Dans le ventre du Léviathan. La science du droit constitutionnel sous le national-socialisme
Résumé
Dans cet article Michael Stolleis s’intéresse au devenir de la science du droit constitutionnel sous le régime national-socialiste. L’intérêt de la question dépasse la simple curiosité historique, car elle concerne une discipline de la science juridique centrale à tout État démocratique. Partant des attaques contre le positivisme juridique qui émergent au cours de la République de Weimar, l’article s’ouvre sur une typologie des groupes qui constituent l’Union des professeurs de droit public. Stolleis montre l’affaiblissement progressif des « positivistes » à la faveur des groupes à l’idéologie plus autoritaire et antidémocratique. Cette première typologie des forces en présence permet ensuite d’analyser plus finement les différentes attitudes face à la mise en place du régime national-socialiste – allant de l’émigration (extérieure ou intérieure) à la collaboration, en passant par le retrait vers des domaines de la pensée juridique moins directement exposés politiquement. S’intéressant au destin de la discipline plutôt qu’aux devenirs individuels, Stolleis constate l’effacement progressif du droit constitutionnel face à un pouvoir n’acceptant aucune contrainte, aucune restriction. Au point que le silence des représentants de cette discipline semble total après 1938. Enfin, l’article se conclut sur un appel à l’étude historique de la période, d’autant plus nécessaire que l’immédiat après-guerre fut marqué par l’occultation des faits et la volonté de laisser le passé être le passé.
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1La science du droit constitutionnel (Staatsrechtslehre) allemande a accompli dans la première moitié du xxe siècle la transition d’une monarchie constitutionnelle vers une république démocratique, de cette république vers une dictature de parti unique, puis de celle-ci un retour vers une république démocratique rénovée. Le droit administratif a dû s’adapter à la transformation de l’État de droit libéral en un État social interventionniste, commenter par deux fois ce qu’il est convenu d’appeler le « droit administratif de guerre » (Kriegsverwaltungsrechts), et il lui a fallu accompagner les citoyens dans le passage de l’âge des diligences à l’âge des avions et des ordinateurs.
2Ces ruptures et ces évolutions représentaient d’un côté un grand défi intellectuel et scientifique, mais étaient aussi, de l’autre, porteurs de dangers non négligeables ; car une science qui se révèle être complètement adaptable et par trop fongible voit aussi émerger des doutes quant à sa scientificité, et les savants eux-mêmes doivent se poser la question de savoir s’ils sont capables d’assumer psychologiquement ces identifications à des politiques juridiques changeantes. L’interrogation quant à ce que la science du droit constitutionnel a pu conserver comme éléments de continuité, ce qui a pu lui conférer quelque stabilité malgré le changement permanent des décors, est donc une question qui s’impose.
3L’intérêt de cette question n’est pas seulement historique. La culture politique de la République fédérale est pour une large part marquée par la science du droit constitutionnel, par la Cour constitutionnelle fédérale et ses arrêts, ainsi que par le débat public autour de questions de droit constitutionnel. Les arguments avancés à ces occasions n’ont, pour la très grande majorité d’entre eux, pas été inventés sous la République fédérale. Ils remontent parfois à l’époque de l’Empire de 1870, mais datent avant tout de la République de Weimar.
4C’est par égard pour cette culture politique qu’il faut donc se poser la question de savoir dans quel état le droit constitutionnel a survécu aux mutations radicales évoquées plus haut. De quelle manière les professeurs de droit constitutionnel et de droit administratif ont-ils manié leurs arguments, et comment ont-ils, en tant que personnes engagées politiquement, intelligentes et sensibles (ceci étant posé comme supposition générale) réagi à de tels bouleversements politiques ?
5Les savants eux-mêmes n’ont offert que peu de réponses à de telles interrogations. L’Union des professeurs de droit public ne s’est pas réunie entre 1933 et 1945, elle pouvait donc se sentir partiellement dégagée de l’obligation d’un retour critique sur son passé. Il a apparemment suffi de désigner quelques « brebis galeuses » (Carl Schmitt, Ernst Rudolf Huber, Otto Koellreutter, Reinhard Höhn). Pour tous les autres s’appliquait le principe suivant : toute personne qui n’avait pas été « par trop » national-socialiste, toute personne qui s’était contentée de commenter le droit existant, pouvait espérer un retour en grâce rapide, peut-être même directement avec un manuel d’enseignement démocratique du droit constitutionnel sous le bras. Vouloir parler du droit constitutionnel national-socialiste, et de la participation que certains y prirent, était communément considéré, après 1950, comme un « manque de tact ». On risquait au mieux de blesser un collègue ou un professeur, et de plus, l’interprétation de la loi fondamentale offrait suffisamment de nouvelles occupations.
6Néanmoins, ces dernières années les signes se multiplient en faveur d’une discussion plus libre et d’un traitement moins empreint de préjugés de cet objet d’étude. Pour la première fois nous pouvons, de nos jours, observer une réelle « historisation » du national-socialisme. Au cours de ce que l’on s’accorde à appeler la « querelle des historiens », d’aucuns se montrèrent inquiets qu’une conception purement historique (amorale) puisse aboutir à une relativisation dangereuse, alors que la partie adverse affirmait au contraire que la confusion permanente de questions morales et de questions historiques, telle qu’elle avait été entretenue par le passé, devait enfin être dépassée à la faveur d’une historiographie « professionnelle ».
7En ce qui concerne la science du droit constitutionnel et du droit administratif, il était effectivement d’usage jusqu’ici de travailler avec des étiquettes standardisées. Bien trop souvent l’histoire de la discipline se résumait à une répartition en « bien » et « mal », en nazis et antinazis. Se perpétuait ainsi la manière de voir qui porta la dénazification et les grands procès pénaux. Néanmoins, tout cela commence à changer progressivement. De plus en plus apparaissent des études qui offrent une perspective plus large, qui analysent sans moraliser, qui travaillent donc « historiquement » au sens classique du terme. C’est dans cette optique que l’on tentera ici de faire un bilan provisoire.
1. La science du droit constitutionnel jusqu’en 1932
8Le point de départ apparemment solide et incontesté de la théorie du droit constitutionnel comme « science » est le positivisme juridique développé par Carl Friedrich von Gerber et Paul Laband dans les décennies 1855-1875. Il s’arrogea le qualificatif « scientifique » et devint le maître étalon pour tout droit constitutionnel pratiqué scientifiquement. Il n’était pas une théorie politique mais une réduction méthodologiquement justifiée du champ juridico-dogmatique au droit constitutionnel positif de l’Empire, et il supposait acquise l’adhésion politique à la fondation de l’Empire. Dans ce contexte, on était d’accord avec le « contenu » du droit positif. Ce qui était légal semblait aussi légitime. Le rôle de la science consistait alors à extraire et identifier les idées fondamentales contenues dans le droit positif et à les réunir en un système conceptuel cohérent et clos.
9Je ne voudrais dans le cas présent ni analyser les options politiques qui se cachent derrière cette façade, ni répondre aux questions, pourtant engageantes, sur l’origine de la « méthode constructive » alors utilisée et issue du droit civil. Il s’agit bien plus de savoir où et quand sont apparues les premières lézardes dans cette construction d’apparence pourtant si solide. En ce qui concerne ces lézardes, nous disposons de quatre points de repère :
1. Au tournant du siècle apparurent « aux marges » de la corporation des juristes, des théories de l’État que l’on qualifia de « sociologiques » (Ludwig Gumplowicz, Gustav Ratzenhofer, Franz Oppenheimer, Anton Menger). Subitement la demande d’une appréhension empirique de l’État en lieu et place de sa seule construction juridique (Conrad Bornhak1) émergea à nouveau, la théorie organologique de l’État des romantiques, que l’on croyait morte depuis longtemps, connut une renaissance et autour de 1900 furent publiés à nouveau des manuels de « Théorie générale de l’État », alors que ceux-ci avaient disparu lors des trente dernières années (Richard Schmidt, Georg Jellinek2).
2. Peu de temps avant la Première Guerre mondiale, ce qu’on appela le « Mouvement du droit libre » (Freirechtsschule) – Hermann Kantorowicz, Ernst Fuchs, Ernst Stampe, Eugen Ehrlich – fit part de ses doutes quant au modèle du développement jurisprudentiel du droit (Rechtsgewinnung), parla de la « nocivité publique de la jurisprudence constructive » et tenta d’aider le juge à retrouver une plus grande liberté quant à l’interprétation de la loi. Le modèle classique du syllogisme logique commença donc à vaciller et les premières voix se firent entendre, qui prétendirent ne plus fonder la légitimité des sentences du magistrat sur leur contenu et sur la déduction à partir de la loi, mais sur la décision autorisée par l’État (Carl Schmitt).
3. Le droit constitutionnel positif de la constitution bismarckienne de 1871 se révéla également insuffisant et l’on se retrouva ainsi à réfléchir à des sujets tels que « Amendement constitutionnel et évolution constitutionnelle » ou « Droit constitutionnel non écrit dans l’État fédéral monarchique »3.
4. Le débat portant sur les principes fondamentaux de philosophie du droit dans les théories générales de l’État s’anima, et les chemins se séparèrent : d’un côté le positivisme se radicalisa tout comme le néokantisme du tournant du siècle (Hermann Cohen, Paul Natorp, Hans Kelsen). Et d’autre part, on assista en face à une politisation et une moralisation massive du droit, et cela presque exclusivement dans une direction antidémocratique (Erich Kaufmann, Das Wesen des Völkerrechts und die Clausula rebus sic stantibus [L’essence du droit des gens et la Clausula rebus sic stantibus], 19114).
10Avant même le début de la Première Guerre mondiale, les éléments politiques et empiriques du droit constitutionnel, pourtant écartés depuis 1870, avaient donc fait leur réapparition. Étant donné que l’on ne pouvait pas simplement revenir à l’entremêlement d’éléments juridiques et non juridiques tel qu’il existait avant l’apparition du positivisme, on tenta de se sortir de l’embarras par un redoublement de la perspective. La Théorie générale de l’État de Georg Jellinek (1900) – « la condensation la plus aboutie de la théorie de l’État au xixe siècle », comme Kelsen le dira plus tard – se divisa de ce fait en deux parties : en un concept juridique et un concept sociologique de l’État, en un concept normatif et un concept empirique. Cela signifiait d’une part la prise en compte de la demande de reconnaissance pressante des sciences empiriques, mais sauvegardait de l’autre la pureté du domaine juridique. Ce processus fit bien sûr surgir des contradictions en matière de théorie de la connaissance, et il devint évident que Jellinek avait également fondé ses suppositions empiriques sur une métaphysique idéaliste de l’histoire.
11Ces déficiences furent principalement mises au jour avec acuité et finesse par Hans Kelsen (1881-1973). Il exigea une séparation plus nette entre l’être et le devoir, entre les phrases normatives et les phrases empiriques ainsi que le bannissement de l’éthique, de la politique et de la métaphysique hors de la science juridique. Par ses contributions après 1911, il mena la science du droit constitutionnel vers un débat théorique portant sur les principes fondamentaux du droit. Mais tandis que cette discussion fut menée avant 1919 essentiellement dans les cercles académiques, elle s’élargit dans les turbulences des années 1920 et prit une tonalité stridente – sous-tendue par des pointes d’antisémitisme. Ce que l’on appelle l’école viennoise du droit constitutionnel se trouva donc progressivement en décalage, aussi bien philosophiquement que politiquement, avec « l’opinion dominante » en Allemagne.
12À quoi ressemblait cette « opinion dominante » ? Si l’on prend comme exemple le répertoire de l’Union des professeurs de droit public de 1922 avec ses 84 noms, on peut alors – avec de fortes simplifications – distinguer quatre groupes5 :
1. Dans un premier temps dominent encore les représentants du positivisme juridique classique. Ils acceptent la nouvelle République et sa nouvelle Constitution – sans enthousiasme exagéré, mais néanmoins avec loyauté –, car le nouvel ordre était, selon la doctrine du « pouvoir constituant de la révolution triomphante » (Rechtsbegründende Kraft der gelungenen Revolution), juridiquement inattaquable au regard du droit positif. Ils étaient les « Républicains de raison » de la science du droit constitutionnel, tous de la vieille génération, et ils s’efforcèrent de maintenir le lien avec la science du droit antérieure. Des exemples typiques pour ce groupe sont Richard Thoma, Heinrich Triepel et Gerhardt Anschütz, qui comptèrent parmi les spécialistes du droit public les plus respectés sous la République de Weimar et qui, plus tard, gardèrent leurs distances avec le national-socialisme.
2. À côté se formèrent progressivement des groupements aux options méthodologiques et politiques divergentes. Si l’on commence par la méthodologie, on est probablement amené à évoquer Erich Kaufmann, comme premier « opposant antipositiviste ». Sa Critique de la philosophie du droit néo-kantienne (1921)6, « un écrit de lutte philosophique de premier ordre »7, ainsi que sa conférence sur le principe d’égalité devant la loi8 lors du congrès de l’Union des professeurs de droit public en 1926 sont les premières occurrences d’une profession de foi en faveur d’une idée matérielle du droit au-dessus du droit positif, en faveur de l’abandon du rationalisme et du relativisme des valeurs – ce qui signifiait politiquement : l’abandon de la démocratie parlementaire.
Ce que Kaufmann de même que Günter Holstein – mort très jeune – essayaient de propager, c’est-à-dire le passage à la « méthodologie des sciences humaines », Rudolf Smend, se fondant pour cela sur la philosophie de la culture de Theodor Litt, le concentra en un concept unique. En 1928, il publia son fameux livre Constitution et droit constitutionnel9, dans lequel il tenta d’appliquer le concept sociologique d’« intégration » au processus politique. La « théorie de l’intégration », développée dans cet ouvrage et active jusqu’à aujourd’hui – je renvoie aux élèves de Smend tels que Ulrich Scheuner, Konrad Hesse, Wilhelm Hennis, Horst Ehmke et Peter von Oertzen –, était dès le début placée au cœur d’un ensemble d’ambivalences délibérément imprécises. Oscillant en permanence entre des énoncés descriptifs et des énoncés normatifs, elle cherchait une solution dialectique à la tension entre « individu » et « communauté ». Lier la qualité étatique d’une communauté à sa capacité d’intégration lui permettait en passant de qualifier l’État weimarien de non-État – car incapable d’intégrer. Et c’est bien ainsi que cela fut compris dans l’environnement politique de 1928.
Avec des noms tels que Kaufmann, Holstein et Smend nous sommes désormais au cœur de l’opposition contre le positivisme juridique dominant. Mais c’est seulement sur l’opposition méthodologique que ces personnes tombaient d’accord. « Il est indubitable, écrivit Smend a posteriori en 1973, qu’au-delà les esprits divergeaient. Mais il était impossible de dire comment et en quel nombre les membres se regroupaient ensuite, et Nawiasky protestait avec raison en 1927 contre la facilité avec laquelle on venait à parler d’une doctrine dominante. »10
Néanmoins, il devint évident entre 1926 et 1929 qu’apparaissait ici un groupe qui, par son rejet des fondements méthodologiques issus de l’Empire et sa méfiance à l’égard d’une conception formelle de la démocratie, portait en lui le potentiel pour devenir la future doctrine dominante. À l’exception de Hermann Heller11, qui par ses options méthodologiques peut être rattaché à ce groupe, mais qui en tant que social-démocrate en formait le pôle politique opposé, les « antipositivistes » étaient tous conservateurs, en ce sens qu’ils souffraient de l’humiliation de Versailles, qu’ils rejetaient les partis politiques et qu’ils recherchaient la création d’un « État puissance » (Machtstaat) national et le dépassement des luttes de classes dans l’unité supérieure de la communauté populaire (Volksgemeinschaft). Ce n’étaient plus des monarchistes, pas encore des fascistes, mais toutefois de tièdes républicains et des bourgeois mécontents des conditions régnantes sous la République de Weimar.
3. Un troisième groupe se caractérise moins par des finesses méthodologiques que par sa claire opposition politique à la République12. Alors que la majorité des professeurs de droit constitutionnel, se conformant à l’idéal traditionnel d’une science juridique constitutionnelle apolitique, n’exposaient leurs orientations politiques qu’à mots couverts, il en était certains qui, de leur chaire, combattaient activement la République. Des curiosités telles que le dénigrement du drapeau national en « noir-rouge-moutarde » (voire la variante : « noir-rouge-cuivre ») ou l’exemple d’un discours professoral antirépublicain en vers13 ouvraient la voie.
À ce groupe d’opposants actifs à la République appartenait par exemple Otto Koellreuter14. Dans un rapport d’expertise sur l’inconstitutionnalité du Parti communiste allemand (KPD) et du Parti national-socialiste (NSDAP) il en arriva à la conclusion que les deux partis souhaitaient la destruction de l’ordre existant, mais que seul le KPD était inconstitutionnel, car le NSDAP visait un objectif licite, l’État puissance national.
D’autres – parmi lesquels des historiens ou des philosophes du droit – esquissaient la vision d’avenir d’un État corporatif autoritaire (Edgar Tatarin-Tarnheyden, Heinrich Herrfahrdt15), d’un État puissance fondé sur Hegel et Fichte (Julius Binder16) ou d’un Führerstaat fondé sur un droit de tradition populaire et une direction énergique (Hans Gerber17, Walter Merck et d’autres). Toutes ces variantes avaient en commun leurs principes antidémocratiques, leur rejet du marxisme et leur lien philosophique avec l’idéalisme du xixe siècle.
4. Enfin, un dernier groupe de professeurs de droit constitutionnel : il se forma dans les dernières années de la République et se comprenait lui-même comme le groupe de la « Jeune Droite ». Les liens avec le cercle autour du journal Die Tat (H. Zehrer) ou avec l’ordre jeune-allemand (jungdeutscher Orden) étaient fréquents. Philosophiquement ils étaient des « hégéliens de droite » (Karl Larenz18, Friedrich Brunstäd, Gerhard Dulckeit), ou alors cultivaient un certain type de décisionnisme héroïque, dans le sens où l’entendait Ernst Jünger. Une partie d’entre eux s’engagera peu après de manière décidée aux côtés du national-socialisme (Ernst Rudolf Huber19, Ernst Forsthoff20, Reinhard Höhn21). C’est ici qu’il faut également évoquer la personnalité aux facettes chatoyantes de Carl Schmitt, un homme que son talent stylistique, son savoir et son intelligence plaçaient nettement au-dessus de la moyenne, et qui essaya de porter à la République affaiblie les derniers coups décisifs. C’est bien Schmitt qui – alors qu’il collaborait encore avec le chancelier Franz von Papen et surtout avec le général Schleicher à l’automne 1932 – sera en janvier de l’année suivante le premier professeur de droit constitutionnel vraiment éminent à se mettre à disposition des nationaux-socialistes22.
13Si l’on passe une nouvelle fois ces groupes en revue, on constate à quel point les classements sont difficiles. Une méthodologie positiviste n’allait pas toujours, mais néanmoins souvent, de pair avec l’adhésion à la République. L’hostilité à l’égard du positivisme convergeait souvent avec l’hostilité à l’égard de la République, mais pouvait aussi être fondée sur une conception du droit naturel issue, par exemple, de la doctrine sociale du catholicisme. Même le seul social-démocrate parmi les professeurs de droit constitutionnel, Hermann Heller23, n’était pas un « positiviste ». Il combinait un fort penchant pour les sciences sociales avec certains éléments de l’idéalisme philosophique, et il était politiquement un défenseur intrépide et imposant de la République, du même genre que Kelsen.
14Mais l’exemple de Heller ne doit en aucun cas suggérer ici que toutes les combinaisons étaient librement possibles. Au contraire, il semble qu’existe – environ à partir de 1925 – un courant dominant. En lui se rejoignent : la réorientation politique de la bourgeoisie à travers les crises de la République, toutes les formes de l’irrationalisme philosophique, le désir de « guidance » (Führung) et de « communauté » (Gemeinschaft), ainsi que la tendance fondamentale, très répandue ces années-là, à la réaction aux Lumières. Elle va de pair avec l’idéalisation croissante, nourrie de l’expérience de la guerre de 1914-1918, de la « communauté populaire », que l’on tend à considérer comme un îlot de paix au sein de la lutte des classes. Les structures solides sur lesquelles se fonderait cette communauté populaire, on allait les chercher dans les « ordres » nouveaux, les modèles corporatifs, en s’appuyant sur le pouvoir quasi dictatorial du président du Reich.
15Formulé négativement, cela signifiait le refus de l’intellect considéré comme « dissolvant », le mépris de l’argumentation rationnelle et utilitariste prétendue trop « plate », le rejet du parlementarisme et des partis, à qui l’on reprochait leurs compromis et leur incapacité à mener cette politique « énergique » tellement espérée. Des livres tels que Le Troisième Reich de Moeller van den Bruck (1923), L’État authentique d’Othmar Spann (1921), Le règne des êtres inférieurs d’Edgar Jung (1927), Le travailleur d’Ernst Jünger (1928), La vision organique du monde de l’illuminé balte Krannhals (1925)24, les analyses destructrices de Schmitt sur « la situation philosophico-historique du parlementarisme contemporain » (1923)25 se concentrent sur un nombre d’années très réduit. La science du droit constitutionnel ne reste pas à l’écart de ces tendances, au contraire, elle se trouve dans sa grande majorité d’un côté de la barricade, et la République de l’autre.
2. Le courant autoritaire et la crise de l’État de droit
16L’on pourrait désormais illustrer cette tendance autoritaire et irrationnelle de la pensée, si défavorable à la République, à partir de quelques exemples concrets. Un exemple paradigmatique pour cela semble être la renaissance du concept de « fin de l’État » (Staatszweck)26, concept pourtant déclaré dépassé et « non juridique » par le positivisme.
17Un deuxième exemple serait la question si âprement discutée sous la République de Weimar, qui consistait à déterminer si le juge était autorisé à déclarer comme anticonstitutionnelle une norme juridique (le fameux « droit de contrôle prétorien », richterliches Prüfungsrecht), car à travers cette question on peut observer de manière extraordinairement plastique de quelle manière les prises de position scientifiques fluctuaient au gré des tourmentes politiques pour finalement basculer du côté antiparlementaire, étant donné qu’après 1925 de plus en plus de constitutionnalistes étaient désormais d’avis que le juge était autorisé à abroger la loi parlementaire27.
18Un troisième exemple serait l’élargissement systématique du pouvoir dictatorial du président du Reich sur la base de l’article 48 de la Constitution de Weimar. Les outils méthodologiques ainsi crées, permettant de justifier l’« état d’urgence » (Staatsnotstand) par des arguments méta-positifs, ont assurément été très utiles dans la transition vers le système national-socialiste. De ce fait, quand dans le Reichsgesetzblatt, le bulletin officiel du Reich, de 193428 il était finalement écrit que les assassinats de Röhm et de son entourage étaient légaux au nom de la « légitime défense de l’État », les professeurs de droit constitutionnel n’auront pas la capacité, ni la volonté, de protester d’une seule voix contre cela.
19Plus importantes encore que ces exemples sont les raisons qui ont poussé les professeurs de droit constitutionnel à renoncer à la république d’un cœur aussi léger, à considérer l’État de droit comme un bien dont on pouvait facilement se départir, à exalter de manière aussi métaphysique le pouvoir exécutif. Elles recouvrent en partie les raisons connues pour l’échec de la République en tant que telle. Car la science du droit constitutionnel n’est pas une province isolée de la vie intellectuelle. Mais il existe néanmoins certaines spécificités de la pensée étatique allemande, qui n’ont pu que renforcer la tendance générale.
20En Allemagne, l’État a toujours été pensé à partir de l’administration. Les grands théoriciens (Seckendorff, Justi, Mohl, Stein et Gneist) se sont consacrés à l’administration, alors que l’on cherche en vain des classiques de la théorie de l’État tels que Hobbes et Locke, Montesquieu et Rousseau. En conséquence de cela, le pouvoir exécutif est, en Allemagne, traditionnellement en avance sur les autres pouvoirs de l’État. Le parlementarisme n’est apparu que tardivement et a conservé jusqu’à aujourd’hui certaines faiblesses. Le moment de l’urgence est en Allemagne le moment de l’exécutif. C’est ce que la crise constitutionnelle bismarckienne (1862-1866) mit en évidence, tout aussi clairement que la façon dont Bismarck, quelques années plus tard, menaçait de procéder à un coup d’État, quand il ne jouait pas sérieusement avec l’idée d’en réaliser un. C’est ce que montra aussi l’utilisation qui fut faite de l’article 48 de la Constitution weimarienne. L’affirmation de la volonté parlementaire et le droit de contrôle prétorien étaient considérés en situation de crise comme des entraves dérangeantes.
21Je considère cette tradition intellectuelle – totalement différente de la tradition anglaise, par exemple – comme un facteur essentiel pour l’analyse de la politique intérieure allemande au xxe siècle. Un deuxième trait significatif de la théorie allemande de l’État est, à mon avis, sa fondation métaphysique très accentuée. Les différences avec le rationalisme occidental, l’utilitarisme et le pragmatisme trouvent leur source dans le lointain passé historique. Nous trouvons en Allemagne une conception chrétienne de la charge et du service (Amts- und Dienstverständnis) très marquée, un rapport éthiquement déterminé à l’autorité. Cela se perpétue de manière sécularisée dans la philosophie de l’idéalisme allemand, et nous retrouvons la même question au cœur du débat philosophique des années 1920 : d’un côté les tendances au relativisme des valeurs, au libéralisme et à la démocratie parlementaire, surtout chez Hans Kelsen, et de l’autre la philosophie idéaliste (avec ses variantes initiées par Fichte, Schelling et Hegel) marquée par la croyance à des « vérités éternelles » ainsi qu’à l’État comme « idée morale ». Dans cette perspective, l’État n’est pas un abri de fortune érigé par l’homme, pas un contrat rationnel, mais un être supra-humain, au service duquel chaque individu trouve son accomplissement.
22Kelsen a très bien senti de quel côté penchait la balance. Ainsi qu’il le constatait avec résignation en 1932 :
C’est une évidence dans les cercles des professeurs de droit constitutionnel et des sociologues […] de ne parler aujourd’hui qu’en termes méprisants de la démocratie. Il apparaît comme moderne de saluer la dictature, directement ou indirectement, comme l’aurore d’un ère nouvelle. Et ce changement de l’attitude « scientifique » va main dans la main avec un déplacement du front philosophique : on se détourne de la clarté, désormais décriée comme platitude, du rationalisme empirique et critique, cet espace vital spirituel de la démocratie, pour accomplir un retour vers l’obscurité de la métaphysique, prise illusoirement pour de la profondeur, vers le culte de l’irrationnel nébuleux, vers cette atmosphère spécifique dans laquelle depuis toujours les différentes formes d’autocratie se sont épanouies le plus librement. Voilà le slogan d’aujourd’hui.29
3. Les professeurs de droit face au national-socialisme
23Effectivement, l’autocratie se tenait aux portes de la cité. L’abrogation des principaux droits fondamentaux30, une vague sans précédent d’arrestations et d’émigration, la loi d’habilitation (Ermächtigungsgesetz)31, le démantèlement des partis et des syndicats – tout cela submergea en quelques semaines, entre janvier et mai 1933, une Allemagne à moitié enivrée d’allégresse, à moitié assommée d’effroi.
24Il devint rapidement évident que le droit constitutionnel se voyait ainsi privé, pour la deuxième fois au xxe siècle, du droit positif qui lui servait de fondement. La vaste discussion ayant pour but de déterminer si la Constitution de Weimar était toujours en vigueur après 193332 s’articula autour d’un faux problème et masquait les positionnements réels. En réalité, on se trouvait, une fois la démocratie parlementaire et le « soi-disant État de droit bourgeois » (Schmitt) indubitablement supprimés, au début d’un bouleversement majeur. « D’innombrables concepts et principes de l’ère ancienne, écrit par exemple Ulrich Scheuner en 1933, le droit du Parlement et des partis, le principe de la séparation des pouvoirs, l’idée des droits fondamentaux, etc., se trouvent dépouillés de leur sens par la nouvelle organisation. »33
25Mais il n’y avait pas que cela, il apparaissait peu sûr, et même de plus en plus douteux, que l’on parviendrait à un stade suffisamment stable de la vie étatique pour permettre un traitement juridique. De plus en plus, les professeurs de droit constitutionnel perçurent que la théorie générale de l’État ainsi que le droit constitutionnel n’avaient plus affaire qu’à des fragments de leur ancien objet, et se voyaient pour le reste confrontés à un exercice du pouvoir sans normes et sans formes. Plus les principes fondamentaux constitutionnels prenaient un caractère arbitraire, moins leur traitement scientifique semblait encore faire sens. Cette évolution était commentée sarcastiquement par les nationaux-socialistes :
Tout comme l’ancien État ne reviendra jamais, l’ancienne théorie de l’État n’aura plus jamais d’importance. Et il est tout aussi futile de vouloir composer de savants traités sur la nature du nouvel État ; ici aussi les plumes grattent en vain. Quelle apparence la nouvelle construction étatique aura dans dix ans, un seul homme le sait aujourd’hui, le Führer, et il ne va pas se laisser influencer en ce domaine par des scribouillards, aussi cultivés soient-ils.34
26Pour la grande majorité des professeurs de droit constitutionnel se posait donc à l’automne 1933 la question de l’attitude à adopter35. Seuls quelques-uns, comme Koellreutter, s’étaient déjà déclarés en faveur du national-socialisme. Pour les autres, il fallait désormais jouer cartes sur table : pour des démocrates ou des sociaux-démocrates comme Kelsen et Heller, l’émigration était inévitable, d’autant plus que les deux étaient d’origine juive. Heller mourut peu après à Madrid. Kelsen, qui devait encore faire l’expérience en 1936, de se faire insulter par les étudiants völkisch de son élève Sander, se réfugia à Genève. Kaufmann se retira à Berlin et n’émigra qu’en 1938, tout comme Gerhard Leibholz et Hans Nawiasky. Un jeune chercheur politiquement honnête comme Ernst Friesenhahn se sépara de son maître Schmitt, résista également aux tentations postérieures et survécut – avec un cabinet d’avocat et une charge de cours – pour ainsi dire « dans l’angle mort ». Les représentants de générations plus anciennes, tels que Anschütz, Bornhak, von Laun, Schmidt, Schoen, Smend, Thoma et Triepel, se laissèrent mettre à la retraite, dans la mesure où ils ne l’étaient pas déjà, se tinrent – en partie indignés, en partie résignés – en retrait, ne publièrent plus que très peu et se penchèrent sur des thèmes peu compromettants (souvent historiques ou concernant le droit des gens).
27Parmi les auteurs renommés qui se convertirent au national-socialisme, les figures de Schmitt et de Koellreutter se détachent clairement. Le tournant national-socialiste de Schmitt36 fut, dans un premier temps, relevé avec énormément de gratitude par les détenteurs du pouvoir, puisqu’on avait là une « figure de proue », un critique acerbe du parlementarisme, un partisan de la dictature du président du Reich, de la « décision fondatrice d’ordre » souveraine et de la distinction existentielle entre ami et ennemi. Hermann Göring récompensa cela avec un titre de « conseiller d’État » prussien. L’entrée à l’Académie du droit allemand, la nomination au poste d’administrateur (Reichsamtwalter) de la section professionnelle des « Professeurs d’université » au sein de l’Union des juristes nationaux-socialistes et la direction de publication de la Deutsche Juristen-Zeitung suivirent. Schmitt, de son côté, manifesta sa reconnaissance par l’article fameusement scandaleux intitulé « Le Führer protège le droit »37, par lequel les meurtres de Röhm et de son entourage obtinrent leur absolution constitutionnelle, et il se lancera aussi plus tard, de plus en plus acculé, dans la propagande antisémite, ce qui jettera toujours une ombre sur son nom38.
28Quant à Koellreutter, largement inférieur à Schmitt en ce qui concerne la vivacité intellectuelle et le talent stylistique, il avait, dès les élections de septembre 1930, pris ouvertement position en faveur du national-socialisme. Il faisait partie de ceux parmi les « nationaux-allemands » qui attendaient désormais l’établissement d’un « État de droit national ». C’est dans ce but qu’il rédigea dès 1933 la première théorie de l’État national-socialiste, puis en 1935 un abrégé de droit constitutionnel national-socialiste et en 1936 un manuel de droit administratif39.
29Mais le noyau dur de la nouvelle science du droit constitutionnel et du droit administratif nationaux-socialistes était à vrai dire formé par le groupe de professeurs d’université, qui, en 1933, accédèrent quasi en même temps aux chaires qui se libéraient, et qui, dans un premier temps, étaient tous des partisans déclarés du nouveau système. Faisaient partie de ce groupe : Ernst Rudolf Huber et Ernst Forsthoff40, Gustav Adolf Walz, Herbert Krüger et Theodor Maunz41, ainsi qu’en marge – bien que toujours prudemment modéré – Ulrich Scheuner. Paul Ritterbusch et Reinhard Höhn42 se profilèrent rapidement comme des nationaux-socialistes particulièrement radicaux. Ce dernier venait de l’ordre jeune-allemand et passa alors à la SS. Il n’existait quasiment pas d’auteurs directement issus du travail militant au sein du Parti et qui auraient su se faire entendre. Tout au plus pourrait-on évoquer ici Helmut Nicolai43, auteur d’une Théorie juridique des lois raciales et d’un fascicule sur L’État dans la vision du monde national-socialiste (1933)44.
30Tous ces noms, réunis par la seule profession de foi univoque en faveur du national-socialisme, représentent d’autre part des approches très hétérogènes. Alors que les uns reprenaient et développaient les impulsions données par Schmitt sur la base d’un hégélianisme de droite, que d’autres étaient influencés par la « théorie de l’intégration » de Smend, un troisième groupe, enfin, alliait un positivisme juridique naïf aux slogans de propagande usuels à propos de la « communauté populaire » et de « l’autorité du Führer sur son peuple » (Führertum), ou tels que « autorité envers les subordonnés, responsabilité devant les supérieurs », « l’intérêt public prime l’intérêt particulier » (Gemeinnutz vor Eigennutz), etc. De l’avis unanime, l’État national-socialiste n’était en aucun point comparable à l’État libéral, il était plutôt, selon la formule usuelle, la forme vivante de l’essence populaire, in fine seulement un instrument assurant la survie du peuple (Hitler, Rosenberg).
31Si l’on garde à l’esprit à quel point les professeurs de droit constitutionnel vivant à cette époque en Allemagne étaient divers au regard de leurs profils intellectuels, de leurs objectifs, de leur identification au national-socialisme ainsi que – et ce n’est pas un point de détail – de leur proximité très variable au pouvoir, il n’est guère surprenant que l’on n’ait pas pu assister à l’émergence d’une « science du droit constitutionnel national-socialiste » unique et cohérente. Étant donné la structure mouvante du droit constitutionnel national-socialiste (si l’on veut absolument parler d’un tel droit), la superstructure intellectuelle lui correspondant était tout aussi instable.
32Il ne semble donc pas y avoir grand sens à vouloir construire un « système » à partir des innombrables déclarations concernant la théorie de l’État. La volonté même de chercher un « système » me semble en soi une façon erronée d’aborder la question, puisqu’un tel système n’a jamais existé et ne devait pas exister. Là où le pouvoir décisionnel est concentré en une figure élevée au rang de mythe, tout « système » ne pourrait avoir qu’un effet de contrainte, or c’est précisément ce qu’il fallait éviter. En poussant l’idée à l’extrême, on pourrait dire qu’au niveau du droit constitutionnel n’existaient que la lutte de pouvoir et la décision révocable à tout moment. Mais en même temps – et cela illustre la schizophrénie d’un tel État – on pouvait, au niveau des décisions administratives quotidiennes, tout à fait réclamer et imposer une régularité, réprimander des infractions à la loi et même maintenir une certaine forme de protection légale. Ainsi s’explique que quelques domaines du droit administratif (par exemple : les parties apolitiques du droit fiscal, le droit d’expropriation, le droit industriel et commercial, etc.) aient pu passer entre le mailles du filet et maintenir, du début à la fin, des procédures dignes d’un État de droit45.
Par voie de conséquence, on trouve dans les revues juridiques sous le national-socialisme un mélange bigarré de pièces de fantaisie irrationnelles46, de déclarations de soumission obséquieuses, et de jurisprudence dogmatique traditionnelle avec une acceptation (positiviste) complaisante du nouvel ordre juridique. Ce mélange correspond à la situation réelle, aux différentes tendances qui s’entrecroisèrent, celles-ci étant surtout marquées par l’affaiblissement progressif des groupes intéressés par un exécutif « fonctionnant » de manière traditionnelle et essayant de maintenir des standards minimaux dignes d’un État de droit. Les lignes de front bien connues : « chefs de régions (Gauleiter) contre administration traditionnelle », « Gestapo contre justice pénale générale », « souhaits du parti contre juridiction administrative effective » réapparaissent ici drapées dans les termes des querelles juridiques.
33La science du droit constitutionnel répond dans ce processus enchevêtré aux différentes phases de l’évolution du régime47. Elle soutient en 1933-1934 la coalition entre les « nationaux-allemands » et les nationaux-socialistes, accompagne la consolidation et le développement du Führerstaat jusqu’en 1938 et tombe à partir de 1938 dans un silence des plus parlants. Mis à part le Droit constitutionnel de l’empire pangermanique (1939) de Huber plus rien d’important ne fut écrit. Le repli vers les domaines plus inoffensifs du droit des gens, de l’histoire du droit, de la théorie de l’administration et des sciences politiques générales se mit en place. Il n’y eut pas de débat sur les fondements du droit constitutionnel, pas plus qu’une réflexion de principe sur la méthodologie. De même on ne publia plus de « théorie générale de l’État ». Vouloir en rédiger une apparaissait probablement comme trop risqué ou alors simplement inutile.
34Le bilan final est déprimant. Une science du droit constitutionnel ou du droit administratif, qui mériterait ce nom en tant que discipline scientifique, n’existait plus. À vrai dire son agonie avait commencé au moment où la justification juridique des meurtres de Röhm et de son entourage avait été acceptée en silence. C’est d’ailleurs au même moment que l’Union des professeurs de droit public allemands cessa ses activités. Hitler n’avait pas une grande estime pour les professeurs. Cette amère découverte – que leur existence n’était nullement indispensable – ne fut que très tardivement, voire jamais, acceptée par la majorité des juristes.
35Mais l’on chercherait en vain des membres de l’Union des professeurs de droit public dans les cercles de la résistance active. Il y avait parmi ceux-ci des officiers, des hommes d’Église, des étudiants, des travailleurs, mais – pour ce que l’on sait – pas de professeur de droit constitutionnel ou administratif. Peut-être cela n’est-il qu’une coïncidence, mais il se peut aussi que cela soit révélateur à l’égard d’une certaine catégorie de savants, plus proches du pouvoir que d’autres et qui étaient bien plus habitués à relativiser la différence entre le « bien » et le « mal ».
4. Conclusion
36Si l’on se demande, en guise de conclusion, comment cette catégorie de savants est parvenue, après 1945, à retrouver une stabilité intérieure, à surmonter la dénazification, à remonter en chaire, à publier des manuels et des commentaires démocratiques et à prêcher aux jeunes juristes se destinant à l’étude du droit le cantique de l’État de droit48, on se trouve alors plongé dans des contextes historiques et psychiques difficiles et compliqués.
37Avant de déplorer ce processus avec une indignation morale, il faudrait en découvrir les causes politiques et déterminer, pour les cas individuels, où se trouvent les continuités personnelles et intellectuelles. Je dois me limiter ici à l’esquisse de quelques traits :
381. L’Union des professeurs de droit public, qui avait cessé toute activité en 1933, fut refondée le 21 octobre 1949. Son doyen et président d’honneur Richard Thoma lui assura alors, peut-être un peu trop élogieusement, qu’elle « pouvait désormais reparaître la tête haute »49. Son effectif (82 membres) s’était modifié dans un sens qui n’est pas sans intérêt. L’Union avait perdu quarante membres par décès depuis 1933. Quelques membres par trop compromis avec le national-socialisme s’étaient retirés (Schmitt, Koellreutter, Huber, Höhn), Kelsen était resté aux États-Unis, d’autres émigrés étaient revenus (Kaufmann, Leibholz, Hoegner, Nawiasky), et toute une kyrielle de démocrates convaincus s’étaient rajoutés : Wolfgang Aberndroth, Hermann L. Brill, Carlo Schmid. Pour un effectif total de quatre-vingt-cinq professeurs (aujourd’hui environ 370), c’était donc, dans l’ensemble, un changement vraiment considérable.
2. Au reste, les professeurs de droit constitutionnel ou de droit administratif ont été happés, comme tous les autres Allemands des zones d’occupation occidentales, par la machinerie de la « dénazification », née d’une bonne volonté mais inefficace – un procédé qui intensifia le sentiment communautaire et renforça la tentation de ne pas dénoncer les brebis galeuses parmi eux. La solidarité de l’élite disciplinaire – que l’on a aussi pu observer pour d’autres groupes homogènes – passa finalement avant toute différence politique.
3. Un trait caractéristique des années après 1945 est aussi le fait que le penchant psychologique à laisser le passé être le passé était spécialement fort. La personne qui se concentrait sur la reconstruction, les problèmes juridiques à l’ordre du jour concernant les Constitutions des Länder ou la rédaction de la loi fondamentale, ne pouvait pas en même temps faire un travail de mémoire. En se consacrant aux choses nouvelles, on pouvait joindre l’utile à l’agréable. En résumé : ceux qui parmi les « anciens » émettaient des signaux montrant qu’ils étaient prêts à collaborer sous des auspices démocratiques se voyaient acceptés. Il n’y eut donc pas de rupture révolutionnaire par la destitution globale de tous ceux qui avaient enseigné de 1933 à 1945 (ce qui eût d’ailleurs constitué une injustice flagrante), mais il n’y eut pas non plus d’établissement d’un état des lieux détaillé. On occulta les questions délicates pendant environ vingt ans, en espérant qu’avec le temps les choses finiraient pas s’arranger.
39Mais cet espoir faisait illusion. Le passé refoulé fit son grand retour. La Cour constitutionnelle fédérale causa le premier choc en déclarant que tous les contrats de travail des fonctionnaires nationaux-socialistes s’étaient éteints le 8 mai 194550. Les protestations des professeurs de droit constitutionnel n’y changèrent rien. Le deuxième choc eut lieu après 1965, lorsqu’il fallut constater que les spectres du passé n’étaient pas morts, mais avaient été temporairement paralysés. La série des « cas » Maunz, Oberländer, Globke, Kiesinger, Filbinger… ne semblait pas vouloir cesser. Ils ont causé de graves torts à la culture politique de la République fédérale en ébranlant la confiance des jeunes générations et en confirmant apparemment le soupçon qu’un ancien national-socialiste actif pouvait accéder aux plus hautes charges de la République fédérale, alors que les déviants de gauche étaient impitoyablement réprimés, aussi bien socialement que professionnellement.
40Entre aujourd’hui et le début de l’État national-socialiste se sont écoulés plus de soixante ans. Cela ne représente – dans une perspective historique plus ample – qu’un court moment. Le passé est vivant, et nous tombons sur lui tous les jours, si seulement nous savons regarder et écouter avec suffisamment d’attention. En tant que professeurs d’université de la République fédérale, nous devrions l’accepter comme étant notre propre passé, pour pouvoir l’assimiler par notre travail. Cette « assimilation », je l’entends aussi dans un sens psychanalytique : si nous voulons un jour parvenir à une culture politique et une science du droit constitutionnel apaisées et se pratiquant naturellement, nous n’atteindrons pas ce but par le biais de l’occultation et du refoulement, ni par une mise au pilori globale, mais seulement par l’analyse minutieuse et patiente des causes.
41(Traduit de l’allemand par Christian Roques)
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Michael Stolleis, « Dans le ventre du Léviathan. La science du droit constitutionnel sous le national-socialisme », Astérion [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 24 avril 2006, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/636 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.636
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