Facultés de droit en crise : formation et socialisation des élites allemandes sous la République de Weimar
Résumé
L’article se propose d’explorer l’univers des facultés de droit sous la République de Weimar, que les contemporains jugent en « crise ». Cette perception renvoie tout d’abord aux difficultés d’adaptation d’un enseignement qui est de plus en plus écartelé entre les exigences de la science (transmettre une compréhension historique de l’évolution du droit) et celles de la pratique (préparer les étudiants au monde professionnel par une connaissance du droit en vigueur) : l’Université apparaît ainsi comme un lieu de confrontation entre professeurs et autorités étatiques pour le contrôle du cursus juridique. Par ailleurs, dans un contexte de grande expansion des effectifs étudiants, les facultés de droit ne connaissent pas de démocratisation de leur public et restent le domaine des élites traditionnelles ; de ce fait, elles semblent en décalage avec leur époque et continuent de former un univers passéiste que conforte l’engagement des étudiants dans des corporations traditionnelles. Ce mode de socialisation explique leur radicalisation dans le camp antirépublicain dès les années 1920.
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Mots-clés :
République de Weimar, Université allemande, études de droit, étudiants, radicalisation antirépublicainePlan
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1La République de Weimar est souvent décrite comme une période de foisonnement intellectuel. Dans le domaine du droit, on assiste à un renouvellement certain de la science juridique, notamment de la part des juristes « de gauche »1. Ces innovations sont contrebalancées par l’impression des contemporains d’assister à une crise des facultés de droit. Celles-ci rencontrent des difficultés de fonctionnement et ne parviennent pas à se réformer. Elles semblent doublement en décalage avec l’évolution de l’Allemagne. D’une part parce que le changement de régime politique en 1918 ne s’est pas traduit par une modification du système d’enseignement : les professeurs, pour la plupart formés et recrutés du temps de la monarchie, ne veulent pas toucher aux héritages du xixe siècle et entrent en conflit avec les gouvernements républicains, soucieux d’adapter l’institution universitaire à l’évolution de la législation et de la société. D’autre part, le public étudiant des facultés de droit continue de se recruter dans les couches privilégiées de la population, contrastant avec la démocratisation de l’enseignement supérieur qui s’observe par ailleurs depuis la Première Guerre mondiale. La faculté de droit, seconde dans l’ordre du protocole universitaire traditionnel après la théologie, demeure première en prestige et attire avant tout ceux qui visent une position garantie par l’État sans pour autant ressentir de vocation particulière pour les sciences juridiques. Le jugement porté en 1902 par le pédagogue Friedrich Paulsen, selon lequel « les juristes veulent devenir quelque chose, mais ne rien apprendre »2, vaut encore largement sous la République de Weimar. Les étudiants se désintéressent de leurs études et s’investissent massivement dans les associations et corporations para-universitaires qui se radicalisent. Une histoire de l’Université, qui prenne en compte les différents acteurs en présence et leurs cultures politiques, est donc nécessaire pour comprendre la crise des facultés de droit sous Weimar.
1. L’Université, lieu de confrontation entre différentes conceptions du droit
2La faculté de droit ne peut s’appréhender comme un espace autonome au sein duquel le corps enseignant serait tout-puissant, comme le voudrait la tradition de « liberté académique » (akademische Freiheit) propre au modèle humboldtien. Les études ne sont que la première étape d’un cursus juridique structuré par deux examens d’État. Il en résulte des tensions entre le corps enseignant, qui veut conserver son pouvoir sur l’Université, et les autorités ministérielles qui réglementent les examens d’État et donc les débouchés du cursus juridique. On rencontre ici un problème ancien de la faculté, relatif à sa mission : l’enseignement doit-il transmettre une compréhension historique du droit ou préparer à l’entrée dans le monde professionnel par un apprentissage des codes en vigueur ? Si les sciences juridiques sont constamment écartelées entre les exigences de la pratique et celles de la science, la tension est particulièrement aiguë en Allemagne compte tenu de l’importance que revêt depuis le début du xixe siècle l’école historique du droit de Savigny. La confrontation entre ces différentes conceptions du droit est manifeste dans les débats portant sur les disciplines enseignées et la manière d’organiser le cursus sous Weimar.
1.1. Les disciplines enseignées : poids des héritages contre nouvelles disciplines
1.1.1. Analyse des programmes de semestres (graphiques 1, 2, 3)
3Étudiés sur la longue durée, les programmes de semestres des facultés de droit constituent une source de premier ordre pour l’évolution tant interne des disciplines (histoire des concepts juridiques) qu’externe (diversification en sous-disciplines)3. L’analyse du nombre d’heures de cours hebdomadaires proposés par discipline dans les universités de Berlin, Leipzig et Heidelberg (tous niveaux confondus) permet de repérer les grandes tendances de l’enseignement du droit entre 1900 et 19304.
4En 1900, date de parution du Code civil (Bürgerliches Gesetzbuch, BGB), qui représente une césure majeure dans l’enseignement du droit, le droit civil fait figure de première matière à l’Université : il représente 25 % des heures de cours à Berlin, 29 % à Leipzig. Face au développement du droit civil, le fait majeur entre 1900 et 1930 est sans conteste l’effondrement du droit romain. À Leipzig, son volume horaire est divisé par 3 entre 1900 et 1930 (on passe de 24 % à 7 % des heures de cours enseignés). L’autre discipline en déclin (depuis la réalisation de l’unité allemande) est l’enseignement des droits « particularistes » des États fédérés : à Heidelberg, on passe de 10 % du volume horaire en 1900 à 1 % en 1930. La République de Weimar correspond ainsi à une accélération du processus de centralisation allemande. La seconde grande tendance de la période est l’essor du droit public et administratif : son volume horaire est multiplié par 3 à Leipzig entre 1900 et 1930 (on passe de 6 % à 19 % des cours enseignés). À Berlin, le droit public dépasse même le droit civil dès 1900. En revanche, les « nouvelles » disciplines ne gagnent du terrain qu’en fin de période : c’est le cas du droit international à Leipzig (6 % des cours en 1930 contre 3 % en 1920) et du droit commercial à Berlin (14 % des cours en 1930 contre 4 % en 1920). Enfin, certaines matières se maintiennent à un niveau constant : le droit canon à un très faible volume horaire (3 % des cours à Heidelberg en 1900 et en 1930), et le droit pénal à un niveau plus important (10 % des cours à Heidelberg en 1900 et 1930).
1.1.2. Interprétations. Quelle adaptation de l’enseignement face aux évolutions juridiques du premier tiers du xxe siècle ?
5Le désaccord fondamental sur l’enjeu de l’enseignement du droit explique le maintien des disciplines traditionnelles (comme le droit romain) et corrélativement l’expansion de disciplines nouvelles (comme le droit public). L’importance du droit romain est une spécificité de l’enseignement en Allemagne5. Elle ne se comprend pas sans le paradigme de la science juridique allemande que représente l’école historique de droit (historische Rechtsschule) fondée par Savigny (1779-1861). À l’époque, le morcellement juridique du territoire allemand, dans lequel de nombreux États (mais pas la Prusse) sont encore attachés au Code justinien modifié par des institutions locales, explique l’éclosion d’un courant favorable à une codification inspirée du droit français. Cette exigence formulée par Thibaut, inspirateur de l’école philosophique, repose sur le présupposé de l’universalité du droit. Or pour Savigny, l’élaboration d’un Code commun à toute l’Allemagne est impossible compte tenu de la diversité juridique des États. C’est donc une science du droit commune à toute la nation allemande qu’il faut fonder. Savigny propose non un droit législatif comme Thibaut mais un droit scientifique. Dans la seconde moitié du xixe siècle, les successeurs de Savigny vont ainsi reconstituer de manière abstraite le système du droit romain. Ce travail d’élaboration conceptuelle, appelé pandectisme (Pandektistik), donne une orientation décisive à la science juridique allemande. L’idée est de purifier le droit romain hérité des éléments étrangers venus l’altérer, dans le but de trouver les principes fondateurs qui le sous-tendent et de les utiliser dans le travail de codification du droit civil. Les romanistes (Jhering, Windscheid) font ainsi du pandectisme la base du Code civil à venir. L’enseignement reflète cette influence : au xixe siècle, le droit romain constitue les trois quarts du premier examen juridique. Même après la parution du BGB, le droit romain se maintient dans les universités. Aux yeux des non-spécialistes, son enseignement est extravagant et déconnecté du droit moderne. Mais les professeurs restent très attachés au droit romain comme école de raisonnement juridique.
6L’expansion du droit public et de l’économie dans les universités allemandes est tardive : alors que la France insère dès les années 1880 en licence l’apprentissage obligatoire du droit public et de l’économie politique6, l’Allemagne accuse un retard dans l’intégration universitaire de ces disciplines7. Les années comprises entre 1900 et 1914 ne voient qu’un développement lent du droit public et administratif, ces disciplines n’occupant que peu de place dans les programmes de semestres, les examens d’État et le recrutement des professeurs (domination des civilistes). En revanche, elles connaissent une expansion par différenciation en sous-disciplines sous la République de Weimar. Le programme du semestre d’été 1930 de la faculté de Heidelberg comprend par exemple, en complément des cours classiques de droit administratif de Gerhard Anschütz et de droit public de Georg Jellinek, un nouvel ensemble de disciplines intitulées « droit du travail et droit de l’économie », regroupant des cours en droit du travail, droit fiscal et droit social. Le champ universitaire s’adapte aux évolutions législatives de l’après-Première Guerre mondiale. Le droit social, né à la fin du xixe siècle avec la mise en place des assurances sociales, n’avait pas pénétré l’Université sous l’Empire, malgré la codification de 1911 (Reichsversicherungsordnung). Le changement intervient en 1919 lorsque le système des assurances sociales reçoit une garantie constitutionnelle. De nouvelles branches du droit social se développent par ailleurs après la guerre avec l’institutionnalisation de l’assistance publique au niveau fédéral en 1924 (Reichsfürsorgerecht) ou les lois de protection de l’enfance de 1922 (Reichsgesetz über die Jugendwohlfahrt). Le droit fiscal apparaît aussi comme une discipline moderne. Il émerge en lien avec la réforme de 1919-1920 (Reichssteuerreform), qui doit procurer à l’Allemagne de nouvelles ressources fiscales (création d’une administration fiscale fédérale et modification de la répartition des impôts entre Reich et États fédérés). Quant au droit du travail (Arbeitsrecht), bien qu’issu du droit privé des contrats, il comporte sous la République de Weimar de plus en plus d’éléments de droit public, comme le montrent la loi sur les entreprises de 1920, la loi sur l’assurance chômage de 1927 ou la loi sur l’arbitrage de 1923. La législation économique et sociale de Weimar a ici des conséquences visibles à l’Université, conçue de plus en plus comme lieu de formation professionnelle.
1.2. L’organisation du cursus juridique : autorités étatiques contre professeurs
7L’interrogation fondamentale sur le statut du droit à l’Université, envisagé tantôt comme science théorique tantôt comme formation à la pratique, reflète la rivalité entre les différents acteurs en charge du cursus juridique : professeurs et autorités étatiques s’affrontent en fait autour de son organisation. Or les cultures politiques de ces acteurs sont différentes. Les professeurs, ces « mandarins » qui légitiment depuis la monarchie leur statut par la détention du savoir, se situent majoritairement dans le camp conservateur et s’opposent aux gouvernements républicains, issus pour la plupart des « couches sociales nouvelles » et qui représentent le système parlementaire honni (du moins en Prusse, où les partis de la coalition de Weimar sont au pouvoir jusqu’en 1932)8. Trois exemples illustrent cette rivalité à la fois sociale et politique pour le contrôle de la formation.
1.2.1. La durée des études universitaires
8Depuis la loi fédérale d’organisation de la justice (Gerichtsverfassungsgesetz) de 1877, le cursus juridique comprend en Allemagne un minimum de trois années d’études et trois années de stage pratique dans les administrations et les tribunaux. Mais des divergences régionales importantes subsistent après l’unité allemande : la Prusse impose ainsi aux étudiants en droit trois ans d’études et quatre ans de stage pratique, alors que la Bavière conserve quatre ans d’études et trois ans de stage pratique9. Les différences entre ces deux États relèvent en fait de deux conceptions opposées du cursus juridique : la Bavière met l’accent sur la formation théorique, tandis que la Prusse privilégie la formation pratique. Le débat sur la durée des études a été relancé en 1900 par la promulgation du Code civil : les professeurs souhaitaient un allongement des études pour faciliter aux étudiants l’apprentissage du Code, mais la situation est restée bloquée jusqu’à la Première Guerre mondiale. La République de Weimar est donc confrontée à une tâche quasi impossible : celle d’harmoniser la formation juridique en Allemagne tout en essayant de démocratiser les facultés de droit (or la prolongation des études universitaires passe pour socialement discriminante, dans la mesure où les candidats issus de milieux modestes ne peuvent financer des études longues). En 1920, les autorités étatiques prussiennes cèdent et la durée du stage pratique est raccourcie à trois ans, ce qui instaure la parité entre théorie et pratique du droit. Mais il faut attendre l’accord de 1930 entre le Reich et les États fédérés pour voir imposer à toute l’Allemagne le principe des sept semestres d’études obligatoires (soit trois ans et demi). Les professeurs sont satisfaits : l’État prussien a cédé face aux pressions d’homogénéisation fédérale. La République de Weimar correspond ainsi à une accélération du processus de centralisation allemande.
Tableau 1 : Comparaison des cursus juridiques en Allemagne en 1927
Prusse |
Bavière |
Saxe |
Bade |
|
Études universitaires |
3 ans |
4 ans |
3 ans |
3 ans |
Commission du premier examen juridique |
Professeurs et praticiens |
Professeurs et praticiens |
Professeurs uniquement |
Professeurs et praticiens |
Épreuves du premier examen juridique |
1 devoir en temps libre |
4 devoirs en temps limité |
3 devoirs en temps limité |
12 devoirs en temps limité |
Stage pratique du référendariat |
3 ans |
3 ans |
3 ans |
3 ans et demi |
Épreuves du second examen juridique |
2 devoirs en temps libre |
2 devoirs écrits |
3 devoirs en temps libre |
12 devoirs en temps limité |
Formation administrative |
Référendariat séparé pour les futurs fonctionnaires |
Pas de référendariat séparé |
Référendariat séparé pour les futurs fonctionnaires |
Pas de référendariat séparé |
9Source : Archives de Prusse, I Rep 77, Tit 884, n° 68, vol. 1.
1.2.2. Les formes d’enseignement : l’introduction des travaux dirigés
10Si le Code civil allemand introduit une césure fondamentale dans l’histoire du droit et de son enseignement en Allemagne10, il représente aussi une rupture du point de vue des obligations étudiantes. La codification joue ici le même rôle qu’en France un siècle plus tôt avec la parution du Code civil de 1804 qui s’était traduite par un réaménagement de la licence de droit. En Allemagne, les autorités étatiques profitent de l’introduction du BGB pour imposer des travaux dirigés obligatoires (Übungen). Ces TD sont conçus comme une préparation directe au premier examen juridique, car ils incitent les étudiants à rendre des devoirs écrits. Ils ont aussi pour objectif de rapprocher les études de la pratique (ce qui rappelle la méthode américaine par apprentissage de cas). En Prusse, le nombre de TD obligatoires pour se présenter au premier examen d’État est fixé à 3 en 1897, 4 en 1912 et 5 en 1923. Ce renforcement de la contrainte (Zwang) pesant sur les étudiants est justifié du côté des autorités étatiques par la nécessité de réagir face à la baisse du niveau des étudiants après la Première Guerre mondiale. Mais le droit est la seule discipline universitaire où une forme pédagogique est ainsi imposée aux professeurs, ce qui soulève bien des critiques. Le corps enseignant voit dans les TD une atteinte fondamentale à sa « liberté d’enseignement » (Lehrfreiheit). Cette résistance des professeurs à l’introduction de contraintes dans l’espace universitaire explique aussi l’échec de la réforme de 1932, qui prévoit l’instauration d’un examen intermédiaire (Zwischenprüfung) après le troisième semestre d’études.
1.2.3. L’organisation du premier examen juridique
11C’est surtout l’organisation du premier examen juridique qui révèle la rivalité entre professeurs et autorités étatiques pour le contrôle de la formation juridique. Depuis 1869 en Prusse, l’examen d’État fonctionne moins comme examen de sortie de l’Université (Abschlussprüfung) que comme examen d’entrée dans la fonction publique (Aufnahmeprüfung). En témoignent son organisation par un tribunal d’appel (qui n’est pas forcément situé dans une ville universitaire) et la composition du jury (qui en général comprend, outre les professeurs, des praticiens et est présidé par un magistrat). L’organisation des épreuves échappe donc largement au contrôle des instances académiques. Les professeurs défendent à l’écrit le principe d’un « travail scientifique » (wissenschaftliche Arbeit) qui est une réflexion en temps libre sur un sujet juridique (à l’origine plutôt des sujets théoriques, mais le xxe siècle voit de plus en plus de sujets orientés vers la pratique). Selon eux, seul le travail scientifique permet d’évaluer les capacités intellectuelles réelles des candidats (das Können) et non uniquement leurs connaissances (das Wissen). Mais en contrepartie, les professeurs ont dû accepter à partir de 1908 des épreuves en temps limité (Klausuren), qui incitent selon eux à l’apprentissage mécanique et font le jeu des répétiteurs privés.
12Le contenu des épreuves fournit d’autres occasions d’affrontement entre professeurs et praticiens. Si l’entrée en vigueur du BGB a obligé les facultés à restructurer les études en direction du droit en vigueur, le processus ne se répercute que beaucoup plus lentement sur l’examen d’État. Le poids relatif des différentes disciplines est ainsi perpétuellement l’objet de discussions. Au sein des commissions, le problème est insoluble du fait de la volonté de prendre en compte les nouvelles disciplines sans renoncer aux matières traditionnelles. Ainsi l’oral comprend jusqu’en 1923 la traduction de sources latines et il faut attendre 1929 pour que le droit romain et l’histoire du droit soient relégués au rang de disciplines secondaires. Longtemps, le droit public fait figure de matière négligée en contradiction avec son expansion au xxe siècle. Il faut attendre les réformes de 1923-1924 pour voir le droit public devenir une des quatre matières principales à l’oral (avec l’économie). Un arrêté ministériel de 1929 fixe même la part du droit public à 25 % des questions. C’est dire la résistance des professeurs des matières traditionnelles, soucieux de maintenir leur emprise sur l’examen. Au total, les innombrables débats concernant l’organisation du cursus juridique illustrent la difficulté de la République de Weimar à initier réellement des réformes. À cela s’ajoute le fossé abyssal entre le cadre institutionnel qui régit l’enseignement et la réalité des pratiques étudiantes.
2. L’Université comme lieu de formation des élites traditionnelles
13La faible fréquentation des cours invite en effet à relativiser l’influence de l’enseignement. Pour la majorité des étudiants, les premiers semestres à l’Université sont vécus comme un espace de liberté totale, certains ne se rendant pas en cours avant le quatrième semestre. Une enquête lancée en 1909 par le ministre prussien des Cultes a tenté de comprendre les raisons de cette désaffection étudiante11. La faculté de droit de Königsberg a évoqué le manque de maturité des étudiants, habitués à la contrainte scolaire et désorientés par leur nouvelle « liberté d’apprendre » (Lernfreiheit). La faculté de Münster a insisté sur la force du préjugé selon lequel la fréquentation de l’Université est inutile puisqu’elle n’enseigne pas le droit en vigueur. Pour la faculté de Halle doivent être incriminées les corporations étudiantes, qui deviennent l’unique but du séjour dans la ville universitaire. Ces arguments renvoient donc au public des facultés de droit qu’il convient maintenant d’étudier.
2.1. La lente démocratisation du public étudiant : le retard des facultés de droit
14Si les facultés de droit en Allemagne voient leurs effectifs augmenter sous la République de Weimar – ils doublent entre 1917 et 1923, année qui correspond au maximum sous Weimar avec 23 638 étudiants12 –, la proportion des étudiants de droit reste globalement stable sur la période, avec un peu moins du quart du total des étudiants.
15En dépit de l’expansion des universités, les facultés de droit ont donc conservé leur caractère « élitaire » (exklusiv). Les études de droit sont très coûteuses, car les familles doivent assurer l’entretien des étudiants encore trois ans après la sortie de l’Université, jusqu’au second examen d’État (période du référendariat). Les étudiants en droit restent pour cette raison issus de milieux socialement privilégiés et se distinguent en cela du public des autres facultés sous Weimar. Le profil peu diversifié des étudiants de droit peut être dessiné à l’aide de quatre indicateurs : la formation scolaire, l’origine sociale, la religion et le taux de féminisation.
2.1.1. La formation pré-universitaire des étudiants
16Le caractère élitaire des facultés de droit est dû en grande partie à la formation pré-universitaire de leurs étudiants. Traditionnellement, les juristes sont issus des lycées humanistes (Gymnasien), où l’enseignement du latin et du grec est obligatoire13. Dans la seconde moitié du xixe siècle, le monopole du Gymnasium est remis en cause par la création du Realgymnasium (1859), fondé sur les mathématiques, les langues et le latin, et de l’Oberrealschule (1882), sans grec ni latin. Mais ces deux catégories d’établissements ne donnent pas accès à l’Université. La « querelle des écoles » qui se développe dans les années 1880 pose alors la question de l’équivalence des trois types de lycées. Ses opposants, redoutant que l’ouverture universitaire ne menace à terme l’homogénéité de la classe dirigeante, mettent en avant la nécessité de maîtriser le latin pour aborder les sources du droit romain. La multiplication des lycées modernes et surtout l’entrée en vigueur du Code civil en 1900 affaiblissent ensuite leur argumentation. En 1902, les facultés de droit s’ouvrent en Prusse à toutes les catégories de bacheliers. Elles ont été les dernières à céder après les facultés de médecine en 1901. La réglementation est généralisée à toute l’Allemagne en 1922.
17Cela dit, les étudiants issus des lycées modernes restent sous la République de Weimar très minoritaires au sein de la faculté de droit. Même si l’hégémonie du Gymnasium chez les juristes diminue progressivement au cours de la période, la lenteur des évolutions à la faculté de droit par rapport au reste de l’Université reste frappante. En Prusse, il faut attendre 1929 pour que moins de 50 % des étudiants en droit soient issus du Gymnasium, alors que le rapport s’inverse dès 1924 pour l’ensemble des disciplines. Dans ce domaine, l’homogénéisation des quatre facultés intervient seulement en 1933. Par ailleurs, le type d’école fréquentée semble conserver une incidence sur les résultats au premier examen juridique, à l’avantage des anciens du Gymnasium. Le taux de réussite au premier examen juridique de Berlin en 1911 est de 65 % pour les anciens élèves du Gymnasium contre 50 % seulement pour ceux du Realgymnasium et de l’Oberrealschule. En 1921, il est de 70 % pour les anciens du Gymnasium et du Realgymnasium contre 57 % pour ceux de l’Oberrealschule.
Tableau 2 : Statistiques du premier examen juridique à Berlin
1911 |
Candidats présentés |
Candidats reçus |
Taux |
Candidats issus du : Realgymnasium Oberrealschule |
12 % 3 % |
10 % 2 % |
52 % 50 % |
Religion : catholiques juifs |
4 % 18 % |
4 % 22 % |
64 % 76 % |
Total |
100 % |
100 % |
63 % |
1921 |
Candidats présentés |
Candidats reçus |
Taux |
Candidats issus du : Realgymnasium Oberrealschule |
20 % 8 % |
74 % 20 % 6 % |
73 % 57 % |
Religion : catholiques juifs |
4 % 32 % |
3 % 34 % |
64 % 79 % |
Total |
100 % |
100 % |
74 % |
18Source : Archives de Prusse, Rep 84a, liasse 1178 et liasse 5336.
2.1.2. Les appartenances religieuses des étudiants
19La faculté de droit présente de fortes spécificités confessionnelles. Parmi les candidats présentés au premier examen juridique à Berlin en 1911, on compte 78 % de protestants, 4 % de catholiques et 18 % de juifs. L’échantillon de 1921 comprend 64 % de protestants, 4 % de catholiques et 32 % de juifs. Pour être appréciés, ces chiffres doivent être comparés à la répartition confessionnelle des étudiants toutes disciplines confondues : en 1911, les universités prussiennes comptent 67 % de protestants, 27 % de catholiques et 6 % de juifs. Les protestants et les juifs sont donc surreprésentés à la faculté de droit, tandis que les catholiques sont sous-représentés. Cette situation s’explique par l’attrait qu’exercent les professions libérales d’avocat et de notaire sur les juifs, qui ont peu accès à la haute fonction publique malgré la loi d’émancipation de 1871. Un quart des avocats prussiens sont juifs vers 1900, alors que les juifs ne représentent que 4 % des juges14. La forte présence juive à Berlin renforce encore le phénomène (la capitale du Reich rassemble un quart des juifs allemands). D’autre part, la sous-représentation des catholiques à la faculté de droit doit être considérée comme un héritage du Kulturkampf. Les catholiques, dont le loyalisme envers la monarchie reste suspect, sont victimes jusqu’à la fin du Kaiserreich d’une discrimination à l’entrée de la haute fonction publique (du moins en Prusse). Après le changement de régime en 1918, ils continuent d’être peu attirés par les carrières du droit (malgré un effet de rattrapage dans les années 1920 dû à la politique du Zentrum). Au total, la répartition confessionnelle de la faculté de droit reste déséquilibrée sous Weimar par rapport à celle des autres facultés.
2.1.3. L’origine sociale des étudiants
20L’expansion des universités a modifié la structure des quatre facultés en Allemagne. La faculté de droit se caractérise ainsi par son recrutement social élitaire par comparaison avec la faculté de philosophie, qui regroupe les disciplines plus récentes et a le plus attiré les nouvelles couches sociales désireuses d’obtenir un grade académique. La faculté de droit est ainsi située au sommet de la hiérarchie universitaire pour la proportion de fils d’Akademiker15.
21La part d’étudiants fils de hauts fonctionnaires y reste très importante sous la République de Weimar, même si elle est en baisse (22 % de fils de hauts fonctionnaires dans les facultés de droit prussiennes en 1900, 17 % en 1933). Inversement, la proportion des fils de petits et moyens fonctionnaires double quasiment (17 % en 1900 et 30 % en 1933). Les autres signes d’ouverture sociale sont la diminution du pourcentage de fils de propriétaires fonciers (12 % en 1900 et 5 % en 1933), la hausse de celui des fils des professions libérales (5 % en 1900 et 9 % en 1933) et surtout la multiplication par six de la part des fils d’employés (2 % en 1900 et 12 % en 1933). Mais la proportion de fils d’ouvriers reste très faible (moins de 2 % en 1933). De plus, ces évolutions doivent être appréciées à l’aune de la répartition sociale de l’ensemble de la population : or en 1925, les fonctionnaires, employés et militaires représentent 17 % de la population allemande, les indépendants et membres des professions libérales 19 % et les ouvriers 43 %. Ces chiffres mettent en évidence la surreprésentation au sein de la faculté de droit des catégories les plus éduquées de la population. On voit donc se dessiner un profil de juristes qui, malgré certaines évolutions depuis 1900, reste socialement peu ouvert.
2.1.4. La très lente féminisation des facultés de droit
22Le dernier indice du caractère traditionnel de la faculté de droit réside dans son très faible taux de féminisation. En Allemagne, les femmes ont eu tardivement accès aux études supérieures16. Le Bade est le premier État allemand à ouvrir les portes de l’Université aux femmes en 1899, suivi en 1903 de la Bavière, en 1904 du Wurtemberg, en 1906 de la Saxe et en 1907 de la Thuringe. L’un des derniers États à se joindre au mouvement est la Prusse, en 1908. Mais à cette date, l’inscription des femmes dans les facultés de droit donne exclusivement accès au doctorat, et non aux métiers juridiques proprement dits, dont l’entrée reste conditionnée par le système du double examen d’État. De ce fait le nombre d’étudiantes en droit ne dépasse pas 40 par an pour toute l’Allemagne avant la Première Guerre mondiale17.
23C’est la Première Guerre mondiale qui débloque la situation en créant un besoin accru de femmes dans la justice pour remplacer les hommes partis au front. Depuis 1916, les femmes peuvent être employées dans la fonction de greffier. En amont, on constate un afflux de femmes dans les facultés de droit : les 30 étudiantes juristes des facultés de droit prussiennes en 1913-1914 sont devenues 86 en 1917-1919. Dans la continuité, les années d’après-guerre voient une expansion rapide du nombre des étudiantes en droit, en lien avec les changements constitutionnels et législatifs. La Constitution de 1919 a proclamé l’égalité civique des hommes et des femmes (article 109) et l’égalité professionnelle, notamment dans l’accès aux emplois publics (article 128). Depuis 1921, les femmes sont autorisées à se présenter au second examen d’État et ont depuis 1922 la capacité d’exercer tous les métiers de la justice. Pourtant, la faculté de droit reste l’une des moins féminisées. En 1923, année qui représente le maximum de la courbe des années 1920 pour les effectifs des facultés de droit, on dénombre 801 étudiantes en droit en Allemagne (dont 392 en Prusse), mais elles représentent moins de 4 % des effectifs étudiants. À l’université de Heidelberg en 1930, les femmes ne représentent que 8 % des effectifs en droit contre 54 % en pharmacie, 27 % en médecine et 35 % en philosophie. La faculté de droit reste donc un espace très masculin. Les vertus viriles sont d’ailleurs abondamment célébrées dans les corporations étudiantes.
2.2. Les comportements des étudiants : désintérêt pour les études et engagement corporatif
2.2.1. Le discrédit des études de droit : le témoignage des autobiographies
24L’analyse des autobiographies de juristes allemands révèle une réalité déconcertante : très peu semblent avoir entrepris leurs études par goût. Cette absence de vocation juridique est ainsi illustrée par Carlo Schmid (1896-1979), spécialiste de droit international qui s’engage pour la révision du traité de Versailles (plus tard, il sera père de la loi fondamentale de 1949) : en dépit d’inclinations personnelles vers la médecine, il avoue avoir choisi le droit en 1919 afin de soutenir un ami mutilé de guerre à Tübingen18. De même le démocrate Gerhard Anschütz (1867-1948), célèbre commentateur de la Constitution de Weimar, écrit19 : « Je suis devenu juriste dans mes jeunes années comme tant d’autres : non par inclination personnelle pour la jurisprudence, mais par manque d’intérêt pour une autre discipline. » Si les motivations ne procèdent pas de la discipline juridique elle-même, elles sont à rechercher dans les débouchés : conduisant aussi bien aux carrières juridiques qu’administratives, le droit donne un métier prestigieux. Ainsi Sebastian Haffner (1907-1999) est-il contraint par son père, un haut fonctionnaire prussien sous Weimar, à renoncer à ses ambitions littéraires pour faire son droit20. Le romantisme a contribué à jeter le discrédit sur les études de droit en soulignant la vénalité de la vocation juridique, conçue essentiellement comme recherche de titres, d’argent et de fonctions (concept de Brotstudium [« gagne-pain »]). Mais les juristes ont renforcé eux-mêmes ces jugements péjoratifs par leur manque d’intérêt pour leur discipline. Ce vide permet le développement des corporations étudiantes qui captent les étudiants et constituent, plus que la faculté de droit elle-même, les véritables instances de socialisation des jeunes générations.
2.2.2. Socialisation et radicalisation des étudiants dans les corporations
25Les associations et corporations para-universitaires se sont beaucoup développées sous le Kaiserreich, au point de former une socioculture étudiante spécifique21. Konrad Jarausch a décrit leur évolution politique depuis la fondation de la Burschenschaft libérale au début du xixe siècle jusqu’en 1914 comme le passage « d’un libéralisme national à un nationalisme antilibéral »22. Le degré de corporatisme augmente encore sous Weimar. L’inflation d’après-guerre joue paradoxalement en faveur des corporations : celles-ci sont obligées de diminuer leur train de vie et de baisser leurs droits d’entrée, facilitant ainsi l’accès à de nouveaux membres moins fortunés. Les corporations atteignent leurs effectifs les plus élevés en 1930-193123. À cette date, elles rassemblent 29 000 étudiants sur un total d’environ 100 000, soit une proportion de près de 30 %. L’Allemagne compte alors 49 fédérations regroupant 1 310 corporations : le nombre des corporations a augmenté de 50 % par rapport à 1914 (les effectifs commencent à chuter dans les années 1930 avec la crise économique). Ce qui frappe, c’est moins l’expansion du phénomène corporatif que sa parfaite intégration dans la vie universitaire. Les corporations sont officiellement autorisées par le doyen. Cette institutionnalisation se lit dans les programmes de semestre qui présentent, à la suite des cours de chaque faculté, les corporations existantes24.
26Or les corporations traditionnelles ont leur part de responsabilité dans la radicalisation des étudiants sous la République de Weimar. Les traditions monarchiques et la peur du nivellement par le bas ne prédisposent pas les étudiants à sympathiser avec le camp révolutionnaire. Dès novembre 1918, des corporations entières se portent volontaires dans les corps francs pour lutter contre les spartakistes. On trouve plus de 50 000 étudiants engagés dans le putsch Kapp en 1920 visant la restauration de la monarchie. La plus grande partie des corporations n’hésitent pas à exprimer des convictions antirépublicaines. La Burschenschaft continue par exemple de hisser le drapeau impérial noir-blanc-rouge (en contradiction avec son propre drapeau noir-rouge-or, emblème du libéralisme). L’hostilité au traité de Versailles est générale. Cet ancrage dans le camp antirépublicain accentue la polarisation de la vie universitaire. La guerre a donné aux corporations traditionnelles la perception de leur identité commune face aux étudiants « libres » (c’est-à-dire « non corporés ») : elles s’unissent en 1919 dans un cercle d’armes (Waffenring) qui obtient en 1927 aux élections du Parlement étudiant (ASTA) de Berlin 23 % des voix contre 25 % pour les étudiants « libres ». Mais en 1929, les pourcentages sont respectivement de 38 % et 15 %. À cette date, l’organisation des étudiants nazis (National-sozialistischer Studentenbund, NSDStB) a commencé sa percée en atteignant plus de 19 % des suffrages. En 1931 est signée entre les nazis et le Waffenring la convention d’Erfurt par laquelle les étudiants nazis adoptent le même code d’honneur que les corporations d’armes. Du reste, une grande proximité idéologique les unit (mythe de la fraternité du front, antisémitisme, nationalisme völkisch, opposition à l’État républicain). La Burschenschaft a approuvé dans son organe Burschenschaftliche Blätter la tentative de putsch de Hitler en 1923. Grâce aux voix du Waffenring, le NSDStB, qui s’est rendu populaire par son engagement dans la politique sociale universitaire, conquiert en 1931 la majorité des voix au Parlement étudiant. Les traditions corporatives antilibérales et la crise de surpeuplement des universités ont rendu possible la nazification des étudiants avant même l’avènement de Hitler.
3. Conclusion
27Au total, la crise des facultés de droit résulte de deux confusions. La première porte sur le rôle de l’Université : le discrédit qui pèse sur l’enseignement du droit s’explique en grande partie par son tiraillement entre les exigences de la science et celles de la pratique. La faculté de droit apparaît de ce fait aux jeunes générations en décalage avec son époque. La seconde confusion renvoie aux pratiques étudiantes : l’espace universitaire est finalement conçu non comme un lieu de savoir mais comme une sphère de socialisation des élites traditionnelles, malgré l’ambition de démocratisation des couches dirigeantes affichée par les républicains. C’est moins la formation intellectuelle des étudiants qui est valorisée que leur inscription dans des structures associatives héritées de la monarchie. Il est frappant que ce modèle de fonctionnement, forgé sous le Kaiserreich, se soit maintenu presque sans adaptation après la Première Guerre mondiale. Le décalage entre l’univers étudiant passéiste et nostalgique d’un temps révolu et les réalités politiques, économiques et sociales de l’après-guerre contribue à isoler l’espace universitaire et précipite à la fin des années 1920 sa radicalisation antirépublicaine. Cette crise des facultés de droit est ainsi révélatrice des difficultés de la République de Weimar à initier des réformes et à apporter le changement.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Marie-Bénédicte Vincent, « Facultés de droit en crise : formation et socialisation des élites allemandes sous la République de Weimar », Astérion [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 04 mai 2006, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/627 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.627
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