La révolution passive chez Antonio Gramsci, entre histoire et politique
Résumés
La notion de révolution passive est aujourd’hui reconnue comme l’une des contributions théoriques les plus importantes de Gramsci ; elle a fait l’objet de travaux approfondis en langues étrangères, et est également mise en œuvre pour analyser différents phénomènes historiques et situations concrètes présentes. L’objectif de cet article est de constituer une étude synthétique de l’élaboration et des usages de la notion de révolution passive dans les Cahiers de prison. Pour cela, nous suivons les différentes phases de développement de la notion, ainsi que les déplacements de son sens en fonction des cas pour l’étude desquels elle est mobilisée, même hypothétiquement (le Risorgimento, l’Europe du XIXe siècle, le fascisme, l’américanisme, etc.). Pour Gramsci, il apparaît que les apports de cette notion se situent sur au moins deux plans dialectiquement liés : concevoir une modalité du changement historique qui ne saurait être réduite aux bouleversements révolutionnaires proprement dits ; mettre en évidence d’une manière critique les stratégies politiques des classes dominantes, afin d’œuvrer à l’émancipation de l’activité autonome des subalternes.
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Introduction
- 1 Je remercie Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini pour leurs remarques et suggestions toujours (...)
- 2 Gramsci lui-même n’emploie pas le terme de révolutions « actives » (contrairement à Cuoco : voir n (...)
1Parmi les notions les plus originales élaborées par Gramsci, on trouve celles d’hégémonie, de guerre de position et de révolution passive1. L’hégémonie permet de repenser l’analyse du pouvoir, en premier lieu du pouvoir de classe, en ne le réduisant pas à la coercition ou à la répression, mais en intégrant au contraire le consentement (consenso) sous ses diverses formes. La guerre de position permet de repenser la stratégie politique, et en particulier la stratégie révolutionnaire communiste, pour ne pas la réduire au moment insurrectionnel ou à la prise du pouvoir d’État : Gramsci souligne la nécessité, en se plaçant dans une temporalité plus longue que la guerre de mouvement – sans pour autant la négliger –, de construire des organisations sociopolitiques de masse, d’élaborer et de diffuser de nouvelles conceptions du monde chez les subalternes, et de conquérir des positions au sein de la société civile. La notion de révolution passive permet quant à elle de repenser le changement historique ou, plus exactement, la manière dont des forces sociopolitiques de différents types agissent de sorte à produire du changement. Elle renvoie à des transformations historiques d’ampleur qui ne présupposent pas un renversement du pouvoir par les masses subalternes, mais reposent au contraire sur leur passivité, et l’entretiennent. Même si une révolution passive peut bien entendu se cristalliser dans certains événements, elle ne prendra pas tant la forme d’une rupture ponctuelle que celle d’un processus, plus diffus et rampant que dans le cas d’une révolution au sens strict2.
2On peut distinguer approximativement trois grandes périodes dans l’utilisation de la notion de révolution passive par Gramsci. En 1930, il l’utilise principalement pour étudier certains phénomènes historiques européens du XIXe siècle et en premier lieu le Risorgimento. En 1932, dans des notes du « Cahier 8 » reprises et approfondies dans le « Cahier 10 », il précise cette première dimension, et s’interroge également sur la possibilité d’étendre la notion au XXe siècle, surtout à l’Italie fasciste. Enfin, en 1933, surtout dans le « Cahier 15 », il développe des réflexions plus générales sur la notion, en tant qu’elle est à la fois un élément essentiel de sa conception dialectique de l’histoire et une catégorie politique critique.
- 3 Voir notamment A. Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, Rome, DeriveApprodi, 2014, p. 242-282 (...)
- 4 Voir par exemple F. Gaudichaud, M. Modonesi, J. R. Webber, Fin de partie ? Amérique latine : les e (...)
3La notion de révolution passive a fait l’objet de nombreux travaux et interprétations en différentes langues3. On l’a également utilisée pour étudier différents processus et situations socio-historiques concrets, passés ou présents4. Sans pouvoir discuter ces multiples contributions, cet article se propose un objectif simple : offrir une présentation synthétique de l’élaboration et des différentes significations de la notion de révolution passive dans les Cahiers de prison. Après être revenus rapidement sur son origine et sur les autres expressions que Gramsci utilise en un sens proche, on se penchera sur le cas historique paradigmatique à ses yeux, le Risorgimento. On s’attardera ensuite sur la manière dont il met en œuvre la notion à propos d’autres phénomènes historiques survenus en Europe continentale au XIXe siècle. On examinera en quatrième lieu les rapprochements envisagés par Gramsci entre ces révolutions passives et le fascisme (et dans une moindre mesure l’américanisme), rapprochements appartenant à la deuxième des périodes que l’on a distinguées. Enfin, en particulier à partir des notes du « Cahier 15 », on tâchera de déterminer plus précisément le statut de la notion de révolution passive, qui doit être pensée à la fois comme une modalité de la dialectique conflictuelle de l’histoire et comme un élément constitutif de la stratégie politique des classes dominantes.
Révolution passive, révolution sans révolution, révolution-restauration
- 5 Sur l’histoire de la notion, voir A. Di Meo, « La “rivoluzione passiva” da Cuoco a Gramsci: Appunt (...)
- 6 V. Cuoco, Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli / Essai historique sur la révolution de Naple (...)
- 7 « Les révolutions actives sont toujours plus efficaces, parce que le peuple se dirige tout de suit (...)
4L’expression « révolution passive » vient de Vincenzo Cuoco (1770-1823)5. Il l’a forgée en 18016, dans le cadre d’une étude de la République parthénopéenne, mise en place à Naples et dans le sud de l’Italie entre janvier et juin 1799, à laquelle il a participé. D’après lui, si les Jacobins napolitains l’ont emporté pendant une brève période, c’est avant tout grâce aux troupes françaises. Non seulement la révolution n’a pas été faite par le peuple et a en ce sens été passive – ce qui en soi ne la condamnait pas à l’échec –, mais les révolutionnaires ont plaqué abstraitement et mécaniquement un modèle politique radical d’ascendance étrangère plutôt que de répondre aux besoins et aspirations du peuple. Ce dernier est resté indifférent et même hostile à l’égard du processus révolutionnaire, qui a pu être aisément défait par la réaction. Cuoco a donc élaboré la notion de révolution passive dans le cadre d’une critique de l’action des révolutionnaires napolitains. Remarquons qu’il est possible, à ses yeux, qu’une révolution passive s’effectue avec succès, si ses dirigeants savent se lier avec le peuple et gagner son consentement, notamment en ne brusquant pas ses opinions7. Du reste, Cuoco défendra de plus en plus résolument la modération en politique et le changement par réformes, ce dont témoigne la réédition en 1806 de son ouvrage sur la révolution napolitaine, mais aussi ses activités au service des rois napolitains de la famille Bonaparte.
- 8 Croce mentionne la révolution passive de Cuoco dans sa préface à la 4e édition de son ouvrage : La (...)
5Gramsci n’avait qu’une connaissance indirecte des conceptions de Cuoco, par l’intermédiaire de Benedetto Croce8. Il y fait référence d’une manière vague, comme le montre la première occurrence de l’expression « révolution passive » dans les Cahiers, datée de novembre 1930 :
- 9 C4, §57, p. 360, novembre 1930, trad. mod. Nous citons les Cahiers de prison dans l’édition Gallim (...)
Vincenzo Cuoco a appelé révolution passive la révolution qu’a connue l’Italie comme contrecoup des guerres napoléoniennes. Le concept de révolution passive me semble exact non seulement pour l’Italie, mais aussi pour les autres pays qui ont modernisé leur État par une série de réformes ou de guerres nationales, sans passer par la révolution politique de type radical-jacobin. Voir chez Cuoco comment il développe le concept pour l’Italie.9
6Gramsci assimile l’idée de révolution passive à celle de « révolution sans révolution », expression qu’il a d’abord employée afin de saisir la spécificité du Risorgimento, par opposition à la Révolution française, spécificité qu’explique notamment le rôle hégémonique qu’y ont joué les modérés (dirigés par Cavour) :
- 10 Q1, §44, p. 41, février-mars 1930.
La direction politique devient un aspect de la domination, dans la mesure où l’absorption des élites des classes ennemies conduit à la décapitation de ces dernières et à leur impuissance. Il peut et il doit y avoir une « hégémonie politique » avant même l’arrivée au pouvoir et il ne faut pas compter sur le seul pouvoir et la seule force matérielle qu’il donne pour exercer la direction ou hégémonie politique. Cette politique des modérés montre clairement cette vérité, et c’est la solution de ce problème qui a rendu possible le Risorgimento dans les formes et dans les limites où il s’est effectué, comme révolution sans révolution [ou révolution passive selon l’expression de V. Cuoco].10
- 11 Cela a été établi dans l’édition Gerratana (Q, p. 2654).
- 12 Cette phrase était reprise dans de nombreux travaux d’histoire de la révolution des XIXe et XXe si (...)
- 13 C19, §24, p. 60, juillet-août 1934 – février 1935.
- 14 Loc. cit.
Cette note a été écrite en février ou mars 1930, mais la mention de la révolution passive en marge (ici entre crochets) est un ajout postérieur à novembre 193011. Il est vraisemblable que l’expression « révolution sans révolution » vienne de Robespierre qui, lors de son discours du 5 novembre 1792 sur le jugement de Louis XVI, où il s’oppose à un procès, a demandé : « Citoyens, voulez-vous une révolution sans révolution ? »12. Dans la réécriture de cette note, la référence à la Révolution française, et en particulier au jacobinisme, est encore plus évidente, puisque Gramsci explicite l’idée de « révolution sans révolution » et de « révolution passive » en disant que le Risorgimento s’est effectué « sans Terreur »13. Par ailleurs, dans cette seconde version, il insère la mention de la révolution passive dans le corps du texte, tout en précisant qu’elle est employée « dans un sens un peu différent de ce que Cuoco entend par là »14. Cuoco, en effet, analysait la révolution napolitaine comme une révolution passive ayant échoué, et qui n’a donc pas produit d’effets historiques importants en dépit, ou plutôt à cause de la radicalité des projets des révolutionnaires. Gramsci étudie lui un processus historique dont les dirigeants effectifs (les modérés) ont eu des visées moins radicales, mais qui a abouti à de réelles transformations – bien que plus limitées et moins avancées que celles amenées par une révolution impliquant la participation active des masses comme la Révolution française.
7Entre-temps, Gramsci rapproche également la révolution passive de l’idée de « révolution-restauration », venant d’Edgar Quinet :
- 15 C8, §25, p. 273, janvier-février 1932 ; repris en C10 II §41xiv, p. 124, août-décembre 1932. « C10 (...)
Peut-on rapprocher ce concept de Quinet de celui de révolution passive de Cuoco ? L’un et l’autre exprimeraient le fait historique de l’absence d’initiative populaire dans le déroulement de l’histoire italienne et le fait que le progrès y serait une réaction des classes dominantes à la contestation sporadique et inorganisée des masses populaires, progrès accompagné de « restaurations » récupérant une partie des exigences populaires : des « restaurations progressistes » donc, ou des « révolutions-restaurations » ou même des « révolutions passives ».15
- 16 E. Quinet, Les révolutions d’Italie, Paris, Chamerot, 1848, p. 1.
À propos de l’Italie, Quinet écrit que « ses révolutions sont des restaurations »16. Cela signifie chez lui que, en Italie, les changements révolutionnaires (par exemple l’affranchissement des républiques communales de la fin du Moyen Âge) sont moins vécus et pensés comme une nouveauté historique que comme la restauration d’un état passé (de liberté, de grandeur, etc.). Il n’employait pas le terme de « restauration » comme signifiant la restauration de l’ancien régime après une révolution. Il semble au contraire que ce sens du terme soit à l’œuvre chez Gramsci (qui n’a pas l’ouvrage de Quinet à disposition) : en parlant de révolution-restaurations, il met ainsi l’accent sur le caractère ambivalent, voire paradoxal, des phénomènes historiques étudiés.
8Gramsci emploie donc une série d’expressions (révolution passive, révolution sans révolution, révolution sans Terreur, révolution-restauration, restauration progressive) en des sens proches, au besoin en transformant – comme il en a coutume – la signification qu’elles avaient chez les auteurs qui les ont forgées. C’est principalement pour analyser le cas du Risorgimento qu’il les met en œuvre.
Le Risorgimento comme révolution passive
- 17 C4, §57, p. 360.
- 18 Le Risorgimento a ainsi été critiqué comme une « conquête royale », d’abord par l’historien Alfred (...)
9À l’issue du Risorgimento, s’établit en Italie un État national unifié, constitutionnel, libéral et élitiste. Ce processus long et complexe a impliqué « une série de réformes » et de « guerres nationales », mais non « une révolution politique de type radical-jacobin »17. L’initiative historique est restée aux mains des libéraux modérés. Ce parti – au sens large, non formel, du terme – était, par bien des aspects, conservateur : royaliste, favorable au maintien d’un certain nombre de hiérarchies sociales et politiques, son projet revenait largement à étendre à l’ensemble de l’Italie le régime du Piémont-Sardaigne18. Aux modérés s’opposait le Parti d’action, fondé et mené par Giuseppe Mazzini : plus radical, républicain, démocratique (en faveur du suffrage universel) et socialisant à certains égards, il n’était pas lié organiquement à un État établi.
- 19 Cette expression est utilisée par Friedrich Engels dans son introduction de 1895 à Karl Marx, Les (...)
- 20 Q1, §44, p. 41 ; repris en C19, §24, p. 60.
- 21 Voir notamment Q1, §44, p. 53, et texte C en C19, §24, p. 77.
10En raison de l’hégémonie des modérés, le Risorgimento a été une révolution par le haut19, une révolution passive sans irruption dans la vie politique des grandes masses populaires, et sans renversement radical des anciennes élites et des anciens cadres sociaux. Réciproquement, l’une des raisons de cette hégémonie a été la faible participation des masses populaires au Risorgimento, qui s’explique notamment par l’incapacité ou la réticence du Parti d’action à les mobiliser, contrairement à ce qu’ont fait les Jacobins français en 1793-1794. Les besoins socio-historiques de la paysannerie – qui formait la majorité de la population italienne de l’époque –, comme une réforme agraire, ont été largement ignorés, et elle est restée passive. Le fait que les groupes subalternes soient restés extérieurs au processus historique de formation de l’État moderne rejoue du reste une coupure entre les élites et le peuple caractéristique de l’histoire italienne. Les modérés, et les « hautes classes »20 – en premier lieu la bourgeoisie du Nord – auxquelles ils sont organiquement liés, ont certes exercé une hégémonie sur les autres forces participant au Risorgimento, en particulier le Parti d’action lié à la petite bourgeoisie urbaine ; mais la bourgeoisie n’a pas établi de véritable hégémonie sur la population dans son ensemble, notamment sur les paysans, encore moins sur ceux du Mezzogiorno21.
- 22 Gramsci peut s’appuyer sur le parallèle entre révolutionnaires russes et français dressé par Alber (...)
11Au cours de la Révolution française, les Jacobins, avant-garde de la bourgeoisie au sens où le parti bolchevik a été l’avant-garde du prolétariat22, ont cherché à mobiliser la paysannerie à la fois contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur : c’est ce qui a sauvé la Révolution, et a conduit à sa radicalisation. Gramsci salue leur action historique :
- 23 C19, §24, p. 75, texte A en Q1, §44, p. 55 (moins développé).
Non seulement ils organisèrent un gouvernement bourgeois (et firent de la bourgeoisie la classe dominante), mais ils firent plus, ils créèrent l’État bourgeois, ils firent de la bourgeoisie la classe nationale dirigeante, hégémonique, c’est-à-dire qu’ils donnèrent au nouvel État une base permanente, ils créèrent la compacte nation française moderne (compatta nazione moderna francese).23
Bien sûr, le XIXe siècle français est marqué par les conflits de la bourgeoisie à la fois contre les anciennes classes dominantes et contre le prolétariat émergeant, l’hégémonie bourgeoise étant indissociable de la domination et de la lutte ; mais la société et l’État modernes se sont constitués, en France, sur des bases beaucoup plus fermes et avancées qu’en Italie.
- 24 G. Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, Paris, Seuil, 2007, p. 32.
- 25 Le « transformisme », consistant dans la cooptation ou absorption par les forces politiques représ (...)
12La notion gramscienne de révolution passive, appliquée au Risorgimento, est souvent illustrée par le mot de Tancredi dans Le Guépard : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change »24. Il convient toutefois de préciser ce que cela signifie, car le processus ne se réduit pas à un ensemble de changements superficiels entrepris par les « hautes classes » pour maintenir leur domination inchangée. Certes, le Risorgimento – contrairement à la Révolution française – a été caractérisé par un compromis entre la bourgeoisie et l’aristocratie et par une continuité dans la composition de classes dominantes. L’activité et les luttes populaires et subversives ont été neutralisées ou absorbées (transformisme25), et l’on a sacrifié d’importantes exigences populaires, comme le partage des terres ou l’abolition des rapports quasi féodaux qui existaient encore, dans le Mezzogiorno en particulier. Néanmoins, certains problèmes historiques fondamentaux (comme l’unité nationale) ont été résolus, et les rapports sociaux et politiques ont été profondément transformés, avec l’instauration d’un État relativement moderne et favorable au développement capitaliste, et plus généralement avec la constitution progressive de la bourgeoisie en classe dominante et hégémonique.
13Outre le Risorgimento, Gramsci a utilisé la notion de révolution passive – dès la première note où elle apparaît (C4, §57) – pour d’autres processus historiques ayant affecté l’Europe au XIXe siècle (du moins jusqu’en 1870).
Les révolutions passives du XIXe siècle à l’échelle européenne
14Avant d’avoir à disposition la notion de révolution passive, Gramsci s’était déjà arrêté, en mai 1930, sur l’intégration progressive d’éléments historiques liés à la Révolution française dans les structures sociales et politiques des différents pays européens :
- 26 Dans la réécriture de cette note, Gramsci ajoute un élément important ici : les vagues successives (...)
- 27 Q1, §151, p. 134, mai 1930.
Réactions nationales contre l’hégémonie française et naissance des États modernes européens non par explosions révolutionnaires comme la révolution originelle française, mais par vagues successives. Les « vagues successives » sont constituées d’une combinaison de luttes sociales de classes et de guerres nationales, avec une prédominance de ces dernières26. La période de la « Restauration » est, de ce point de vue, la plus riche en développements : la restauration devient la forme politique dans laquelle la lutte des classes trouve des cadres suffisamment élastiques pour permettre à la bourgeoisie d’arriver au pouvoir sans ruptures bruyantes et sans l’appareil terroriste français. Les vieilles classes sont dégradées : de « dirigeantes » elles deviennent « gouvernantes », mais ne sont pas éliminées et encore moins supprimées physiquement ; de classes elles deviennent des « castes » avec des caractères psychologiques déterminés, mais leurs fonctions économiques ne sont plus prépondérantes.27
- 28 Q1, §150, p. 133, mai 1930 (repris et développé en C10 II §61, p. 158).
Le lien entre de tels phénomènes et la notion de révolution passive est évident. Du reste, en Q1, §150 (note qui sera fusionnée avec Q1, §151 en C10 II §61) Gramsci a ajouté dans la marge, à côté de la formule « “réaction-dépassement national” de la Révolution française » par laquelle il renvoie à ce type de phénomènes, les mots « révolution passive » (vraisemblablement après novembre 1930)28.
- 29 Voir note 26.
15Ainsi, après 1815, on assiste à des processus historiques complexes, constitués à la fois d’interventions venant du haut29, de guerres nationales et – d’une manière subordonnée – de luttes sociales. Des réformes déconstruisent les régimes absolutistes, introduisent des éléments de libéralisme, modernisent l’administration ; l’Allemagne et l’Italie s’unifient à l’issue d’une série de conflits ; et tout cela correspond à l’affirmation de la domination et d’une certaine hégémonie de la bourgeoisie dans les différents pays du continent européen.
16La France de 1789-1815 a représenté à la fois un modèle pour de telles transformations modernisatrices, et l’ennemi contre lequel les mouvements nationalistes se sont développés. La révolution active française a ainsi produit des effets ambivalents dans les autres formations sociales européennes (et même dans la France d’après 1815) : refus des classes dominantes (anciennes et nouvelles) d’en venir à des luttes de classe aussi intenses et périlleuses d’une part ; mise au jour de problèmes historiques et d’exigences sociopolitiques (démocratisation, unification nationale, réforme agraire, etc.), présents à des degrés divers dans les différents pays.
- 30 C10 I §9, p. 34, mi-avril – mi-mai 1932, trad. mod. Gramsci critique ici l’Histoire de l’Europe au (...)
17Gramsci n’établit pas seulement une comparaison externe entre la Révolution française et les révolutions passives, mais il discerne un lien effectif entre ces phénomènes historiques. Ainsi, la révolution passive européenne qui se déploie d’une manière extrêmement complexe et diversifiée selon les contextes nationaux, au moins à partir de 1815, peut être vue comme « l’aspect “passif” de la grande révolution qui débuta en France en 1789, et qui déborda dans le reste de l’Europe avec les armées républicaines et napoléoniennes, donnant un violent coup d’épaule aux vieux régimes et causant, non pas leur effondrement immédiat comme en France, mais la corrosion “réformiste” qui a duré jusqu’en 1870 »30.
- 31 Sur la conception gramscienne de l’histoire, je me permets de renvoyer à Y. Douet, « Affronter la (...)
18Gramsci n’érige pas la Révolution française en cause première de tous ces processus historiques – sa conception de l’histoire ne mettant pas en jeu une telle métaphysique de l’événement, mais reposant plutôt sur la catégorie de processus (au sein duquel l’activité humaine joue un rôle constitutif)31. Ainsi, la Révolution française s’ancre elle-même dans des tendances historiques profondes au dépassement des contradictions de l’Ancien régime. Mais elle a été la première et la plus radicale remise en cause de cet ordre social en vue de l’établissement d’une hégémonie bourgeoise, dans la mesure où elle a impliqué la participation active des groupes subalternes et a rompu nettement avec les anciennes classes dominantes.
- 32 Sur les significations et enjeux de cette notion chez Gramsci, voir R. Descendre, J.-C. Zancarini, (...)
- 33 F. Frosini, « De la mobilisation au contrôle : les formes de l’hégémonie dans les Cahiers de priso (...)
19Les révolutions passives peuvent être considérées comme des « traductions »32 de la Révolution française, où la forme est différente et où seule une partie du contenu est transmis. Laissant les masses populaires de côté, elles reconduisent, voire font apparaître un certain nombre de contradictions socio-historiques : la démocratisation est insuffisante ; les aspirations paysannes sont largement ignorées ; la société et l’État restent grevés de traits archaïques. Comme en Italie, l’hégémonie bourgeoise ne s’exerce que sur des secteurs restreints de la population et repose non sur la mobilisation de l’activité des subalternes (comme l’hégémonie jacobine), mais sur leur neutralisation et leur contrôle33, s’accompagnant le cas échéant de leur répression.
- 34 Q1, §150, p. 132-133, mai 1930. Gramsci précise ses réflexions sur l’État et souligne notamment so (...)
- 35 L’analyse proposée par Gramsci de la centralité de l’État lors des révolutions passives peut tirer (...)
20Un autre élément permettant de caractériser les révolutions passives doit être mentionné : le rôle central de l’État. Ce n’est pas la bourgeoisie ascendante qui, entraînant les masses derrière elles, renverse l’Ancien régime, mais plutôt les États qui sont à l’œuvre dans les processus qui les transforment, même si leurs structures et actions doivent toujours être comprises en lien avec les intérêts historiques des classes dominantes. Si Gramsci avait déjà avancé des éléments importants sur la place particulière de l’État lors des révolutions passives dans des passages antérieurs des Cahiers34, c’est en 1933 qu’il développe véritablement cette idée35. Il écrit dans le « Cahier 15 » :
- 36 C15, §59, p. 172, juin-juillet 1933.
ce fait est de la plus grande importance pour le concept de « révolution passive » : non pas qu’un groupe social soit le dirigeant d’autres groupes, mais qu’un État, même limité en puissance, soit le « dirigeant » du groupe qui, lui, devrait être dirigeant et puisse mettre à la disposition de celui-ci une armée et une force politico-diplomatique.36
Il a écrit ces lignes à propos du rôle du Piémont lors du Risorgimento, mais on peut estimer que les révolutions passives en général sont caractérisées par une centralité de l’État puisqu’elles reposent aussi sur des interventions venant d’en haut et des guerres nationales.
- 37 C6, §78, p. 68, mars 1931. C’est à la suite de la formation de l’État unitaire que le développemen (...)
- 38 Q1, §150, p. 132-133, repris en C10 II §61, p. 157-158.
21Précisons enfin que les révolutions passives peuvent s’effectuer alors que le nouveau groupe social pouvant prétendre à la direction de la société, la bourgeoisie, est relativement faible économiquement : en Italie, « le problème n’était pas tant de libérer les forces économiques déjà développées d’entraves juridiques et politiques désuètes, que de créer les conditions générales pour que ces forces économiques puissent naître et se développer sur le modèle des autres pays »37. D’autres éléments jouent un rôle crucial : un contexte international qui exerce des pressions dans le sens de l’unification nationale et la facilite ; des courants idéologiques nationalistes, constitutionnalistes et démocratiques qui se diffusent à l’échelle européenne ; des troubles populaires auxquels il faut répondre d’une manière ou d’une autre38.
Les utilisations de la notion pour le XXe siècle
- 39 Voir note 30.
22Après avoir laissé de côté la question des révolutions passives en 1931, Gramsci y revient en 1932 notamment en lien avec ses réflexions critiques sur les travaux historiques de Croce39. D’une part, comme on a pu le constater, il approfondit sa réflexion sur les processus historiques du XIXe siècle. D’autre part, il envisage dorénavant la possibilité d’utiliser la notion pour le XXe siècle, et d’abord pour le fascisme.
- 40 C10 I §9, p. 35 mi-avril – mi-mai 1932, texte A en C8, §236, p. 397, avril 1932 (moins développé). (...)
23C’est en avril et mai 1932 qu’il rédige les textes les plus importants à cet égard. Discernant certaines analogies entre la situation européenne d’après 1815, et celle suivant la Première Guerre mondiale et la révolution russe40, il se demande : « dans les conditions actuelles le mouvement qui correspond au libéralisme modéré et conservateur ne serait-il pas plus précisément le mouvement fasciste ? ». Il se penche alors sur « l’hypothèse idéologique » selon laquelle, avec le fascisme,
- 41 C10 I §9, p. 34-35. Pour certaines des différences avec le texte A (C8, §236, p. 397), voir note 4 (...)
la révolution passive résiderait en ce que, en vue d’accentuer l’élément « plan de production », l’intervention législative de l’État et l’organisation corporative introduiraient des modifications plus ou moins profondes dans la structure économique du pays. On accentuerait ainsi la socialisation et la coopération de la production sans toucher (ou en se limitant seulement à la régler et à la contrôler) à l’appropriation individuelle ou de groupe de profit. Dans le cadre concret des rapports sociaux italiens, c’est peut-être la seule solution pour développer les forces productives de l’industrie sous la direction des classes dirigeantes traditionnelles, dans une situation de concurrence avec les formations industrielles les plus avancées des pays qui monopolisent les matières premières et ont accumulé des capitaux imposants.41
- 42 Sur le corporatisme, voir notamment F. Frosini, « Rivoluzione passiva e laboratorio politico: appu (...)
Le corporatisme l’intéresse tout particulièrement42. Dans la première version de cette note, il formulait l’hypothèse envisagée de la manière suivante :
- 43 C8, §236, p. 397, trad. mod. Le passage entre crochets est de Gramsci. Ce passage (donnant un rôle (...)
La révolution passive se vérifierait dans la transformation « réformiste » de la structure économique, en partant d’une économie individuelle pour arriver à une économie selon un plan (économie dirigée) ; l’avènement d’une « économie moyenne », entre l’économie individualiste pure et celle qui est intégralement planifiée, permettrait le passage à des formes politiques et culturelles plus avancées, sans cataclysmes radicaux et destructeurs sous une forme exterminatrice. Le « corporatisme » pourrait être ou devenir, en se développant, cette forme économique moyenne de caractère « passif ».43
- 44 Voir par exemple Q1, §135, p. 123-126, février-mars 1930, repris en C22, §6, p. 189-193, seconde m (...)
- 45 Q1, §43, p. 36, février-mars 1930. Dans le texte C (C19, §26, p. 82-3, juillet-août 1934 – février (...)
Gramsci s’était déjà demandé si le corporatisme, en tant qu’il constitue une forme socio-économique et politique novatrice, était à même de réorganiser la production d’une manière plus efficace et rationnelle, voire de l’« américaniser »44. De même, il avait souligné les effets modernisateurs qu’il peut avoir sur certains aspects de la société italienne : en organisant ou en mettant en contact avec l’État des groupes sociaux qui l’étaient peu auparavant, il fait office, « en un certain sens, [d’] instrument d’unification morale et politique »45.
24Plus généralement, on trouve dans les Cahiers de nombreuses analyses des transformations que le fascisme – s’appropriant des éléments liés au socialisme pour les détourner de leur sens – met en œuvre : interventions étatiques dans l’économie, partielles et au profit des classes dominantes ; organisation des masses (contrairement au régime libéral-élitiste antérieur), qui maintient leur passivité dans la mesure où elles ne sont mobilisées que sous le contrôle de l’État et sur le mode de l’embrigadement politico-militaire ; utilisation de techniques modernes de lutte idéologique, dans une perspective totalitaire de renforcement de la domination, neutralisant l’initiative des subalternes par l’inculcation idéologique.
- 46 Q1, §151, p. 134.
- 47 Loc. cit.
- 48 C10 II §61, p. 156, trad. mod.
- 49 L’expression « economia programmatica » était fréquemment utilisée en Italie dans les années 1930, (...)
25Il faut toutefois chercher à préciser dans quelle mesure et en quel sens le fascisme peut être conçu comme une révolution passive. On peut d’abord remarquer une modification significative dans la manière dont Gramsci appréhende une question connexe. En mai 1930, après avoir décrit la « naissance des États modernes européens » au XIXe siècle par « vagues successives » suite à « l’explosion française », il se demandait si « ce “modèle” de formation des États modernes » pouvait « se répéter dans d’autres conditions », faisant vraisemblablement référence à la situation contemporaine des différents pays européens, et notamment de l’Italie, suite à l’explosion révolutionnaire qui a eu lieu en Russie46. Il répondait alors que cette possibilité était « à exclure, du moins pour les grands États »47. Or la seconde version de cette note, écrite entre février et mai 1933, reformule le problème et ne le tranche plus aussi unilatéralement : « Ce “modèle” de formation des États modernes peut-il se répéter dans d’autres conditions ? Faut-il exclure cette possibilité de manière absolue ou bien peut-on dire qu’il peut y avoir, au moins en partie, des développements semblables sous la forme de l’avènement d’économies selon un programme (economie programmatiche) ? »48 Cette expression renvoyant d’abord aux entreprises de réorganisation de l’économie par l’État fasciste49, il est clair que Gramsci est dorénavant particulièrement attentif aux transformations historiques amenées par le fascisme.
- 50 C22, §2, p. 182, seconde moitié de 1934, à partir de juillet-août ; texte A en Q1, §61, p. 71, fév (...)
- 51 C22, §6, p. 192, texte A en Q1, §135, p. 125 (moins développé).
- 52 Loc. cit., trad. mod. Le texte A répondait d’une manière plus tranchée que « l’on est nécessaireme (...)
- 53 C22, §6, p. 193, texte A très proche en Q1, §135, p. 125.
26Cela étant, il met en évidence différents éléments constituant des obstacles à la réalisation de la révolution passive telle qu’elle est décrite plus haut. Le fait que le régime se soit appuyé sur la monarchie, sur l’armée puis sur l’Église (accords du Latran en 1929) contrecarre les tendances modernisatrices du fascisme. Le poids, dans la structure sociale italienne, de groupes parasitaires auxquels le fascisme est lié (grands propriétaires terriens, petite bourgeoisie improductive, employée notamment dans l’appareil d’État, etc.), s’oppose à une rationalisation économique conséquente50. À propos du corporatisme, Gramsci écrit en 1934 que « l’élément négatif, la “police économique”, l’a emporté jusqu’à présent sur l’élément positif qui est l’exigence d’une nouvelle politique économique visant à renouveler, en la modernisant, la structure économico-sociale de la nation, même dans le cadre du vieil industrialisme »51. Se demandant si, à l’avenir, le « mouvement corporatif » conduira à « une réorganisation technico-économique […] sur une grande échelle », il répond que « l’on est porté à en douter »52. Certes, « il reste toujours une issue : la politique corporative […] pourrait procéder par étapes très lentes, presque insensibles, qui modifieraient la structure sociale sans secousses brutales », mais « un tel processus serait si long et rencontrerait tant de difficultés qu’entre-temps de nouveaux intérêts peuvent se constituer et s’opposer avec ténacité à son développement jusqu’à le briser net »53.
- 54 Sur la distinction entre révolutions passives du XIXe siècle et du XXe siècle : voir F. De Felice, (...)
- 55 Q1, §151, p. 134 ; repris en C10 II §61, p. 155. En C10 I §9, p. 35, Gramsci écrit que, lors des r (...)
- 56 C10 I §9, p. 35.
27En outre, la révolution passive fasciste semble être qualitativement différente, et plus limitée que les révolutions passives du XIXe siècle54. Ces dernières ont mis fin, bien que d’une manière imparfaite, aux anciens régimes et ont édifié des États relativement modernes. Gramsci considère, comme nous l’avons vu, qu’à l’issue de ces processus « les vieilles classes sont dégradées »55 et qu’une nouvelle classe est devenue dominante et hégémonique. Par contraste, même dans l’hypothèse où la révolution passive fasciste serait intégralement réalisée avec succès, il écrit que cela se ferait « sous la direction des classes dirigeantes traditionnelles », « sans toucher (ou en se limitant seulement à la régler et à la contrôler) à l’appropriation individuelle ou de groupe de profit » (c’est-à-dire au capitalisme)56.
28Tâchons enfin d’éclaircir le statut de l’« hypothèse idéologique » dont parle Gramsci. Que cette hypothèse – selon laquelle le fascisme conduirait à terme à une rationalisation productive et à un développement économique d’ampleur sous l’égide de l’État sans passer par un bouleversement des rapports de classes – se vérifie ou non n’est pas la question la plus cruciale à ses yeux.
- 57 Loc. cit., trad. mod.
Savoir si un tel schéma peut se traduire en pratique, et dans quelle mesure et sous quelles formes il le pourrait, ce sont des questions qui ont une importance relative : ce qui est politiquement et idéologiquement important, c’est que ce schéma peut avoir et a effectivement la vertu de créer une période d’attente et d’espoir, en particulier chez certains groupes sociaux italiens, comme la grande masse des petits bourgeois urbains et ruraux, et donc de maintenir le système hégémonique et les forces de coercition militaires et civiles à la disposition des classes dirigeantes traditionnelles.57
- 58 Gramsci parle simplement « d’idéologie » quelques lignes plus loin.
- 59 Loc. cit. Gramsci rapproche à différentes reprises Croce de la figure de Goethe.
L’idée selon laquelle le fascisme serait à même de réaliser une rationalisation socio-économique par une révolution passive (le « schéma » en question) produit donc des effets politiques et idéologiques renforçant l’hégémonie fasciste et, en définitive, bourgeoise : c’est en ce sens que cette hypothèse est « idéologique »58. Il estime que celle-ci était implicitement présente chez Croce qui, en érigeant en modèle les révolutions passives libérales du XIXe siècle dans son Histoire de l’Europe, aurait eu « pour but de créer un mouvement idéologique analogue » pour son temps, et aurait donné une « justification intellectuelle » au fascisme dans la mesure où il apparaît comme l’analogue du libéralisme du siècle précédent. Cette justification supposait « d’épurer » le fascisme « de certaines caractéristiques d’ordres secondaires : des caractéristiques d’ordre superficiel et romantique, mais qui n’en sont pas moins irritantes pour la correction classique de Goethe »59. Gramsci semble considérer que Croce a perçu avec justesse que le fascisme, en deçà de ses aspects irrationnels (activisme effréné, rhétorique révolutionnaire, valorisation de la violence, etc.), se caractérise fondamentalement par ses tendances à la révolution passive, quelle que soit l’ampleur des transformations effectives auxquelles ces tendances aboutiront à terme.
- 60 Gramsci écrira d’ailleurs que Ugo Spirito, l’un des principaux théoriciens fascistes du corporatis (...)
- 61 C10 I §9, p. 35.
29La révolution passive semble donc être pour Gramsci le programme implicite60 du fascisme et, indissociablement, sa stratégie de lutte hégémonique contre le mouvement ouvrier et les subalternes en général, dans le cadre de la crise organique marquée par la Première Guerre mondiale et par la révolution russe. En ce sens, elle joue un rôle décisif dans la guerre de position menée par le fascisme, sachant qu’« à l’époque actuelle la guerre de mouvement s’est déroulée politiquement de mars 1917 à mars 1921 et elle est suivie par une guerre de position dont le représentant, non seulement pratique (pour l’Italie), mais idéologique, pour l’Europe, est le fascisme »61.
***
30En 1934, dans une seule note des Cahiers, Gramsci envisage d’analyser également l’américanisme à l’aide de la notion de révolution passive. À ses yeux, il faut
- 62 C22, §1, p. 178, seconde moitié de 1934, à partir de juillet-août.
savoir si l’américanisme pourrait constituer une « époque » historique, c’est-à-dire s’il pourrait déterminer un type de développement graduel analogue à celui des « révolutions passives » du siècle dernier, que nous avons examinées ailleurs, ou si au contraire il ne représente qu’une accumulation fragmentaire d’éléments destinés à provoquer une « explosion », c’est-à-dire un bouleversement de type français.62
- 63 Loc. cit.
31Les limites de cet article nous empêchent de nous arrêter sur la nature de l’américanisme pour Gramsci. Disons simplement qu’il ne répond jamais explicitement à cette question, vraisemblablement parce qu’aucun des deux membres de l’alternative n’est satisfaisant. D’une part, la pensée de Gramsci s’oppose en général, et ici également, à une conception du processus historique comme accumulation de contradictions destinées à provoquer inéluctablement une révolution. Mais, d’autre part, rien ne permet de dire que l’américanisme produirait, par un « développement graduel », des changements comparables à ceux des révolutions passives du XIXe siècle. Certes l’américanisme, qui repose sur une économie dynamique et rationalisée, répond à certaines aspirations des classes populaires (hauts salaires), et s’accompagne de nouveautés significatives dans le domaine de la culture et des mœurs (la prohibition par exemple). Mais, contrairement aux révolutions du XIXe siècle ou au fascisme, l’État ne joue pas un rôle central dans cette relance de l’hégémonie bourgeoise (du moins avant le New Deal). De plus, l’américanisme est loin d’impliquer une modification des rapports de classes fondamentaux puisqu’il correspond plutôt à une intensification du capitalisme privé. Enfin, il ne s’agit pas tant de répondre à l’antagonisme des subalternes et du prolétariat que de contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit63. Autrement dit, si l’on utilise l’expression de révolution passive dans le cas de l’américanisme afin de faire droit aux transformations historiques réelles auxquelles il renvoie, et pour éviter de retomber dans une conception catastrophiste du processus historique comme accroissement mécanique de contradictions jusqu’à l’effondrement du système, il convient de préciser que l’expression a alors un sens distinct de celui qu’elle a pour le XIXe siècle.
Révolution passive, dialectique de l’histoire et stratégie politique
- 64 Gramsci peut par exemple écrire que, en lien avec la notion de révolution passive, on peut cherche (...)
32Gramsci en vient progressivement à développer des réflexions plus générales sur la notion, dès 1932, mais plus encore en 1933, surtout dans le « Cahier 15 »64.
- 65 C10 I §6, p. 29, mi-avril – mi-mai 1932.
- 66 Ibid., p. 28.
- 67 Loc. cit.
- 68 C15, §62, p. 176, juin-juillet 1933.
33Ces élaborations nouvelles sont notamment liées au problème de la conception de l’histoire. Pour Gramsci, il existe une conception falsifiée de la dialectique historique, « typique des intellectuels, qui se considèrent comme les arbitres et les médiateurs des luttes politiques réelles, comme […] la synthèse du processus historique même, synthèse qu’eux-mêmes “manipulent” de manière spéculative dans leur cerveau en dosant les éléments de manière arbitraire (passionnelle) »65. Il discerne cette conception domestiquée et mutilée de la dialectique chez divers théoriciens (Gioberti, les historiens libéraux du Risorgimento, Proudhon, Croce) qui font du schéma des révolutions passives la logique générale de l’histoire : « on présuppose “de manière mécanique” que, dans le processus dialectique, l’antithèse doit “conserver” la thèse pour ne pas détruire le processus lui-même, qui est donc “prévu” comme une répétition à l’infini, mécanique, fixée à l’avance arbitrairement »66. Pour Gramsci, au contraire, « dans l’histoire réelle l’antithèse tend à détruire la thèse, la synthèse sera un dépassement, mais sans que l’on puisse établir a priori ce qui, de la thèse, sera “conservé” dans la synthèse, sans que l’on puisse “compter” a priori les coups comme sur un “ring” réglé de manière conventionnelle »67. L’histoire est en effet un processus de luttes ouvert et, en cette qualité, elle ne se déploie pas dans un cadre prédéterminé (le « ring ») : le cadre d’affrontement existant à une période donnée est lui-même un produit de l’histoire, en premier lieu de la lutte des classes, et il peut être renversé si le rapport des forces est radicalement modifié. Autrement dit, il est tout à fait possible que l’antithèse (les forces progressistes et subversives) l’emporte et détruise dans une large mesure la thèse, comme lors d’une révolution proprement dite. Si les auteurs critiqués par Gramsci domestiquent ainsi le processus historique, et finissent par en donner une image « fataliste »68 – son cours étant fixé par avance, car supposé ne pas pouvoir sortir de certaines limites – c’est parce qu’ils expriment des phénomènes de révolution passive, où l’histoire semble bel et bien faite par les élites (intellectuelles notamment), avec une continuité marquée avec le passé. Pour autant, il faut préciser que les révolutions passives concrètes, au XIXe siècle, ne se sont pas réduites à une simple conservation de la « thèse », les classes dominantes ayant été profondément modifiées, bien que sans renversement brutal.
- 69 C10 I §6, p. 27.
- 70 C15, §62, p. 176.
34La falsification de la dialectique par les théoriciens de la révolution passive évoqués exprime au fond une ligne politique : la révolution passive n’est plus chez eux une « formule critique » comme chez Cuoco, mais au contraire une « conception positive », un « programme »69, comme elle l’est pour les « libéraux italiens du Risorgimento »70. Gramsci écrit que
- 71 C15, §11, p. 123, mars-avril 1933.
leur « incompréhension » théorique était l’expression pratique de la nécessité pour leur « thèse » de se développer tout entière, jusqu’à réussir à incorporer une partie de l’antithèse elle-même pour ne pas se laisser « dépasser », c’est-à-dire que, dans l’opposition dialectique, seule la thèse en fait développe toutes ses possibilités de lutte jusqu’à s’accaparer les soi-disant représentants de l’antithèse : c’est précisément en cela que consiste la révolution passive ou la révolution-restauration.71
- 72 Loc. cit.
- 73 C10 I §9, p. 35.
La perspective de la révolution passive est ainsi étroitement liée, bien que d’une manière complexe, à la guerre de position menée par les classes dominantes, comme l’évoque Gramsci dans le cas des libéraux modérés lors du Risorgimento72 ou dans celui des fascistes73.
35Considérant que la révolution passive peut représenter une ligne guidant l’action politique, Gramsci en vient à étendre la notion à des cas surprenants :
- 74 C15, §17, p. 128, avril-mai 1933.
Un autre élément qu’il faut rappeler est le développement du christianisme dans l’Empire romain, comme le phénomène actuel du gandhisme en Inde et la théorie de la non-résistance au mal de Tolstoï qui se rapprochent beaucoup de la première phase du christianisme (avant l’édit de Milan). Le gandhisme et le tolstoïsme sont des théorisations naïves et teintées de religion de la « révolution passive ».74
- 75 Pour la théorie gramscienne des rapports de forces, voir C13, §17, p. 376-383, mai 1932 – novembre (...)
Ce qui justifie l’emploi de la notion pour ces mouvements revendicatifs non violents semble principalement être leur refus (ou incapacité) de porter la lutte à un niveau politico-militaire, le degré le plus élevé des rapports de forces pour Gramsci75, où peut véritablement être renversée la domination de classe au profit des subalternes, notamment en prenant le pouvoir d’État.
- 76 C15, §62, p. 176.
- 77 C15, §11, p. 122-3, trad. mod. Voir également C15, §62, p. 176.
36Toujours est-il que, pour Gramsci, la révolution passive ne saurait être ni un schéma abstrait valable pour tout processus historique, ni un programme ou une ligne politique : c’est un « critère d’interprétation en l’absence d’autres éléments actifs de façon dominante »76. Il s’agit d’une catégorie qui doit être utilisée pour analyser à la fois les périodes de changement historique caractérisées par un antagonisme des subalternes peu développé, et les stratégies politiques qui visent à réaliser des transformations importantes selon ces modalités. De telles analyses ont une charge critique, puisque l’objectif est en effet que les masses populaires échappent à la passivité dans laquelle les classes dominantes s’efforcent de les maintenir, et que le processus historique sorte du carcan de la révolution passive : « chaque membre de l’opposition dialectique doit chercher à être lui-même tout entier et jeter dans la lutte toutes ses ressources politiques et morales, et c’est seulement ainsi qu’il y a un dépassement réel »77.
Conclusion
- 78 Voir C15, §17, p. 128.
37Si Gramsci peut utiliser la notion de révolution passive pour analyser des phénomènes ou situations historiques divers, cela ne signifie pas à ses yeux que l’on puisse légitimement l’appliquer d’une manière identique dans tous ces cas ; il importe au contraire de la caractériser précisément pour chacun, surtout lorsque l’on sort de son champ d’application initial, l’Europe et surtout l’Italie du XIXe siècle. Un élément commun aux différents usages semble toutefois être la neutralisation de l’activité et des luttes autonomes des subalternes alors même qu’adviennent ou sont projetés des changements significatifs. Les classes dominantes (en train de s’affirmer ou déjà établies) d’un système social entreprennent ainsi des transformations importantes de celui-ci, notamment afin de répondre à des problèmes ou à une crise qui l’affectent. Ce système, dont les contradictions expliquent pourtant largement ces problèmes ou ces crises, n’est pas condamné à s’effondrer78. Du reste, les révolutions passives montrent que le changement historique ne s’identifie pas nécessairement et sans reste à l’activité (révolutionnaire ou non) des masses. Cependant, ces dernières exercent nécessairement une pression – par le biais de luttes partielles et désorganisées, ou en tant que virtualité menaçante. Surtout, quelle que soit l’ampleur des transformations entreprises dans le cadre d’une révolution passive, leurs effets sont nécessairement insuffisants et insatisfaisants en regard des révolutions populaires auxquelles elles réagissent (révolutions française et russe). L’enjeu soulevé par la notion de révolution passive est précisément d’élaborer une stratégie à même d’organiser et d’intensifier l’activité autonome des groupes subalternes, jusqu’à ce que se forme une hégémonie qui leur soit propre et se réalise une révolution véritable.
Notes
1 Je remercie Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini pour leurs remarques et suggestions toujours pertinentes et utiles.
2 Gramsci lui-même n’emploie pas le terme de révolutions « actives » (contrairement à Cuoco : voir note 7). Il parle de « révolutions populaires » ou simplement de « révolution ».
3 Voir notamment A. Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, Rome, DeriveApprodi, 2014, p. 242-282 et p. 369-392 ; F. De Felice, « Rivoluzione passiva, fascismo, americanismo in Gramsci », dans Politica e storia in Gramsci, F. Ferri éd., Rome, Editori Riuniti, 1977, t. I, p. 161-220 ; F. Frosini, La religione dell’uomo moderno. Politica e verità nei «Quaderni del carcere» di Antonio Gramsci, Rome, Carocci, 2010, p. 210-240 ; D. Kanoussi, Una introducción a los Cuadernos de la cárcel de Antonio Gramsci, Mexico, Plaza y Valdés, 2000 ; P. D. Thomas, The Gramscian Moment: Philosophy, Hegemony and Marxism, Leiden, Brill, 2009, p. 133-157 ; id., « Gramsci’s Revolutions: Passive and Permanent », Modern Intellectual History, vol. XVII, no 1, mars 2020, p. 117-146 ; P. Voza, « Rivoluzione passiva », dans Le parole di Gramsci: per un lessico dei «Quaderni del carcere», F. Frosini et G. Liguori éd., Rome, Carocci, 2004, p. 187-207.
4 Voir par exemple F. Gaudichaud, M. Modonesi, J. R. Webber, Fin de partie ? Amérique latine : les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019), Paris, Syllepse, 2020 ; A. D. Morton, Revolution and State in Modern Mexico: The Political Economy of Uneven Development, Lanham, Rowman & Littlefield, 2011 ; B. De Smet, Gramsci on Tahrir: Revolution and Counter-Revolution in Egypt, Londres, Pluto Press, 2016.
5 Sur l’histoire de la notion, voir A. Di Meo, « La “rivoluzione passiva” da Cuoco a Gramsci: Appunti per un’interpretazione », Filosofia italiana, vol. IX, no 2, 2014, p. 1-32. En ligne : [http://www.filosofiaitaliana.net/annonono-due/] (consulté le 24 mai 2021).
6 V. Cuoco, Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli / Essai historique sur la révolution de Naples, A. De Francesco éd., A. Pons trad., Paris, Les Belles Lettres, 2004, bilingue.
7 « Les révolutions actives sont toujours plus efficaces, parce que le peuple se dirige tout de suite vers ce qui l’intéresse de plus près. Dans une révolution passive, il convient que l’agent du gouvernement devine l’esprit du peuple, et lui présente ce qu’il désire, mais ne peut se procurer lui-même » (ibid., p. 106). Voir aussi ibid., p. 171.
8 Croce mentionne la révolution passive de Cuoco dans sa préface à la 4e édition de son ouvrage : La rivoluzione napoletana del 1799, Bari, Laterza, 1926, p. ix-x.
9 C4, §57, p. 360, novembre 1930, trad. mod. Nous citons les Cahiers de prison dans l’édition Gallimard dirigée par Robert Paris (1978-1996), et suivons le système de référencement suivant : nous indiquons le numéro du cahier après la lettre C, puis le numéro de la note après le signe §, puis la pagination dans le tome correspondant. Certains textes ne sont pas intégrés dans l’édition française : les textes A (textes ayant connu une seconde rédaction) qui appartiennent aux cahiers 1 à 6. Dans ce cas, nous indiquons la référence dans l’édition italienne chez Einaudi dirigée par Valentino Gerratana (1975), en indiquant le cahier par la lettre Q (quaderno). Pour la datation des notes, voir G. Cospito, « L’Edizione nazionale dei Quaderni del carcere », Laboratoire italien, no 18, 2016/2. En ligne : [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/laboratoireitalien/1049] (consulté le 24 mai 2021).
10 Q1, §44, p. 41, février-mars 1930.
11 Cela a été établi dans l’édition Gerratana (Q, p. 2654).
12 Cette phrase était reprise dans de nombreux travaux d’histoire de la révolution des XIXe et XXe siècles que Gramsci peut avoir lus, notamment chez Jaurès ou Mathiez (pour ce dernier, voir note 22).
13 C19, §24, p. 60, juillet-août 1934 – février 1935.
14 Loc. cit.
15 C8, §25, p. 273, janvier-février 1932 ; repris en C10 II §41xiv, p. 124, août-décembre 1932. « C10 II §41xiv » : il s’agit ici du quatorzième point de la note 41 de la seconde partie du « Cahier 10 ». Lorsque nous citons une note de ce cahier séparé en deux parties, nous indiquons en chiffres romains la partie à laquelle appartient la note.
16 E. Quinet, Les révolutions d’Italie, Paris, Chamerot, 1848, p. 1.
17 C4, §57, p. 360.
18 Le Risorgimento a ainsi été critiqué comme une « conquête royale », d’abord par l’historien Alfredo Oriani puis par de nombreux autres auteurs. Gramsci s’intéresse à cette critique, et évoque notamment « les conceptions de Missiroli, Gobetti, Dorso, etc., sur le Risorgimento comme “conquête royale” » (C19, §24, p. 77, texte A en Q1, §44, p. 53). Il ne la reprend pas explicitement à son compte, peut-être parce que ce n’est pas à ses yeux la raison la plus profonde des limites du Risorgimento.
19 Cette expression est utilisée par Friedrich Engels dans son introduction de 1895 à Karl Marx, Les luttes de classes en France, 1848-1850, Paris, Éditions sociales, 1984, p. 62. Elle n’apparaît pas dans les Cahiers, peut-être parce qu’elle donne une image trop schématique du processus complexe qu’est une révolution passive.
20 Q1, §44, p. 41 ; repris en C19, §24, p. 60.
21 Voir notamment Q1, §44, p. 53, et texte C en C19, §24, p. 77.
22 Gramsci peut s’appuyer sur le parallèle entre révolutionnaires russes et français dressé par Albert Mathiez dans « Le bolchevisme et le jacobinisme », Scientia, XXVII, 1920, republié dans A. Mathiez, Révolution russe et Révolution française, Paris, Éditions Critiques, 2017, p. 43-57. Gramsci a fait traduire et publier cet article dans les livraisons du 24 mars et des 4, 8 et 9 août 1921 de l’Ordine Nuovo. Voir R. Medici, « Giacobinismo », dans Le parole di Gramsci, op. cit., F. Frosini et G. Liguori éd., p. 114-115. Gramsci a également été influencé, vraisemblablement avant sa lecture de Mathiez, par les bolcheviks eux-mêmes. Lénine s’est en effet revendiqué des Jacobins dans différents textes, notamment au cours de la révolution de 1917 (« Le “jacobinisme” peut-il servir à intimider la classe ouvrière ? », Pravda, no 90, 7 juillet (24 juin) 1917). Gramsci a pu avoir connaissance de cette position par le biais d’un article de Zinoviev, « La vita e l’attività di Nicola (sic) Lenin », qui a été publié dans l’Ordine nuovo à partir du 5 juin 1920. Voir J.-C. Zancarini, « L’union de la ville et de la campagne », dans La France d’Antonio Gramsci, R. Descendre et J.-C. Zancarini éd., Lyon, ENS Éditions, 2021, p. 105-106.
23 C19, §24, p. 75, texte A en Q1, §44, p. 55 (moins développé).
24 G. Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, Paris, Seuil, 2007, p. 32.
25 Le « transformisme », consistant dans la cooptation ou absorption par les forces politiques représentant les classes dominantes de personnalités ou de groupes appartenant à des forces politiques radicales, est considéré par Gramsci comme une « forme de la révolution passive », notamment à partir des années 1870 en Italie (C10 I §13, p. 44, seconde moitié de mai 1932). Voir aussi C8, §36, p. 278-280.
26 Dans la réécriture de cette note, Gramsci ajoute un élément important ici : les vagues successives (qualifiées maintenant de « petites » et de « réformistes ») sont « constituées d’une combinaison de luttes sociales, d’interventions venant du haut, du genre monarchie éclairée, et de guerres nationales, avec une prédominance de ces deux derniers phénomènes » (C10 II §61, p. 155, février-mai 1933. Je souligne, Y.D.).
27 Q1, §151, p. 134, mai 1930.
28 Q1, §150, p. 133, mai 1930 (repris et développé en C10 II §61, p. 158).
29 Voir note 26.
30 C10 I §9, p. 34, mi-avril – mi-mai 1932, trad. mod. Gramsci critique ici l’Histoire de l’Europe au XIXe siècle de Croce, que ce dernier fait commencer en 1815, laissant de côté la période la plus conflictuelle et « active », entre 1789 et 1815. Voir aussi la lettre à Tania du 9 mai 1932 (Lettres de prison, Paris, Gallimard, 1971, p. 424).
31 Sur la conception gramscienne de l’histoire, je me permets de renvoyer à Y. Douet, « Affronter la crise de la modernité. Hégémonie et sens de l’histoire chez Gramsci », Actuel Marx, no 68, 2020/2, p. 175-192.
32 Sur les significations et enjeux de cette notion chez Gramsci, voir R. Descendre, J.-C. Zancarini, « De la traduction à la traductibilité : un outil d’émancipation théorique », Laboratoire italien, no 18, 2016/2. En ligne : [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/laboratoireitalien/1065] (consulté le 24 mai 2021).
33 F. Frosini, « De la mobilisation au contrôle : les formes de l’hégémonie dans les Cahiers de prison de Gramsci », Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, no 128-2, 2016. En ligne : [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/mefrim/2918] (consulté le 24 mai 2021).
34 Q1, §150, p. 132-133, mai 1930. Gramsci précise ses réflexions sur l’État et souligne notamment son autonomie relative par rapport à la classe dominante, a fortiori lors des révolutions passives, dans la réécriture de cette note, en C10 II §61, p. 157-8, février-mai 1933.
35 L’analyse proposée par Gramsci de la centralité de l’État lors des révolutions passives peut tirer les fruits de ses réflexions antérieures sur l’État, notamment dans le « Cahier 6 » (novembre 1930 – janvier 1932).
36 C15, §59, p. 172, juin-juillet 1933.
37 C6, §78, p. 68, mars 1931. C’est à la suite de la formation de l’État unitaire que le développement économique prendra toute son ampleur, notamment après l’arrivée au pouvoir du centre-gauche en 1876, l’État s’attelant alors à « fabriquer les fabricants » (Q1, §44, p. 45, repris en C19, §24, p. 65).
38 Q1, §150, p. 132-133, repris en C10 II §61, p. 157-158.
39 Voir note 30.
40 C10 I §9, p. 35 mi-avril – mi-mai 1932, texte A en C8, §236, p. 397, avril 1932 (moins développé). Gramsci approfondit ces analogies en C15, §59, p. 173, juin-juillet 1933.
41 C10 I §9, p. 34-35. Pour certaines des différences avec le texte A (C8, §236, p. 397), voir note 43.
42 Sur le corporatisme, voir notamment F. Frosini, « Rivoluzione passiva e laboratorio politico: appunti sull’analisi del fascismo nei Quaderni del carcere di Antonio Gramsci », Studi storici, no 2, 2017, p. 297-328 ; A. Gagliardi, « Il problema del corporativismo nel dibatitto europeo e nei Quaderni », dans Gramsci nel suo tempo, F. Giasi éd., Rome, Carocci, 2008, t. II, p. 631-656 ; id., « Tra rivoluzione e controrivoluzione. L’interpretazione gramsciana del fascismo », Laboratoire italien, no 18, 2016/2. En ligne : [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/laboratoireitalien/1062] (consulté le 24 mai 2021).
43 C8, §236, p. 397, trad. mod. Le passage entre crochets est de Gramsci. Ce passage (donnant un rôle central au corporatisme) n’est pas repris dans le texte C (C10 I §9). Si Gramsci a réécrit profondément cette note en la nuançant, c’est peut-être parce que sa formulation initiale restait trop proche, même à titre d’hypothèse et interrogation, des conceptions défendues par les théoriciens fascistes.
44 Voir par exemple Q1, §135, p. 123-126, février-mars 1930, repris en C22, §6, p. 189-193, seconde moitié de 1934, à partir de juillet-août 1934. Dans cette note, Gramsci discute notamment les thèses de Nino Massimo Fovel (1880-1941), défenseur et théoricien du corporatisme fasciste comme outil de modernisation.
45 Q1, §43, p. 36, février-mars 1930. Dans le texte C (C19, §26, p. 82-3, juillet-août 1934 – février 1935), Gramsci ne parle plus de « corporatisme » mais de « syndicalisme d’État ».
46 Q1, §151, p. 134.
47 Loc. cit.
48 C10 II §61, p. 156, trad. mod.
49 L’expression « economia programmatica » était fréquemment utilisée en Italie dans les années 1930, notamment par les théoriciens fascistes du corporatisme (T. Maccabelli, « La “grande trasformazione”: i rapporti tra Stato ed economia nei Quaderni del carcere », Foedus, no 20, 2008, p. 32-60).
50 C22, §2, p. 182, seconde moitié de 1934, à partir de juillet-août ; texte A en Q1, §61, p. 71, février-mars 1930.
51 C22, §6, p. 192, texte A en Q1, §135, p. 125 (moins développé).
52 Loc. cit., trad. mod. Le texte A répondait d’une manière plus tranchée que « l’on est nécessairement porté à le nier ».
53 C22, §6, p. 193, texte A très proche en Q1, §135, p. 125.
54 Sur la distinction entre révolutions passives du XIXe siècle et du XXe siècle : voir F. De Felice, « Rivoluzione passiva, fascismo, americanismo in Gramsci », art. cit., p. 163-164 ; A. Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 116-124 et 242-266.
55 Q1, §151, p. 134 ; repris en C10 II §61, p. 155. En C10 I §9, p. 35, Gramsci écrit que, lors des révolutions passives du XIXe siècle, « on réussit à sauver la position politique et économique des vieilles classes féodales » (trad. mod.). Il s’agit là d’une conséquence du compromis de classe entre la bourgeoisie et l’aristocratie, qui ne réfute pas l’idée que la seconde n’est plus la classe dominante et hégémonique.
56 C10 I §9, p. 35.
57 Loc. cit., trad. mod.
58 Gramsci parle simplement « d’idéologie » quelques lignes plus loin.
59 Loc. cit. Gramsci rapproche à différentes reprises Croce de la figure de Goethe.
60 Gramsci écrira d’ailleurs que Ugo Spirito, l’un des principaux théoriciens fascistes du corporatisme, est « à mettre parmi les théoriciens (plus ou moins inconscients […]) de la révolution passive ou révolution-restauration » (C15, §36, p. 144 [mai 1933]).
61 C10 I §9, p. 35.
62 C22, §1, p. 178, seconde moitié de 1934, à partir de juillet-août.
63 Loc. cit.
64 Gramsci peut par exemple écrire que, en lien avec la notion de révolution passive, on peut chercher à tirer « quelque principe général de science et d’art politique » (C15, §22, p. 122 [mai 1933], trad. mod.).
65 C10 I §6, p. 29, mi-avril – mi-mai 1932.
66 Ibid., p. 28.
67 Loc. cit.
68 C15, §62, p. 176, juin-juillet 1933.
69 C10 I §6, p. 27.
70 C15, §62, p. 176.
71 C15, §11, p. 123, mars-avril 1933.
72 Loc. cit.
73 C10 I §9, p. 35.
74 C15, §17, p. 128, avril-mai 1933.
75 Pour la théorie gramscienne des rapports de forces, voir C13, §17, p. 376-383, mai 1932 – novembre 1933, texte A en Q4, §38, p. 455-459, octobre 1930.
76 C15, §62, p. 176.
77 C15, §11, p. 122-3, trad. mod. Voir également C15, §62, p. 176.
78 Voir C15, §17, p. 128.
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Référence électronique
Yohann Douet, « La révolution passive chez Antonio Gramsci, entre histoire et politique », Astérion [En ligne], 25 | 2021, mis en ligne le 02 mars 2022, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/7716 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.7716
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