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Une philosophie de terrain ? Réflexion critique à partir de deux journées d’étude

Field philosophy? A critical reflection drawing on a two-day conference
Marine Bedon, Maud Benetreau, Marion Bérard et Margaux Dubar

Résumés

Depuis quelques années, on observe une nouvelle tendance en philosophie : les chercheur.euses de cette discipline mobilisent de plus en plus ce que les sciences sociales ont thématisé comme le « terrain ». Mais ce que l’on pourrait appeler une « philosophie de terrain » soulève des enjeux spécifiques. Qu’est-ce que le terrain en philosophie ? Pourquoi mener une enquête de terrain quand on est philosophe ? Comment procéder d’un point de vue pratique comme théorique ? Cet article se nourrit des discussions menées en 2019 au cours de deux journées d’étude lyonnaises avec des chercheur.euses et des doctorant.es en philosophie engagé.es dans un travail de terrain, dans les domaines de la santé et de l’écologie. À partir de ces échanges, nous interrogeons les objets, les formes et les finalités de cette démarche, tout en proposant quelques jalons méthodologiques. Pratique de recherche à la fois ancrée dans la tradition philosophique et soucieuse de son actualité, la philosophie de terrain telle que nous la comprenons contribue à enrichir la discipline philosophique, notamment dans sa tradition bibliographique et historienne, et à développer la réflexion sur les rapports entre philosophie et société. La formation d’une communauté de recherche nous semble ainsi essentielle pour encourager la créativité méthodologique et continuer à réfléchir aux enjeux et méthodes de cette pratique.

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Texte intégral

Introduction

1On observe depuis quelques années une nouvelle tendance en philosophie : les chercheur.euses de cette discipline mobilisent de plus en plus, sous une forme ou sous une autre, ce que les sciences sociales ont thématisé comme le « terrain ». Que ces philosophes mettent ou non en avant cette dénomination, il.elles ont en commun de fonder leur recherche non seulement sur des sources bibliographiques, mais aussi sur un travail qu’il.elles mènent eux.elles-mêmes sur les lieux ou auprès des personnes concernées par leur objet de recherche. On rencontre ainsi le.la philosophe au travail dans des lieux où on ne l’attendait pas : comités d’éthique, hôpitaux, parcs nationaux, fermes, jardins, usines, stades de sport, camps de migrant.es, etc.

2Si ces chercheur.euses peuvent s’appuyer sur les œuvres classiques et les guides méthodologiques produits par les sciences sociales sur la notion de « terrain » et les manières de mener une enquête qualitative, beaucoup plus rares sont les références qui traitent spécifiquement de l’opportunité d’une telle enquête en philosophie. Pourtant, loin de se résumer à l’analyse philosophique de données recueillies sur un terrain conçu à la manière des sciences sociales, ce que l’on pourrait appeler une « philosophie de terrain » semble soulever des enjeux spécifiques, qui engagent la recomposition d’un partage entre des disciplines dites « de terrain », dont ce dernier serait l’apanage, et d’autres disciplines, comme la philosophie, qui n’y auraient pas recours – ou de manière secondaire, en travaillant à partir des résultats obtenus par les premières.

  • 1 Le livre-manifeste de Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain, publié aux éditions Cr (...)
  • 2 La première de ces journées d’étude, consacrée aux travaux en philosophie de la santé, s’est tenue (...)

3À partir de ce constat, et de leur propre pratique du terrain, les autrices du présent article ont été amenées à poser trois questions fondamentales, afin de mieux cerner ce que signifie cette expression, relativement nouvelle en français, de « philosophie de terrain »1 : qu’est-ce que le terrain en philosophie ? Pourquoi mener une enquête de terrain quand on est philosophe ? Comment procéder d’un point de vue pratique comme théorique ? Soucieuses de conduire notre réflexion en partant de l’expérience et des interrogations des praticien.nes eux.elles-mêmes, nous avons réuni, au cours de deux journées d’étude qui se sont tenues en 2019 à Lyon, une quinzaine de chercheur.euses et doctorant.es en philosophie qui pratiquent une « philosophie de terrain » dans les domaines de la santé et de l’écologie2. Ces échanges ont permis de poser quelques jalons méthodologiques, afin de mieux caractériser cette « philosophie de terrain », en essayant de la situer d’une part par rapport aux disciplines des sciences humaines et sociales plus familières du travail de terrain, et d’autre part relativement aux autres pratiques philosophiques engageant un rapport à l’empiricité.

  • 3 Si nous espérions que ce critère provisoire pourrait laisser la place à un autre qui nous permettr (...)

4Qu’entend-on en effet par « philosophie » dans « philosophie de terrain » ? Pour organiser les journées d’étude, nous avons réuni les participant.es en fonction de leur inscription disciplinaire et de la qualification de leur travail, ce qui vient recouper le critère de leur formation universitaire : un.e « philosophe de terrain » est ainsi celui ou celle qui qualifie son travail de philosophique, qui a une formation universitaire en philosophie et qui, bien souvent, mène une recherche de terrain au sein d’une faculté de philosophie3.

  • 4 Les frontières entre les approches ici distinguées sont poreuses. Il ne s’agit pas de catégories f (...)
  • 5 F. Cova, J. Dutant, É. Machery et al., La philosophie expérimentale, Paris, Vuibert, 2017.

5Ces travaux se distinguent d’autres approches philosophiques qui ont un rapport à l’expérience4. La philosophie de terrain se distingue en effet de la « philosophie appliquée » (philosophie du droit, philosophie de l’art, philosophie des sciences, éthique appliquée, etc.) : la première suppose de se déplacer pour observer et prendre part à des pratiques concrètes ; la deuxième procède plutôt par l’étude de documents, de natures diverses. La philosophie de terrain n’est pas non plus assimilable à ce que l’on pourrait appeler la « philosophie empirique ». Cette dernière désignerait en effet plutôt les travaux qui se fondent sur l’expérience courante, sensorielle et perceptive (Descartes et le bâton rompu, ou Merleau-Ponty et sa description d’un cube), l’expérience passionnelle (Hume et sa théorie des sentiments moraux) ou encore existentielle (Sartre et la mauvaise foi). Enfin, bien qu’une démarche en philosophie de terrain puisse recréer les conditions d’une expérience que l’on n’aurait pas faite dans la vie courante, on peut distinguer la philosophie de terrain de la « philosophie expérimentale ». Les philosophes qui se réclament de cette pratique la définissent par l’usage de méthodes inspirées de l’expérimentation en laboratoire pour traiter de questions philosophiques, en particulier celles qui concernent les intuitions5. Or, la philosophie de terrain ne part pas de scénarios écrits par les philosophes et testés en laboratoire sur des sujets d’enquête, mais de pratiques en situation réelle.

  • 6 Il ne s’agit pas ici de conditions nécessaires pour qu’un travail appartienne à la « philosophie d (...)
  • 7 De ce fait, ils peuvent parfois (mais pas toujours) aller de pair avec un engagement politique ou (...)

6Ainsi distingués d’autres démarches philosophiques, les travaux de philosophie de terrain partagent par ailleurs certains traits communs6. Le déplacement géographique qu’ils supposent et la présence physique du.de la chercheur.euse dans un lieu conduisent celui.celle-ci à développer de nouvelles attitudes et pratiques professionnelles, et à se laisser transformer par le terrain. Ces travaux manifestent dans l’ensemble le souci d’être au plus proche des problèmes concrets rencontrés par les acteur.rices sur le terrain7.

7Au-delà de ces traits communs, les approches en philosophie de terrain présentent une grande diversité, que cette tentative de dessiner les contours d’« une philosophie de terrain » ne vise pas à réduire. Notre intention est au contraire de contribuer à rendre visibles ces travaux dans leur originalité et leur diversité et d’en questionner les conditions de possibilité.

  • 8 Le panel des travaux sur lesquels on peut s’appuyer est vaste : pensons aux travaux des sociologue (...)

8Le recours au terrain en philosophie peut étonner pour deux raisons opposées. D’un côté, on peut valoriser, au sein de la tradition, des philosophes qui n’ont eu de cesse de travailler un sol concret, de se rapporter à un contexte historique, culturel, social et politique. Comme l’a rappelé Jean-Philippe Pierron dans son intervention introductive aux deux journées d’étude, Socrate allait à la rencontre des militaires, des tisserands ou des bouchers ; les dialogues de Platon ont souvent lieu dans le décor d’une salle de commandement, d’un tribunal ou d’un gymnase. De Platon à Simone Weil, en passant par Spinoza, Diderot et Marx, cette approche dépasse l’opposition entre les catégories empiristes et idéalistes, et traverse toute l’histoire de la philosophie. De ce point de vue, qu’est-ce qu’un terrain apporterait de plus à la réflexion philosophique ? Pourquoi certain.es chercheur.euses en philosophie ne se contentent-il.elles pas d’une expérience diffuse, ou des résultats d’enquêtes de terrain menées par d’autres8, pour réfléchir à des enjeux concrets ? D’un autre côté, on soulignera que l’idée d’une « philosophie de terrain » sonne bien comme un oxymore, étant donné que les disciplines de terrain que sont les sciences humaines et sociales se sont historiquement fondées en rupture avec la philosophie et son abstraction – notamment avec Durkheim, Lévi-Strauss et Bourdieu. On pourra alors se demander : que peut-il y avoir de philosophique dans un travail fondé sur un terrain ? En quoi certains objets requièrent-ils, à côté des perspectives ouvertes par les sciences humaines et sociales, d’être abordés d’un point de vue philosophique ?

9En proposant une réflexion critique à partir des échanges qui se sont tenus pendant les journées d’étude, nous souhaitons proposer quelques pistes de réponses à ces enjeux, qui pourraient être résumés par la question suivante : à quelles conditions un travail de terrain peut-il servir une recherche spécifiquement philosophique ?

10Pour commencer, nous tenterons de situer la philosophie de terrain au sein du paysage philosophique actuel. Nous nous confronterons ensuite à la question des méthodes et des démarches, avant de nous pencher sur les problèmes de réception des travaux menés en philosophie de terrain.

Quelle place pour la philosophie de terrain dans la recherche en philosophie ? Situations et positions des philosophes de terrain

Quels champs de recherche pour la philosophie de terrain ?

  • 9 Nous avions opéré une distinction entre « environnement » et « écologie » en accord avec les criti (...)
  • 10 Au moment où nous avons organisé ces journées, nos objets de recherche respectifs étaient la mater (...)

11Compte tenu de la diversité des « terrains » investis par les philosophes, il nous semble que la philosophie de terrain n’a pas de domaine privilégié pour ses travaux. Si nous avons axé nos deux journées d’étude sur deux thèmes, la santé et l’environnement (ou l’écologie)9, c’est parce que nos propres travaux s’y inscrivent10, ainsi que ceux de nombreux.ses chercheur.euses qui ont été formé.es dans la métropole de Lyon ou qui y travaillent.

12Les domaines de la santé et de l’environnement comptent parmi les plus actifs de la discipline, et intéressent des étudiant.es toujours plus nombreux.ses. Ces champs de la recherche philosophique sont traversés par de vifs débats épistémologiques et des dilemmes moraux pressants, ravivés par des questions pratiques inédites. Ainsi, il n’est pas anodin que des philosophes se rendent sur le terrain pour aider à formuler des solutions à ces problèmes humains et sociaux. C’est le cas de Patrick Degeorges, qui a été responsable entre 2010 et 2017 des questions émergentes et stratégiques au ministère de la Transition écologique et solidaire : il était chargé de la gestion des grands prédateurs. Dans ce cadre, il a participé à l’élaboration d’un « Plan loup », suite à la réintroduction du loup en France au début des années 1990, afin de réguler les conflits entre les bergers, les écologistes et les prédateurs.

13L’importance de ces deux domaines dans les recherches en philosophie de terrain dessine un rapport privilégié, sans être toutefois exclusif, entre philosophie de terrain et éthique. Le recours au terrain a alors souvent pour fonction de faire émerger la réflexion éthique des préoccupations des acteur.rices concerné.es par les dilemmes et décisions pratiques. Marta Spranzi s’inscrit ainsi dans la lignée de l’éthique empirique, apparue dans les années 2000 en rupture avec les prétentions normatives de l’éthique appliquée, et défend une approche qu’elle appelle « heuristique ». S’il s’agit bien, pour l’éthique empirique, de partir du terrain et non de résoudre d’abord un problème théorique ou normatif, il importe surtout, dans la démarche spécifique de Marta Spranzi, de prendre toute la mesure de la complexité des situations auxquelles sont confronté.es les acteur.rices. Selon elle, l’éthique ne vise aucunement à apaiser ni à trouver des solutions, mais à mettre au jour, dans une situation définie, le malaise que représente toute expérience morale. Quand elle s’intéresse au poids éthique de la décision médicale concernant l’arrêt de l’alimentation artificielle pour un.e patient.e en fin de vie, Marta Spranzi s’attache à rendre compte des différentes valeurs, souvent en contradiction, exprimées au cours de la délibération. L’organisation d’entretiens qualitatifs rend possible l’identification de ces conflits de valeurs portés par les intuitions morales des différent.es acteur.rices. Ce travail permet à la philosophe sur le terrain, non pas de trouver la norme vraie ni la bonne décision, mais de suggérer des évolutions normatives, afin d’aider à la prise de décision.

  • 11 Créée par la bioéthicienne canadienne Ghislaine Cleret de Langavant et inspirée d’Edgar Morin.

14C’est aussi dans cette perspective qu’Anastasia Markoff-Legrand adopte, à rebours d’une approche réductionniste de l’éthique, une approche « complexe » des questions éthiques soulevées par l’application de la loi Claeys-Leonetti relative à l’accompagnement de la fin de vie. Une telle « méthode complexe »11 consiste à faire émerger une réflexion éthique de l’observation de pratiques soignantes, dans des situations d’euthanasie notamment, en inscrivant les enjeux éthiques dans des contextes spécifiques déterminés, afin de prendre en compte ce qu’elles comportent de hasardeux, d’incertain, d’irrégulier et de contradictoire.

15Dans ces travaux, la philosophie peut être considérée à la fois comme moyen et comme fin de l’enquête. Par exemple, dans le cas des comités éthiques ou des assemblées pour l’élaboration législative, le.la philosophe travaille sur des problèmes complexes, avec des chercheur.euses d’autres disciplines et des praticien.nes du terrain, à la recherche de solutions adaptées. Ce faisant, les questionnements méthodologiques et les résultats conceptuels qui émergent de la délibération viennent enrichir la réflexion et la démarche philosophique. On retrouve cet apport réciproque entre une approche philosophique et un terrain spécifique dans la plupart des travaux de terrain, y compris en dehors des questionnements proprement éthiques. Cet échange prend plusieurs formes selon la finalité que le.la philosophe donne à son enquête, selon qu’il.elle considère en priorité la philosophie comme un moyen pour résoudre un problème du terrain, ou qu’il.elle constitue le terrain en premier lieu comme une manière de travailler un problème philosophique.

16Le champ de l’éthique n’a pas l’apanage des pratiques de terrain. Dans une démarche différente de celles de Patrick Degeorges, de Marta Spranzi et d’Anastasia Markoff-Legrand, les travaux de terrain respectifs de Fabrice Gzil et de Marine Fauché leur ont permis, avant tout, de préciser leur réflexion épistémologique, afin de la rendre plus sensible à la complexité des enjeux impliqués. Fabrice Gzil, dans le cadre de ses recherches sur la maladie d’Alzheimer, a suivi les expérimentations menées par l’équipe du Pr Berthoz au Collège de France : observer des souris nager dans des bassins lui a permis de découvrir la physiologie du comportement et l’a conduit à s’interroger sur la notion de « modèle animal » ou d’« animal modèle » du vieillissement. De son côté, c’est après avoir été formée à l’écologie scientifique que Marine Fauché a interrogé philosophiquement le concept de biodiversité. Elle a alors travaillé aux côtés de biologistes dans le suivi de populations végétales protégées qui avaient été déplacées par la construction d’une autoroute.

17Si certains types de questionnements (éthiques, épistémologiques) et si certains domaines (l’environnement, la santé) semblent attirer plus largement les philosophes sur le terrain, les champs de la philosophie de terrain, pluriels, restent ouverts. Certains travaux s’intéressent à des préoccupations d’ordre phénoménologique : par exemple, dans ses recherches sur la permaculture, Anahid Roux-Rosier interroge ce que cela signifie, du point de vue de l’expérience humaine, d’être inclus.e dans deux communautés, politique et biotique. D’autres approches relèvent de l’esthétique, ou de la philosophie politique. Mentionnons à ce titre le travail mené par Anaïs Choulet sur la santé sexuelle des femmes, qui la conduit à mobiliser la philosophie politique sur le terrain de la santé pour aborder des problèmes touchant aux institutions de santé et aux inégalités d’accès au soin.

Le.la philosophe sur le terrain : une contre-figure du.de la philosophe académique ?

18Quand ces philosophes se rendent sur le terrain, il.elles font le choix de quitter, pour une durée plus ou moins longue, l’université ou le lycée où l’on était habitué à les trouver pour se rendre à l’hôpital ou dans un laboratoire de biologie ; pour aller travailler dans une fondation, ou dans un ministère. Représentent-il.elles pour autant une figure nouvelle du.de la philosophe, en rupture avec le milieu scolaire et universitaire ? Le terrain serait-il une réponse aux critiques formulées à l’encontre de certain.es philosophes qui, prisonnier.ères de leur tour d’ivoire, s’en tiennent à la bibliothèque, à l’institution universitaire, aux cercles des spécialistes, bref, à « l’entre-soi » ? Si une telle conception exprime le désir de certain.es philosophes d’entrer davantage en contact avec divers acteurs sociaux, elle nous semble trop caricaturale pour rendre compte de la réalité de la philosophie de terrain et de sa place dans les études philosophiques en général.

  • 12 Ce qui ne signifie pas qu’un cursus universitaire de philosophie en formation initiale soit le seu (...)

19Il nous semble impossible d’entrevoir ce qu’est une philosophie de terrain sans la concevoir comme une pratique qui soulève des questions méthodologiques, qui exige des médiations conceptuelles et qui requiert une formation disciplinaire solide. Si les « philosophes de terrain » sont « philosophes » avant d’aller sur le terrain, c’est du fait de leur formation disciplinaire : pour la plupart, ils ont suivi un cursus de philosophie à l’université, avec des enseignements spécifiques, ils se sont exercés aux dissertations et aux commentaires de texte, qui exigent un travail de problématisation, de conceptualisation et d’analyse, et ils ont fréquenté un corpus d’auteur.es plus ou moins canoniques12. Tou.tes les intervenant.es présent.es pendant les journées d’étude se reconnaissent dans le qualificatif de « philosophes » qui leur est attribué et mobilisent dans leurs travaux comme dans leurs échanges des outils hérités de leur formation intellectuelle. La philosophie de terrain ne s’oppose donc pas aux autres pratiques de la philosophie et ne cherche pas à les remplacer, en affirmant que toute recherche philosophique exigerait un terrain ; elle ne représente pas davantage le renoncement à toute réflexion in abstracto pour répondre aux demandes de la société civile. La philosophie de terrain n’est pas réductible aux résultats pratiques qu’elle pourrait obtenir, ni le.la philosophe au rôle de consultant.e. On peut dire, sans oxymore, qu’il existe une « philosophie académique de terrain » – expression qu’emploie Julie Henry pour caractériser son propre travail.

Quelle place pour l’histoire de la philosophie sur le terrain ?

20Pas plus qu’elle ne s’oppose à la philosophie académique, la philosophie de terrain ne tourne le dos à l’histoire de la philosophie. Les philosophes de terrain prennent appui sur la tradition philosophique pour éclairer les problèmes théoriques et méthodologiques qui émergent du terrain. Afin de comprendre les diverses significations de la notion de « mort naturelle », Marta Spranzi mobilise le travail de John Stuart Mill sur le concept de nature développé dans Qu’est-ce que la nature ?. C’est à partir de ce texte qu’elle s’interroge sur la norme partagée de la « mort naturelle » et sur les différentes significations qui peuvent lui être attribuées : mort sans artifice, mort spontanée, mort habituelle – autant de représentations associées à une mort dite « bonne ». Laure Aussedat emprunte à John Dewey le concept de « public », qui lui permet d’appréhender son terrain comme un réseau d’acteur.rices plus ou moins directement concerné.es – patient.es, médecins, familles – par un problème commun, une situation vécue comme douloureuse, celle de l’entente de voix. Ce concept l’aide à trouver sa place en tant que philosophe au sein des groupes de parole du « réseau des entendeurs de voix », sans substituer son travail à la réflexivité à l’œuvre sur ce terrain, qui forme ce que Dewey appellerait une « communauté d’enquête‍ ».

21Au-delà d’un ou de plusieurs concepts, c’est souvent un contexte théorique tout entier qui permet d’appréhender un terrain. Dans le cadre de sa direction de programme au Collège international de philosophie, Julie Henry s’est demandé ce que pouvait apporter une anthropologie spinoziste – soit la théorie des affects, des actions et des représentations humaines de Spinoza – pour la compréhension et l’analyse des pratiques contemporaines de soin. Engagée dans plusieurs centres de soin, où elle passe du temps à échanger avec les équipes soignantes et à participer aux groupes de réflexion, elle recourt dans son travail à des textes qui lui permettent de faire un pas de côté, et d’investir ainsi un décalage propre à la réflexion philosophique.

22Même des expériences parfois considérées comme « extra-académiques » se nourrissent d’un héritage philosophique. Damien Delorme a mené ce type d’expérience hors des sentiers battus, dans le cadre d’un projet nommé « Untaking Space » qui l’a conduit à traverser les États-Unis à vélo, de Miami à Vancouver, parcourant 10 000 km à la rencontre d’écotopies – des lieux marginaux d’expérimentations sociales où s’inventent des modes de résistance au système en grande partie responsable de la crise écologique. Mais l’expérience pratique et sensible qu’il a menée l’a conduit à ressaisir des concepts et des modèles fondamentaux de la philosophie environnementale à laquelle il s’est formé. Aussi, ce sont les heures de pédalage au bord de la route, la position subalterne et les rapports de domination qu’elle implique qui ont permis l’émergence de l’idée de « marge » : le fait de partager la condition des « mauvaises herbes » qui prolifèrent dans les marges du bitume et contestent l’autorité des pouvoirs centraux qui s’efforcent de les éradiquer au profit des automobilistes. Quant aux écotopies elles-mêmes, le modèle rhizomatique développé par Deleuze et Guattari lui a permis de comprendre ce qu’il y avait perçu : des alternatives marginales, qui, se sous-tendant les unes les autres de manière horizontale et croisée, progressant de manière imprévisible, essaient de résister à un modèle dominant.

23Mill, Dewey, Spinoza… Si la philosophie de terrain mobilise l’histoire de la philosophie, aurait-elle un lien privilégié avec certains courants philosophiques, utilitaristes ou matérialistes ? Certaines références sont apparues à plusieurs reprises dans les différentes interventions des journées d’étude, le pragmatisme en particulier. En plus de Laure Aussedat, qui emprunte à Dewey des concepts et des outils pour constituer son terrain, Baptiste Morizot reprend au pragmatisme une manière de comprendre la fonction des concepts : en suivant William James dans Le pragmatisme, il estime que la pertinence d’un concept se mesure à sa capacité de nous guider sur le terrain. Anaïs Choulet, quant à elle, envisage son travail de recherche sur le toucher dans la relation médicale comme une manière de réaliser le projet du pragmatisme, en considérant les conséquences pratiques du savoir théorique que l’on produit. Elle considère la philosophie de terrain comme une réponse philosophique à la critique féministe qui reproche à la philosophie d’être détachée tant du contexte de production de la connaissance que des problèmes matériels rencontrés par les victimes de stratégies de domination et d’oppression. D’après elle, la philosophie de terrain peut échapper à ce procès d’abstraction quand elle entretient un rapport constant avec l’expérience, se sait activité engagée dans la vie matérielle et s’accompagne de la conscience de ses implications sociales.

24Si la philosophie de terrain semble ainsi entretenir une relation privilégiée avec les courants philosophiques qui accordent de l’importance à la notion d’expérience, comme le pragmatisme, ce rapport est cependant loin d’être exclusif et, on l’a vu avec Spinoza ou Deleuze, d’autres références peuvent être mobilisées avec profit.

  • 13 C’est ainsi qu’Anne Fagot-Largeault désigne Fabrice Gzil quand elle signe la préface du livre tiré (...)

25Le.la philosophe de terrain n’est pas pour autant toujours conduit.e à mettre l’histoire de la philosophie au centre de son approche. Si Anne Fagot-Largeault qualifie Fabrice Gzil de « philosophe de terrain »13, en référence au travail qu’il a mené au cours de sa thèse sur la maladie d’Alzheimer, c’est du fait de l’originalité de son objet et de sa méthode par rapport à l’histoire de la philosophie qui, à cette époque, était déjà, selon lui, « derrière lui ». Il importait en effet à Fabrice Gzil de changer de perspective, et de mettre ses compétences au service de la réflexion sur un problème contemporain, en tant que philosophe et citoyen engagé dans la société civile – dans la mesure où la philosophie qu’il pratique ne réside pas dans une constante exégèse d’elle-même.

Quelles méthodes pour une philosophie de terrain ? Des emprunts aux sciences sociales à l’invention de nouvelles méthodes philosophiques

Pourquoi aller sur le terrain quand on est philosophe ?

26On peut dégager trois types de raisons de constituer un terrain de recherche. Cette démarche peut d’abord être appelée par la connaissance de l’objet, lorsque la nature de celui-ci rend nécessaire de compléter les sources écrites par une expérience en première personne : il s’agit de raisons d’ordre épistémique. C’est le cas d’Anahid Roux-Rosier par exemple, qui a jugé indispensable, pour aborder la permaculture, de partir à la rencontre de celles et ceux qui la pratiquent sur leurs exploitations, non seulement du fait de la relative rareté des documents disponibles sur le sujet, mais aussi afin de comprendre comment les valeurs énoncées dans ces textes de référence – en particulier la notion de « respect de la terre » – sont traduites dans la pratique. Les sources écrites apparaissent ici insuffisantes, non seulement de fait, mais aussi en droit, pour aborder une pratique par laquelle une pensée de la nature et des écosystèmes s’incarne dans des gestes. Pour la chercheuse, son terrain s’apparente à une bibliographie à déchiffrer et interpréter.

27Un deuxième ensemble de motivations regroupe les raisons éthiques : il s’agit d’éviter une posture de surplomb sur la question étudiée et les acteur.rices concerné.es. Impératif éthique qui revêt souvent une signification politique. C’est le cas de Christiane Vollaire, qui attribue une place centrale, dans son travail, à la parole des personnes avec qui elle s’entretient, en l’occurrence, les ouvriers de la mine d’or de Skouries, en Grèce. Elle s’attache à révéler, sans les reconduire, les rapports de domination qui caractérisent leur situation, et à faire une place dans la recherche philosophique à des préoccupations et à des acteur.rices qui n’y sont pas habituellement entendu.es. La « politique de l’entretien » qu’elle propose refuse d’adopter la position de l’intellectuel face au praticien, et ne considère pas les personnes avec qui elle s’entretient comme objets d’une enquête, encore moins comme victimes d’un rapport de pouvoir, mais comme sujets d’une rencontre et détentrices d’une expertise qu’elle met sur le même plan que la compétence philosophique dans la construction d’une intelligence collective de la situation.

28Enfin, un dernier groupe de facteurs permet de justifier le recours au terrain : il s’agit des raisons personnelles. On peut en effet comprendre un tel choix en l’inscrivant dans le parcours de formation du.de la chercheur.euse – qu’il s’inscrive dans la continuité d’une formation en sciences sociales ou qu’il constitue une prise de distance avec une formation philosophique jugée trop abstraite. Sans oublier que le goût du contact humain et l’attrait de la découverte d’un autre milieu ne sont pas sans jouer sur le choix d’une telle méthode.

29Ces trois types de raisons que nous distinguons par analyse apparaissent en fait souvent inextricablement liées. Le travail d’Anaïs Choulet le montre bien. Son étude sur le toucher dans la relation thérapeutique se fonde non seulement sur des sources bibliographiques, mais aussi sur les observations et auto-analyses qu’elle mène sur sa propre expérience en tant que membre d’une association féministe de santé sexuelle d’une part, et praticienne de shiatsu d’autre part. Elle justifie ce choix par des raisons liées à l’efficacité dans la recherche, à sa responsabilité en tant que chercheuse, et à son engagement militant. Cet ancrage dans l’expérience, qu’elle considère comme en rupture avec une pratique exclusivement bibliographique de la philosophie, lui semble être le seul moyen d’échapper au paradoxe qui consisterait à traiter du toucher sans impliquer d’une manière ou d’une autre le corps lui-même dans sa méthodologie, et de produire un discours qui ne soit pas surplombant – deux préoccupations qui président aussi à ses engagements extra-académiques déjà mentionnés.

30Pour de nombreux.ses « philosophes de terrain », investir un terrain s’est imposé comme une « nécessité » qui semblait d’abord relever du bon sens (il apparaît impossible de faire autrement) avant d’être justifiée a posteriori par une réflexion méthodologique. La justification épistémique du recours au terrain n’est pas la seule raison scientifique valable, face à des raisons éthiques qui s’imposeraient au.à la chercheur.euse de manière externe, et à des facteurs personnels qui pourraient passer pour anecdotiques. Au contraire, c’est en identifiant ces différents motifs, en reconnaissant leur intrication et en les prenant en considération dans une approche réflexive que l’on peut produire une approche scientifique de l’objet.

Quel rôle pour le terrain dans un travail philosophique ?

31Quelle place le terrain peut-il occuper dans un travail philosophique qui se fait habituellement sans lui ? À quelles étapes et à quels niveaux de la recherche philosophique (problématisation, conceptualisation, argumentation, formulation d’hypothèses et d’objections, etc.) intervient-il ? 

32Si le terrain n’occupe pas la même place dans les différents types de recherches, la diversité des approches adoptées laisse apparaître une exigence minimale : celle de ne pas cantonner le terrain à une fonction illustrative, au mieux superflue, au pire réductrice. Le terrain n’illustre pas une théorie qui aurait été élaborée en amont, il contribue au contraire à la construire, même de manière minime. La reconnaissance de ce potentiel (trans)formateur du terrain pour la théorie semble être une caractéristique commune aux démarches de philosophie de terrain.

  • 14 D. Pauly, « Anecdotes and the shifting baseline syndrome of fisheries », Trends in Ecology & Evolu (...)

33De manière incidente ou délibérée, le terrain constitue une mise à l’épreuve des concepts et des hypothèses. Il peut conduire le.la chercheur.euse à redéfinir certains concepts. Une simple anecdote glanée sur le terrain peut être l’occasion d’une révision conceptuelle. Marine Fauché raconte que lors de la visite d’un espace aménagé comme pâturage, un écologue lui indique que lorsqu’il faisait sa thèse, une forêt de pins et de bouleaux se tenait à la place de ce paysage pastoral : avant son réaménagement, la biodiversité de ce lieu était plus grande. Elle fait remarquer que l’anecdote constitue ici un type de savoir – que le biologiste Daniel Pauly appelle un « savoir d’avant »14 – qui modifie la compréhension de certains concepts. Cette simple remarque lui permet d’envisager différemment son usage des notions de « restauration » et d’« état initial », des notions qui sont centrales dans la philosophie environnementale, et qu’elle avait déjà mobilisées dans un précédent travail bibliographique et théorique.

34Dès lors, l’épreuve du terrain peut amener à reformuler des problèmes qui ont été mal posés par la tradition philosophique. C’est du moins la position que défend Baptiste Morizot : l’observation des comportements des loups face aux marquages olfactifs laissés par leurs congénères l’a conduit à remettre en question le dualisme posé par la philosophie moderne entre le rapport de logos qui serait caractéristique des êtres humains et les rapports de force qui régiraient le monde animal et naturel. Il propose ainsi d’étendre l’emploi de la notion de diplomatie à certaines espèces non humaines.

Comment ces méthodes s’approprient-elles les outils des sciences humaines et sociales ?

35Si, comme on a pu le voir, la philosophie peut emprunter aux sciences sociales plusieurs outils de l’enquête qualitative – l’observation participante, l’entretien ethnographique, le journal de terrain, l’enquête auto-ethnographique –, il est difficile d’appréhender les divers usages qui en sont faits en philosophie.

36Au cours des journées d’étude, la question initialement formulée de la spécificité de l’approche philosophique dans la reprise de ces méthodes a achoppé sur plusieurs difficultés. Une telle spécificité n’a en effet pu être trouvée ni dans des opérations philosophiques comme la formulation de problèmes ou la création de concepts, lesquelles ne sont pas l’apanage de la philosophie, ni non plus dans une « attitude philosophique » dont le.la chercheur.euse serait pénétré.e tout au long de sa recherche, tant cette mystérieuse attitude s’est révélée difficile à caractériser lorsqu’elle a été convoquée.

37La question de la spécificité nous paraît donc devoir être abandonnée, d’une part parce que, traitée par un public formé en majorité à la philosophie davantage qu’aux sciences sociales, elle court le risque de méconnaître ou de simplifier le travail des chercheur.euses des autres disciplines, d’autre part parce qu’elle présuppose une frontière tranchée entre les disciplines, constituée historiquement au milieu du XXe siècle par l’institution universitaire, mais aujourd’hui remise en cause par certaines recherches transdisciplinaires d’ailleurs représentées dans les discussions. Il nous apparaît donc préférable de traiter la question de la méthode pour elle-même, en nous situant à l’intérieur de notre discipline où elle a tout son sens.

38Cette question ainsi reformulée a pu faire apparaître la diversité des approches et la créativité méthodologique des chercheur.euses en philosophie de terrain. L’élaboration par chacun.e d’une approche adaptée à son objet, à partir de la richesse des théories et des outils de la philosophie et des sciences humaines et sociales, permet de mettre en place des méthodes diverses.

39À titre d’exemple, Brenda Bogaert, initialement formée à la sociologie, explique que le passage à la philosophie pour ses recherches sur le « patient acteur de sa santé » lui a permis de mettre au point une méthode plus exploratoire afin d’intégrer davantage les patient.es dans la réflexion. S’inspirant des travaux de Martha Nussbaum en philosophie et de Brenton Prosser en sociologie, elle a composé une méthodologie fondée sur l’attention aux émotions afin de mieux investir son terrain, un groupe de parole de personnes atteintes d’épilepsie. L’étude de la manière dont ces personnes parlaient de la peur (celle renvoyée par les soignants, mais aussi par les familles et la société tout entière) lui a permis d’aborder la notion de patient-acteur à l’échelle de la société et non uniquement à l’échelle de la relation médecin-patient.

40Les chercheur.euses en philosophie de l’environnement entendu.es lors de la deuxième journée ont également souligné l’importance de créer des méthodes à même de prendre en compte la particularité de leur objet. La nécessité de réinterpréter les outils élaborés pour des terrains compris comme milieux d’interconnaissance devient manifeste lorsque ces terrains sont composés de vivants non humains. Mieux que les méthodes de l’enquête qualitative, pensées pour ressaisir des discours, ce sont les savoirs hérités des naturalistes et éthologues, réinvestis dans une pratique de pistage, qui ont permis à Baptiste Morizot de mieux comprendre le loup pour repenser philosophiquement le problème de la cohabitation humains/non-humains.

41De tels exemples permettent de répondre à l’objection souvent opposée aux philosophes de terrain, selon laquelle cette démarche ne peut faire l’économie d’une formation extensive aux méthodes de l’enquête qualitative. Il est clair qu’aller sur le terrain ne s’improvise pas, et il peut s’avérer utile, voire nécessaire, de prendre connaissance de l’histoire de cette notion et sur les réflexions méthodologiques qu’elle suscite dans les sciences sociales. Cependant, la question de la formation ne saurait être réduite à celle de la possession d’un diplôme ni à celle de la maîtrise des différentes méthodes existantes (entretien, observation participante, focus group, etc.) si celles-ci sont appréhendées comme autant d’outils à appliquer tels quels aux différentes situations.

42La réponse à cette question dépend là encore de l’objet étudié : dans certains cas, une formation aux sciences sociales n’est ni la seule ni la mieux indiquée pour compléter la formation philosophique, et le.la chercheur.euse peut puiser dans d’autres champs disciplinaires pour élaborer sa méthode (l’écologie et l’éthologie dans le cas de Baptiste Morizot mentionné précédemment, la biologie ou la médecine pour des questions de bioéthique, etc.). Dans d’autres cas, il est possible de revendiquer une perspective proprement philosophique sur une situation, aux côtés de travaux d’autres disciplines. Ainsi Julie Henry souligne-t-elle la complémentarité de son travail et de celui de la sociologue des organisations Audrey Vézian dans le projet de recherche TRADIP’Onco (Trajectoires patients et division des tâches dans les prises en charge en oncologie). Si les deux chercheuses se penchent sur les processus d’interaction préexistants à ces prises en charge, la sociologue étudie la manière dont les acteurs organisationnels interprètent les contraintes, tandis que la philosophe soulève les questions de la constitution de l’identité professionnelle des médecins en fonction de leur milieu de formation et d’exercice, et de la constitution pour les patient.es d’un champ d’actions possibles en amont de l’accès au soin.

  • 15 En ce qui concerne les manuels de terrain, mentionnons, pour n’en citer qu’un, le Guide de l’enquê (...)
  • 16 « Savoirs et terrain dans le champ de la santé : enjeux éthiques et épistémologiques », séminaire (...)
  • 17 PhilosoField, « Du terrain en philosophie », projet junior de l’université Jean Moulin Lyon 3, en (...)

43Ce qui apparaît nécessaire, ce n’est pas tant d’avoir été formé.e aux méthodes de terrain, que d’identifier les ressources, outils et méthodes les plus pertinents pour aborder son objet, et surtout de développer à leur endroit une réflexivité constante. Pour ce faire, les étudiant.es et chercheur.euses peuvent se servir des différentes ressources à leur disposition : non seulement les formations, diplômantes ou non, aux méthodes de terrain et aux autres disciplines concernées, les ressources écrites et manuels15 sur ces questions, mais aussi les échanges avec leurs camarades, collègues et enseignant.es. Pendant les journées d’étude, plusieurs personnes ont d’ailleurs exprimé le désir de créer ou de voir se créer des séminaires pour traiter de ces questions. En 2019, Marta Spranzi a lancé avec Marie Gaille un séminaire de chercheur.ses en philosophie de terrain dans le domaine de l’éthique en santé16. Nous poursuivons nous-mêmes cette réflexion collective dans le cadre d’un projet junior à l’université Lyon 317.

Quelles finalités pour une philosophe de terrain ? Diffusion des résultats, appréhension des conséquences et modalités de retours

44Si les philosophes qui pratiquent le terrain bénéficient d’une forme de liberté vis-à-vis des procédés et des pratiques de leur discipline d’origine, cette créativité méthodologique doit être mise au service des finalités de la recherche – d’autant plus sensibles et exigeantes que l’enquête qualitative les associe non seulement au monde académique, mais aussi à des personnes et à des milieux en dehors de l’université. Cette notion de finalité doit être entendue au sens large : aussi bien les livrables attendus (article, ouvrage, thèse, communication, compte-rendu, etc.) que les effets induits par la recherche dans le domaine académique, sur le terrain, et parfois même dans les débats actuels ; aussi bien la production de connaissances en elle-même que la mise en réseau des individus et des groupes autour de ces savoirs.

45La multiplicité des destinataires et la diversité des adresses conduisent le.la chercheur.euse à composer avec des intérêts divergents, entre ses propres aspirations, le cadre de l’institution et l’intrication du social : faut-il les reconnaître dans leur irréductible spécificité, ou essayer de trouver un compromis ? Les travaux présentés lors des journées d’étude ont été confrontés à une double exigence : garantir la validité des résultats sur le plan philosophique et contribuer à répondre aux problèmes rencontrés sur le terrain. Face à ces enjeux, nous ne prétendons pas défendre une position unilatérale, mais plutôt faire entendre différentes propositions, qui déjouent une série d’écueils que nous avons pu identifier, en fonction de la singularité de la recherche comme du contexte dans lequel elle s’inscrit.

Résultats et visées : enjeux de diffusion

46Qu’il s’agisse de la publication des résultats dans les cercles scientifiques ou de leur valorisation auprès du grand public, la diffusion constitue aujourd’hui un enjeu éthique pour la recherche, toutes disciplines confondues. On peut même y voir avec María Grace Salamanca González la question inaugurale de toute démarche épistémique, consubstantielle de celle qui constitue la position du.de la philosophe de terrain : qui produit les connaissances, pour qui, pourquoi et comment ?

47Si tout.e chercheur.euse est tenu.e de se projeter vers l’aboutissement de ses travaux, non seulement en termes de résultats obtenus mais aussi d’effets induits, la particularité du terrain consiste en ceci que nos interlocuteur.rices sont autant sujets qu’objets de la recherche. De ce fait, les échanges tenus pendant les journées d’étude amènent à s’interroger sur l’inclusion des acteur.rices du terrain dans les recherches. Si tous les travaux leur donnent un rôle important dans l’élaboration philosophique, ils ne le font pas tous de la même manière : certains travaux ne reprennent pas l’expression de « co-recherche » à leur propre compte, là où d’autres s’en réclament plus aisément.

48Julie Henry, en faisant émerger des réflexions à partir des problèmes rencontrés sur le terrain par ses collègues professionnel.les de santé, considère que sa recherche ne porte pas sur ces personnes, mais se fait avec elles. Pour autant, elle ne conçoit pas le travail qu’elle y mène comme une démarche de co-analyse ou de co-recherche : ses interlocuteur.rices ne sont pas chercheur.euses en philosophie, pas plus qu’elle n’est médecin ni biologiste. De même qu’elle ne prétend pas être compétente pour évaluer le travail de ses collègues d’autres professions, il.elles ne sont pas habilité.es à évaluer la pertinence du travail qu’elle fournit.

49Brenda Bogaert, dont la thèse s’intitule Patient Life Empowerment: Toward a Patient Developed Approach, considère quant à elle les patient.es comme de véritables « partenaires épistémiques » de la recherche. Elle est d’autant plus sensible à leur inclusion qu’il.elles sont considéré.es comme des personnes « vulnérables », qui voient leur autonomie et leur pouvoir d’agir mis à mal. Cela se traduit dans son travail par le glissement d’une pratique classique d’observation dans des groupes de parole où elle demeurait silencieuse, à la co-création d’une pièce dramatique avec ces mêmes patient.es sur le vécu de l’épilepsie dans notre société. Plutôt que de transmettre des connaissances à celles et ceux sur lesquel.les porte la recherche, elle a choisi de les faire pleinement participer comme sujets et de s’ouvrir elle-même à leurs émotions, à la faveur des changements de rôle que permet le théâtre. Il ne s’agissait plus pour elle d’une simple méthode impliquant l’étape de la restitution, mais d’un authentique engagement citoyen, où la transmission de connaissances prend la forme d’un échange réciproque.

50Le.la chercheur.euse doit négocier sa place sur le terrain, en contractant un « échange de bons procédés » avec celles et ceux qui en gardent l’accès – ce qui n’est pas toujours sans difficulté. Ainsi Brenda Bogaert a dû concilier les attentes de la direction et du personnel soignant de l’hôpital avec les fondements de sa recherche : pareille à une « équilibriste », elle a cherché à servir leur cause (sensibiliser le public à cette maladie méconnue) sans négliger l’intérêt des malades ni son propre objectif scientifique, qui tendent davantage à converger. En effet, en travaillant sur le rapport entre le vécu intime de cette condition et le modèle biomédical du patient-acteur, la chercheuse a été amenée à restaurer l’intégrité et l’initiative de la personne vulnérable face au pouvoir médical, dans la perspective du soin. Au-delà des demandes implicites et des pressions diverses, il convient aussi de prendre en compte la simple curiosité comme l’intérêt bien légitime que peuvent porter au résultat final les personnes qui se sont investies dans une recherche.

  • 18 G. G. Harpham, « The hunger of Martha Nussbaum », Representations, vol. LXXVII, no 1, 2002, p. 52- (...)

51Car la reconnaissance de cette attente pourrait bien constituer un levier pour le.la philosophe désireux.se de s’adresser au public concerné par son travail et de lui être utile par ses compétences propres. À cet égard, Brenda Bogaert mentionne l’article de Geoffrey Galt Harpham intitulé « The hunger of Martha Nussbaum »18, qui présente cette dernière non comme une philosophe ayant des préoccupations sociales, mais comme une réformatrice sociale pétrie de philosophie. À condition d’être inventive sur le plan méthodologique et d’observer une stricte intégrité scientifique, rétorque Brenda Bogaert, pourquoi son engagement dans les cercles humanitaires et politiques l’empêcherait-il d’être pertinente sur le plan académique ? En ce qui la concerne, elle souhaite aborder son objet en philosophe afin de ne pas seulement décrire une réalité (qu’est-ce que c’est qu’être épileptique aujourd’hui ?), mais aussi dégager des possibilités (dans ces conditions, comment peut-on devenir acteur.rice de son parcours de soin ?). L’engagement citoyen de Brenda Bogaert découle de son engagement en tant que chercheuse sur le terrain, et n’est pas à l’origine de celui-ci. L’objet de recherche et le terrain affilié peuvent très bien ne pas correspondre aux convictions du.de la philosophe, voire être antagonistes avec elles. Là encore, il n’est point de terrain privilégié, il n’est que des terrains investis dans la mesure où il a été décidé que cela était pertinent dans une démarche scientifique.

Conséquences et transformations : effets sur la recherche

  • 19 Ces notions sont souvent revenues au cours des journées d’étude.

52L’attention portée aux finalités de la philosophie de terrain révèle le risque d’un malentendu : le.la philosophe apparaît souvent aux yeux des acteur.rices du terrain comme une figure critique ou normative. S’il s’agit d’une attente, on voit en lui.elle un.e conseiller.ère privilégié.e ; si c’est une crainte, un.e donneur.euse de leçons. Cet écueil renvoie à deux figures opérant comme repoussoir : d’un côté le.la philosophe reclus.e dans sa tour d’ivoire, qui plane au-dessus des affaires humaines tout en prétendant les normer, de l’autre le.la philosophe ultra-médiatique, engagé.e sur tous les fronts dans la cité. Faire face aux expectatives du terrain n’est jamais chose aisée, à plus forte raison quand elles creusent l’ambiguïté de la posture philosophique. Cette dernière ne saurait se réduire aux caricatures précédentes, mais elle n’en cultive pas moins le pas de côté, parfois un franc recul, ainsi que l’implication ou l’engagement19.

53C’est justement en changeant de position – le corps à vélo, le rythme du pédalage, le partage de la route – que Damien Delorme a pu échapper à la pression de l’obligation de résultat, à l’influence des stéréotypes et à l’impératif d’utilité, pour réactiver une certaine spontanéité philosophique. Non pas que le « cyclonaute » vive une expérience absolument gratuite et hors cadre : le projet « Untaking space » a donné lieu à l’écriture régulière de billets de blog, à des séances de partage avec des élèves de terminale, à des conférences dans des associations, et a finalement nourri la thèse de son auteur sur « la crise du concept de nature dans la philosophie de l’environnement ». Mais cette « aventure spirituelle », qui a trouvé son impulsion en dehors de la philosophie académique, révèle bien la fertilité d’un « terrain sauvage ». Patrick Degeorges, quant à lui, semblait au contraire regretter, dans sa mission gouvernementale, l’isolement provoqué par la logique des corps d’État : être coupé d’une communauté de recherche a pu lui donner le sentiment que sa contribution proprement philosophique à l’élaboration de politiques publiques s’essoufflait progressivement.

54Ce qu’on présente couramment comme deux voies possibles pour la carrière philosophique – le choix de la transmission auprès de publics variés (enseignement, publication à grand tirage, journalisme, émissions grand public, conseil, etc.), ou celui de la spécialisation dans la recherche – constituerait en définitive moins une alternative entre deux métiers qu’une dynamique professionnelle.

  • 20 R. Frodeman et A. Briggle, Socrates Tenured: The Institutions of Twenty-First-Century Philosophy, (...)

55C’est notamment ce que révèle la philosophie de terrain, par sa tendance à questionner le partage établi entre les différents statuts : qui collecte les données et qui les théorise, qui fait l’objet de la connaissance et qui en est le sujet, qui s’adresse aux experts et qui sert de relais à une audience plus large, qui est formé.e à telle pratique et qui la défend sur la place publique, etc. À l’instar d’Anaïs Choulet, qui coiffe résolument différentes « casquettes », même si les fonctions auxquelles elles renvoient se superposent moins qu’elles ne s’interpénètrent. Damien Delorme se reconnaît pour sa part dans la mobilité de la « navette », qui circule entre les milieux académique, pédagogique, associatif, militant, politique, etc. Cette image n’est pas sans rappeler la « field philosophy », qu’il a découverte au cours de son voyage philosophique, à l’occasion de sa visite à l’université de Denton au Texas, où il a rencontré Robert Frodeman et Adam Briggle. Les deux auteurs de Socrates Tenured20 montrent comment l’institutionnalisation de sa discipline à l’université a conduit le.la philosophe à renoncer à jouer un rôle dans la société en tant que professionnel.le de la réflexion par problèmes et par concepts. Sans remettre en question la pertinence des travaux qui ne se donnent pas cet objectif, ils appellent de leurs vœux l’émergence d’un champ de recherches qui soit davantage aux prises avec des enjeux sociaux. Il devient dès lors possible pour le.la philosophe de pluraliser son champ d’action légitime en circulant d’une sphère à l’autre, de l’université au terrain, et du terrain à l’université, en passant par différents modes de transmission et de diffusion.

Relations et retours : pratiques de restitution

56Il arrive que les acteur.rices de terrain soient déçu.es par l’issue d’une enquête, parce que le.la chercheur.euse qu’il.elles ont fréquenté.e – parfois de façon prolongée, ou même intime – repart pour donner forme à son travail et élaborer ses résultats. Aussi parce qu’il.elles se sont investi.es dans cette recherche, mais ne se reconnaissent pas toujours dans les retours qu’on leur fait parvenir. Comment un projet qui leur a paru si prometteur, un partenariat qui promettait d’être si fécond, a-t-il pu aboutir à un texte ou un exposé qui semble très éloigné de cette expérience partagée, qui s’avère inutilisable pour elles.eux, et qui peut même leur laisser le sentiment amer d’avoir été instrumentalisé.es ?

  • 21 Nombreux.ses sont les invité.es de nos journées d’étude à avoir témoigné de ces difficultés à un m (...)

57De son côté, le.la chercheur.euse peut souffrir des assignations dont son travail ou sa personne font l’objet, au point de vouloir mettre fin à ce qu’il.elle voit comme une tentative de récupération de son projet scientifique21. On est parfois agacé.e, voire franchement effrayé.e, par la manière dont le grand public accueille à bras ouverts ces initiatives : enfin de la philosophie qui va servir ! D’autant plus que l’exigence de rentabilité, en termes d’application sociale directe ou de classement scientifique international, constitue un critère de financement de la recherche de plus en plus clairement assumé par les pouvoirs publics. Le.la philosophe peut alors se retrouver pris.e en étau entre cette injonction à l’utilité et une définition traditionnelle de la philosophie comme discipline libérale au sens antique du terme – qui tient davantage de l’activité indépendante de l’esprit que d’une pratique soumise à des contraintes matérielles et subordonnée à des fins extérieures.

  • 22 Trois références ont été proposées : B. de Sousa Santos, Una epistemología del sur: la reinvencíon (...)

58Pour sortir de cette impasse, María Grace Salamanca González met en cause le principe de la restitution : quand elle se conforme au modèle économique de la transaction, elle n’est qu’un échange conditionnel, procédural et ponctuel entre le.la chercheur.euse et son terrain, qui peut reconduire les rapports de domination existants. Dans la perspective de la théorie critique d’Amérique latine et des méthodologies horizontales22, María Grace Salamanca González estime que la recherche est toujours située géographiquement, culturellement et socialement : faire de la philosophie consiste alors à entreprendre à la fois une réflexion existentielle et une action politique, par le simple fait de créer des relations de réciprocité avec les autres. Toute interaction se produit dans l’espace public, elle doit donc composer avec une diversité de partenaires, qui engagent leurs compétences et leur subjectivité dans une dynamique ouverte. Dans le cas particulier de sa recherche menée au Mexique dans le cadre de sa thèse intitulée Soin et résistance en anthropocène : l’éthique du care médical et environnemental à partir de l’exemple de la médecine florale, María Grace Salamanca González a choisi d’appliquer ce principe sous la forme d’une réciprocité stricte : à ceux et celles qui lui donnent de leur temps, elle donne de son temps en retour ; à ceux et celles qui lui confient leur témoignage, elle confie le sien. Si cette manière de procéder n’est pas adaptée à tous les terrains, cette réflexion sur le passage d’un modèle transactionnel de l’échange à un modèle de réciprocité nous semble pouvoir être transposée sous une forme ou une autre à de nombreuses approches en philosophie de terrain.

59Ce souci de réciprocité et cette attention portée à la singularité des participant.es à la recherche dans le cadre du terrain peuvent aussi inciter à réviser certaines règles formelles établies en philosophie. Ainsi, Anahid Roux-Rosier se demande comment faire le récit de ses rencontres avec les permaculteur.rices et de la découverte de ces initiatives locales. Il faudrait selon elle assumer dans l’écriture la reconnaissance d’une recherche menée à la première personne du singulier, pour faire émerger ses questionnements et sa sensibilité sur le terrain.

  • 23 P. Bazin et C. Vollaire, « Qui est nous ? », exposition à la Maison de la photographie Robert Dois (...)
  • 24 B. Morizot, Sur la piste animale, Arles, Actes Sud, 2018 ; et Id., Manières d’être vivant, Arles, (...)

60Ce sont aussi les stratégies de publication qui évoluent afin de toucher un public plus diversifié (le milieu médical, politique, artistique, etc.), voire élargi aux lecteur.rices néophytes. Par exemple, Christiane Vollaire privilégie une exposition culturelle pour diffuser ses travaux, en dehors donc du milieu universitaire, dans une visée artistique et politique23. Baptiste Morizot, quant à lui, choisit de publier certains de ses travaux sous la forme d’essais pour rendre ses carnets de terrain accessibles à un plus grand nombre24.

  • 25 Elle fait remonter cette prise de conscience à la soutenance d’un précédent travail de recherche m (...)

61Les travaux de philosophie de terrain sont rendus publics : ils sont ouverts à la discussion et à la critique, non seulement auprès d’un public élargi, mais aussi au sein du champ philosophique lui-même. Si les philosophes de terrain se rencontrent lors de journées d’étude ou de séminaires afin d’échanger sur leur propre pratique et d’avancer ensemble, leurs travaux intéressent aussi la « communauté philosophique » en son ensemble. En fin de compte, on peut considérer, avec María Grace Salamanca González, que la réception constitue un « enjeu épistémologique » et une « tâche existentielle » pour la philosophie de terrain25.

Conclusion

62La philosophie de terrain constitue depuis peu un champ nouveau qui fait partie intégrante de la philosophie, tout en en renouvelant les formes, les objets et les méthodes, ouvrant ainsi de nouvelles possibilités de recherche. Les chercheur.euses en philosophie qui recourent à un travail de terrain mobilisent les savoirs et les compétences philosophiques, en puisant notamment dans l’histoire de la philosophie (concepts, textes, corpus, méthodes philosophiques). C’est de cette démarche que les recherches en philosophie de terrain tirent leur créativité méthodologique, au moment où le.la philosophe réinvestit des instruments conceptuels en dehors de l’université ou de la bibliothèque, et au moment où il.elle s’approprie, selon les objets de ses recherches, des outils et des réflexions issus des sciences humaines et sociales. Les travaux en philosophie de terrain se caractérisent donc par une grande souplesse au moment d’articuler différentes disciplines, ou de s’intéresser à de nouveaux objets. La philosophie de terrain contribue ainsi à enrichir la philosophie dans sa tradition bibliographique, et bien souvent historienne, sans pour autant la concurrencer, ni revendiquer une exclusivité de la pratique philosophique.

63Ce n’est pas parce qu’un.e philosophe mobilise un terrain pour son travail qu’il.elle se cantonne à une seule fin d’utilité, ou qu’il.elle cède devant l’injonction actuelle à la productivité et à la rentabilité. Pour autant, cette pratique philosophique se soucie de son actualité : elle se nourrit des échanges avec les personnes du terrain et elle favorise une diffusion élargie de ses résultats. Dans la mesure où les travaux de terrain menés sur des objets contemporains intéressent un public qui s’étend souvent au-delà des cercles universitaires, les modes d’écriture et de transmission font l’objet d’une attention particulière, ainsi que la façon dont les résultats des recherches vont à la rencontre des personnes concernées.

64Le présent texte n’épuise pas la richesse des échanges qui ont eu lieu pendant les deux journées d’étude ; il ne se substitue pas non plus à la réflexion menée par chacun.e des intervenant.es. À partir de ces diverses considérations, il s’agissait pour nous de ressaisir les thèmes et les enjeux qui nous ont semblé récurrents et importants, et de proposer une manière d’appréhender la pratique du terrain en philosophie, afin de poursuivre la réflexion sur les objets, les méthodes et les finalités des démarches en philosophie de terrain. En ce sens, la formation d’une communauté de recherche nous semble essentielle. Sans uniformiser les diverses pratiques, au risque de réduire leur variété à un protocole unique et de nuire à la créativité des recherches, sans aligner la philosophie de terrain sur les sciences humaines et sociales, une telle communauté serait un lieu d’échanges renouvelés. Nous espérons que ces échanges se poursuivront, à l’occasion d’autres initiatives, qui se font de plus en plus nombreuses.

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Annexe

Liste des interventions des journées d’étude « Une philosophie de terrain ? »

Première journée : Philosophie et santé (29 janvier 2019, École normale supérieure de Lyon)

Jean-Philippe Pierron, « Le renouveau des relations entre philosophie et terrain »

Julie Henry, « Des prises en charge oncologiques à Dewey et retour : quel sens et quel usage des concepts philosophiques sur le terrain ? »

Marta Spranzi, « Pour une approche “heuristique” de l’éthique : décision médicale et valeurs »

Fabrice Gzil, « Le philosophe et la vie : leçons tirées d’une immersion dans le monde de la maladie d’Alzheimer »

Anastasia Markoff-Legrand, « La méthode complexe : mise en perspective d’une éthique impliquée dans une étude de terrain sur la loi Claeys-Léonetti et l’accompagnement de la fin de vie »

Laure Aussedat, « L’expérience délicate du terrain en philosophie ou l’interaction du philosophe au sein d’une “communauté d’enquête” : l’exemple d’une recherche avec les entendeurs de voix »

Brenda Bogaert, « L’intruse : faire du terrain en philosophie pour une chercheuse ancrée dans une tradition sociologique du terrain »

Anaïs Choulet, « Quand la philosophie touche aux questions de santé sexuelle : retours sur une recherche pragmatique ancrée dans la militance féministe et la pratique thérapeutique »

Seconde journée : Philosophie et écologie (11 avril 2019, université Jean Moulin Lyon 3)

Christiane Vollaire, « Une écosophie de terrain ? »

Baptiste Morizot, « La philosophie comme artisanat cartographique : ce que le terrain fait aux concepts »

Patrick Degeorges, « Retour d’expérience »

Anahid Roux Rosier, « Dialectique expérimentale la permaculture comme terrain philosophique »

Damien Delorme, « Le voyageur-philosophe est-il un philosophe de terrain ? »

Marine Fauché, « Biodiversité : du concept aux pratiques. Retours sur quelques terrains d’écologues, et leurs usages philosophiques possibles »

María Grace Salamanca González, « Le terrain comme scène existentielle : un regard porté sur les recherches transdisciplinaires de l’Amérique du Sud »

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Notes

1 Le livre-manifeste de Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain, publié aux éditions Créaphis en 2017, a participé à consacrer l’expression. Un an auparavant, en juin 2016, se tenaient à Nanterre des journées d’étude qui s’intéressaient à « l’enquête de terrain » menée en philosophie autour des problématiques soulevées par le travail contemporain (« Le philosophe et l’enquête de terrain : le cas du travail contemporain », journées organisées par Sophiapol, université Paris-Nanterre, LabTop-CRESPPA, université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, CEPERC (UMR CNRS 7304), Aix-Marseille Université, avec le soutien du DIM-GESTES et du programme ANR « PhilCenTrav »). Dans cet article, nous travaillons à construire une définition de la « philosophie de terrain » éclairée par d’autres réflexions et pratiques.

2 La première de ces journées d’étude, consacrée aux travaux en philosophie de la santé, s’est tenue le 29 janvier 2019 à l’ENS de Lyon, et la seconde, dédiée au domaine de l’écologie, a eu lieu le 11 avril 2019 à l’université Jean Moulin Lyon 3. Nous remercions pour leur soutien le labex Comod, l’IHRIM, l’IRPhiL, et l’école doctorale de philosophie « Histoire, Création, Représentation ». Merci aussi à Jean-Philippe Pierron qui nous a fait confiance pour l’organisation de ces journées d’étude, ainsi qu’aux intervenant.e.s qui ont accepté notre invitation. Les titres de leurs communications se trouvent en annexe.

3 Si nous espérions que ce critère provisoire pourrait laisser la place à un autre qui nous permettrait de saisir la spécificité d’une approche philosophique du terrain (conceptualisation, problématisation, etc.) par rapport à celle d’autres disciplines, il nous a fallu reconnaître qu’il était difficile de proposer un tel critère sans projeter des représentations souvent réductrices ou normatives sur ces disciplines. Loin donc de revendiquer l’importance d’une spécificité philosophique de ces travaux, caractérisés au contraire par la reconnaissance de la souplesse des frontières entre les disciplines, nous nous en tenons à ce critère institutionnel, que nous estimons le plus opératoire pour distinguer la philosophie de terrain des autres disciplines de terrain. Ce qui n’empêche pas de reconnaître, pour chacun des travaux qui ont été présentés lors des journées d’étude, telle ou telle caractéristique significative d’une approche philosophique.

4 Les frontières entre les approches ici distinguées sont poreuses. Il ne s’agit pas de catégories figées, mais de grandes figures que nous tentons de dessiner afin de rendre compte des points communs et des différences entre les travaux existants.

5 F. Cova, J. Dutant, É. Machery et al., La philosophie expérimentale, Paris, Vuibert, 2017.

6 Il ne s’agit pas ici de conditions nécessaires pour qu’un travail appartienne à la « philosophie de terrain », mais d’un portrait que nous tentons de dresser pour caractériser ce champ.

7 De ce fait, ils peuvent parfois (mais pas toujours) aller de pair avec un engagement politique ou militant concernant ces problématiques. Ce qui ne signifie pas pour autant que la philosophie de terrain se fasse exclusivement sur des terrains homogènes aux convictions politiques du.de la chercheur.euse.

8 Le panel des travaux sur lesquels on peut s’appuyer est vaste : pensons aux travaux des sociologues et anthropologues, mais également, sans prétention d’exhaustivité, à ceux des médecins, des psychologues, des chercheur.euses en sciences fondamentales, en sciences cognitives, ainsi qu’aux travaux des naturalistes et des éthologues.

9 Nous avions opéré une distinction entre « environnement » et « écologie » en accord avec les critiques formulées par Arne Næss, et d’autres partisan.es de la deep ecology notamment, à l’encontre du caractère anthropocentré du terme « environnement ». Mais pour faciliter le propos, nous conserverons ici le vocable « environnement », dans la mesure où il fait référence au domaine académiquement connu sous le nom de « philosophie de l’environnement » et à « l’éthique environnementale ».

10 Au moment où nous avons organisé ces journées, nos objets de recherche respectifs étaient la maternité, la santé au travail, l’addiction et la deep ecology.

11 Créée par la bioéthicienne canadienne Ghislaine Cleret de Langavant et inspirée d’Edgar Morin.

12 Ce qui ne signifie pas qu’un cursus universitaire de philosophie en formation initiale soit le seul moyen de se former à la philosophie. Certains parcours se dessinent en dehors du cursus universitaire. Par ailleurs, différents parcours sont possibles : des personnes se forment en amont ou en parallèle à la sociologie, à l’anthropologie, à la psychologie, aux sciences de laboratoire, etc.

13 C’est ainsi qu’Anne Fagot-Largeault désigne Fabrice Gzil quand elle signe la préface du livre tiré de sa thèse : F. Gzil, La maladie d’Alzheimer : problèmes philosophiques, Paris, PUF, 2009, p. IX.

14 D. Pauly, « Anecdotes and the shifting baseline syndrome of fisheries », Trends in Ecology & Evolution, vol. X, no 10, 1995, p. 430.

15 En ce qui concerne les manuels de terrain, mentionnons, pour n’en citer qu’un, le Guide de l’enquête de terrain de Stéphane Beaud et Florence Weber (Paris, La Découverte, 2003).

16 « Savoirs et terrain dans le champ de la santé : enjeux éthiques et épistémologiques », séminaire doctoral conjoint organisé par Marta Spranzi et Marie Gaille, ED 400 « Savoirs scientifiques » (université Paris-Diderot), ED 578, « Sciences de l’homme et de la société » (université Paris-Saclay).

17 PhilosoField, « Du terrain en philosophie », projet junior de l’université Jean Moulin Lyon 3, en ligne : [https://philosofield.hypotheses.org/] (consulté le 21/01/2021). C’est notamment lors de ces journées lyonnaises que nous avons pu constituer l’équipe, composée de Maud Benetreau, Marion Bérard, Brenda Bogaert, Damien Delorme, Margaux Dubar et Fanny Wiard.

18 G. G. Harpham, « The hunger of Martha Nussbaum », Representations, vol. LXXVII, no 1, 2002, p. 52-81. En ligne : [www.jstor.org/stable/10.1525/rep.2002.77.1.52] (consulté le 21/01/2021).

19 Ces notions sont souvent revenues au cours des journées d’étude.

20 R. Frodeman et A. Briggle, Socrates Tenured: The Institutions of Twenty-First-Century Philosophy, Londres, Rowman & Littlefield International, 2016.

21 Nombreux.ses sont les invité.es de nos journées d’étude à avoir témoigné de ces difficultés à un moment de leur parcours.

22 Trois références ont été proposées : B. de Sousa Santos, Una epistemología del sur: la reinvencíon del conocimiento y la emencipacíon social, J. G. Gandarilla Salgado éd., Mexico, Siglo XXI Editores, CLACSO, 2009 ; E. Restrepo et A. Rojas, Inflexíon decolonial: fuentes, conceptos y cuestonamientos, Popayán (Colombie), Editorial Universidad del Cauca, Lemoine Editores, 2010 ; S. Corona Berkin et O. Kaltmeier, En diálogo: metodologías horizontales, en ciencias sociales y culturales, Barcelone, Gedisa, 2012.

23 P. Bazin et C. Vollaire, « Qui est nous ? », exposition à la Maison de la photographie Robert Doisneau à Gentilly, du 4 octobre au 10 novembre 2019.

24 B. Morizot, Sur la piste animale, Arles, Actes Sud, 2018 ; et Id., Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020.

25 Elle fait remonter cette prise de conscience à la soutenance d’un précédent travail de recherche mené au Mexique : interrogée par un jury composé de chercheur.euses en sciences humaines et sociales et de membres du centre de recherche en génétique au sein duquel elle avait mené son enquête de terrain, elle a éprouvé combien il était difficile de tenir un discours précis et pertinent sur le plan scientifique, tout en étant accessible et fécond pour le public, dans lequel figuraient ses proches et les personnes rencontrées au cours de sa recherche.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marine Bedon, Maud Benetreau, Marion Bérard et Margaux Dubar, « Une philosophie de terrain ? Réflexion critique à partir de deux journées d’étude »Astérion [En ligne], 24 | 2021, mis en ligne le 13 octobre 2021, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/6149 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.6149

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Auteurs

Marine Bedon

Ancienne élève de l’ENS de Lyon, agrégée de philosophie, Marine Bedon est doctorante à l’IHRIM (ED 487) sous la direction de Mogens Lærke. Dans sa thèse, intitulée Spinoza et l’écologie profonde. L’enrichissement de l’expérience : prolongations des lectures d’Arne Næss pour une éthique contemporaine, elle s’intéresse aux éclairages et outils qu’un texte classique peut offrir afin de répondre aux enjeux écologiques contemporains. Elle a conduit les activités d’un laboratoire junior nommé « Écologie : Natures et Expériences » (ECONES, ENS de Lyon), mené des travaux exploratoires dans des jardins partagés, interrogeant la pratique d’une philosophie de terrain, et discute les implications pratiques des recherches philosophiques avec des professionnels de différents domaines engagés dans une pratique écologique (Ecophily, Gerphau). À paraître : L’homme et la brute au XVIIe : une éthique animale à l’âge classique ?, ENS Éditions, codirigé avec J.-L. Lantoine.

Maud Benetreau

Ancienne élève de l’ENS de Lyon et agrégée de philosophie, Maud Benetreau est doctorante contractuelle en philosophie à l’université Paris-Est Créteil, chargée de cours à l’université Jean Moulin Lyon 3 et à l’ENS de Lyon, membre du laboratoire Lettres, Idées, Savoirs et du projet junior « PhilosoField ». Sa thèse, qui se poursuit depuis septembre 2019 sous la direction de Pascal Sévérac et l’encadrement de Julie Henry, s’intitule Attendre un enfant : rencontre entre anthropologie spinoziste et philosophie de terrain. Son travail de recherche consiste à étudier comment un enfant est attendu par ses parents, à partir des textes de Spinoza et d’une enquête de terrain dans une maternité. Dernière publication : « Spinoza à la maternité : l’admiration pour le nouveau-né », Bulletin de l’Association des Amis de Spinoza, no 45, octobre 2020.

Marion Bérard

Ancienne élève de l’ENS de Lyon et agrégée de philosophie, Marion Bérard est actuellement doctorante contractuelle en philosophie à l’université de Picardie Jules Verne et membre du laboratoire CURAPP-ESS. Elle est également membre du projet junior « PhilosoField » porté par l’université Jean Moulin Lyon 3. Sa thèse, sous la direction de Layla Raïd et de Betrand Geay, porte sur la notion de « communauté de recherche » comme modèle pédagogique et épistémologique de la pratique de la philosophie, et s’appuie sur une étude de terrain consistant en l’observation et la pratique d’ateliers de philosophie pour enfants dans des écoles élémentaires. Dernière publication, avec M. Boasso, N. Féron et A. Turban : « De la faculté de philosophie à l’école primaire », dans J.-M. Colletta, A. Fournel, S. Lagrange-Lanaspre et J.-P. Simon (éd.), Philosopher avec les enfants : fabrique de l’apprendre, fabrique du savoir, Presses universitaires Blaise Pascal, 2020, p. 273-283.

Margaux Dubar

Ancienne élève de l’ENS de Lyon et agrégée de philosophie, Margaux Dubar est doctorante contractuelle et chargée de cours à l’université Jean Moulin Lyon 3, membre de l’IRPhiL, de la chaire « Valeurs du soin », et du projet junior « PhilosoField ». Sa thèse, commencée en 2018 sous la direction de Jean-Philippe Pierron et de Delphine Antoine-Mahut, s’intitule Homo addictus. Dépendance et chute : Pascal et Malebranche sur le terrain. Elle associe l’histoire de la philosophie à des problématiques contemporaines d’une part, et à un travail ethnographique d’autre part. À paraître : « Quel consentement attend-on de la personne addictée ? Parcours de soin et recherche de terrain, d’après les philosophes de la chute », dans J.-P. Pierron et G. Charbonneau (éd.), Comprendre, accepter, consentir : le consentement dans les espaces du soin, de l’intimité et de l’affectivité, Éditions universitaires de Dijon.

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