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Dossier

Vision et philosophia dans le Timée de Platon

Vision and philosophia Plato’s Timaeus
Olivier Renaut

Résumés

La description de la vision intervient dans le Timée en 45b-47b, suivant une double perspective caractéristique de ce dialogue : le physicien Timée donne d’une part une explication mécanique de la vue qui met en jeu deux flux lumineux, celui de l’œil et du corps se trouvant dans le champ de la vision, et d’autre part une explication fonctionnaliste ou téléologique faisant de la vision la source des sciences de l’astronomie, des mathématiques, et même de la philosophie. Dans ce passage du Timée, la vision est une puissance qui nous informe sur la façon dont une affection, produisant une sensation, pourrait donner lieu à une connaissance. Cet article envisage d’abord les principales articulations du passage 45b-47b du Timée, avant d’examiner les enjeux d’interprétations concurrentes sur le rôle de la vision dans la constitution de la pensée dans ce passage précis : il maintient que, dans le cadre d’un dualisme constitutif entre sensible et intelligible, qui implique un saut épistémologique, la vision est un instrument servant de médiation vers l’intelligible.

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Texte intégral

  • 1 Marsile Ficin, Quid sit lumen, XI : « Enfin, la lumière [lumen] est pour ainsi dire un signe divin (...)

1L’acte de voir est notoirement paradoxal chez Platon : les sensations visuelles sont contradictoires et suscitent en l’âme de celui qui perçoit un conflit psychique entre ce qu’elles représentent et la manière dont elles nous apparaissent (République X, 603c-d) ; et pourtant, le paradigme de la vision apparaît dans de nombreuses métaphores ou comparaisons pour décrire l’activité de connaissance ou de contemplation intellectuelle. Dans la République, la première image utilisée par Socrate pour tenter de décrire la puissance de la forme du Bien, objet de la plus haute science – la dialectique –, est le soleil, dont la lumière éclaire les objets offerts à la contemplation de la connaissance (République VI, 508b sq.). La comparaison est connue, et rien n’empêche de considérer que les « yeux » de l’intelligence sont au Bien ce que nos organes visuels sont au monde sensible. Marsile Ficin, citant Platon, oppose dès lors deux lumières, celle « relative aux sens », et celle, véritable, qui s’adresse à l’intelligence1. La puissance de la métaphore est telle que nous hésitons à faire de la « vision » un acte unique, comme les néo-platoniciens posaient deux lumières, l’une intellectuelle et divine et l’autre sensible.

  • 2 On se reportera sur ce point à A. W. Nightingale, Spectacles of Truth in Classical Greek Philosoph (...)

2Or, un court passage du Timée (45b-47b) nous interdit de poser comme allant de soi une différence si tranchée entre deux « lumières ». Dans ce qui suit, il ne s’agit pas tant d’essayer de retracer ce que la notion de contemplation (theoria) emprunte au paradigme de la vision sensible2, que d’interroger ce passage du Timée où le physicien décrit le mécanisme de la vision, ainsi que ses bénéfices pour l’homme ; il s’agit donc de savoir s’il existe une continuité possible entre l’opération de la vision et l’acte de connaître et de philosopher. Il faut, sans toutefois nécessairement y renoncer, partir en deçà de l’hypothèse néo-platonicienne de l’existence de deux types de lumière, de deux types de vision, pour savoir si, malgré tout, la vision sensible ne constitue pas, dans une opération singulière, un premier pas vers la contemplation de l’intelligible. Dans ce passage en effet, la vision est présentée comme une puissance dont le bon usage détermine une juste intellection. Timée explique cette puissance en donnant une double description de sa cause : il s’agit d’abord d’expliquer le mécanisme de la vision (qui sera appelée une causalité accessoire), puis de rendre compte de la raison (une causalité téléologique ou du moins plus essentielle) pour laquelle la vision a été accordée aux hommes. Or, selon Timée, ce n’est pas d’une petite chose que la vision est présentée comme étant la cause : elle n’est rien de moins qu’au principe de l’invention de la « philosophie » (47a7). Ce passage du Timée semble donc offrir au lecteur platonicien un lien de continuité, inédit, entre deux manières de « voir ». Seulement, en quel sens les « yeux porteurs de lumière » sont-ils une porte d’entrée vers une vision intellectuelle ? Nous présenterons dans un premier temps les principales articulations de ce passage du Timée, avant d’évoquer deux interprétations opposées du rôle de la vision dans l’avènement de la philosophie, interprétations qui permettent d’éclairer au moins ce que Platon considère comme ce qu’on pourrait appeler une « vision informée ».

Du mécanisme de la vision à l’émergence de la philosophie

Mécanisme de la vision

3La vue est le premier sens examiné par Timée. La description de son fonctionnement prend place dans le récit généalogique de l’humain, dont la nature est celle d’une âme implantée dans un corps. Cette implantation fait surgir un ensemble d’affections (pathèmata), qui sont connaturelles à l’homme.

  • 3 Platon, Timée, 42a3-b2, dans Œuvres complètes, L. Brisson dir. et trad., Paris, Flammarion, 2008, (...)

Maintenant, chaque fois que, en vertu de la nécessité, une âme viendrait s’implanter en des corps, et que des parties s’ajouteraient au corps où ces âmes seraient incarnées, tandis que d’autres parties s’en détacheraient, un certain nombre de facteurs devraient intervenir dans la nature humaine : d’abord la sensation [aisthesin] devrait de toute nécessité apparaître, la même pour tous les vivants, mise en branle par des impressions violentes [ek biaiôn pathèmatôn], connaturelle ; en second lieu, le désir, un mélange de plaisir et de souffrance ; et en outre, la crainte, la colère et toutes les affections qui s’ensuivent et toutes celles qui sont d’une nature contraire : dominer ces éléments serait vivre dans la justice, et être dominé par eux, vivre dans l’injustice.3

  • 4 On se reportera ici surtout à l’explication de L. Brisson, « Perception sensible et raison dans le (...)
  • 5 Sur le sens de pathèma dans le Timée, voir D. O’Brien, Plato Weight and Sensation: The Two Theorie (...)
  • 6 Sur cette signification de pathèma dans le Timée, voir A. Macé, Platon, philosophie de l’agir et d (...)

4La sensation est le produit de pathèmata, lesquels sont reçus en l’âme, par un effet de la nécessité de l’incarnation. Elle se caractérise par un ensemble de contacts, d’échanges, de chocs élémentaires. Le mouvement induit par ces chocs est « transmis jusqu’à l’âme » (43c1) et c’est ce qu’on appelle sensation, dont le mécanisme est identique pour toutes : la collision entre des corps extérieurs (feu, air, terre, eau) et les corps des vivants4. La sensation procède ainsi d’une affection au sens où elle désigne la dimension passive de l’action d’un agent sur un autre5. L’altération concomitante qui se joue entre le corps de l’agent et l’environnement où se réalisent des mouvements élémentaires est précisément ce que désigne le pathèma6. Toute sensation consiste donc au moins en partie en un pathèma qui peut, selon son intensité, être transmis à l’âme, cette même âme ayant pour fonction de réguler l’appréhension de ces pathèmata en les nommant correctement, en les comprenant à travers un jugement, et éventuellement en les rectifiant par l’habitude et des contre-mouvements (dont le jugement et la connaissance sont les principes). « Dominer ces éléments », comme le dit Timée, s’applique aussi bien aux affections que sont les sensations qu’aux « passions » de l’âme évoquées à leur suite.

  • 7 Pour cette analyse du mécanisme de la vision dans le Timée, je renvoie à A. Merker, La vision chez (...)

5La vision elle-même naît d’un pathèma du corps de l’agent. Nous nous contenterons ci-après d’un résumé de l’analyse mécanique de la vision, en tant qu’elle est distinguée d’une autre analyse causale faisant intervenir une finalité7. L’analyse de la vision proprement dite commence en 45a6, après que Timée a rappelé pourquoi la tête et le visage prennent la direction de la totalité des mouvements du corps :

  • 8 Platon, op. cit., 45a6-45c2, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

Voilà pourquoi, dans un premier temps, [les dieux] délimitèrent de ce côté-ci du pourtour de l’enveloppe de la tête, l’espace du visage ; puis ils y fixèrent des instruments [organa] de toute la prévoyance dont est capable l’âme [pasèi tèi tès psychès pronoiai], et ils décrétèrent que la fonction de direction reviendrait à ce qui par nature se trouve à l’avant. Entre tous ces instruments, ce sont les yeux porteurs de lumière [phôsporaommata] qu’ils ont fabriqués en premier lieu ; et voilà pour quelle cause [aitia] ils les ont fixés [dans le visage]. Tout ce qu’il y a de feu qui ne brûle pas, mais qui procure une douce lumière [phôs hèmeron], les dieux l’ont fabriqué afin qu’il devînt un corps propre à chaque jour [oikeion hekastès hèmeras]. Car, le feu qui, au-dedans de nous, est le frère du précédent, ils firent qu’il s’écoulât à travers nos yeux dans toute sa pureté. Pour cela, ils ont comprimé la totalité des yeux pour qu’elle devienne lisse et compacte surtout en son centre, qui arrête tout autre feu plus grossier, et qui ne laisse filtrer que le feu pur, le seul de cette espèce.8

6La constitution des organes de la vision, les yeux, est commandée par un impératif d’ajustement qui consiste à les placer sur le visage, afin de garantir à l’âme une orientation et une domination la plus efficace possible. C’est le rôle de la prévoyance (traduction imparfaite de pronoia dans la mesure où il s’agit uniquement d’une opération de l’intellect, noûs, mais dont la relation aux organes de la vue est déjà ici soulignée). La « cause » de la vision qui commence à être décrite est donc censée nous informer sur la raison pour laquelle on a placé les yeux ainsi, sur le visage, au-devant : il s’agit ni plus ni moins de donner une « orientation », sinon la meilleure, à l’agent soumis aux affections qui, un peu plus haut dans le texte, secouaient le corps en tous sens (avant, arrière, droite, gauche, haut et bas, 43b3-5). La vision est le signe d’une orientation du corps façonné par les dieux, afin de servir d’instruments à l’âme pour ordonner les errements du corps.

  • 9 Ibid., 39b-c (p. 1210), où le dieu allume une lumière, qu’on appelle le soleil, afin que tout devi (...)
  • 10 Sur ce point, voir A. Merker, op. cit., en particulier p. 50-51. L’éblouissement fait intervenir u (...)

7Le pathèma de la vision consiste en une interaction élémentaire ignée, le feu étant le plus volatile des éléments. La vision est l’interaction entre deux feux de même nature présents dans ce qui est vu et ce qui voit : un feu qui ne brûle pas, un feu doux (hèmeron) propre à chaque jour (hèmeras) qui éclaire les objets de sa lumière, et un feu intérieur filtré par l’œil, qui sont exactement de même nature. Le caractère propre (oikeion) du feu avec le jour (parenté soulignée par l’allitération et le jeu de mots entre doux et jour, hèmeron, hèmeras), et le fait que le feu interne de l’œil soit « frère » de ce feu diurne, laissent évidemment à penser que le Soleil, astre fixé à la seconde orbite céleste par le démiurge, est ce qui permet de lier les deux feux dans un même milieu : le visible9. Avant de comprendre l’acte de la vision, Timée précise les conditions d’interaction entre l’organe et l’objet vu : l’objet que l’on voit reflète une lumière issue d’un feu pur, tandis que l’œil est constitué comme un filtre lumineux, non pas en tant qu’il ne laisserait passer qu’un feu pur provenant de l’extérieur, mais en tant qu’il est aussi ce par quoi s’écoule une lumière intérieure, qui est pour ainsi dire un feu purifié, doux également (« frère du précédent ») et lumineux, allant à la rencontre de la lumière reflétée par l’objet vu. Le corps lumineux est le fruit de cette interaction, et est l’objet de la vision. Le filtrage dans la vision d’autres types de lumières qui pourraient venir parasiter la vision (causant par exemple l’éblouissement10) est obtenu par une opération de compression et de foulage de l’organe visuel. Le mécanisme de la vision lui-même peut dès lors être explicité :

  • 11 Platon, Timée, op. cit., 45c2-d3, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

Quand donc la lumière du jour entoure le flux de la vision, alors ce feu, en s’échappant, le semblable allant vers le semblable, après s’être combiné avec la lumière du jour, se constitue en un seul corps [hen sôma] ayant les mêmes propriétés [oikeiôthen] tout le long de la droite issue des yeux, quel que soit l’endroit où le feu qui jaillit de l’intérieur entre en contact avec le feu qui provient des objets extérieurs. Il se forme ainsi un tout qui a des propriétés uniformes [homoiopathes] en raison de son homogénéité [di’ homoitèta] ; si ce tout vient à entrer en contact avec quoi que ce soit ou si quoi que ce soit d’autre entre en contact avec lui, il en transmet les mouvements à travers tout le corps jusqu’à l’âme [eis hapan to sôma mechri tès psychès], et nous procure cette sensation grâce à laquelle précisément nous disons que « nous voyons » [aisthèsin parescheto tautèn hèi dè hôran phamen].11

8La vision résulte de la constitution d’un corps lumineux issu de la rencontre entre le feu intérieur du voyant, combiné avec le feu « propre à chaque jour », et le feu des corps extérieurs. On peut concevoir ce corps lumineux, objet propre de la sensation, comme la concrétion du flux lumineux intérieur avec le flux lumineux extérieur de quelque objet (rendu possible par la lumière du jour). Ce corps intermédiaire, constitué par les deux flux lumineux, est nécessaire pour comprendre la manière dont se transmet l’information visuelle, qui consiste d’abord en des mouvements, lesquels sont ensuite transmis à l’âme. En effet, dans la mesure où la vision n’est pas conçue par Platon comme un rayon unilatéral (de l’agent voyant vers l’objet vu, ou de l’objet vu vers le champ de vision de l’œil), mais comme la rencontre d’une nature voyante avec ce qui est éclairé par l’intermédiaire d’un astre, il faut poser l’existence d’un corps lumineux intermédiaire, objet de la sensation, capable de véhiculer les caractéristiques propres d’un objet. C’est la raison pour laquelle le corps visuel, qui encore une fois est le fruit d’une interaction, est uniforme ou approprié à l’un et à l’autre feu, celui interne de la vue, et celui, externe, qui s’épanche au-dehors des corps. C’est cette homoiopathie qui garantit, à travers la rencontre entre les deux flux lumineux, la ressemblance entre la chose telle qu’elle est éclairée par le feu du jour, et la chose telle qu’elle est vue par l’agent voyant.

  • 12 Voir Timée, 70b5-6, où l’acuité de la sensation est comprise comme une caractéristique de la total (...)

9Enfin, on notera que la « vision » à proprement parler désigne ce qui est transmis à l’âme, à travers tout le corps. On pourrait s’étonner du fait que ce soit tout le corps du voyant qui est ainsi affecté et pas simplement l’organe qui sert à la perception. En réalité, on le comprend si on conçoit la vision non pas comme une simple transmission d’un rayon lumineux qui unit l’œil et l’objet vu, mais bien comme la production d’un corps intermédiaire, seul capable d’action et d’affection avec un autre corps, en l’occurrence le nôtre. Nous interagissons complètement, pour ainsi dire, avec un corps visuel. Cette remarque a son importance pour mieux comprendre comment c’est tout le corps qui est mis en branle par la vision jusque dans les jugements que l’âme opère, et réciproquement comment l’âme est capable de mettre le corps à sa disposition en lui prêtant plus d’acuité, jusque dans des perceptions ordinaires12.

Deux « causes » de la vision

10Timée a jusqu’ici traité de la cause pour laquelle le dieu a placé ces yeux sur le visage. Or un premier retournement s’effectue à partir de 46c7, où Timée requalifie la « cause » (aitia) de la vision en « cause accessoire » (sunaitia).

  • 13 Platon, Timée, op. cit., 46c7-46e7, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

Or, tout cela fait partie des causes accessoires [tôn sunaitiôn] dont un dieu se sert comme d’auxiliaires pour atteindre dans la mesure du possible le résultat le meilleur. Mais le grand nombre croit qu’il s’agit là non de causes accessoires, mais des causes de toutes choses, parce que ce sont ces causes qui provoquent refroidissement et réchauffement, solidification et fusion, et tous les phénomènes du même genre. Mais ces « causes » ne peuvent être puissance [dunata echein] d’aucune conduite rationnelle [logon], d’aucune intention intelligente [noûn] en vue de quoi que ce soit. Car, de tous les êtres, le seul à qui il convient de posséder l’intellect, il faut le désigner comme l’âme, et cet être est invisible [aoraton], tandis que le feu, l’eau, la terre et l’air sont tous par naissance des corps visibles. Or, celui qui est amoureux de la raison et du savoir [ton de noû kai epistèmès erastèn] doit nécessairement rechercher, comme premières [aitias prôtas], les causes qui ressortissent à ce qui par nature est raisonnable, et, comme secondes [deuteras], toutes celles qui ressortissent à ce qui reçoit son mouvement d’autres êtres déjà en mouvement, et qui, en obéissant à la nécessité, transmet ce mouvement à d’autres. C’est bien ainsi qu’il nous faut procéder, nous aussi. Certes nous sommes obligés de parler des deux sortes de causes, tout en distinguant bien entre toutes celles qui douées d’intelligence produisent des choses belles et bonnes et toutes celles qui, privées de raison, produisent à tout coup leurs effets au hasard et sans ordre. Eh bien, en voilà assez sur les causes concomitantes [summetaitia] qui ont contribué ensemble à donner aux yeux la puissance [dunamin] dont ils sont maintenant dotés.13

  • 14 T. K. Johansen, Plato’s Natural Philosophy: A Study of the Timaeus-Critias, Cambridge, Cambridge U (...)

11Ce passage a été particulièrement bien commenté par Thomas K. Johansen14. Nous retiendrons quelques remarques pour le problème qui nous occupe.

12Timée distingue deux genres de causes : les causes premières, et les causes secondes (deuteras) ou encore accessoires (sunaitia) ou concomitantes (summetaitia). Les causes premières sont celles qui ont un pouvoir explicatif réel, et ne se contentent pas, comme lorsque Socrate en parle dans le Phédon, d’expliquer physiquement des processus par les éléments mêmes qui les constituent. Les causes premières contiennent raison et intelligence, tandis que les autres – décrivant un processus mécanique – produiraient des choses sans ordre et au hasard si elles n’étaient pas dépendantes d’une cause première leur donnant un sens, une explication. Il y a donc une raison plus essentielle à chercher pour rendre compte de l’appariement du flux lumineux émanant de l’œil humain avec celui de la lumière du soleil qui éclaire toutes choses.

  • 15 Voir Platon, Timée, 45d3-46c6.

13Cette distinction entre deux types de causes est assimilée à l’objet même de la philosophie. À la cause accessoire est donc dévolue l’explication du mécanisme de la vision (forme de l’œil, modalités de rencontre des deux flux lumineux, constitution du corps lumineux lui-même), mais aussi, et c’est important, l’explication de tous les processus dérivés d’une vision normale : absence de vision dans le noir, persistance des images nocturnes dans les rêves, perception des images dans les miroirs15. Mais la dimension première de la cause de la vision ressortit à un examen d’un autre type, qui reconnaît la raison et l’intention noétique de ces processus, intention qui est celle du démiurge : ce qu’il est raisonnable d’appeler la cause « finale » de la vision assure en effet une hiérarchisation des processus qu’elle implique, de son mécanisme singulier à la détermination de son utilité ou de sa finalité bonne. Autrement dit, c’est parce qu’une intelligence préside à la réception des sensations que nous savons que les productions imagées de la vision doivent être ordonnées (et classées) à partir d’une réalité qui est, elle-même, psychique et invisible (aoraton).

  • 16 Ce point est souligné par A. Merker, qui articule le fait que la vision est le sens le plus « proj (...)
  • 17 Voir République V, 477c1-d5.

14Il n’est pas anodin que ce soit la vision elle-même qui donne lieu à une caractérisation de la différence entre deux types d’enquêtes, une enquête physicienne d’une part, et une enquête philosophique d’autre part16 : la puissance de voir est à la fin de cet extrait ce par quoi la différence essentielle entre visible et invisible est faite. Or, à se rapporter à une définition platonicienne de la puissance qui est déterminée par un objet propre17, il n’est pas aisé de comprendre pourquoi exactement la puissance de voir recèle pour ainsi dire une différence si essentielle : comment la vision peut-elle être potentiellement le lieu où la distinction entre visible et intelligible est intuitionnée ? La suite du texte répond à cette question.

De la vision à la philosophie

  • 18 Platon, Timée, op. cit., 46e7-47b5, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

C’est plutôt la fonction essentielle des yeux, qui fait leur utilité [ôphelian], et qui explique pourquoi le dieu nous en a fait présent, qu’il nous faut désormais évoquer. De fait, à mon avis, la vue a été créée pour être la cause [aitia] de l’utilité la plus grande pour nous ; en effet, des discours que nous sommes en train de tenir sur l’univers, aucun n’eût jamais pu être tenu si nous n’avions vu ni les astres, ni le soleil, ni le ciel. Mais, en l’état actuel des choses, c’est la vision du jour, et de la nuit, des mois et du retour régulier des années, et aussi des équinoxes et des solstices, qui a amené l’invention du nombre [memèchanèntai men arithmon] d’une part, qui a donné lieu à la notion du temps [chronou de ennoian] et à la recherche sur la nature de l’univers [peri te tès tou pantos physeôs zètèsin]. De là nous avons tiré la pratique de la philosophie [eporisametha philosophias genos], le bienfait le plus important qui ait jamais été offert et qui sera jamais accordé à la race mortelle, un bienfait qui vient des dieux. Voilà, dis-je, le bienfait le plus considérable que nous apportent les yeux. Tout ce qu’il y a de bienfaits inférieurs, pourquoi les célébrerions-nous ? C’est sur eux que celui qui n’est pas philosophe, s’il devenait aveugle, se lamenterait en vain en gémissant.18

  • 19 L’astronomie apparaît comme la science qui articule arithmétique et notion du temps, comme le soul (...)
  • 20 Voir République, 527d5-e3, à propos de l’astronomie. Ce passage ne dit certes pas que la vue n’est (...)
  • 21 Je renvoie ici aux analyses de I. M. Bodnár, « The day, the month, and the year: What Plato expect (...)

15Ce passage est important : ce n’est pas moins que l’invention de l’arithmétique, la notion du temps, l’élaboration de l’astronomie19, jusqu’à la philosophie qui apparaissent comme les bénéfices de la vision. À l’inverse des « amateurs de spectacle » (philotheamones, 476a sq.) du livre V de la République, pour qui ce sont bien des objets de la vue qui sont objet de célébration, les « scientifiques » opèrent ce parcours renversant qui, à travers la vue, s’achève sur la reconnaissance de réalités invisibles (le nombre, le temps, l’enquête causale sur la nature, les objets de la philosophie) et dont on pourrait dire même que leur vision sensible obscurcit l’intellection20. L’importance de l’astronomie dans le cursus des sciences propédeutiques des gardiens dans la République au livre VII est à la fois réaffirmée et modifiée, dans la mesure où une continuité plus forte est assertée entre la contemplation des astres et la philosophie elle-même21.

16Avant d’en venir à l’interprétation de ce passage, notons la principale difficulté. Que le terme de philosophia soit ainsi associé à une enquête sur la nature ne laisse pas d’étonner : Socrate n’opposait-il pas cette enquête sur la nature à la « seconde navigation » dans le Phédon qui lui permettait d’envisager, par des logoi, la réalité intelligible (Phédon, 96a sq., et particulièrement 99e2-5) ? Ce n’est pas tant le fait que Timée affirme qu’une enquête sur la nature rationnellement conduite soit possible qui est problématique, que le caractère continu, sans saut épistémologique clairement mentionné, entre cette enquête physicienne et la philosophie elle-même. En d’autres termes, comment doit-on comprendre ce passage paradoxal de la perception des astres à la pratique de la philosophia ? Une seconde difficulté apparaît, dans la conclusion de notre passage, où la philosophia semble bien, cette fois, impliquer un changement de perspective : il ne s’agit pas de faire de la philosophie la science qui viendrait après la physique, mais plutôt de rapporter, ultimement, les révolutions de l’univers aux révolutions de notre âme en propre. Si la philosophie apparaît précédemment dans la continuité de l’astronomie, elle est ultimement ce travail qui consiste non pas à examiner les causes de l’univers, mais à devenir soi-même cet intellect ou pensée qui règle les mouvements désordonnés de notre propre monde perceptif et affectif.

  • 22 Je suis le choix de traduction de T. K. Johansen, op. cit., p. 107, en rapportant le premier hautè(...)
  • 23 Platon, Timée, op. cit., 47b5-c4, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

Mais de notre part qu’il soit dit que cela [i.e. la vision] est cause de ce bien pour ces raisons22 : le dieu nous a découverts et donné la vue [opsin] afin que, ayant observé [katidontes] dans le ciel les révolutions de l’intellect [noû], nous les utilisions, en les rapportant aux révolutions en nous de la pensée [dianoèseôs] ; ces révolutions sont apparentées, même si les nôtres sont troublées alors que les autres sont exemptes de trouble. Ce n’est qu’après avoir étudié à fond les mouvements célestes, après avoir acquis le pouvoir de les calculer correctement en conformité avec ce qui se passe dans la nature et après avoir imité les mouvements du dieu, mouvements qui n’errent absolument pas, que nous pourrons stabiliser les mouvements qui en nous ne cessent de vagabonder.23

17Cette dernière étape met en balance deux significations de la cause : si la vision est cause de la philosophie et de l’invention des sciences, c’est en vue d’autre chose, plus essentiel : ce qu’on peut appeler la conformation des mouvements de la pensée (ou de l’âme) à ceux de l’intellect qui meut les étoiles.

Dualisme strict ou empirisme modéré ?

18Ces pages 45b-47c donnent prise à des interprétations opposées, qui portent autant sur le rôle de la vision dans l’économie interne du Timée que sur la compatibilité de telles propositions sur la vision avec les autres dialogues platoniciens. L’enjeu principal est de savoir quel rôle on attribue à la vision relativement à la réalisation de ce qui est présenté comme sa fin. Car, dans ce texte, la vision est présentée paradoxalement comme un instrument en vue d’une activité de conformation purement intellectuelle, qui exclut la vision elle-même. La vision apparaît donc comme un intermédiaire complexe parce qu’elle est une puissance par laquelle l’âme est affectée par le monde qui l’entoure, tout en étant vectrice de connaissance, permettant à l’âme de retrouver une forme de maîtrise sur ses propres mouvements désordonnés.

Un dualisme fondamental

19Dans son commentaire sur le Timée, Francis M. Cornford interprète ce passage en rappelant que c’est en vertu du dualisme fondamental entre sensible et intelligible, qui recoupe celui de l’image visuelle et de l’intellection de la forme, que l’on peut distinguer ce qui relève de l’opinion d’une part, et ce qui relève de la science d’autre part. La vision, de ce fait, ne saurait être par elle-même, aussi précise soit-elle, la source d’aucune connaissance :

  • 24 F. M. Cornford, Plato’s Cosmology: the Timaeus of Plato, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1937, p. (...)

Pour Platon [l’ensemble du monde des choses sensibles] est une image, et non une substance. En disséquant les choses visibles, nous ne parviendrions jamais à une partie plus réelle que le tout duquel nous serions partis. La perfection d’une vision microscopique peut nous approcher de la vérité, mais la vérité ne réside pas au bout de notre microscope. Pour atteindre la réalité, nous ferions mieux de fermer les yeux, et de penser.24

  • 25 Les interprètes sont opposés sur la question de savoir si dans toute sensation une intervention du (...)
  • 26 Voir République, 529d4-5, où Socrate affirme que si les ornements du ciel sont les plus beaux et l (...)
  • 27 A. Merker, op. cit., p. 91 : « La vision n’est donc rien de plus, mais rien de moins non plus, que (...)

20Une telle position a des conséquences importantes pour l’interprétation des pages 45b-47c. 1) La vision, en tant qu’affection, demeure, comme toute sensation dans les dialogues de Platon, une source de désordre, de tromperie et un risque d’absorption de la pensée dans les simulacres infinis du monde sensible. 2) On ne saurait donc attribuer à la vision par elle-même la découverte des sciences, des mathématiques, de l’astronomie, et a fortiori de la philosophie. Bien au contraire, et cela conformément au programme du Phédon ou de la République, la vision requiert par l’intermédiaire d’images contradictoires et insuffisantes (un bâton rompu, deux bouts de bois égaux/inégaux) l’accès à une forme intelligible qui seule est un objet de connaissance. La sensation visuelle n’est qu’une occasion de réminiscence, jamais plus25. Il est en effet évident que ce n’est pas la vision elle-même qui nous renseigne sur ce qui est invisible26. 3) On devrait en conclure que la vision n’est donc, dans le Timée, qu’une médiation pour retrouver l’accord entre l’intelligence gouvernant le cosmos et l’intellect qui nous est échu et apparenté à celui du démiurge. Il n’est bien sûr pas anodin que Francis M. Cornford choisisse le paradigme contemporain de l’infiniment petit et du microscope pour évoquer la croyance que la vision pourrait, en retrouvant les structures élémentaires de telle ou telle substance, trouver la réalité. Pour cet interprète en effet, la géométrisation de l’univers sur laquelle repose l’entreprise physicienne de Timée, n’empêche pas qu’il faille chercher son principe ailleurs, dans l’invisible. Anne Merker a parfaitement souligné cette dimension paradoxale de la vision : elle est présentée comme le sens privilégié (avec force superlatifs) par Timée pour engager une réflexion sur le sensible, et à la fois comme ce qui persiste malheureusement encore dans certaines de nos intellections27.

Une spécificité cognitive de la vision ?

21Mais comment cette lecture dualiste peut-elle s’accommoder du fait que la vision recèle une certaine puissance dont minimalement on pourrait dire qu’elle est un véritable moyen ou une médiation vers la conformation de l’intellect humain avec l’Âme du monde ? Comment en effet souscrire complètement au dualisme radical évoqué ci-dessus alors que Timée ne cesse d’insister sur le plus grand bénéfice de la vision dans le parcours scientifique ?

  • 28 E. Fletcher, « Aisthēsis, Reason and Appetite in the Timaeus », Phronesis, vol. LXI, no 4, 2016, p (...)
  • 29 Ibid., p. 407, n. 18 ; à propos de la vision et de l’ouïe, elle écrit : « Une raison de penser que (...)
  • 30 Ibid., p. 418 ; à propos des images douloureuses et effrayantes que la partie désirante semble voi (...)

22Afin de ne pas sacrifier ce pouvoir singulier de la vision, Emily Fletcher a récemment proposé de distinguer deux types de sensations dans le Timée : la première est bien une forme de pathèma potentiellement perturbateur qui implique plaisir et douleur (qu’Emily Fletcher appelle « mean-state aisthesis » au sens où la sensation a une incidence sur l’état normal ou harmonieux de l’agent), la seconde est comprise justement comme un instrument, qui n’est en lui-même pas perturbateur puisqu’il n’engendre ni plaisir ni douleur, et permet à l’intellect de restaurer sa condition divine. Ainsi, selon Emily Fletcher, la vision est une aisthèsis dont le processus physiologique n’obéit pas au schéma des autres sensations : la vision en effet n’implique ni destruction ni restauration de l’état normal de l’agent, et ne produit donc ni plaisir ni douleur : cette aisthèsis est au contraire produite par un processus du semblable vers le semblable (like to like), uniforme28. L’insistance de Timée sur l’homoiopathie en jeu dans la vision peut ainsi être comptée comme une spécificité de ces sensations qui portent sur le semblable, permettant ainsi une connaissance. Emily Fletcher déduit de cette spécificité de la vision dans le Timée la possibilité qu’elle affecte et mette en jeu prioritairement la partie dianoétique de l’âme ou son phronimon, plutôt que tout le corps, comme c’est pourtant le cas pour les autres sensations29. Cette vision purifiée, décrite aux pages 45b-47c, doit être distinguée de la manière dont nous sommes parfois affectés par des images, comme lorsque par exemple la raison tente de dominer la partie désirante de l’âme en produisant des « images » effrayantes sur la surface lisse du foie30. En distinguant si nettement des formes d’aisthèseis, certaines recelant une puissance cognitive forte, la vision se voit dotée d’une puissance importante : sans cette vision, il n’y aurait tout simplement pas de « philosophie », dans la mesure où la vision donne à l’âme rationnelle des modèles à imiter, sans la médiation perturbatrice du plaisir et de la douleur des autres sensations.

  • 31 Je remercie à ce propos l’auteur du rapport anonyme de cet article d’avoir attiré mon attention su (...)

23Pourtant, il n’est pas tout à fait vrai de dire que la vision est une vision sans douleur ou plaisir : l’éblouissement et la vision des couleurs, que les pages 67c-68d décrivent, sont bien des processus qui ressortissent à la vision elle-même, en vertu de l’analyse mécanique décrite plus haut ; on ne peut donc en conclure que l’exceptionnalité de la vision (et de l’ouïe) repose sur le fait qu’elle est une sensation qui n’admet pas plaisir et douleur, ou perturbation d’un état normal de l’agent31.

Une réhabilitation de la vision des mouvements célestes

24Une réhabilitation de la vision comme puissance particulière semble nécessaire, au moins dans le cadre du Timée, pour expliquer autrement que par un goût du paradoxe les bienfaits de la vision, en vertu d’une certaine cause ou finalité qui est l’assimilation au divin. C’est cette voie que choisit d’emprunter Thomas K. Johansen, dont la thèse tient en l’inversion de celle de Francis M. Cornford, tout en maintenant le cadre d’un dualisme modéré :

  • 32 T. K. Johansen, op. cit., p. 176.

Ainsi, en inversant les termes de Cornford, on décrirait mieux le message du Timée s’agissant de l’astronomie en disant : « pour atteindre la réalité, nous ferions mieux d’ouvrir les yeux et de penser ».32

  • 33 Ibid., p. 166 : « En somme, Timée a dit deux choses. La première est que l’univers a été créé de t (...)

25Une interprétation téléologique des pages 45b-47c permet, in fine et sans nier la différence radicale entre visible et invisible, de combattre les conséquences d’un dualisme fort qui reviendrait à condamner la vision, ou du moins à restreindre sa puissance pour n’être plus qu’un « instrument » inessentiel à la reconnaissance intellectuelle des révolutions de l’univers. La vision est donc certes un instrument – sans aucun doute –, mais il n’est assurément pas « inessentiel » puisqu’il procure les stimuli nécessaires à la pensée du nombre, à la mesure du mouvement, jusqu’à l’élaboration des théories astronomiques plus développées. Il ne s’agit pas de tirer empiriquement de la contemplation de l’univers les notions du nombre et du temps pour aboutir à la philosophie, mais de considérer que la fin de l’étude de l’astronomie, à savoir rapporter les mouvements de l’univers, ceux de l’Âme du monde, aux siens propres, est ce qui informe notre vision et donc ce qui préside à l’invention de la philosophie. La vision est bel et bien présentée comme une ruse de l’intelligence divine pour que l’humain, en accédant à la pensée du nombre, puisse activer correctement les révolutions de sa pensée dianoétique33. C’est ainsi que l’on devrait comprendre l’homoiopathie de la vision : une coordination prévue entre le mouvement du feu intérieur de l’œil, avec les objets perçus grâce au feu du jour. En ce sens précis, la vision est cette puissance par laquelle, par degrés, nous réussissons à comprendre que l’observation des mouvements de l’univers sert à notre conversion philosophique, laquelle consiste en une mise en ordre de nos propres révolutions psychiques.

  • 34 C’est le problème essentiel du concept de téléologie appliquée au Timée : le risque de « réduction (...)
  • 35 Voir G. Betegh, « Plato’s Cosmic Teleology: A Critical Notice of Thomas Kjeller Johansen, “Plato’s (...)

26Une telle lecture téléologique pourrait prêter le flanc à la critique. D’une part, il faut rappeler que la structure mathématique du monde dans le Timée n’est pas conçue comme un moyen en vue de l’organisation du mouvement des planètes ; partant, il paraît difficile d’affirmer que c’est en vue de faire coïncider, par la vision, la description du mouvement ordonné des astres et la prescription d’ordonner son âme individuelle, qu’une telle structure mathématique a été imposée34. D’autre part, si l’on accepte cette critique, il n’est pas évident de comprendre pourquoi l’examen du mouvement des astres aurait une importance supérieure dans l’apprentissage à l’étude de la structure d’autres réalités sensibles que l’on pourrait rapporter à leur forme intelligible35.

  • 36 Voir par exemple A. Merker, op. cit., p. 89, n. 178.

27Sans prétendre dissoudre ces difficultés, une des solutions réside peut-être dans le sens que nous sommes prêts à donner à philosophia selon Timée. Deux possibilités non exclusives l’une de l’autre s’offrent au lecteur : ou bien ce que Timée appelle philosophia n’est assurément pas la philosophie telle que Platon la comprend, notamment dans les dialogues comme le Sophiste, le Politique et le Philèbe, qui font de la dialectique la science la plus haute, et alors Timée ne parle ici que d’un genre de la philosophie dont la pratique rationnelle de la physique est le parangon, ou d’une espèce de philosophie qui s’applique à des réalités sensibles, autant qu’il est possible aux hommes d’appliquer l’intelligence au sensible36 ; ou bien, ce que le texte ne dément pas, il s’agit assurément pour Platon d’affirmer que la philosophie doit bien son invention à la vision, à condition de se méfier d’une lecture qui fait du passage de l’astronomie à la philosophie une simple différence de degré : la philosophie demeure, téléologiquement, la fin par rapport à laquelle la vision nous a été offerte, mais elle implique un saut épistémologique qui oblige à reconnaître la nécessaire infériorité de la vision sensible, et à faire de ce mythe vraisemblable du Timée l’occasion d’une conversion à l’intelligible.

28Comme le rappelle Timée, on ne saurait parler d’astronomie scientifique si l’on se contentait de contempler le ciel comme les oiseaux :

  • 37 Platon, Timée, op. cit., 91d6-e1, p. 1226.

L’espèce des oiseaux, elle, provient de la transformation – il leur pousse des plumes au lieu de poils – d’hommes dépourvus de méchanceté, mais légers, intéressés par les choses qui sont en l’air [meteôrologikôn], mais qui estiment dans leur naïveté [euètheian] que les démonstrations les plus assurées à leur sujet s’obtiennent par la vue [di’ opseôs].37

  • 38 Ce passage est une preuve supplémentaire que Platon a bien en vue une « réforme » de l’astronomie (...)
  • 39 Je remercie les deux rapporteurs anonymes de la pertinence de leurs remarques et Marion Chottin po (...)

29Ce premier pas vers une réhabilitation de la vision comme instrument valable ne doit pas être confondu avec cette entreprise facile et naïve qui fait de l’astronomie le parachèvement de l’enquête physique38. La vision, comme on l’a rappelé, est explicable par une causalité mécanique complexe, inédite, mettant l’accent sur la constitution d’un corps visible intermédiaire, ayant la particularité de présenter des caractéristiques uniformes et appropriées à la fois à l’agent voyant et à l’objet vu. Ce qui explique ce mécanisme, d’un point de vue téléologique, est l’appariement des révolutions de l’univers aux révolutions de notre propre âme. Il est donc nécessaire de réformer la recherche astronomique, si l’on veut faire de la philosophia une recherche qui doit sa redécouverte à la vision39.

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Notes

1 Marsile Ficin, Quid sit lumen, XI : « Enfin, la lumière [lumen] est pour ainsi dire un signe divin [numen] renvoyant l’image de Dieu dans ce temple qu’est le monde ; et cela à tel point que notre Platon, dans les livres de la République, l’aura appelée enfant du Bien. » (M. Ficin, Quid sit lumen, B. Schefer trad., Paris, Allia, 1998).

2 On se reportera sur ce point à A. W. Nightingale, Spectacles of Truth in Classical Greek Philosophy: Theoria in its Cultural Context, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

3 Platon, Timée, 42a3-b2, dans Œuvres complètes, L. Brisson dir. et trad., Paris, Flammarion, 2008, p. 1211.

4 On se reportera ici surtout à l’explication de L. Brisson, « Perception sensible et raison dans le Timée », dans Interpreting the Timaeus-Critias. Proceedings of the IV Symposium Platonicum, T. Calvo et L. Brisson éd., Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997, p. 307-316.

5 Sur le sens de pathèma dans le Timée, voir D. O’Brien, Plato Weight and Sensation: The Two Theories of the « Timaeus », Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 124.

6 Sur cette signification de pathèma dans le Timée, voir A. Macé, Platon, philosophie de l’agir et du pâtir, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2006, en particulier p. 172-175.

7 Pour cette analyse du mécanisme de la vision dans le Timée, je renvoie à A. Merker, La vision chez Platon et Aristote, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2003, en particulier p. 24-53, qui traite également des pages 67c-68d sur les couleurs (où l’on aurait pu s’attendre à trouver le passage 45b-47b). Mon propos n’est pas ici de donner une analyse exhaustive du mécanisme de la vision, mais seulement de le confronter à une autre « causalité », finale, qui annonce en donner la raison.

8 Platon, op. cit., 45a6-45c2, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

9 Ibid., 39b-c (p. 1210), où le dieu allume une lumière, qu’on appelle le soleil, afin que tout devienne visible.

10 Sur ce point, voir A. Merker, op. cit., en particulier p. 50-51. L’éblouissement fait intervenir un autre type de « feu » présent dans les corps qui explique l’apparition des couleurs (dont le brillant), dans les pages 67c4-68d7. Voir également République, 508c4-7.

11 Platon, Timée, op. cit., 45c2-d3, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

12 Voir Timée, 70b5-6, où l’acuité de la sensation est comprise comme une caractéristique de la totalité du corps sentant. Voir également, à titre d’exemple, République II, 375a-376b à propos de l’acuité visuelle requise chez les gardiens, laquelle dépend cependant d’une faculté de reconnaissance intellectuelle qui distingue l’ami de l’ennemi.

13 Platon, Timée, op. cit., 46c7-46e7, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

14 T. K. Johansen, Plato’s Natural Philosophy: A Study of the Timaeus-Critias, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 106 sq.

15 Voir Platon, Timée, 45d3-46c6.

16 Ce point est souligné par A. Merker, qui articule le fait que la vision est le sens le plus « projectif » et est le sens de la « distance par excellence », et le motif de l’exil qui nous rappelle à la philosophie (op. cit., p. 54-56).

17 Voir République V, 477c1-d5.

18 Platon, Timée, op. cit., 46e7-47b5, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

19 L’astronomie apparaît comme la science qui articule arithmétique et notion du temps, comme le souligne K. Thein, « Planets and time: A Timaean puzzle », dans Plato’s Timaeus: Proceedings of the Tenth Symposium Platonicum Pragense, C. Jorgenson, F. Karfík et Š. Špinka éd., Leyde, Brill, 2021, p. 92-111.

20 Voir République, 527d5-e3, à propos de l’astronomie. Ce passage ne dit certes pas que la vue n’est pas nécessaire, mais que l’instrument « aveuglé » que l’étude de l’astronomie revivifie, l’intellect, est plus important que « des milliers d’yeux ».

21 Je renvoie ici aux analyses de I. M. Bodnár, « The day, the month, and the year: What Plato expects from astronomy », dans Plato’s Timaeus, op. cit., p. 112-130, qui souligne à la fois le caractère novateur de l’astronomie du Timée par rapport à l’astronomie décrite dans le cursus du livre VII de la République et la compatibilité entre ces deux dialogues relativement à cette science.

22 Je suis le choix de traduction de T. K. Johansen, op. cit., p. 107, en rapportant le premier hautè de 47b5 à opsis de la ligne 47b6 qui suit.

23 Platon, Timée, op. cit., 47b5-c4, p. 1212 (trad. L. Brisson légèrement modifiée).

24 F. M. Cornford, Plato’s Cosmology: the Timaeus of Plato, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1937, p. 31 (je traduis), que cite T. K. Johansen, op. cit., p. 160.

25 Les interprètes sont opposés sur la question de savoir si dans toute sensation une intervention du phronimon est nécessaire pour qu’il y ait à proprement parler une « sensation ». Ici en 45c2-d3, la sensation semble pouvoir advenir sans intervention de l’intelligence. En revanche, cela n’empêche nullement que l’intérêt premier de Platon porte sur ces sensations qui suscitent (plus qu’elles n’impliquent) un jugement.

26 Voir République, 529d4-5, où Socrate affirme que si les ornements du ciel sont les plus beaux et les plus « exacts » dans le visible, les « véritables » ornements ne peuvent être saisis que par la raison et la pensée (logôi…kai dianoiai), et non par la vue (opsei d’ou).

27 A. Merker, op. cit., p. 91 : « La vision n’est donc rien de plus, mais rien de moins non plus, que ce qui met l’âme sur le chemin d’une connaissance que cette âme devra néanmoins emprunter seule. La vue est à la fois l’organe permettant d’engager le processus qui mènera jusqu’à la conformation de l’âme aux mouvements célestes, et le reliquat encombrant d’une vie sensible dont il faut pourvoir s’abstraire pour parvenir jusqu’à cette conformation. »

28 E. Fletcher, « Aisthēsis, Reason and Appetite in the Timaeus », Phronesis, vol. LXI, no 4, 2016, p. 405.

29 Ibid., p. 407, n. 18 ; à propos de la vision et de l’ouïe, elle écrit : « Une raison de penser que l’âme rationnelle est, au moins, le sujet privilégié de l’ouïe est que l’ouïe, tout comme la vue, est identifiée à l’une des formes bénéfiques d’aisthēsis, qui contribue à restaurer les révolutions de la raison en 47c-e. » (je traduis).

30 Ibid., p. 418 ; à propos des images douloureuses et effrayantes que la partie désirante semble voir en 71b-d : « Le rôle de la vision et de l’ouïe dans le développement cognitif et moral de l’agent montre que l’âme rationnelle est active en un sens où le désir ne l’est pas. La dimension active de la raison est révélée par la capacité de l’homme non pas seulement à percevoir les révolutions de l’univers, mais aussi à les imiter. » (je traduis).

31 Je remercie à ce propos l’auteur du rapport anonyme de cet article d’avoir attiré mon attention sur ce point.

32 T. K. Johansen, op. cit., p. 176.

33 Ibid., p. 166 : « En somme, Timée a dit deux choses. La première est que l’univers a été créé de telle sorte que ses régularités soient observables. Le soleil a été créé pour que nous puissions voir le mouvement des planètes. La seconde est que nous avons été créés aussi pour que les mouvements célestes réguliers puissent être observés par nous. La co-ordination de la création du soleil avec la création de nos capacités cognitives révèle l’étendue de la prévoyance des dieux. Mais elle confirme également que le démiurge a conçu depuis le début de sa création un rôle positif à la perception dans notre développement cognitif. Percevoir le cosmos est une première étape que nous devons franchir afin de bénéficier de ce dessein. C’est de la vision, comme le dit Timée, que nous avons tiré la philosophie. »

34 C’est le problème essentiel du concept de téléologie appliquée au Timée : le risque de « réduction » du rôle des mathématiques à une ruse divine. Voir la recension sévère de L. Brisson, « T. K. Johansen, Plato’s Natural Philosophy. A study of the Timaeus-Critias », Études platoniciennes, no 2, 2006, p. 385-387. En toute rigueur, c’est parce que l’œuvre du démiurge est empreinte d’intelligence que le monde est structuré mathématiquement et que la vision peut, à travers l’astronomie sensible, parvenir à bien calculer les révolutions ; ce n’est pas parce que le démiurge a voulu que la vision soit le médium privilégié d’accès aux mathématiques via l’astronomie que le monde est structuré mathématiquement.

35 Voir G. Betegh, « Plato’s Cosmic Teleology: A Critical Notice of Thomas Kjeller Johansen, “Plato’s natural philosophy: A study of the Timaeus-Critias” », Rhizai: A Journal for Ancient Philosophy and Science, vol. II, no 2, 2005, p. 255-269, qui insiste avec raison sur la difficulté qu’il y a à affirmer une analogie entre la dimension descriptive de l’organisation des révolutions de l’univers avec l’injonction, prescriptive, d’ordonner son âme (p. 256).

36 Voir par exemple A. Merker, op. cit., p. 89, n. 178.

37 Platon, Timée, op. cit., 91d6-e1, p. 1226.

38 Ce passage est une preuve supplémentaire que Platon a bien en vue une « réforme » de l’astronomie dans le Timée, aussi bien comparée à celle présentée dans la République que la meteorologia naïve. Voir sur ce point encore I. M. Bodnár, art. cité.

39 Je remercie les deux rapporteurs anonymes de la pertinence de leurs remarques et Marion Chottin pour sa relecture et ses demandes de précision.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Renaut, « Vision et philosophia dans le Timée de Platon »Astérion [En ligne], 25 | 2021, mis en ligne le 02 mars 2022, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/7221 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.7221

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Auteur

Olivier Renaut

Université Paris-Nanterre • Olivier Renaut est professeur des universités à l’université Paris-Nanterre, où il enseigne la philosophie ancienne. Spécialisé dans la psychologie morale platonicienne et aristotélicienne, il est l’auteur de Platon, la médiation des émotions (Paris, Vrin, 2014) et de La rhétorique des passions (Paris, Classiques Garnier, 2022).

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