Myriam Bienenstock et Michèle Crampe-Casnabet (dir.), Dans quelle mesure la philosophie est pratique. Fichte, Hegel, avec la collaboration de Jean-François Goubet Lyon, ENS Éditions (Theoria), 2000, 275 p., 22 euros.
Texte intégral
1Dans sa présentation, Myriam Bienenstock évoque l’interrogation qui fait l’unité philosophique de ce recueil, issu d’un colloque qui s’est tenu en avril 1999 à la maison Heinrich Heine et à l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud, associant des chercheurs français et étrangers autour d’une question posée par Hegel dans un fragment de 1801 (publié en 1998). Il s’agit pour Hegel d’interroger la relation de la philosophie avec la vie, le besoin de philosophie ne portant « en fin de compte, sur rien d’autre, que sur le fait d’apprendre à vivre d’elle, et par elle ». Hegel hérite en cela de la question du primat du pratique, thématisée par Kant et Fichte, et liée à celle de la reconnaissance entre les personnes. Ce recueil invite donc à un dialogue entre les grandes figures de l’idéalisme allemand, en des débats qui se prolongent dans la philosophie contemporaine, anglo-saxonne notamment, qui tend à réaffirmer cette primauté du pratique. Il est divisé en trois parties : « Statut de la philosophie pratique dans l’idéalisme allemand » ; « Nouvelles orientations de la philosophie pratique : intersubjectivité, droit et économie politique » ; « Perspectives contemporaines ». Nous aborderons quelques-uns des articles les plus marquants.
2Dans la première partie, Bernard Bourgeois brosse un vaste panorama de la question de l’action dans l’idéalisme allemand (« De Kant à Hegel, ou : d’une philosophie de l’agir à une philosophie de l’action »). Selon lui, c’est le moment de reconnaissance de l’action politique qui fait passer l’idéalisme allemand d’une philosophie de l’agir à une philosophie de l’action. En effet, pour Kant l’action n’est pas un événement spécifique, en ce qu’elle s’insère dans la chaîne de la causalité, même si elle est le fruit d’une causalité libre. La philosophie pratique de Kant est une philosophie normative de l’agir, où on ne trouve pas place pour une théorie de l’action vécue comme telle par son auteur. Il s’agit de justifier l’agir, non de l’expliquer : la naturalisation de la liberté reste incompréhensible en son essence, même si son existence est théoriquement pensable et pratiquement réelle. Fichte au contraire veut penser l’agir de l’action. La résistance naturelle est autolimitation de l’agir, lui permettant de se poser dans le moi fini de l’homme. La liberté est naturalisation de l’activité, et s’affirme dans la nature comme essentielle à elle. L’applicabilité du principe de moralité est ainsi prise en compte. La liberté s’affirme comme son propre but dans une théorie de l’agir total, théorique et pratique, du moi. Toutefois, l’action éthique ne se mesure pas par son succès empirique. La divergence des vouloirs peut rendre l’action vaine, sans annuler sa valeur éthique. Fichte célèbre l’action comme volonté et non comme transformation effective du monde sensible, délaissant ainsi l’action dans sa réalisation historique. Dépassant cette position, Hegel propose une véritable théorie de l’action, en découvrant celle-ci comme objectivation de l’agir. Il n’y a plus d’opposition entre philosophie et histoire, en ce que la philosophie de l’histoire peut ressaisir le contenu de la raison en ses étapes. Ainsi, l’élément sensible exprime un moment constitutif de la raison. Le sujet historique objective sa liberté non plus dans l’être statique de la chose (comme dans le droit abstrait), mais dans l’extériorisation d’une action qui lui soumette réellement l’objet. En effet, le monde à maîtriser doit être celui des sujets eux-mêmes actifs, l’action étant co-action humaine et rencontre des libertés. Le sujet de l’action ne se retrouve en sa liberté réalisée que s’il reconnaît et fait reconnaître cette vie comme ce dont il est responsable. Mais l’action des grands hommes dans l’histoire reste toujours inadéquate à l’agir infini de l’esprit. C’est en participant à la vie créatrice (dans l’œuvre d’art, la religion, le concept) que l’esprit fini surmonte la finitude qui l’affecte même dans l’action la plus réussie de l’histoire. L’agir vrai, absolu, est donc création et non action.
3Isabelle Thomas-Fogiel, dans « La philosophie de l’acte comme fondement du savoir : Fichte », examine la valorisation du pratique chez Fichte, qui s’effectue au point d’en devenir le fondement ultime de tout savoir. En effet, la notion d’acte est l’assise de sa philosophie, mais elle a été diversement interprétée, depuis Hölderlin jusqu’à Philonenko. Ce dernier la voit comme acte de foi, dont on ne peut démontrer rationnellement la légitimité, contrairement au domaine de la philosophie théorique. Or la promotion de la philosophie pratique chez Fichte ne reconduit pas la distinction kantienne entre théorique et pratique, elle la récuse et la dépasse. La Wissenschaftslehre de 1794 se positionne par rapport à trois tentatives pour résoudre les apories kantiennes. Reinhold, dans la Philosophie élémentaire, veut remédier aux carences de Kant, en déduisant ses oppositions (entre raison pratique et raison théorique par exemple) d’un seul fondement, qui réside dans les conditions de production du discours kantien. Schulze, dans Énésidème, formule une critique sceptique de Kant : la Critique de la raison pure énonce les conditions de possibilité de la connaissance, comme application d’un concept à une intuition. Mais le discours en lequel ces conditions sont formulées, n’est lui-même pas représentable de cette façon. Sa définition de la vérité est donc invalidée par son énonciation même. Il faut ainsi que les énoncés philosophiques soient autoréférentiels s’ils veulent être consistants, ce qui dessine en creux la tentative fichtéenne. Maïmon critique également les indéterminations du discours kantien, dont les jugements ne sont pas déterminants mais réfléchissants, ce qui le cantonne dans la vraisemblance. Les trois démarches se tournent vers les conditions de possibilité du discours kantien, prenant en compte l’acte d’énonciation du philosophe. C’est le sens du propos de Fichte, qui veut résoudre la crise du savoir ouverte par les post-kantiens. Il faut pour cela concevoir un savoir non représentatif, dont la notion d’intuition est la première étape : elle est conscience d’une effectuation, saisie immédiate d’un acte et non d’un contenu. Or la position de soi (« je suis ») est la seule proposition qui contienne à la fois la position d’une réalité et d’un acte : l’acte est le fait que le je se pose, sans qu’il soit pré-donné en une essence. De même, « je suis ce que je suis » exprime, contre l’objectivation du sujet, l’identité entre le sujet de l’énonciation et le contenu de l’énoncé. Ainsi la conscience de soi ou autoréflexion ne doit plus être pensée sur le mode de la conscience d’objet ou représentation. L’acte est donc le seul fondement du sujet qui n’est pas substance, d’où la formule « je suis parce que je suis » : le premier principe, qui est l’acte thétique ou l’identité du posant et du posé, est absolu et inconditionné, et sera le fondement de la science. Les deux autres principes (acte antithétique et acte synthétique) font de la doctrine de la science une étude de l’agir de la pensée. Le savoir doit ainsi être conçu comme praxis et non comme vision. La philosophie pratique, qui a pour objet l’agir, étudie la pensée elle-même ou le savoir. Celui-ci est exercice de la liberté, en ce qu’il résulte de la décision libre de philosopher. La pensée de l’acte n’est donc ni une apologie de l’action (Hölderlin), ni un saut dans la foi (Philonenko), en ce qu’elle dépasse l’opposition entre théorique et pratique. Parce que la pensée est acte, parce que la philosophie est vie, philosopher sera à la fois vivre et agir.
4Dans la deuxième partie, Franck Fischbach étudie les liens entre « Reconnaissance et philosophie pratique chez Fichte ». La théorie de la reconnaissance d’autrui comme tel est fondamentale pour un système de la science qui soit en même temps système de la liberté. Elle consiste en la reconnaissance, dans le monde sensible, d’un autre être libre comme condition de ma propre position et conscience de moi-même comme être libre. Mais les modalités de cette théorie se sont transformées de 1793 à 1798. En 1793, dans les Considérations sur la Révolution française, l’absence d’une théorie satisfaisante de l’intersubjectivité amène Fichte à mettre la philosophie morale au fondement de toute philosophie pratique, y compris dans sa dimension juridico-politique. Ainsi le critère pour juger d’un événement historique doit être trouvé en nous et non dans l’histoire. Ce critère normatif devant être anhistorique, il faut trouver dans le moi ce qui n’est pas le produit de l’influence du non-moi. Cette forme pure et originaire du moi est révélée par la loi morale en nous, qui ne dérive pas de l’expérience, car elle commande inconditionnellement. Parce que le moi fini est un mixte de moi pur et de non-moi, la forme originaire du moi vaut comme un devoir-être : il faut libérer le moi du non-moi. La source de l’obligation est donc morale et non juridique, le champ juridique n’ayant pas d’autonomie par rapport à la loi morale. En 1794, les Conférences sur la destination du savant introduisent un problème nouveau : Comment reconnaître des êtres raisonnables de son espèce, alors qu’ils ne sont pas donnés dans la pure conscience de soi ? En effet, le moi ne peut être conscient de soi-même que dans ses déterminations empiriques, qui renvoient à ce qui hors de moi m’affecte de différences. Ainsi la conscience de soi renvoie à soi, comme tendance vers l’identité, à partir de ce qui n’est pas soi. De même, la rencontre d’autres moi au sein du non-moi éveille le moi à former une communauté libre, par cette même loi de l’accord avec soi, la fin de la société étant de former une unité totale entre tous ses membres, en vue de l’identification de chacun au moi pur. Le social est donc encore pensé à partir du moral, et le juridico-politique subordonné à l’éthique. De ce point de vue le Fondement du droit naturel de 1796 introduit un changement radical, les dimensions morales et juridiques étant désormais clairement distinguées. L’être raisonnable fini, conscient de lui-même et du monde par ses actes, ne peut se poser comme tel qu’en instituant un ordre juridique, chacun limitant sa liberté par le concept de la possibilité de la liberté de l’autre. Le fondement non moral du droit est l’intersubjectivité comme condition de la subjectivité, la reconnaissance d’autrui comme condition de la conscience de soi. Cette exigence pragmatique amènera Fichte à penser que le monde juridique doit précéder le monde moral afin de constituer une communauté de la liberté.
5Laurent Giassi établit une comparaison entre Fichte et Hegel dans « De la déduction fichtéenne à la phénoménologie hégélienne : le concept d’intersubjectivité ». L’approche de cette notion par les deux auteurs est à la fois proche et distincte, Fichte énonçant un discours sur les conditions de possibilité de la conscience de soi, alors que Hegel prend en compte les conditions de possibilité et de réalité de la conscience de soi. Ils s’accordent sur l’idée que l’individu isolé n’est qu’une abstraction, et qu’il faut légitimer la reconnaissance d’autres moi rationnels agissant dans le monde pour penser la conscience de soi. Fichte est l’initiateur du concept de reconnaissance. Celle-ci consiste en la limitation de sa liberté par le concept de possibilité de la liberté de l’autre, qui donne naissance à la relation juridique, première entre les hommes. La reconnaissance doit être réciproque, sans quoi on est en droit de punir l’être déraisonnable afin de le ramener à la raison. En effet, la communauté peut contraindre un être qui s’exclut d’elle en ne respectant pas la raison hors de lui, car alors il ne la respecte pas en lui. Ainsi, le droit est subordonné à l’éthique (la raison ultime de l’autolimitation étant l’impératif catégorique), mais distinct d’elle. Hegel, à la différence de Fichte, ne présuppose pas que l’homme est un être libre qui cherche les conditions pour réaliser sa liberté. Il tente de faire la genèse réelle de la conscience, d’abord prisonnière de la vie naturelle, puis s’émancipant par le travail sous la contrainte. La Phénoménologie de l’esprit insiste plus sur la signification spirituelle de la reconnaissance que sur sa dimension politico-juridique. Le rapport entre vie et liberté s’insère dans un procès où la conscience est d’abord engloutie dans le concret primitif de la vie pour s’acheminer vers le concret produit par elle dans le travail, en passant par la liberté abstraite. Dans ce cadre, chaque conscience doit prouver à l’autre sa liberté, ou sa non-choséité. La liberté n’est ainsi pas autolimitation mais pouvoir d’arrachement à la vie naturelle, ou négativité. La conscience est d’abord ce qui nie, mais en niant autrui elle se nie elle-même (car elle nie sa propre réalité d’objet non naturel), et ne résoudra cette contradiction que dans la reconnaissance d’autrui. La conscience de soi est donc ce qui se libère de l’autre et libère l’autre en le posant comme distinct d’elle, mais cela passe par le combat à mort des consciences. La violence chez Hegel n’est donc pas qu’en aval, dans la communauté politique répondant à la violence par la force, mais aussi en amont, dans la fiction de l’état de nature. En outre elle ne tient pas à une erreur du sujet, mais aux conditions mêmes de l’apparaître de la conscience. La relation à autrui n’est donc pas d’emblée juridique chez Hegel, ce qui supprimerait le négatif. C’est pourquoi il rejette la notion de personne chez Fichte, jugée abstraite et formelle, en ce qu’elle ne permet pas de penser la dimension originaire du conflit intersubjectif. Ainsi, la logique dialectique de l’opposition diffère de la logique transcendantale des conditions de la conscience de soi. La liberté n’est pas une donnée mais une conquête, qui passe par la transformation simultanée de soi et du monde. En pensant ce processus comme comportant une violence irréductible, Hegel rompt avec une vision humaniste et rationaliste de l’intersubjectivité.
6Signalons, en troisième partie, sans pouvoir nous y attarder, la discussion critique par Bienenstock des thèses de Taylor : « La philosophie hégélienne de l’esprit : une philosophie pratique ? », et de l’ample comparaison de Tosel : « Le modèle kantien de la philosophie pratique face au modèle aristotélicien », qui contribue à faire de ce recueil un utile instrument de travail.
Pour citer cet article
Référence électronique
Mathias Goy, « Myriam Bienenstock et Michèle Crampe-Casnabet (dir.), Dans quelle mesure la philosophie est pratique. Fichte, Hegel, avec la collaboration de Jean-François Goubet Lyon, ENS Éditions (Theoria), 2000, 275 p., 22 euros. », Astérion [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 19 avril 2006, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/618 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.618
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