La Corse contemporaine au prisme du XVIIIe siècle français : de l’enracinement républicain à l’affirmation nationaliste
Résumés
Cet article entend explorer les liens qui unissent le territoire corse et le XVIIIe siècle français. Durant les révolutions de Corse, marquées par la période indépendante de l’île jusqu’à la conquête française (1755-1769), l’île et son chef Pascal Paoli suscitèrent l’admiration des philosophes des Lumières, particulièrement de Voltaire et Rousseau. Pendant la IIIe République, cette référence est abordée dans une perspective d’enracinement de l’idéal républicain sur l’île. En septembre 1889, la Corse vit un événement statuaire d’importance avec le retour en Corse des cendres de Paoli. L’un de ses enjeux idéologiques sera la reconstruction historiographique du personnage, Paoli devenant de façon téléologique et raccourcie le précurseur de la Révolution française. Après 1945, le XVIIIe siècle français est toujours présent, mais dans une tout autre configuration politique. En effet, la période des Lumières se trouve désormais mobilisée par le mouvement nationaliste des années 1970 dans sa globalité (autonomistes, indépendantistes, clandestins, etc). Les citations phares des fameux philosophes concernant la Corse se retrouvent ainsi reproduites sur de nombreux supports (tracts, manifestes), y compris au sein de la sphère culturelle alors en pleine expansion. La moindre publication ou revendication ne manque pas d’y faire allusion, le sujet s’affirmant pour les nationalistes en tant que véritable légitimation de leur projet politique.
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1Cet article entend explorer, sous l’angle de l’histoire culturelle, les liens qui unissent le territoire corse et le XVIIIe siècle français, liens dont l’héritage ne cesse de peser sur la formation du patriotisme au cours des deux siècles suivants.
2Durant les révolutions de Corse, marquées par une période d’indépendance jusqu’à la conquête française (1755-1769), l’île et son chef Pascal Paoli suscitèrent l’admiration des philosophes des Lumières, particulièrement de Voltaire et Rousseau. Compte tenu des liens forts qui l’unissaient aux révolutionnaires corses – et qui trouva son expression dans son Projet de constitution pour la Corse –, ce dernier sera particulièrement présent au sein de nos réflexions.
3Pendant la IIIe République, cette référence au XVIIIe siècle français est abordée dans la perspective de l’enracinement d’un idéal républicain sur l’île. En septembre 1889, la Corse vit un événement patrimonial d’importance avec le retour en Corse des cendres de Paoli. L’un des enjeux idéologiques de cet événement sera la reconstruction historiographique du personnage, Paoli devenant de façon téléologique et raccourcie le précurseur de la Révolution française. Alors que certains faits historiques issus de la conquête française (1768-1769) sont occultés, d’autres sont mentionnés avec insistance, comme son accueil triomphal à l’Assemblée nationale en 1790.
4Après 1945, le XVIIIe siècle français est toujours présent, mais dans une tout autre configuration politique. En effet, la période des Lumières se trouve désormais mobilisée par le mouvement nationaliste des années 1970 dans sa globalité (autonomistes, indépendantistes, clandestins…). Les citations phares des fameux philosophes concernant la Corse se retrouvent ainsi reproduites sur de nombreux supports (tracts, manifestes), y compris au sein de la sphère culturelle alors en pleine expansion. La moindre publication ou revendication ne manque pas d’y faire allusion, l’enjeu étant pour les nationalistes la légitimation de leur projet politique.
La Corse au XVIIIe siècle
- 1 Sur l’histoire des révolutions de Corse, voir A. Franzini, Un siècle de révolutions corses : naiss (...)
- 2 C. Bitossi, La Repubblica è vecchia: patriziato e governo a Genova nel secondo Settecento, Rome, I (...)
- 3 Il s’agit du père de Pascal Paoli.
5Au XVIIIe siècle, l’histoire de la Corse se trouve à la croisée des chemins. Occupée depuis la fin du XIIIe siècle par la République de Gênes, l’île engage à partir de 1729 un cycle de révolutions à l’encontre de la Sérénissime République1. Celle-ci, qui a perdu son prestige d’antan (« La Reppublica è vecchia »2), est obligée de recourir à des puissances étrangères, notamment autrichienne et française, afin de mater la rébellion. Ce premier cycle s’achève en 1739 avec l’exil des premiers chefs Andrea Ceccaldi, Luiggi Giafferi et Hyacinthe Paoli3.
- 4 Sur Pascal Paoli, voir : A.-M. Graziani, Pascal Paoli, père de la patrie corse, Paris, Tallandier, (...)
6C’est à partir de 1755 que les révolutions de Corse engagent leur cycle le plus connu, particulièrement dans leur syncrétisme avec les Lumières. Les 14 et 15 juillet, Pascal Paoli4 est élu « général de la nation » et met en place un gouvernement doté d’une constitution. Homme des Lumières, ancien élève à Naples d’Antonio Genovesi et lecteur de Vico et de Montesquieu, celui-ci favorise la mise en place de nombreuses institutions, notamment une université à Corte (1765-1769), qui est alors capitale de la Corse. Sous son principat, la Corse vit une période de véritable indépendance, avec notamment la mise en place d’un gouvernement fondé sur la séparation des pouvoirs ou encore la mise en circulation d’une monnaie.
7Cependant, la République de Gênes, criblée de dettes mais toujours propriétaire de l’île, se tourne vers la France. Le 15 mai 1768, la Sérénissime signe le traité de Versailles par lequel elle cède la souveraineté de l’île en échange de deux millions de livres. Les 8 et 9 mai 1769, les troupes de Paoli sont vaincues au cours de la bataille de Ponte Novo, défaite qui signe la fin de ce projet politique et l’annexion de la Corse au royaume de France.
Voltaire et Rousseau
- 5 On peut notamment mentionner le cas de l’écrivain écossais James Boswell, qui, au cours de son séj (...)
- 6 Cette révolution trouve par ailleurs un écho important hors des frontières de l’île, notamment au (...)
8Même s’ils ne furent pas les seuls observateurs5 à porter leur attention sur la situation politique de la Corse6, l’évocation internationale des événements insulaires reste fortement associée aux écrits de Voltaire et Rousseau. Prenant sans ambages le parti des révolutionnaires, ces derniers conféreront à ces événements une dimension résolument internationale dont les effets se mesurent encore à l’heure actuelle.
- 7 Dans son conte philosophique Candide, Voltaire tourne en dérision le roi de Corse Théodore. Contac (...)
- 8 Voltaire, Œuvres complètes, vol. XIX : Précis du siècle de Louis XV, Paris, Antoine-Augustin Renou (...)
- 9 Ibid., p. 352-369.
- 10 Ibid., p. 365.
- 11 Une phrase reprise dans de nombreux ouvrages, notamment sur la quatrième de couverture du Pascal P (...)
9Après avoir moqué certains aspects des premières révolutions de Corse7, dans ses écrits ultérieurs Voltaire se montre beaucoup plus admiratif de la manière dont les Corses défendirent leur liberté. L’essentiel de ses réflexions se trouve dans son Précis du siècle de Louis XV8, au cœur du chapitre « De la Corse »9, rajouté en 1769 à la suite de la conquête française. Le philosophe y souligne l’injustice du traité de Versailles et pose les questions fondamentales de la liberté politique et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : « Il restait à savoir si des hommes ont le droit de vendre d’autres hommes, mais c’est une question qu’on n’examine jamais dans aucun traité. »10 Le 18 novembre 1768, dans une lettre adressée à Marie-Louise Denis, il indique que « les Français ont encore été battus par les Corses le 2 du mois. Cela est d’autant plus triste que toute l’Europe est corse »11, passage qui démontre à la fois l’intérêt du philosophe pour la question corse ainsi que le retentissement international de cette dernière.
10Par son attention portée à la question corse, Voltaire pourrait même s’affirmer en tant que créateur de l’objet « Ponte Novo ». La célèbre bataille qui suscitera au cours des deux siècles suivants un dense imaginaire poétique et visuel trouve en effet chez Voltaire une première évocation :
- 12 Voltaire, Précis du siècle de Louis XV, op. cit., p. 366.
[…] dans un de ces combats, vers une rivière nommée Golo, ils se firent un rempart de leurs morts pour avoir le temps de recharger derrière eux avant de faire une retraite nécessaire ; leurs blessés se mêlèrent parmi les morts pour affermir le rempart. On trouve partout de la valeur, mais on ne voit de telles actions que chez les peuples libres.12
- 13 A. Franzini, op. cit., p. 340.
11Par cet écrit louant la vaillance des insulaires, le philosophe a ainsi grandement contribué à forger le mythe de cette bataille, dont l’importance réelle fut néanmoins, comme l’affirme Antoine Franzini, « sans doute exagérée »13.
- 14 Datant initialement du XVIIe siècle, l’Accademia dei Vagabondi fut refondée en 1749 par le marquis (...)
- 15 Apprenant la publication du texte, le philosophe implore un certain A. M. Peyrou de « remonter à l (...)
- 16 J.-J. Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Amsterdam, Marc Michel Rey, 176 (...)
- 17 Loc. cit.
- 18 On peut citer à titre d’exemple le documentaire SC Bastia, un seculu di passione (1905-2005), qui (...)
12Quant à Rousseau, ses liens sont encore plus forts avec la Corse. En 1751, le philosophe participe notamment au concours de l’Accademia dei Vagabondi14, dont le thème est alors le héros. Son Discours sur la vertu du héros, dans lequel il interpelle notamment les insulaires jouissant de la protection du marquis, constitue sa première contribution aux affaires de l’île, bien qu’il l’ait jugé très sévèrement par la suite15. Le moment fort reste toutefois associé à son principal ouvrage de philosophie politique Du contrat social (1762), dans lequel le philosophe consacre d’importantes lignes aux événements de Corse : « Il est encore en Europe un pays capable de législation ; c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer sa liberté mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. »16 Selon lui, l’île pourrait fournir un terrain expérimental propice à l’établissement de la libre association de citoyens qu’il appelle de ses vœux. Cette analyse se termine par une phrase destinée à une grande postérité : « J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. »17 Par la suite, cette prédiction sera en effet régulièrement invoquée pour décrire tout événement « positif », et non pas seulement dans la sphère politique concernant la vie de l’île18.
- 19 Le mot piève (de l’italien pieve) renvoie à la plus ancienne division administrative de la Corse, (...)
13Mais Rousseau, en plus de ses écrits, nourrira aussi des liens plus directs avec les révolutionnaires corses. En 1764, soit deux ans après la publication du Contrat social, il est sollicité par Matteo Buttafoco, proche de Paoli, pour rédiger une constitution et devenir le « législateur » des Corses. Enthousiasmé, Rousseau se met à la tâche. Louant à de nombreuses reprises l’heureux « état naturel » de la Corse et de ses habitants, il imagine une société à la fois égalitaire, démocratique et patriotique, facilement réalisable grâce au système des pièves19. Il songe même à s’installer sur l’île, mais finit par renoncer en raison de la lourdeur d’un tel voyage. En septembre 1765, le philosophe est cependant contraint d’interrompre ses travaux à la suite de troubles politiques qui le pousseront à se réfugier sur l’île Saint-Pierre. L’ouvrage ne sera finalement publié qu’à titre posthume.
14La fameuse phrase de Rousseau sur les propensions de la Corse à étonner l’Europe a rapidement fait l’objet de commentaires sur le continent. En témoigne ce curieux texte intitulé Le post-scriptum, ou la dernière page de mon livre ; par un vétéran de Mars et d’Apollon publié en avril 1814. Son auteur, François Marlin, se sert de la phrase du philosophe pour construire un violent pamphlet antinapoléonien, édité au moment de la première abdication de l’empereur. Comme ce dernier est natif d’Ajaccio, F. Marlin considère son règne comme une réalisation funeste de la prédiction de Rousseau :
- 20 F. Marlin, Le post-scriptum, ou la dernière page de mon livre ; par un vétéran de Mars et d’Apollo (...)
Nous devons à Rousseau la crise dont nous sortons ; nous lui devons presque tous les malheurs qui ont accompagné nos temps révolutionnaires. Un seul mot de la présomption oraculeuse de Rousseau a soufflé sur nous les calamités et voici cette ligne fatale : J’ai quelque pressentiment qu’un jour la petite île de Corse étonnera l’Europe.20
15Ainsi, l’auteur plaçait l’épisode napoléonien dans la directe continuité de l’événement révolutionnaire ; il voyait dans cet épisode l’épilogue désastreux de la prédiction de Rousseau.
16Vue de l’île, la non-venue du philosophe a suscité nombre de commentaires et a parfois fait figure d’acte manqué. Au XIXe siècle, l’historien allemand Ferdinand Gregorovius a livré non sans sarcasme sa vision des faits :
- 21 F. Gregorovius, Corsica, P. Lucciana trad., Bastia, Ollagnier, 1883, p. 181.
Il aurait trouvé en Corse tout ce qu’il souhaitait : des hommes primitifs en veste de laine, vivant d’un peu de lait de chèvre et de quelques châtaignes, partout l’ignorance des arts et des sciences, partout l’égalité, le courage, l’hospitalité, mais aussi partout la vendetta. Je crois que les Corses auraient ri de bon cœur en voyant le philosophe se promener sous les châtaigniers avec son chat dans les bras en faisant de la natte. Ah non ! Le rugissement du mot vendetta ! Et quelques coups de fusils auraient mis en fuite le pauvre Jean-Jacques.21
Le retour des cendres de Paoli (1889), un enjeu politique
- 22 Il convient de préciser que l’année 1789 signifie également pour l’île son rattachement « officiel (...)
17Un autre moment important dans la construction idéologique et historiographique de la Corse au prisme du XVIIIe siècle français, notamment de la Révolution française22, est à situer dans la seconde moitié du XIXe siècle. À partir des années 1860 émerge l’idée de rapatrier les cendres de Paoli, demeurées à Londres depuis sa mort en 1807. Sous l’impulsion de Jean-Baptiste Franceschini-Pietri, proche de Napoléon III et descendant du général, ce projet, minutieusement organisé, revêt rapidement un enjeu politique majeur et aboutit en septembre 1889. Ainsi, durant deux jours de festivités, le cortège passe par plusieurs communes jusqu’à la maison natale de Paoli, à Morosaglia. L’analyse des discours prononcés par des représentants de l’État ou encore par quelques notables locaux s’avère précieuse, notamment pour le syncrétisme qu’ils opèrent entre le parcours du personnage et la Révolution française.
- 23 Le Petit Bastiais, 6 septembre 1889.
- 24 Bastia-Journal, 10 septembre 1889.
18L’un des premiers ressorts de ces discours consiste à faire de Paoli l’un des acteurs politiques principaux du XVIIIe siècle français. Le préfet de Corse déclare en effet : « Ce héros s’est ainsi assuré une place parmi les précurseurs de la Révolution française. »23 Ainsi se dessine l’opération historique à l’œuvre : le personnage n’est pas inscrit dans la continuité des révolutions de Corse, mais plutôt dans le filon initial du processus révolutionnaire français. Une longue poésie de J.-C. Romanace, publiée dans le Bastia-Journal24 seulement quelques jours après le retour de ses cendres, érige à son tour Paoli en ardent défenseur de la Corse française :
C’est bien vrai, nous avons perdu toutes nos forces,
Nous avons plié, je le sais !
Mais quand nous ne pouvons, Général, être Corses,
Il est si doux d’être Français !
Est-il, est-il honteux, parlez ombre sublime,
D’être fidèle à ce pays,
Qui nous tend tous les jours une main magnanime
Ainsi qu’une mère à son fils ?
[…]
- 25 Loc. cit.
Regarde le drapeau qui flotte sur nos villes.
C’est la bannière à trois couleurs,
La bannière qu’il faut à des âmes viriles
Celle qu’il faut pour les grands cœurs.
Celle qui met au sein la plus chaude des fièvres
Et qui nous donne un noble essor
Et que tu saluerais toi-même de tes lèvres
Si tu pouvais parler encor !25
- 26 Celui-ci se tournera alors vers la Grande-Bretagne, marquant l’avènement de l’éphémère royaume ang (...)
- 27 Le Petit Bastiais, 6 septembre 1889.
- 28 A.-T. Pietrera, Imaginaires nationaux et mythes fondateurs ; la construction des multiples socles (...)
- 29 C. Amalvi, De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France : essais de mytho (...)
19Paoli est donc d’ores et déjà transformé en héraut de la Révolution française et bien des textes soulignent l’accueil triomphal qu’il reçut en 1790 à l’Assemblée nationale. Cependant, cette démarche s’accompagne de deux tabous majeurs. Le premier concerne le tournant de 1793, date à laquelle les relations se tendirent avec les révolutionnaires français qui déclarèrent Paoli traître à la nation26. À aucun moment, il n’est fait mention de 1793 dans le poème de J.-C. Romanace. Mais le tabou principal concerne bien entendu la guerre d’indépendance entre la Corse et la France (1768-1769), qu’il importe de ne pas évoquer. Après avoir exposé précisément le parcours intellectuel et politique de Paoli, le préfet de Corse aborde cet épisode de façon lapidaire : « À la suite d’événements sur lesquels nous n’avons pas à revenir, Paoli alla finir ses jours à Londres. »27 Ce faisant, le représentant de l’État élude le tournant de 1793, mais également la bataille de Ponte Novo (1769) par laquelle les troupes de Louis XV mettent fin à la République corse de Paoli. Dans la vingtaine de discours prononcés à l’occasion du retour des cendres que nous avons pu recenser28, cette bataille ne sera que rarement évoquée, sinon pour en faire une « défaite créatrice »29 nécessaire à l’avènement de la Corse française.
20Enfin, de façon plus marginale, le cas de Paoli illustre l’un des conflits les plus importants sous la IIIe République, à savoir la fameuse guerre des deux France qui oppose catholiques et laïques. Lors de son discours, l’évêque d’Ajaccio Paul Mathieu Della Foata, tout en louant l’œuvre de Paoli, en profite pour lancer une pique contre les Lumières et contre les défenseurs de la laïcité :
- 30 Le Petit Bastiais, 9 septembre 1889.
Né dans ce XVIIIe siècle que les philosophes et les encyclopédistes avaient perverti, au temps où les deux patriarches de l’incrédulité, Voltaire et Rousseau, pourtant exprimèrent, l’un et l’autre, leur admiration pour le législateur de la Corse, Paoli resta toujours chrétien, toujours dévoué à l’Église catholique.30
21Ainsi, les nombreux discours prononcés au retour de ses cendres permettent également de constater combien le personnage cristallise déjà les tensions religieuses, tensions au cours desquelles les catholiques soulignent souvent la fidélité de Paoli à la foi chrétienne.
Lumières, Révolution et nationalisme corse des années 1970
- 31 Les 21 et 22 août 1975, le docteur et leader autonomiste Edmond Simeoni occupe avec une vingtaine (...)
22Après 1945, le XVIIIe siècle français est toujours présent, mais dans une tout autre configuration politique. Éteintes depuis l’épisode autonomiste de l’entre-deux-guerres, les revendications autonomistes et indépendantistes font un retour spectaculaire sur le devant de la scène à partir des années 1970. Le drame d’Aleria en 197531, puis la création un an plus tard du Front de libération nationale de la Corse, inaugure un cycle de tensions avec l’État, marqué notamment par l’intensité de la violence clandestine. Dans cette configuration, la référence aux Lumières et à la Révolution devient incontournable et agit souvent en tant que véritable instrument de légitimation du projet politique nationaliste.
- 32 D. Peressini, Corse, j’ai été militant clandestin, France 2, 2000.
- 33 J.-B. Rotily-Forcioli dans S. Lajus, Génération FLNC, Canal +, 2002.
23On constate en outre l’omniprésence de la référence aux écrits des Lumières dans les textes fondateurs du nationalisme corse et dans le discours des militants nationalistes. Dans le documentaire Corse, j’ai été militant clandestin, le militant clandestin Pantaléon Alessandri se remémore ses souvenirs d’enfance, lorsque sa mère lui contait l’histoire de la Corse. Quand celle-ci évoque le traité de Versailles, il se demande : « comment peut-on acheter des êtres humains »32, formule qui est en réalité une reprise de la célèbre phrase de Voltaire. À ce titre, la référence aux Lumières constitue un matériau précieux dans le processus de lutte pour la reconnaissance. Il s’agit de démontrer que l’île constituait une nation légitime au XVIIIe siècle, avalisée de surcroît par les philosophes des Lumières, et que ce statut demeure valable deux siècles plus tard. À l’instar du militant Jean-Baptiste Rotily-Forcioli, c’est l’existence d’une nation corse reconnue jadis par les Lumières qui justifie son désir actuel d’émancipation : « Comment voulez-vous qu’une nation, indépendante au XVIIIe siècle et qui a suscité une certaine aura dans l’Europe des Lumières, puisse être réduite à deux vulgaires départements ? Voilà le problème. »33
- 34 Cette période porte le nom de « Riacquistu », littéralement la « réappropriation » d’un patrimoine (...)
- 35 I Muvrini au Zénith : le concert intégral, 21 chansons, Columbia, 1994.
- 36 Notre histoire. Le texte est de Jean-François Bernardini.
24Durant cette période, l’un des vecteurs de la pensée nationaliste est incontestablement la scène culturelle. Les années 1970 et 1980 voient en effet l’émergence d’une multitude de groupes et d’artistes musicaux dont les compositions véhiculent les revendications du mouvement34. Nous allons ainsi nous pencher sur le concert donné par I Muvrini au Zénith de Paris en 199435. Celui-ci s’ouvre par un morceau introductif intitulé A nostra storia36, un texte lu qui entend raconter l’histoire de l’île à grands traits. Sa lecture intervient dans le contexte du statut Joxe de 1991, créant une nouvelle collectivité territoriale pour la Corse. Son article premier, qui reconnaît l’existence d’un « peuple corse, composante du peuple français » a été invalidé par le Conseil constitutionnel, entraînant une reprise des attentats sur l’île. La structure de A nostra storia, proche de celle d’un « roman national corse », confirme l’orientation idéologique de la démarche, qui vise à démontrer l’ancienneté de ce peuple : après une évocation brève du Néolithique et des nombreuses conquêtes subies par les Corses, l’auteur effectue un bond en avant pour s’arrêter longuement sur le XVIIIe siècle, qualifié de « pages les plus émouvantes » de l’histoire de l’île.
- 37 Sur la constitution de Corse, voir les travaux de M.-T. Avon-Soletti, La Corse de Pascal Paoli : e (...)
- 38 Un autre aspect de cette influence a été donné par l’exemple du droit de vote des femmes cheffes d (...)
25Ce qui transparaît de ce texte est notamment l’établissement d’une concurrence historique entre la Corse et la France à propos de la paternité de l’objet démocratique. Lorsqu’il évoque les premières révolutions des années 1730, l’auteur cite en effet le projet de constitution rédigé par Hyacinthe Paoli, « dont le préambule décrète pour la première fois dans l’histoire de l’humanité : “les hommes naissent libres et égaux en droits”. » Ce préambule et ces mots cependant ne figurent pas dans le texte initial du projet de constitution37. Il s’agit davantage d’un clin d’œil à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 pour en relativiser le caractère inédit et innovant. Affirmer l’existence de ce passage est représentatif d’une mise en regard constante de la France. Lorsqu’il en vient à l’avènement au pouvoir de Paoli, l’auteur évoque la plupart de ses décisions les plus emblématiques, telles que la création de l’université, celle de la monnaie nationale ou encore le vote des femmes. Après cette énumération, l’auteur ajoute « 34 ans avant la Révolution française », comme pour marteler l’antériorité des révolutionnaires corses sur l’enjeu démocratique38.
- 39 Sur l’autonomisme corse de l’entre-deux-guerres, voir J.-P. Poli, Autonomistes corses et irrédenti (...)
- 40 Journal fondé en 1920 qui se fit le chantre de l’autonomisme jusqu’en 1939, date à laquelle il est (...)
- 41 Fondé en 1922, celui-ci devient le Partitu Corsu Autunumistu en 1927.
- 42 C’est le cas du personnage de Pascal Paoli, fortement investi, ou de la défaite de Ponte Novo. Le (...)
26Au sein du premier mouvement autonomiste corse d’ampleur, durant l’entre-deux-guerres, les références aux Lumières ou à la Révolution française s’avéraient peu présentes39. En effet, les partisans du journal A Muvra40 et du Partitu Corsu d’Azzione41 axèrent davantage leur champ d’action sur la revalorisation de certaines figures ou de certains événements historiques, considérés comme confisqués par l’historiographie républicaine42. À l’inverse, le nationalisme corse du second XXe siècle fait de cette période un élément argumentaire majeur, destiné à appuyer son combat politique. La lutte clandestine mobilise particulièrement cet héritage durant ses décennies d’existence. En 2014, lors de son communiqué annonçant une sortie progressive de la clandestinité, le FLNC n’hésite pas à marteler :
- 43 Communiqué du FLNC repris par Corse-matin, 25 juin 2014.
Pendant que de brillants philosophes dissertaient, certes avec force talent, notre peuple a été le premier à mettre en pratique les idées naissantes les plus généreuses du siècle des Lumières. […] [Notre engagement] est l’héritier des luttes du XVIIIe siècle qui proclamaient déjà le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.43
Conclusion
- 44 R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 2000.
27Dans son ouvrage Les origines culturelles de la Révolution française, Roger Chartier affirme que ce sont les Lumières qui ont construit la Révolution française et non l’inverse44. Cette analyse gagnerait à être traitée dans le cas de la Corse, tant l'historiographie du XIXe siècle s'est affirmée au prisme du XVIIIe siècle français. Par la suite, la revendication nationaliste des années 1970 fera des Lumières une référence scientifique majeure, témoin d’un projet politique validé en son temps.
28L’accession de la majorité nationaliste au pouvoir depuis 2015 n’a fait que confirmer cette propension. Dans les jours qui suivent leur prise de pouvoir lors des élections territoriales, le journaliste Christophe Barbier, connu pour ses éditoriaux souvent peu favorables à la Corse, qualifie l’île de « confetti encombré de chèvres et de châtaignes ». Dans un tweet du 22 décembre 2015, le président de l’exécutif Gilles Simeoni lui répond de manière significative : prenant appui sur la phrase de Rousseau, il la met en regard des propos de l’éditorialiste en se demandant « de qui l’Histoire retiendra le nom et le jugement… ».
- 45 Public Sénat, LCP, 6 février 2018. Cette phrase fait allusion à la loi Joxe de 1991 sur le nouveau (...)
29De la même manière, à l’occasion de la visite attendue du président de la République Emmanuel Macron en 2018, l’historien Michel Vergé-Franceschi s’est à son tour prêté au jeu. Ce dernier revient sur la reconnaissance du peuple corse, question récurrente à laquelle les deux philosophes répondirent en leur temps : « Voltaire dit “le peuple corse”, Rousseau dit “le peuple corse”, et le Conseil constitutionnel le refuse »45. À l’heure où les revendications quant à l’avenir institutionnel de l’île ne cessent de s’intensifier, il y a fort à parier que la Corse de Paoli et sa construction intellectuelle au-delà des rives soient en mesure de peser dans les débats.
Notes
1 Sur l’histoire des révolutions de Corse, voir A. Franzini, Un siècle de révolutions corses : naissance d’un sujet politique, 1729-1802, Paris, Vendémiaire, 2017.
2 C. Bitossi, La Repubblica è vecchia: patriziato e governo a Genova nel secondo Settecento, Rome, Isituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1995.
3 Il s’agit du père de Pascal Paoli.
4 Sur Pascal Paoli, voir : A.-M. Graziani, Pascal Paoli, père de la patrie corse, Paris, Tallandier, 2002 ; M. Vergé-Franceschi, Paoli, un Corse des Lumières, Paris, Fayard, 2005.
5 On peut notamment mentionner le cas de l’écrivain écossais James Boswell, qui, au cours de son séjour sur l’île, se lie d’amitié avec Paoli. À son retour, il publie l’ouvrage Account of Corsica (1768), dont le succès sera retentissant.
6 Cette révolution trouve par ailleurs un écho important hors des frontières de l’île, notamment au sein des gazettes. Ainsi, en Angleterre, le London Cronicle publie à partir de 1766 des dizaines d’articles au sujet de l’île. L’écho fut également considérable au sein des colonies d’Amérique ; de nombreux journaux suivent de très près la lutte pour l’indépendance insulaire et des toasts sont fréquemment portés à Paoli au cours de réunions d’associations patriotiques telles les Sons of Saint Patrick. A. Franzini, op. cit., p. 314-317.
7 Dans son conte philosophique Candide, Voltaire tourne en dérision le roi de Corse Théodore. Contacté par les insurgés corses, le baron Théodore de Neuhoff avait été couronné en 1736 à cette fonction souveraine où il ne demeurera cependant que quelques mois. Sur Théodore, voir A.-L. Serpentini, Théodore de Neuhoff, roi de Corse : un aventurier européen au XVIIIe siècle, Ajaccio, Albiana, 2012.
8 Voltaire, Œuvres complètes, vol. XIX : Précis du siècle de Louis XV, Paris, Antoine-Augustin Renouard, 1819.
9 Ibid., p. 352-369.
10 Ibid., p. 365.
11 Une phrase reprise dans de nombreux ouvrages, notamment sur la quatrième de couverture du Pascal Paoli d’Antoine-Marie Graziani. Elle figure également en tête de l’exposition Pasquale de’ Paoli (1725-1807) : la Corse au cœur de l’Europe des Lumières organisée au musée de la Corse en 2007 pour le bicentenaire de sa mort.
12 Voltaire, Précis du siècle de Louis XV, op. cit., p. 366.
13 A. Franzini, op. cit., p. 340.
14 Datant initialement du XVIIe siècle, l’Accademia dei Vagabondi fut refondée en 1749 par le marquis de Cursay qui se lia avec les élites insulaires à la suite de l’intervention française en Corse de 1748-1753. Jusqu’à son départ (1757), qui entraîna dans le même temps sa disparition, cette académie bastiaise organisa chaque année un concours littéraire.
15 Apprenant la publication du texte, le philosophe implore un certain A. M. Peyrou de « remonter à la source, de savoir comment et par qui ce torche-cul a été imprimé ». Plus loin, il parle de « barbouillage académique ». J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, t. IV, Paris, Furne et cie, 1844, p. 761, cité par A. Franzini, op. cit., p. 191.
16 J.-J. Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Amsterdam, Marc Michel Rey, 1762, p. 123.
17 Loc. cit.
18 On peut citer à titre d’exemple le documentaire SC Bastia, un seculu di passione (1905-2005), qui revient sur l’épopée européenne du club de football SC Bastia en 1978 et qui s’ouvre sur cette célèbre phrase de Rousseau.
19 Le mot piève (de l’italien pieve) renvoie à la plus ancienne division administrative de la Corse, datant de l’ère romaine.
20 F. Marlin, Le post-scriptum, ou la dernière page de mon livre ; par un vétéran de Mars et d’Apollon, Paris, [s. n.], avril 1814, p. 6.
21 F. Gregorovius, Corsica, P. Lucciana trad., Bastia, Ollagnier, 1883, p. 181.
22 Il convient de préciser que l’année 1789 signifie également pour l’île son rattachement « officiel » à la France, à la suite du décret du 30 novembre adopté par l’Assemblée nationale constituante.
23 Le Petit Bastiais, 6 septembre 1889.
24 Bastia-Journal, 10 septembre 1889.
25 Loc. cit.
26 Celui-ci se tournera alors vers la Grande-Bretagne, marquant l’avènement de l’éphémère royaume anglo-corse (1794-1796). Écarté du pouvoir par les Britanniques, il est alors rappelé en Angleterre, où il s’exile définitivement.
27 Le Petit Bastiais, 6 septembre 1889.
28 A.-T. Pietrera, Imaginaires nationaux et mythes fondateurs ; la construction des multiples socles identitaires de la Corse française à la geste nationaliste, thèse soutenue à l’université de Corse le 23 octobre 2015, p. 161-205.
29 C. Amalvi, De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France : essais de mythologie nationale, Paris, Albin Michel, 1988, p. 62.
30 Le Petit Bastiais, 9 septembre 1889.
31 Les 21 et 22 août 1975, le docteur et leader autonomiste Edmond Simeoni occupe avec une vingtaine d’hommes la cave d’un ressortissant pied-noir à Aleria. L’assaut donné fera deux morts du côté des forces de l’ordre et un blessé grave chez les occupants. Cet épisode constitue un jalon majeur dans la naissance du nationalisme corse contemporain.
32 D. Peressini, Corse, j’ai été militant clandestin, France 2, 2000.
33 J.-B. Rotily-Forcioli dans S. Lajus, Génération FLNC, Canal +, 2002.
34 Cette période porte le nom de « Riacquistu », littéralement la « réappropriation » d’un patrimoine en déclin.
35 I Muvrini au Zénith : le concert intégral, 21 chansons, Columbia, 1994.
36 Notre histoire. Le texte est de Jean-François Bernardini.
37 Sur la constitution de Corse, voir les travaux de M.-T. Avon-Soletti, La Corse de Pascal Paoli : essai sur la constitution de la Corse, Ajaccio, La Marge, 1999.
38 Un autre aspect de cette influence a été donné par l’exemple du droit de vote des femmes cheffes de famille que Paoli a accordé durant son principat. Ce geste fut longtemps présenté comme une véritable révolution culturelle, surtout au regard du régime français, qui ne l’accorda qu’en 1944. Or, en réalité, comme le démontre l’historien Antoine-Marie Graziani, les femmes pouvaient déjà voter sous la République de Gênes.
39 Sur l’autonomisme corse de l’entre-deux-guerres, voir J.-P. Poli, Autonomistes corses et irrédentisme fasciste, 1920-1939, Ajaccio, Éditions DCL, 2007. Voir également A.-T. Pietrera, op. cit, p. 305-360.
40 Journal fondé en 1920 qui se fit le chantre de l’autonomisme jusqu’en 1939, date à laquelle il est fermé par les autorités, à la suite de la publication d’articles antisémites.
41 Fondé en 1922, celui-ci devient le Partitu Corsu Autunumistu en 1927.
42 C’est le cas du personnage de Pascal Paoli, fortement investi, ou de la défaite de Ponte Novo. Le 3 août 1925, les autonomistes inaugurent une croix du souvenir (a croce di u ricordu) sur le lieu de la bataille.
43 Communiqué du FLNC repris par Corse-matin, 25 juin 2014.
44 R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 2000.
45 Public Sénat, LCP, 6 février 2018. Cette phrase fait allusion à la loi Joxe de 1991 sur le nouveau statut de la Corse. Celle-ci reconnaissait dans son article 1er l’existence d’un « peuple corse, composante du peuple français », avant que cet article ne soit invalidé par le Conseil constitutionnel la même année.
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Référence électronique
Ange-Toussaint Pietrera, « La Corse contemporaine au prisme du XVIIIe siècle français : de l’enracinement républicain à l’affirmation nationaliste », Astérion [En ligne], 24 | 2021, mis en ligne le 13 octobre 2021, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/6004 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.6004
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