Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte (Armillaire), 2004, 412 p., 26,50 euros.
Texte intégral
1L’ouvrage d’Emmanuel Renault s’inscrit dans un débat passionné et fécond, inauguré en 1971 par la parution aux États-Unis de la Théorie de la justice de John Rawls, sur la nature de la justice et le sens que peut bien revêtir dans nos sociétés contemporaines l’exigence de mener une vie juste. Dans ce débat, Renault fait entendre une voix qui puise son originalité et la pertinence de son questionnement dans sa radicalité. Il remet en cause notamment l’approche libérale contractualiste de Rawls et l’approche communicationnelle soutenue par Jürgen Habermas, qui ont massivement structuré les termes du débat en cours. Il propose d’aborder la théorie de la justice en prenant au sérieux l’expérience de l’injustice – des injustices, de toutes les injustices –, et l’un des enjeux les plus puissants de l’ouvrage est précisément de proposer une grille d’interprétation qui permette de distinguer entre l’injustice et l’infortune, pour reprendre une distinction opérée par la philosophe Judith Shklar, l’une des premières à avoir souligné l’intérêt d’une réflexion philosophique portant spécifiquement sur l’injustice. Ce renversement conceptuel, méthodologique et pratique est permis si l’on inscrit la théorie de la justice au cœur d’une théorie de la reconnaissance : Renault prolonge et élargit ainsi les analyses du philosophe allemand Axel Honneth, qu’il revendique comme son influence majeure.
2Le concept de reconnaissance sert dans l’ouvrage d’opérateur fondamental pour élaborer une redéfinition de la justice qui tienne compte des expériences de l’injustice. Il permet tout d’abord d’éviter « l’écrasement » du concept de justice sociale sur celui de justice distributive, écrasement trop répandu aujourd’hui qui consiste à limiter la question de la justice à la formulation abstraite de principes ou de normes portant sur la distribution de biens sociaux premiers. Dans cette perspective qui est notamment celle de Rawls, les agents moraux sont exclusivement individuels, les attentes légitimes de ces agents ne portent que sur des biens à posséder (et l’évaluation de la légitimité des attentes est présupposée mais non traitée), et la question de la justice ne concerne que les institutions politiques particulières. En outre, la démarche rawlsienne est celle de la recherche d’un consensus entre les membres (rationnels et contractants) de la société sur la forme de leur société. Le juste comme production d’un consensus escamote le rapport pourtant incontournable entre la justice et une théorie des droits. Non seulement la théorie de la reconnaissance permet d’élargir la pertinence de la théorie de la justice pour penser des interactions et des relations trop souvent laissées de côté dans les théories de la justice distributive, mais en outre, elle permet de faire entendre une véritable critique sociale. « Si le concept de justice sociale doit rester lié aux conflits politiques ancrés dans les différentes formes de la question sociale, […] il ne peut être entendu qu’au sens du respect d’un ensemble de droits sociaux, en un mot : au sens du droit à transformer les institutions qui contrarient les attentes légitimes » (p. 154).
3Exit donc le juste comme consensus. Pour autant, la théorie critique d’Habermas n’est pas plus satisfaisante. L’éthique de la reconnaissance permet également de montrer les limites du type de normativité par lequel Habermas rend compte de la vie sociale. En effet, lui accorde trop à la catégorie du juridique, puisqu’il estime que le droit est un medium capable d’informer et de normer les institutions sociales (symboliques ou matérielles) pour qu’elles obéissent à des exigences de justice dans la participation aux délibérations collectives. Or le droit à lui seul, sans que soient pris en compte les principes normatifs intermédiaires, immanents aux institutions, et enjeux de luttes de pouvoir, ne peut modifier l’organisation sociale. Il faut reposer la question dans le concret des pratiques sociales et au niveau des attentes normatives des individus. « En cherchant le cœur de ces attentes normatives dans l’exigence d’entente propre à l’agir communicationnel, Habermas soumet le droit, et par son intermédiaire, les institutions, à un principe d’universalisation très éloigné des modalités de l’existence ordinaire dans et par les institutions » (p. 192). Ces modalités renvoient notamment à des formes d’injustice particulières produites par les institutions elles-mêmes sans que les victimes soient nécessairement capables de leur opposer un concept normatif positif et rationnel de la vie bonne, sans même que leur rapport à elles-mêmes, à une autre subjectivité ou à l’institution en général, passe par un échange communicationnel. C’est l’enjeu de la théorie de la justice comme théorie de la reconnaissance que de formuler ces formes d’injustice.
4Se distinguant ainsi d’une approche du juste par le consensus ou par l’universalisation, la théorie de la reconnaissance permet d’inscrire la réflexion sur la justice dans une démarche descriptive et dans une démarche normative indissociablement, l’alliance des deux étant exigée par la nécessité critique de rendre compte de la multiplicité des expériences d’injustice. Il faut s’arrêter sur la définition que donne Renault de ce concept d’expérience de l’injustice, concept qui donne son titre à l’ouvrage, incontournable en ce qu’il est associé à la triple intention méthodologique qui parcourt l’œuvre et en signe la nouveauté : redonner au concept de justice sa dimension politique, définir un point de vue critique sur les définitions usuelles de la justice, les reformuler et les élargir à partir de l’expérience de l’injustice comme « expérience négative dotée de ressources cognitives propres » (p. 51).
5Car c’est bien cette double dimension du concept qu’il importe de prendre en compte pour en saisir toute la portée critique et pratique. L’expérience de l’injustice comporte plusieurs formes qui associent un vécu d’injustice et un sentiment d’injustice. Le vécu d’injustice correspond aux formes de souffrance provoquées par des situations injustes, que l’individu ne se représente pas nécessairement comme injustes. Le sentiment d’injustice, indissociable d’un mouvement de retour de l’individu sur lui-même, possède un contenu cognitif spécifique, qui « porte à la fois sur la situation vécue comme injuste et sur les principes qui permettent de qualifier cette situation comme injuste » (p. 36). On parle de sentiment d’injustice lorsque l’individu est capable d’identifier les attentes normatives, et/ou les principes de justice institués, dont la déception ou la violation a provoqué la situation injuste ; dans ce cas seulement, l’expérience de l’injustice peut conduire à une dynamique pratique et normative de transformation de la situation sociale injuste. Il faut donc cesser de cantonner la justice au domaine de la rationalité, en opposant raison et affects, confondant l’exigence d’impartialité propre à la justice avec la neutralité envers les affects. Les émotions, les sentiments, les affections, loin d’être disqualifiés, sont à réhabiliter dans une théorie de la justice qui refuse la « vue de côté », le caractère biaisé, d’une orientation strictement rationaliste de la justice. La perspective de l’expérience de l’injustice, dans ce que celle-ci a de qualitatif (elle revendique l’abolition de l’injustice), de référentiel (elle renvoie à une situation particulière) et d’affectif (le sentiment dans sa double dynamique pratique et normative), peut seule redonner sa dimension proprement politique à la théorie de la justice. Or l’éthique de la reconnaissance permet de saisir la spécificité de l’expérience de l’injustice dans toute sa complexité, en ce que « l’expérience de l’injustice sociale peut être interprétée comme l’expérience d’un déni de reconnaissance socialement institué » (p. 49).
6Mais les cas d’injustice les plus tragiques sont ceux où seul le vécu d’injustice est présent, où l’exclusion ou la désaffiliation, ou le déni de soi-même sont tels que le sentiment d’injustice à proprement parler fait défaut. Le déni de reconnaissance de l’identité, lorsqu’il est socialement institué et inscrit dans la durée, ou la souffrance, toujours en même temps sociale et psychique, des « sans » (exclus même du langage) sont les pires des injustices, et surtout parce qu’elles ne sont pas dites, pas désignées, pas prises en compte et donc pas combattues. De ceux qui sont sans voix, le philosophe se doit d’être le porte-parole, ce qui est très différent de la fonction de représentant politique, puisqu’il s’agit de produire du discours, et non simplement de le relayer. C’est le rôle de la philosophie, telle que Renault la pense, comme activité politique, comme prise de parti sur l’ordre juridique et social, comme « instrument engagé dans des luttes politiques, discours au service de tous ceux qui, faisant l’expérience de l’injustice, sont intéressés à la transformation d’un ordre social injuste » (p. 22), que de dire l’injustice. Loin d’être un discours de justification ou de légitimation de l’ordre social, la philosophie se doit de donner une voix aux dominés et démunis, privés de visibilité ; à cette fin, sa première tâche, celle que s’est donnée Renault, est de décrire le monde pour commencer à le « refaire » selon le mot de Francis Ponge cité en exergue.
Pour citer cet article
Référence électronique
Magali Bessone, « Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte (Armillaire), 2004, 412 p., 26,50 euros. », Astérion [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 19 avril 2006, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/612 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.612
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