un espace clos et méfiant

1. Mani, le fils de Babel

  • 4 Amin Maalouf, Les Jardins de lumière, p. 25.
  • 5 Ibid., p. 10.

3Les jardins de lumière (1991) est l’histoire de Mani, le prophète qui a vécu au IIIème siècle sous l’empire perse et le présumé fondateur du manichéisme : « On dit qu’il est né en l’an 527 des astronomes de Babel, le huitième jour du mois de Nissan – pour l’ère chrétienne le 14 avril 216, un dimanche »4. Ce fils de Babel, comme le nomme Maalouf, est également un peintre, un médecin, un théologien et un philosophe. Fils de Pattig et de Meriem, son père, un descendant de la haute noblesse parthe, quitte sa mère avant sa naissance, pour aller chercher la vérité, « je suis un chercheur de vérité » dira-t-il5. C’est justement cette quête de la vérité qui va l’amener à rejoindre la palmeraie des Vêtements-Blancs. Mani est donc élevé par sa mère avant que la secte des Vêtements-Blancs ne la lui enlève à l’âge de 4 ans.

  • 6 Ibid., p. 20. 

4Son père, Pattig, adore d’abord le dieu babylonien Nabu, dieu de la connaissance et le scribe des dieux, et dont le temple est surtout fréquenté surtout les lettrés qui déposent à ses pieds tablettes et livres. Pattig rencontre Sittaï le chef spirituel de la palmeraie de Vêtements-Blancs un mercredi, jour de la célébration de Nabu. Après une longue conversation avec Sittaï, celui-ci lui montre que Nabu ne peut ni affliger ni guérir et le convainc de renoncer à sa religion traditionnelle. Le jeune Pattig informe sa femme enceinte avant de la quitter qu’il va vivre dans « une communauté de croyants où il n’y a que des hommes. Aucune femme n’y est admise »6. Pattig l’abandonne donc à la demande de Sittaï et ne la revoit que le jour où il veut reprendre leur fils. Le chercheur de vérité croit qu’il va retrouver chez les Vêtements-Blancs une véritable foi malgré la rigueur de ses lois.

  • 7 Ibid., p. 25.

En aval de Mardinu, à deux journées de marche le long du grand canal creusé par les anciens à l’est du Tigre, se trouvait la palmeraie sur laquelle Sittaï régnait en maître et guide. Ils y vivaient une soixantaine, hommes de tous âges, de toutes origines […]. À l’imitation d’autres communautés apparues en ce temps-là au bord du Tigre, et aussi de l’Oronte, de l’Euphrate ou du Jourdain, ils se proclamaient à la fois chrétiens et juifs, mais les seuls vrais chrétiens et les seuls vrais juifs. Ils prédisaient aussi que la fin du monde était proche ; nul doute qu’un certain monde se mourait...7

2. La vie dans la palmeraie, l’univers des interdits

  • 8 Ibid., p. 29.
  • 9 Ibid., p. 27.
  • 10 Ibid., p. 26.
  • 11 Ibid., p. 27.

5Les lois de la palmeraie reposent en principe sur la souffrance, la privation et l’abstinence en vue d’atteindre le Ciel8 et le Salut9. De ce fait, le narrateur met en évidence la rigidité de l’univers des Vêtements-Blancs à partir d’un jeu d’oppositions et de représentations symboliques : l’eau contre le feu, le blanc contre les couleurs, le mâle contre la femelle, etc. Les « frères » de la palmeraie ont donc choisi le voisinage de l’eau, car « c’est de l’eau que naît toute vie »10. Par conséquent, Sittaï recommande à ses disciples de se soigner par l’eau à cause de ses propriétés thérapeutiques. En effet, elle guérit toute maladie et apaise la fièvre. Symbole de pureté et de salut, elle est aussi rémissible des péchés. Celui qui entre à la palmeraie marque sa rupture avec le monde extérieur en plongeant dans l’eau du canal. Le nouveau venu connaîtra aussi une nouvelle naissance une fois baptisé dans l’eau purificatrice11, de même qu’en portant le blanc symbole de pureté et en se débarrassant de ses habits colorés, symboles d’orgueil et d’impiété.

6Les symboles du feu dans les religions antiques et dans la Bible renvoient, entre autres, à la chaleur ou à la lumière. Le feu est purificateur et régénérateur, comme il peut être diabolique et ravageur. La secte des Vêtements-Blancs est une communauté judéo-chrétienne. Elle associe le feu à son principe antagoniste l’eau et, si les « frères » l’appréhendent, c’est par ce qu’ils n’en voient que le côté maléfique et destructeur. Le feu serait la cause de tous leurs maux et malheurs. Sittaï qui met en garde ses disciples contre toutes les pratiques du feu, même si c’est un sacrifice au nom de dieu, les interpelle par une apostrophe :

  • 12 Ibid., p. 26.

Hommes, méfiez-vous du feu, il n’est que déception et tromperie, vous le voyez proche alors qu’il est loin, vous le voyez loin alors qu’il est proche, le feu est magie et alchimie, il est sang et torture. Ne vous assemblez pas autour des autels où s’élève le feu des sacrifices, éloignez-vous de ceux qui égorgent les créatures en croyant faire plaisir au Créateur, séparez-vous de ceux qui immolent et qui tuent. Fuyez l’apparence du feu, suivez plutôt la voie de l’eau.12

  • 13 Ibid., p. 27.
  • 14 Ibid.

7Par ailleurs, les « frères » partagent leur temps entre la prière, les actes rituels, avec les aspersions et des ablutions répétitives, puis la lecture des textes saints, commentés par Sittaï et recopiés par ces « frères »13 et, enfin, le travail de la terre. Il s’agit d’une activité à laquelle les membres de la secte s’appliquent avec zèle et y consacrent une bonne partie de la journée au point de se vanter « d’avoir les terres les mieux entretenues et les plus fécondes du voisinage, [qui] leur prodiguaient leur nourriture, ainsi qu’un surplus abondant qu’ils allaient vendre dans les localités environnantes »14. Effectivement, les Vêtements-Blancs ne consomment que les produits qu’ils cultivent eux-mêmes des terres de la palmeraie car ils sont mâles et purs, alors que la nourriture qui vient de l’extérieur est interdite car elle est femelle et impure. L’excédent des produits de la terre est vendu à l’extérieur de la palmeraie. Les frères ne doivent pas non plus boire du vin ni manger de la viande. Ils doivent également s’abstenir de tout rapport avec une femme.

  • 15 Ibid., p. 28.

Car les Vêtements-Blancs se pliaient à de strictes observances alimentaires ; non contents de s’interdire la viande et les boissons fermentées, et de se livrer à des jeûnes fréquents, ils ne portaient jamais à la bouche ce qui venait de l’extérieur. Ils ne mangeaient que le pain sans levain sorti de leur four, quiconque rompait du pain grec était à leurs yeux impie. De la même manière, ils ne consommaient que les fruits et légumes produits par leur terre, parlant à leur sujet de « plantes mâles », tout ce qui était cultivé ailleurs étant dit « plante femelle » et défendu aux membres de la secte.15

  • 16 Jean Tardieu, Le Manichéisme, p. 6.

8Michel Tardieu, dans son essai Le Manichéisme, et en projetant de rapporter lui aussi l’histoire de Mani, annonce qu’il a reccueilli ses renseignements divergents de sources indirectes et composites, entre autres du Mésopotamien Théodore bar Konai (VIIIème siècle) et de l’Arabe Ibn al-Nadim (mort vers 990). Ainsi, en parlant du feu, il rapporte de la bouche du chef fondateur de la religion des Vêtements-Blancs « Elchassaï », ou Sittaï comme le nomme Maalouf, les mêmes propos quand, sur le même ton d’avertissement, le guide de la secte dit : « Mes enfants, […], ne vous approchez pas de l’apparence du feu pour n’être pas induits en erreur car le feu n’est qu’errement. Tu le vois tout proche alors qu’il est bien loin ! Prenez donc garde de vous approcher de son apparence, suivez plutôt la voix de l’eau ! »16.

  • 17 Ibid., p. 5.

9Tardieu relate à son tour la vie de pattig (Patteg) puis celle de Mani, d’abord chez les Vêtements-Blancs ou ce qu’il appelle les Mughtassila de Babylon. Al-mughtassi signifie, en effet, « ceux qui se lavent »17. Tardieu rapporte que :

  • 18 Ibid.

L’essentiel de la pratique de ces mughtasila consistait en ablutions rituelles, à la fois corporelles et alimentaires. Voilà pourquoi Théodore bar Konai les appelle en syriaque mnaqqede (« ceux qui se purifient ») ; ils se nommaient eux-mêmes « vêtements blancs » (halle heware), déclare-t-il, l’habit blanc étant signe de leur état de purifiés.18

  • 19 Ibid., p. 6.

10De même, il parle de leur régime alimentaire ou de leur code d’observances alimentaires reposant surtout sur la restriction et les interdictions. La consommation du vin et de la viande est interdite comme déjà signalé. Mais Tardieu ajoute le critère social comme preuve de distinction entre les aliments autorisés ou non à la consommation, « Pain juif autorisé, pain grec interdit ! D’un côté pain fait dans la communauté et pain des pauvres, de l’autre pain des étrangers et des riches… »19.

3. Mani, le fils de personne

11Si Pattig a rejoint avec conviction et sans regret la secte des Vêtements-Blancs, Mani y a été contraint. D’abord, vu son jeune âge, et selon les lois rigides de la communauté, il est séparé cruellement de sa mère et éloigné de son père. L’enfant terrorisé doit résister à ce qu’on lui fait subir mais il finit par se soumettre aux lois de la secte et s’exécute. Maalouf nous rapporte comment Mani, né infirme de la jambe droite, est, par un acte inhumain, emmené à la palmeraie, déshabillé et violemment plongé lui aussi dans l’eau du canal. Un acte par lequel il perd sa famille, son avenir, sa liberté et, surtout, son identité.

  • 20 Amin Maalouf, Les Jardins de lumière, op. cit., p. 36.

Sans doute Mani s’est-il débattu, le jour où tous ces Vêtements-Blancs vinrent l’enlever. Sans doute a-t-il même hurlé, lorsqu’ils le plongèrent par trois fois dans l’eau du canal, qu’ils lui arrachèrent ses habits. Mais, en dépit de son jeune âge, il lui fallut se conformer à leur loi, porter la tunique blanche, manger leur nourriture, balbutier leurs gestes, imiter leurs prières. Très vite, l’enfant ne sut plus qui il était, ni par quel miracle il avait atterri au milieu de ces étrangers.20 

  • 21 Ibid., p. 37.
  • 22 Ibid., p. 73.
  • 23 Ibid., p. 56.
  • 24 Ibid., p. 69.

12Désormais, Mani n’a nulle part où aller. Il ne connaît ni père, ni mère, ni famille. Ainsi, durant son long séjour dans la palmeraie de la Communauté des « frères », il ne fait qu’« obéir, se plier, s’agenouiller »21. Il va grandir au milieu des religieux sans jamais accepter ni se conformer à leurs pratiques car il les juge intolérantes. Il préfère l’isolement pour ne pas adhérer ni s’impliquer dans ce monde clos. Néanmoins, en grandissant, il commence à les observer et à les juger dans son for intérieur. La couleur blanche de leurs vêtements ne révèle pas leur « pureté ou leur humilité »22 comme ils le prétendent, elle n’est que « vanité et perversité »23. Le jeune Mani exprime dès lors un désir de briser ses chaînes et de quitter la secte. Le désir se transforme en un espoir que le jeune nourrit chaque jour et durant des années sans jamais attirer l’attention sur son projet : « Lui qui avait vécu sa jeunesse entière dans l’univers clos de la secte, univers répressif et protecteur où l’on vieillit et s’aigrit sans véritablement mûrir, univers frileux, méfiant, replié sur ses obsessions, et finalement ignorant de tout ce qui pouvait advenir au-delà du muret de clôture »24.

  • 25 Ibid., p. 41.

13Quoique les Vêtements-Blancs essayent de montrer leur pureté et humilité en portant l’habit blanc et prétendent naître de la pureté, ils sont indifférents et insensibles aux maux des autres. Ils repoussent, au contraire, toutes formes de tolérance, de pitié ou de fraternité car, selon « l’esprit de la Communauté […] toute compassion, toute tolérance, toute indulgence était suspecte, […] tout geste magnanime paraissait entaché d’orgueil »25.

  • 26 Ibid., p. 69.
  • 27 Ibid., p. 73.
  • 28 Ibid., p. 74.

14Toutefois, le jour où Mani décide de quitter la palmeraie, il enlève ses habits blancs et porte des vêtements multicolores pour renaître « en couleurs » et marquer ce jour de la « délivrance »26. Le jeune homme ne cherche pas non plus à fuir. Tout au contraire, il renonce à la simulation et décide d’exprimer clairement son désaccord sur toutes les pratiques de la communauté. Le guide de la secte, qui a bien compris la destinée de Mani comme porteur d’un message prophétique, essaye de le retenir, mais le jeune Messager le confronte, le critique ouvertement et exprime toutes les idées que, jusque-là, il a refoulées : « C’est pure superstition que de parler d’aliments purs ou impurs ; c’est pure sottise que de parler d’hommes purs ou impurs, en toute chose et en chacun de nous se côtoient Lumière et Ténèbres »27. Enfin, il lui révèle la raison son départ quand il lui dit : « j’ai un message à délivrer au monde »28.

4. La révélation de la voix double

  • 29 Ibid., p. 55.
  • 30 Ibid.
  • 31 Ibid.

15Mani reçoit la révélation à l’âge de 12 ans. Cette révélation est recueillie de la bouche de « cet autre lui-même »29 qui lui dévoile pour la première fois ses origines, ses parents. L’enfant découvre que sa mère est Mariam et que son père est Pattig, un Vêtement-Blanc qu’il connaît depuis son arrivée à la communauté sans jamais soupçonner leur lien de paternité. Ainsi, le jour où doit recevoir la révélation pour la première fois, Mani voit d’abord sa propre image dans l’eau avant que la voix de sa bouche ne lui parle : « Salut à toi, Mani, fils de Pattig ! […] Salut à toi, Mani, de ma part, et de la part de Celui qui m’a envoyé »30. Le narrateur rapporte que c’est Mani qui raconte quelques années plus tard ce fait à ses disciples : « “À douze ans, j’appris enfin par quelle femme je fus conçu et enfanté, comment je fus engendré dans ce corps de chair, et de qui provenait la semence d’amour qui m’avait fait naître”. Ce sont les propres paroles de Mani, transcrites, des années plus tard, par ses disciples »31.

  • 32 Ibid., p. 54.

16Mani relate donc les circonstances de ce premier contact avec son double. En effet, l’enfant est terrifié quand il se rend compte qu’il vient de dessiner le dieu Mithra sur le mur de la maison « de la fille du Grec ». Tout contact avec les Grecs est proscrit, de même que manger leur pain ou entrer dans leur maison, l’acte de peindre est censuré par les Vêtements-Blancs. Le fils de Babel ne se contente pas de transgresser tous les interdits, il ose peindre Mithra que les vêtements-Blancs jugent parmi les idoles impies, infidèles et maudites32. Or, c’est au cours de ce moment de désolation que l’image de son double apparaît. Il commence par lui rappeler des souvenirs de sa première enfance, des souvenirs que le fils de Babel a cru avoir perdus ou oubliés.

  • 33 Ibid., p. 55.

Cette étrange scène au bord de l’eau, c’est Mani lui-même qui la raconte. Pour lui, comme pour ceux qu’on appellera un jour les manichéens, elle marque le commencement de sa Révélation. […] Sans doute. Dans ce miroir d’enfant Mani avait besoin de se contempler pour recoller les morceaux de sa mémoire éclatée. La vérité sur sa naissance, sur sa venue dans la palmeraie, il la soupçonnait, il en avait recueilli des bribes, mais qu’il n’osait mettre bout à bout ; il a fallu que cette « voix » vienne l’appeler « fils de Pattig » ; il a fallu qu’il entende de la bouche de « l’apparition » le nom de Mariam.33

  • 34 Ibid.
  • 35 Ibid.
  • 36 Ibid., p. 130.
  • 37 Ibid., p. 55.
  • 38 Ibid., p. 216.
  • 39 Ibid., p. 57.

17La révélation vient de la voix que Mani nomme « l’apparition »34, « mon jumeau, mon double »35 ou, encore, à plusieurs reprises, « Voix, intérieure ou céleste, qui parlait quelquefois par sa bouche »36. Désormais, son double lui sera toujours « un véritable compagnon. Un compagnon d’infortune pour l’adolescent rebelle, et surtout un précieux allié »37 qui va le côtoyer où il ira. D’abord, durant son long séjour chez les Vêtements-Blancs, la voix prophétique38 lui autorise tous les interdits de la communauté : la peinture, le pain grec et les aliments qui viennent de l’extérieur de la communauté. Ensuite, elle lui apprend à simuler et à ruser, à méditer et, surtout, à ne pas contredire « les frères » pour pouvoir vivre dans leur secte sans attirer l’attention sur lui. Elle lui recommande de s’armer de patience. Le futur messager doit donc attendre le jour où il sera mûr pour quitter la palmeraie. Il dira : « Au milieu de ces hommes, j’ai cheminé avec sagesse et ruse... »39.

18Par ailleurs, en lui rappelant les souvenirs de son passé, le jumeau de Mani lui fait découvrir ses origines, son père et sa mère. Il lui fait comprendre qu’il est l’élu qui propagera une nouvelle foi, mais il lui permettra surtout de reconquérir son identité perdue durant des années.

  • 40 Ibid., p. 231.
  • 41 Ibid., p. 230.
  • 42 Ibid., p. 248.

19En quittant les Vêtements-Blancs, le fils de Babel est le porteur de la voix de la divinité généreuse40. Son compagnon céleste41 est son guide et son conseiller qui l’inspire et l’assiste durant son périple. Cette voix vient lui parler pour la dernière fois peu avant sa mort pour lui promettre les Jardins de Lumière avec leurs parfums et couleurs comme une récompense pour la vie de tempérance et d’ascétisme qu’il a menée et durant laquelle il a renoncé à tous les privilèges et plaisirs de la vie : « Les Jardins de Lumière appartiennent à ceux qui ont vécu détachés »42, lui dira-t-il.

2. Vers la conquête de l’univers

1. Mani, le prophète voyageur

  • 43 Ibid., p. 76.
  • 44 Ibid., p. 79. 
  • 45 Ibid., p. 112.

20Âgé de 24 ans, Mani quitte pour toujours la palmeraie. Son jumeau lui résume sa situation quand il lui dit : « Oui, Mani, fils de Babel, tu es seul, démuni de tout, rejeté par les tiens, et tu pars à la conquête de l’univers. C’est à cela que se reconnaissent les vrais commencements »43. Dès lors, le Messager de lumière préfère mener une vie d’errance et vivre sur les routes44. Il veut méditer, peindre, prier et prêcher. Il ne veut se fixer sur aucun lieu. C’est en se déplaçant que l’apôtre de Jésus prêche et propage sa foi religieuse, une religion tolérante, humaniste mais surtout universelle, car il croit que sa mission consiste à « accomplir le message du Christ, le parachever en une foi universelle capable de rassembler toutes les croyances sincères des hommes »45.

  • 46 Ibid., p. 87.
  • 47 Ibid., p. 97.

21Le jeune Messager atteint d’abord la ville de Ctésiphon, la capitale de l’empire sassanide et une ville non loin de son village natal Mardinu. Le narrateur la décrit comme une grande métropole du monde antique, le berceau du manichéisme et un haut lieu de la chrétienté orientale. C’est dans cette ville que Mani retrouve son ancien ami, Malchos, banni autrefois de la communauté. Son père Pattig quitte la communauté des Vêtements-Blancs et vient bientôt le rejoindre. Mais le jeune homme est contraint de quitter Ctésiphon d’abord à cause de ses origines parthes et, ensuite, parce que la tolérance religieuse dont il fait preuve ne plait pas au roi de Ctésiphon et aux mages qui l’entourent et qui veulent imposer le culte du feu dans tout l’empire46. Le jeune messager entreprend donc de se diriger, accompagné de Malchos et de Pattig, « vers Ganazak, en Atropatène, vers l’Arménie, les monts de Médie, les palus de Mésène, enfin vers Kachkar, sur le Tigre, où ils embarquèrent »47.

  • 48 Ibid., p. 108.

22Son voyage maritime vers l’Inde ne manque pas d’entraves : d’abord, l’attaque des baleines, puis le danger de la trombe. Mais au moment où les passagers et l’équipage paniquent, Mani est sûr que le navire le conduira jusqu’à l’Inde. Son message confiant réconforte les passagers du navire qui, rassurés par sa présence et sa foi généreuse, ne craignent plus le danger de la mer. Sa présence parmi eux les apaise. Le Messager de lumière se trouve entouré par les passagers et l’équipage qui le saluent et le révèrent : « Désormais Mani avait droit à toutes les attentions. Plus vénéré encore que dans les villes qu’il avait traversées, constamment entouré, suivi, écouté »48.

  • 49 Ibid., p. 111.
  • 50 Ibid., p. 122.

23À Deb, le fils de Babel continue son enseignement. Il veut marcher dans les pas de Thomas, le jumeau du Christ49. Ainsi s’exprime-t-il en araméen, la langue de Jésus et de Thomas. Les gens l’écoutent attentivement mais ne réagissent pas. Mani se rend compte dès lors de sa véritable mission en Inde. En effet, Deb, une ville à communauté chrétienne, est tombée entre les mains des Sassanides chez qui le culte du feu est la religion officielle, un culte qu’ils veulent imposer dans tout l’empire. Les mages de la religion de Zoroastre ne tolèrent en revanche aucune autre religion. Les habitants de Deb craignent que les soldats sassanides les massacrent à cause de leur foi. Mani se porte donc volontaire pour aller à la rencontre de Hormizd, le prince sassanide pour plaider la cause de la ville. Toutefois, si le prince semble désintéressé de tout débat sur la religion, le grand mage Kidir voit en Deb une ville d’impiété qui mérite d’être soumise et châtiée et ses lieux de cultes démolis50. Le médecin de Babel arrive quand même à sauver la ville quand il guérit la fille du prince Hormizd.

24Mani retourne à Ctésiphon pour rencontrer le monarque, le divin Shabuhr qui l’interroge d’abord sur sa foi. Le jeune Messager lui expose sa doctrine reposant sur le respect de tous les dogmes et son désintéressement de toute fortune ou ambition politique. Convaincu, le monarque lui accorde sa protection et l’autorise à prêcher sa religion dans l’empire malgré la forte opposition du mage Kidir. Le fils de Babel sillonne désormais le monde. Il prend pour mission d’enseigner, écrire et dessiner.

  • 51 Ibid., p. 161.

25Au fil des voyages, sa foi se propage. Son discours droit et sans complaisance bénéficie d’une large approbation. Malgré ses détracteurs, l’humble Messager séduit les artisans, les commerçants, les étrangers, etc.51. Même Hormizd, le fils du monarque, se réclame de sa religion.

26Mani aspire à la conquête de Rome où il a déjà des dizaines de disciples qui lui rapportent la soif des gens d’embrasser une nouvelle foi. Mais lorsqu’il se rend compte qu’il ne peut plus accomplir cette mission, il la confie à ses meilleurs disciples.

2. Le manichéisme, vers les Jardins de Lumière

  • 52 Ernest Renan, L’Avenir de la science, p. 192.

Pour Ernest Renan, il existe deux sortes de produits de l’esprit humain : les religions organisées avec des livres sacrés et des dogmes sacrés, et les religions non organisées, n’ayant ni livres ni dogmes et qui ne se présentent d’aucune manière comme des révélations, comme c’est le cas des polythéismes mythologiques. Pour Renan, le manichéisme fait partie des religions organisées asiatiques et, plus particulièrement, de la famille iranienne : « le manichéisme, qui n’est pas seulement une secte ou hérésie chrétienne comme on se l’imagine souvent, mais une apparition religieuse entée, comme le christianisme, l’islamisme et le bouddhisme, sur une religion antérieure »52.

  • 53 Amin Maalouf, Les Jardins de lumière, op. cit., p. 143.

27Le manichéisme se présente au IIIème siècle comme une nouvelle religion qui répond aux besoins d’une époque. Il se veut une religion qui embrasse tous les peuples sans aucune distinction. Le fils de Babel méprise toute caste et ignore toute race et appelle à abolir ses barrières : « Une ère nouvelle a commencé qui nécessite une foi nouvelle, une foi qui ne soit pas celle d’un seul peuple, d’une seule race ni d’un seul enseignement »53.

  • 54 Ibid., p. 175.

28Le manichéisme est une religion écrite. Son enseignement est rapporté par Mani dans ses livres écrits en syriaque ou en araméen oriental et dont le plus connu est L’Évangile Vivant (ou Le Grand Évangile). Toutefois, Maalouf parle de l’un des ouvrages de Mani, « “l’Image ”, dans lequel il expliquait l’ensemble de ses croyances par une succession de peintures, sans recours aux mots. Quel meilleur moyen avait-il de s’adresser à tous les hommes, par-delà les barrières du langage ?54

  • 55 Ibid., p. 100.
  • 56 Ibid., p. 119.
  • 57 Ibid., p. 252.

29Le jeune Messager préfère mener une vie de mendiant et renoncer à toute richesse55. Il se veut inspiré par Jésus de Bouddha et de Zoroastre. Il dit : « je vénère Jésus, mais également le Bouddha et notre seigneur Zoroastre »56. Il reprend les paroles l’apôtre de Jésus telles qu’elles sont rapportées par Thomas. Il parle de la Bible et des textes sacrés : « Pendant mille ans, son cri fut entendu. En Égypte, on l’appelait “l’apôtre de Jésus” ; en Chine, on le surnommait “le Bouddha de Lumière” ; son espoir fleurissait au bord des trois océans »57. Par son discours droit, il prêche un message de tolérance qui trouve un écho dans les esprits des gens et lui fait gagner de l’auditoire au fur et à mesure qu’il passe d’une contrée à l’autre.

30Néanmoins, c’est à Deb que Mani explique, dans l’un de ses premiers sermons, l’essentiel de sa nouvelle croyance. En effet, sa doctrine repose sur deux principes originels, lumière et ténèbres. Ces deux principes sont d’abord séparés puis, suite à un choc, ils se sont mêlés pour donner formes à toutes les créatures, la faune, la flore et l’homme. Bref, la conception de Mani coïncide avec celle de la naissance du cosmos. Le fils de Babel, ajoute que l’homme abrite la lumière et les ténèbres mais que l’homme sage ne doit pas laisser les ténèbres envahir la lumière. Aussi le Messager prêche-t-il que la lumière, qui est en chacun, est nourrie de beauté et de connaissance. Elle est entretenue par les parfums, la musique et les couleurs et, plus l’homme se nourrit de beauté, plus il éloigne les ténèbres :

  • 58 Ibid., p. 84.

… aux commencements de l’univers, deux mondes existaient, séparés l’un de l’autre : le monde de Lumière et celui des Ténèbres. Dans les Jardins de Lumière étaient toutes les choses désirables, dans les ténèbres résidait le désir, un désir puissant, impérieux, rugissant. Et soudain, à la frontière des deux mondes un choc se produisit, le plus violent et le plus terrifiant que l’univers ait connu. Les particules de Lumière se sont alors mêlées aux ténèbres, de mille façons différentes, et c’est ainsi que sont apparus toutes les créatures, les corps célestes et les eaux, et la nature et l’homme. […] Vos cinq sens sont distillateurs de Lumière. Offrez-leur parfum, musiques, couleurs. Épargnez-leur la puanteur, les cris rauques et la salissure.58

31En revanche, les deux notions de bien et du mal que certains rattachent à l’enseignement de Mani sont exclues par celui-ci quand il dit en réponse à son père Pattig :

  • 59 Ibid., p. 158.

M’as-tu jamais entendu parler de bien ou de mal ? Ces mots pervertis n’appartiennent pas à mon langage ! Mon « jumeau » céleste m’a prévenu. Je dirai une chose, et les hommes, même les plus proches, comprendront autre chose. J’ai dit qu’en tout être se mêlent Lumière et Ténèbres, et qu’il faut toute la subtilité du sage pour les démêler...59

  • 60 Ibid., p. 84.
  • 61 Ibid., p. 248.
  • 62 Ibid., p. 159.
  • 63 Ibid., p. 100.

32Le titre, Les Jardins de lumière, que Maalouf a donné à son roman historique et qui apparaît à plusieurs reprises, peut être lu et interprété de différentes manières. D’abord, « Les Jardins de Lumière » apparaissent dans deux sermons de Mani, quand il les présente comme le lieu de « toutes les choses désirables »60 et quand il proclame avant son décès que « Les Jardins de Lumière appartiennent à ceux qui ont vécu détachés »61. En effet, ces Jardins lui appartiennent puisqu’il a vécu loin de ses parents et sans être attaché ni à une terre ni à une fortune. Le fils de Babel est un sage qui a choisi pour mission dans la vie terrestre de guider les autres et de vivre sur les routes. Le titre apparaît une autre fois quand Mani dit que « dans les Jardins de Lumière tout serait parfum et couleur »62. Les Jardins de Lumière seraient donc un lieu paradisiaque réservé aux dévots, auquel n’ont pas accès les religieux qui utilisent la foi comme un tremplin pour s’enrichir et réaliser leurs ambitions politiques. Le Messager dit : « Ceux qui ont choisi de guider les autres doivent renoncer à tout pouvoir et à toute richesse, ils ne doivent posséder que l’habit qu’ils portent, rien d’autre, même pas la nourriture du lendemain. C’est ainsi qu’on pourra distinguer les sages des faux dévots vendeurs de croyances »63.

  • 64 Ibid., p. 135.
  • 65 Ibid., p. 94.
  • 66 Ibid.

33Les Jardins de Lumière apparaissent également quand on demande au fils de Babel le nom de celui dont il est le Messager. Il répond qu’il est le Messager « du Roi des jardins de lumières »64. Et si chez l’homme se côtoie lumière et ténèbres65, Dieu est lumière pure66. Il a fait de l’homme son allié, et c’est à lui qu’Il a confié la tâche d’abord de dominer la Création et la préserver et, ensuite, de repousser et anéantir les ténèbres.

34Par ailleurs, c’est pendant son séjour à Deb que le médecin de Babel explicite son enseignement et répond aux interrogations des gens qui l’entourent. En effet, il aspire à une foi universelle mais il veut, en même temps, reprendre les enseignements des apôtres du Christ dont il sera le continuateur :

  • 67 Ibid., p. 112.

Mani était de la trempe des plus grands apôtres, Paul ou Marc, ou Thomas, agissant dans les églises comme ses prédécesseurs dans les synagogues. Et avec autant de conviction. […], Mani était persuadé d’être venu accomplir le message du Christ, le parachever en une foi universelle capable de rassembler toutes les croyances sincères des hommes.67

3. Mani, le conciliateur

35Mani a vécu dans un temps où les dieux sont nombreux mais où les hostilités entre les adeptes des différentes religions se multiplient. Aucune religion ne tolère la présence des autres cultes. Quand les partisans d’une religion envahissent une contrée dont le culte est différent, le sort qui attend ses habitants est impitoyable. L’intolérance religieuse mène irrémédiablement à des massacres. Par un discours tolérant, le sage Messager veut que tout un chacun pratique sa religion de choix sans se cacher et que tous les cultes soient respectés. Bref, le Messager de lumière veut concilier toutes les religions au moment où celles-ci ne cherchent qu’à se renier.

  • 68 Ibid., p. 148.

Je me réclame de toutes les religions et d’aucune. On a appris aux hommes qu’ils devaient appartenir à une croyance comme on appartient à une race ou à une tribu. Et moi je leur dis, on vous a menti. En chaque croyance, en chaque idée, sachez trouver la substance lumineuse et écarter les épluchures. Celui qui suivra ma voie pourra invoquer Ahura-Mazda et Mithra et le Christ et le Bouddha. Dans les temples que j’élèverai chacun viendra avec ses prières.68

  • 69 Ibid., p. 155-156.

36Si toutes les religions sont mises sur un plan d’égalité par Mani et si sa nouvelle religion est enseignée aux quatre climats, il proclame l’égalité entre tous les hommes qui reçoivent cette nouvelle foi. Il rejette du coup toute distinction reposant sur la race ou la caste. Le mérite de chacun doit être marqué par le dévouement et la piété et non la naissance et la fortune. Ainsi cherche-t-il à unir les hommes et à les rapprocher sous la bannière d’une foi universelle : « La même étincelle divine est en nous tous, elle n’est d’aucune race, d’aucune caste, elle n’est ni mâle ni femelle, chacun doit la nourrir de beauté et de connaissance, c’est ainsi qu’elle parvient à resplendir, c’est seulement par la Lumière qui est en lui qu’un homme est grand »69.

37L’ignorance, la superstition et surtout les hostilités religieuses seraient, selon le Messager, la cause des haines qui menacent l’existence et la survie des hommes et des empires. En effet, les partisans du culte du feu veulent anéantir toutes les diverses croyances pour imposer leur foi. C’est justement le mal auquel Mani veut apporter un remède en proclamant une religion humaniste et universelle respectant la différence. Néanmoins, il reconnaît que son message de tolérance n’est pas toujours accepté par ses auditeurs qui s’étonnent de le voir soutenir toutes les religions au lieu de les proscrire. Le fils de Babel attire l’attention sur le danger du discours religieux qui, au lieu d’inciter à la tolérance, n’inspire que la haine :

  • 70 Ibid., p. 148-149.

Je respecte toutes les croyances, et c’est bien cela mon crime aux yeux de tous. Les chrétiens n’écoutent pas le bien que je dis du Nazaréen, ils me reprochent de ne pas dire du mal des juifs et de Zoroastre. Les mages ne m’entendent pas lorsque je fais l’éloge de leur prophète, ils veulent m’entendre maudire le Christ et le Bouddha. Car lorsqu’ils rassemblent le troupeau des fidèles, ce n’est pas autour de l’amour mais de la haine, c’est seulement face aux autres qu’ils se retrouvent solidaires. Ils ne se reconnaissent frères que dans les interdits et les anathèmes.70

4. Mani, victime de l’intolérance religieuse

  • 71 Ibid., p. 122.
  • 72 Ibid., p. 143.
  • 73 Ibid., p. 122.
  • 74 Ibid., p. 123.
  • 75 Ibid., p. 124.

38Les grands ennemis de Mani sont les mages qui aspirent à imposer le culte du feu, la Religion Vraie71, à l’empire sassanide et qui ne tolèrent aucune autre religion. Pour eux, Mani est un hérétique et un perfide ennemi de leur religion72. Il représente un obstacle à leurs ambitions. En effet, par sa foi nouvelle, le sage Messager séduit les gens mais également le monarque et le prince sassanides. En tant que conseiller de la cour, le mage Kidir assiste aux grands débats de Mani face aux monarques. Ainsi, au moment où le monarque ou le prince commence à manifester de l’intérêt pour son message et l’interroge sur ses croyances, Kidir intervient pour l’attaquer et déformer son message. Il le désigne sous les pires appellations : « un loup à deux pattes »73, le « perfide nazaréen »74, « le maudit nazaréen boiteux »75, etc. Le mage cherche surtout à faire que les rois et les courtisans changent d’avis sur lui. Mais, le roi Shabuhr et son fils cadet Hormizd donnent raison à Mani. Shahbur a ses raisons pour protéger le sage Messager. Il est conscient effectivement de la nécessité de la présence de Mani afin de brider les mages et contrecarrer leur pouvoir.

  • 76 Ibid., p. 236.
  • 77 Ibid., p. 242.

39Après la mort de Shabuhr, le pouvoir est passé à Hormizd. Mani continue à gagner de l’audience. C’est le début d’un succès incontestable. Les mages qui se rendent compte qu’ils ne sont plus écoutés commencent donc à comploter. Vahram, qui est jaloux de son frère cadet, conspire avec le Mage Kidir et tue Hormizd. Le frère fratricide prend le pouvoir et bannit Mani de la terre de Mésopotamie sous prétexte que ses opinions sont contraires à la Religion Vraie76. Mani reprend son périple vers l’Inde mais la voix prophétique l’en dissuade et lui recommande de retourner sur les lieux d’où il a été banni. Mani est accusé de désobéissance et de deux crimes contre le Ciel : l’apostasie et l’hérésie. Kidir et Vahram le condamnent sans lui donner le temps de se défendre. Varham, qui a prévu la sentence, lui dit : « j’avais juré par mes ancêtres que tu mourrais. Mais ta perfidie te vaudra de souffrir »77. Le sage Messager est donc condamné au supplice des fers. Quelques fidèles viennent témoigner de sa lente agonie. Impuissants, ils jettent des fleurs sur ses pieds.

40Victime de la haine et du fanatisme, le Mani-Hayy, Mani-le-Vivant, est persécuté et banni, sa dépouille disparue, ses écrits perdus et son messager déformé. L’injustice s’est acharnée à effacer la trace du Messager de la paix, même de notre mémoire.

  • 78 Ibid., p. 251-252.

De ses livres, objets d’art et de ferveur, de sa foi généreuse, de sa quête passionnée, de son message d’harmonie entre les hommes, la nature et la divinité, il ne reste plus rien. De sa religion de beauté, de sa subtile religion du clair-obscur, nous n’avons gardé que ces mots, « manichéen », « manichéisme », devenus dans nos bouches des insultes. Car tous les inquisiteurs de Rome et de la Perse se sont ligués pour défigurer Mani, pour l’éteindre. En quoi était-il si dangereux qu’il ait fallu le pourchasser ainsi jusque dans notre mémoire ?78

41Le fils de Babel devine que le message de conciliation qu’il veut prêcher va lui attirer l’hostilité des fidèles de toutes les religions. Il sait qu’il doit payer pour ses idées et idéaux. Pourtant il ne doute pas que ses idées non-conformistes et hors normes pour son temps seront mieux reçues et comprises par les générations suivantes :

  • 79 Ibid., p. 149.

42Et moi, Mani, loin d’être l’ami de tous, je me retrouverai bientôt l’ennemi de tous. Mon crime est de vouloir les concilier. Je le paierai. Car ils s’uniront pour me damner. Pourtant, lorsque les hommes se seront lassés et des rites et des mythes et des malédictions, ils se rappelleront qu’un jour, au temps où régnait le grand Shabuhr, un humble mortel a fait retentir un cri à travers le monde.79

Conclusion

43Amin Maalouf nous relate, à travers Les Jardins de lumière, l’histoire de Mani, le prophète à la jambe torse. Il nous rapporte sa naissance, son enfance et sa vie d’errance. Le fils de Babel consacre sa vie à prêcher une nouvelle croyance. Croyant en l’homme, le fondateur du manichéisme veut instaurer une religion humaniste et une foi universelle. Par son discours tolérant, le Messager de lumière se fait des disciples et des adeptes mais il attire l’attention des fanatiques et des ignorants qui ne tolèrent pas sa religion et voient en lui une menace pour leurs intérêts. Il faut donc le combattre et l’écarter. Mais, comme tous les prophètes, Mani vit orphelin et seul. Son passage sur terre est marqué par la torture et la privation. Mais peu importe « le bannissement » du Mani-Hayy car sa foi finit par se graver dans l’esprit et le cœur de ceux qui croient en sa foi généreuse.

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Bibliographie

Malouf, Amin. Les Jardins de lumière. Paris : J.-C. Lattès, 1991.

Malouf, Amin. Les Identités meurtrières. Paris : Grasset, 1998.

Renan, Ernest. L’Avenir de la science. Paris : Garnier-Flammarion, 1995.

Tardieu, Jean. Le Manichéisme. Paris : Presses Universitaires de France, 1997.

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Notes

1 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, p. 8.

2 Ibid., p. 110.

3 Ibid.

4 Amin Maalouf, Les Jardins de lumière, p. 25.

5 Ibid., p. 10.

6 Ibid., p. 20. 

7 Ibid., p. 25.

8 Ibid., p. 29.

9 Ibid., p. 27.

10 Ibid., p. 26.

11 Ibid., p. 27.

12 Ibid., p. 26.

13 Ibid., p. 27.

14 Ibid.

15 Ibid., p. 28.

16 Jean Tardieu, Le Manichéisme, p. 6.

17 Ibid., p. 5.

18 Ibid.

19 Ibid., p. 6.

20 Amin Maalouf, Les Jardins de lumière, op. cit., p. 36.

21 Ibid., p. 37.

22 Ibid., p. 73.

23 Ibid., p. 56.

24 Ibid., p. 69.

25 Ibid., p. 41.

26 Ibid., p. 69.

27 Ibid., p. 73.

28 Ibid., p. 74.

29 Ibid., p. 55.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Ibid., p. 54.

33 Ibid., p. 55.

34 Ibid.

35 Ibid.

36 Ibid., p. 130.

37 Ibid., p. 55.

38 Ibid., p. 216.

39 Ibid., p. 57.

40 Ibid., p. 231.

41 Ibid., p. 230.

42 Ibid., p. 248.

43 Ibid., p. 76.

44 Ibid., p. 79. 

45 Ibid., p. 112.

46 Ibid., p. 87.

47 Ibid., p. 97.

48 Ibid., p. 108.

49 Ibid., p. 111.

50 Ibid., p. 122.

51 Ibid., p. 161.

52 Ernest Renan, L’Avenir de la science, p. 192.

53 Amin Maalouf, Les Jardins de lumière, op. cit., p. 143.

54 Ibid., p. 175.

55 Ibid., p. 100.

56 Ibid., p. 119.

57 Ibid., p. 252.

58 Ibid., p. 84.

59 Ibid., p. 158.

60 Ibid., p. 84.

61 Ibid., p. 248.

62 Ibid., p. 159.

63 Ibid., p. 100.

64 Ibid., p. 135.

65 Ibid., p. 94.

66 Ibid.

67 Ibid., p. 112.

68 Ibid., p. 148.

69 Ibid., p. 155-156.

70 Ibid., p. 148-149.

71 Ibid., p. 122.

72 Ibid., p. 143.

73 Ibid., p. 122.

74 Ibid., p. 123.

75 Ibid., p. 124.

76 Ibid., p. 236.

77 Ibid., p. 242.

78 Ibid., p. 251-252.

79 Ibid., p. 149.

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Pour citer cet article

Référence papier

Souaad Masmoudi, « Mani, le prophète voyageur dans Des jardins de lumière d’Amin Maalouf »Babel, 41 | -1, 135-154.

Référence électronique

Souaad Masmoudi, « Mani, le prophète voyageur dans Des jardins de lumière d’Amin Maalouf »Babel [En ligne], 41 | 2020, mis en ligne le 25 mai 2020, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/babel/10241 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/babel.10241

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Auteur

Souaad Masmoudi

Université d’Oujda

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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