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Lectures et discussions

Diego Quaglioni, À une déesse inconnue. La conception pré-moderne de la justice, traduit de l’italien par Marie-Dominique Couzinet, Paris, Publications de la Sorbonne (Philosophie), 2003, 152 p., 15 euros.

Jeanne Billion

Texte intégral

1Dans À une déesse inconnue. La conception pré-moderne de la justice, Diego Quaglioni tente de mettre en place une définition de la justice et se heurte, pour ce faire, aux enjeux majeurs de cette notion, tiraillée entre morale transcendante et positivisme juridique.

2La notion de justice est liée, d’emblée, au droit positif ; preuve en est la tendance répandue à ne voir dans le terme de justice qu’un synonyme de légalité. Dans cette perspective, est juste, de façon très simple, ce qui est conforme au droit. Cependant, si la formalité de cette définition lui confère un intérêt indéniable – son caractère opératoire indiscutable –, elle engendre des difficultés que nous ne pouvons ignorer : elle nous enjoint en effet à abandonner nos exigences morales au seuil de toute réflexion sur la justice. Or, si le fondement du droit positif, si la question de sa justification occupent une place de premier ordre au sein de la philosophie du droit et de la philosophie politique en général, c’est parce que la réduction de la justice à la pure légalité ne peut être admise sans réserves.

3De cette difficulté majeure naît l’ouvrage de Quaglioni. À une déesse inconnue trouve en effet sa justification « dans l’exigence, à la fois intellectuelle et morale, d’apporter une réponse au désespoir contemporain de parvenir à ancrer le droit dans des principes éthiques, et dans l’affirmation consécutive du dualisme entre éthique et droit comme élément dynamique par excellence dans l’histoire constitutionnelle de l’Occident chrétien » (p. 14). À cette difficulté considérable inhérente à la notion de justice, l’auteur tente d’apporter sa contribution et démontre que les enjeux de toute tentative de définition de la justice sont compris dans l’alternative entre une conception pré-moderne selon laquelle le droit est droit parce qu’il est juste et une conception dite moderne qui réduit la justice à la simple conformité au droit positif et selon laquelle le droit est juste parce qu’il est droit.

4Le paradigme pré-moderne de la justice est le suivant : l’ordre juridique est un ordre moral dont découle le droit. Le droit romain constitue une parfaite illustration de cette justice pré-moderne dans la mesure où il ne repose pas sur des règles ; bien au contraire, ce sont les règles qui se tirent du droit. La définition de la justice, corrélative à cette conception du droit est donnée par Justinien dès les premières lignes des Institutes, manuel officiel de droit rédigé au vie siècle après J.-C. : « La justice est la volonté constante et perpétuelle d’attribuer à chacun ce qui lui est dû. La jurisprudence est la connaissance de ce qui est de l’ordre des choses divines et humaines, la science du juste et de l’injuste. » Il ne saurait donc être question, au sein d’une telle conception de la justice, d’une quelconque réduction de celle-ci au droit positif. Ce qu’une telle définition implique, de façon très simple, c’est que le droit découle directement de la justice et lui est subordonné : la justice est à l’origine du droit, elle en est la source, est supérieure à lui en termes d’autorité.

5La pensée politique et juridique médiévale du xiiie siècle, dont la glose d’Accurse constitue l’un des éléments centraux, demeure liée à la conception pré-moderne définie ci-dessus puisqu’elle prend pour critère premier et fondamental de justification du pouvoir la conformité au principe de justice. Nous saisissons d’emblée ce que le Moyen Âge doit, du point de vue juridique, à l’héritage du droit romain : les juristes médiévaux, tout en accordant de l’importance aux lois positives, ne les considèrent pas comme nécessairement justes du seul fait de leur existence. La loi peut être jugée, elle est susceptible d’être passée au crible de la justice. Or, se refuser à réduire la justice à une simple conformité légale, c’est accepter que sa source puisse relever d’une origine transcendante et divine. Cependant, à ce constat se mêle un mouvement assez net de sécularisation du droit, qui voit se développer des lois changeantes et relatives créées par l’homme. Autrement dit, positivisme juridique et jusnaturalisme ne s’excluent pas mutuellement, rendant l’alternative entre les deux termes moins radicale ; plus qu’une simple cohabitation, c’est une complémentarité entre morale divine et droit positif que décèle ici Quaglioni, l’illustrant par une citation de Una storia della giustizia de Paolo Prodi :

Les droits positifs et la coutume s’appliquent et doivent être respectés quand ils ne sont pas en contradiction avec le droit naturel et divin et quand les droits supérieurs ne sont pas en mesure, du fait de leur nécessaire généralité, de régir la réalité de la vie quotidienne et concrète ; la législation positive séculière doit céder, en cas de conflit, à la législation canonique.

6Or cette complémentarité entre droit positif et jusnaturalisme est fondamentale pour la notion de justice en général. Si ordre moral et sphère juridique s’harmonisent, la principale difficulté inhérente à la définition de la justice disparaît puisque l’existence du droit positif ne signifie plus désormais abandon de son origine transcendante.

7Ce mélange de séculier et de divin, de lois relatives et de principes immuables, de positivisme juridique et de morale, il est indispensable de le comprendre afin de parvenir à saisir son importance pour la notion de justice tout entière. Penser le droit seulement comme droit naturel est impossible puisque la nature humaine est changeante ; à l’inverse, réduire le droit aux seules lois positives est également impossible dans la mesure où la pluralité des droits positifs impliquerait l’inexistence d’une justice unique et universelle. « Dans les deux cas, nous assistons au suicide du droit, lorsque se radicalise son unidimensionnalité », écrit Quaglioni (p. 70), résumant ainsi la complémentarité nécessaire de la morale et du positivisme juridique au sein de la notion de justice.

8Cette conception pré-moderne de la justice est vivement remise en question dès le début du xvie siècle au profit d’un légalisme de plus en plus affirmé. Un extrait du chapitre XV du Prince (traduction de J.-L. Fournel et de J.-C. Zancarini, Paris, PUF, 2000) illustre clairement cette transformation radicale initiée, notamment, par Machiavel :

[…] il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre que celui qui laisse ce que l’on fait pour ce qu’on devrait faire apprend plutôt sa ruine que sa conservation : car un homme qui veut en tout point faire profession d’homme bon, il faut bien qu’il aille à sa ruine, parmi tant d’autres qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir, d’apprendre à pouvoir ne pas être bon, et d’en user et de n’en user pas selon la nécessité.

9Si l’auteur de ces lignes n’évoque pas ici la justice de façon directe, nous sommes néanmoins en mesure de saisir l’importance accordée à la réalité des faits au détriment de toute aspiration à une morale transcendante qui ne peut être, eu égard à cette réalité, qu’idéale. Voilà pourquoi la conception de la justice se retrouve transformée : dès lors que le pragmatisme est préféré à la recherche vaine d’un ordre irréalisable par les hommes, l’aspiration à une justice morale ne peut qu’être radicalement remise en cause. Étant donné la nature humaine, peut-être est-il illusoire de s’évertuer à concilier droit et morale, lois positives et justice universelle. Il n’est donc guère étonnant que Quaglioni situe Machiavel « au début de la modernité » puisque celui-ci marque l’abandon du paradigme pré-moderne de la justice au profit d’une justice qui se rapproche de plus en plus de la simple conformité au droit positif. C’est en effet à l’époque de Guichardin et de Machiavel que s’amorce le renversement des rapports entre les sphères juridiques et politiques : de plus en plus, le juriste se retrouve assujetti au pouvoir qui, plutôt que de se soumettre au droit, en devient la source. C’est sur l’irrémédiable écart entre être et devoir être qu’est ainsi fondé le renversement effectué au sein de la conception de la justice : « Le monde et ses princes ne sont plus faits comme ils devraient être, mais comme ils sont », écrit Guichardin dans ses Avertissements politiques (traduction de J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, Cerf, 1998).

10Se situant dans la même perspective que Machiavel et Guichardin, c’est-à-dire accordant de moins en moins de foi en l’idée d’une justice morale universelle et transcendante, Montaigne marque plus nettement encore le passage définitif à une nouvelle conception du droit, de la justice, de la loi (Les Essais, III, 13) :

Les loix se maintiennent en credit non par ce qu’elles sont justes, mais par ce qu’elles sont loix. C’est le fondement mystique de leur authorité ; elles n’en ont poinct d’autre. Qui bien leur sert. […] Il n’est rien si lourdement et largement fautier que les loix, ny si ordinairement. Quiconque leur obeyt par ce qu’elles sont justes ne leur obeyt pas justement par où il doibt.

11Ce qui compte désormais n’est nullement le contenu de la loi, mais bien au contraire le seul fait qu’elle soit loi, qu’elle soit qualifiée comme telle. Elle devient donc nécessairement autoréférentielle puisque la notion de justice morale n’est plus comprise dans sa définition. Si la justice morale pétrie de principes universels et immuables existe, elle n’est ni la source ni le contenu de la loi positive.

12La filiation entre cette conception moderne de la justice qui se met en place au xvie siècle et le légalisme développé par Hans Kelsen est évidente. Quatre siècles après Les Essais de Montaigne, le juriste et théoricien du droit prend acte de l’absence de toute morale au sein de la loi et en conclut que l’idée même de justice doit être remise en cause (« The Metamorphoses of the Idea of Justice », Interpretations of modern Philosophies, New York, Oxford University Press, 1947) :

Si l’on connaissait l’ordre absolument juste dont la doctrine du droit naturel affirme l’existence, le droit positif serait superflu et même dépourvu de sens. […] Quoi qu’il en soit, l’affirmation courante selon laquelle un ordre naturellement bon existe réellement, mais est transcendant et pour cela inintelligible, selon laquelle quelque chose comme la justice existe, mais ne peut être clairement défini, est en soi contradictoire. Ce n’est rien d’autre, en fait, qu’un paradigme euphémique de la douloureuse vérité selon laquelle la justice est un idéal inaccessible à la connaissance rationnelle. La justice, en fait, est un idéal irrationnel.

13La justice est selon Kelsen inaccessible aux hommes. Or, si malgré cela nous ne parvenons pas à accepter l’absence de toute justice, si donc nous voulons faire de la justice quelque chose d’autre qu’un idéal irréalisable, celle-ci doit nécessairement être définie comme étant ce qui est conforme à la loi positive. L’alternative qui s’offre à nous est donc la suivante : soit la justice en tant que telle est inaccessible, ce qui revient peut-être à dire qu’elle n’existe pas réellement, soit elle est réductible à la seule légalité. Si la justice existe, elle est purement juridique ; refuser la réduction de la justice à la loi, c’est refuser l’idée tout entière de justice. Reste que le juste moral, au sein d’une telle perspective, ne peut constituer un critère d’évaluation du droit. Le recours à la légitimité contre la légalité est désormais interdit. C’est la raison pour laquelle nous pouvons parler ici d’autoréférentialité du droit : le légalisme de Kelsen correspond donc à un absolutisme juridique.

14Gardons-nous cependant, malgré cette évolution chronologique parfaitement linéaire en apparence, de penser que la conception pré-moderne de la justice est désormais abandonnée et que la justice qui subsiste est réduite au pur légalisme. En effet, accepter une telle définition de la justice, c’est accepter que la pluralité des droits positifs la supplante. Peut-être faudrait-il dès lors, pour parvenir à concilier la justice et le positivisme juridique, considérer les droits positifs comme des compromis, nécessairement imparfaits et contestables, entre la réalité des choses et l’aspiration à une justice morale universelle.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jeanne Billion, « Diego Quaglioni, À une déesse inconnue. La conception pré-moderne de la justice, traduit de l’italien par Marie-Dominique Couzinet, Paris, Publications de la Sorbonne (Philosophie), 2003, 152 p., 15 euros. »Astérion [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 19 avril 2006, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/614 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.614

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