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Dossier
II/ Les constructions nationales au XIXe siècle face au modèle français

La Révolution française et la gauche allemande dans le premier XIXe siècle : les cas de Ludwig Börne et Bruno Bauer

The French Revolution and the German left in the first half of the 19th century: the cases of Ludwig Börne and Bruno Bauer
Stéphanie Roza

Résumés

Les remarques des jeunes Marx et Engels relatives à la Révolution française sont bien connues et ont été largement commentées. Mais on oublie souvent qu’ils appartiennent à une génération d’intellectuels contestataires allemands qui, dans les années 1830-1840, ne cesse de se référer au XVIIIe siècle français dans le but de le comparer à la philosophie et à la vie politique allemandes de leur temps. L’article propose une analyse de deux positions divergentes sur ces questions, formulées par deux représentants de cette génération : celle de Ludwig Börne, qui ressortit à ce que l’on peut considérer comme une version allemande du jacobinisme, et celle de Bruno Bauer, Jeune hégélien promoteur d’une révolution philosophique allemande susceptible de surpasser la Révolution française en radicalité et en profondeur spirituelle. Ainsi, le rapport des intellectuels allemands à la Révolution française pendant le Vormärz apparaît dans toute l’ambiguïté relevée par Lucien Calvié : tel le renard aux raisins de la fable de La Fontaine, partagés entre attirance et frustration, les Allemands de gauche ont les yeux rivés sur une France révolutionnaire à la fois enviée et décriée.

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Texte intégral

  • 1 K. Marx et F. Engels, Sur la Révolution française, C. Mainfroy éd., Paris, Messidor, Éditions soci (...)
  • 2 C’est ainsi que l’on désigne la période qui s’étend de la chute de Napoléon (1815) à la Révolution (...)
  • 3 Les travaux d’Emmanuel Renault, Jean-Christophe Angaut, Pauline Clochec, Jean Quétier, Alix Bouffa (...)

1Les textes que, dans leur jeunesse, Marx et Engels ont consacrés à la Révolution française sont bien connus. Dans la période du bicentenaire, ils ont fait l’objet de plusieurs publications spécifiques, assortis d’appareils critiques qui montraient toute l’importance des débats autour du marxisme en général1. Pourtant, les pères fondateurs du communisme étaient loin d’être les seuls dans leur génération à réfléchir intensément sur cet événement majeur. Or leurs inspirateurs, leurs interlocuteurs ou leurs adversaires, à l’exception notable de Hegel, sont très loin d’avoir suscité une attention aussi minutieuse. Par comparaison, leur réception en France est inexistante, à peu de choses près. Un rééquilibrage s’avère nécessaire, que de récents travaux portant sur la gauche allemande à l’époque du Vormärz2 rendent désormais possible3.

2Marx et Engels appartiennent à une génération de jeunes contestataires qui ne cessent de se référer au XVIIIe siècle français, dans le but de le comparer à la philosophie et à la vie politique allemandes. Cet intérêt majeur est directement lié à la situation de l’Allemagne de l’époque : la question centrale est celle de la nation allemande à former, et, à gauche en particulier, celle des conditions de l’émergence d’une Allemagne moderne et démocratique. Le présent article se propose d’analyser et d’expliquer la centralité de la référence révolutionnaire française dans ce débat à travers deux exemples : ceux de Ludwig Börne et de Bruno Bauer, dont l’importance respective n’a pas souvent été soulignée.

3Il s’agira moins ici de réparer une injustice, ou de valoriser des pensées injustement considérées aujourd’hui comme d’importance théorique secondaire, que d’éclairer un angle mort de la réflexion sur la modernité allemande avant 1848. À travers les cas de Börne et Bauer, on s’efforcera de contribuer à une meilleure perception de l’influence des idées « françaises » sur les progressistes allemands et leur conception de la nation au début du XIXe siècle, au-delà du cas des plus célèbres d’entre eux.

L’Allemagne face aux Lumières et à la Révolution françaises

4Il est indispensable de dire quelques mots de la situation politique de l’Allemagne dans le premier XIXe siècle, et de la composition générale de la gauche dans ce pays. En effet, dans les années 1830 et 1840, l’aire germanophone est divisée en de multiples entités politiques, principautés ou « villes libres ». Celles-ci sont regroupées dans la Confédération germanique, formée lors du Congrès de Vienne, qui acte la fin du protectorat napoléonien. Hormis la Rhénanie, annexée par la France, le reste du territoire a gardé peu de traces des innovations administratives et législatives apportées par les Français. C’est pourquoi la question politique brûlante est celle de l’unité de l’Allemagne : comment faire naître une nation unifiée ? Avec quels principes d’organisation politique, quel degré de liberté ? Les principautés doivent-elles faire place à une monarchie constitutionnelle, voire à une république ? L’occupation française a joué un rôle déterminant dans le réveil de la conscience nationale ; mais elle a également révélé le problème du contenu politique de cette conscience toute neuve. De ce point de vue, l’envahisseur est-il un modèle pour l’Allemagne à venir, ou un contre-modèle ?

  • 4 D. McLellan, Les jeunes hégéliens et Karl Marx : Bauer, Feuerbach, Stirner, Hess, A. McLellan trad (...)

5Ces questions ne peuvent être débattues en place publique. En effet, la contagion révolutionnaire venue d’outre-Rhin inquiète les puissances monarchiques et aristocratiques depuis 1789. Le roi de Prusse notamment musèle l’opinion publique : la presse est censurée, le débat public très restreint. C’est pourquoi les controverses intellectuelles ne peuvent prendre une tournure directement politique. La religion « est le seul terrain sur lequel des prises de position différentes et des débats relativement libres [sont] possibles »4 dans l’Allemagne de l’époque : l’athéisme apparaît dans ce cadre comme une position subversive. Cette restriction des libertés publiques est l’un des aspects de la fameuse « misère allemande » dénoncée par les intellectuels radicaux.

  • 5 L. Calvié, Le Renard et les Raisins : la Révolution française et les intellectuels allemands, 1789 (...)
  • 6 Ibid., p. 10.

6Dans ce contexte, le rapport que les penseurs réformateurs allemands entretiennent avec la France des Lumières et de la Révolution est marqué par une ambivalence essentielle. Les sources probables de cette ambivalence ont été remarquablement analysées par Lucien Calvié dans Le Renard et les Raisins : la Révolution française et les intellectuels allemands, 1789-18455. Son hypothèse majeure s’appuie sur l’immense intérêt suscité par la Révolution française, bien au-delà des frontières nationales. Outre-Rhin, de nombreux auteurs auraient été victimes d’un puissant effet de séduction devant le spectacle d’un événement qu’ils se savaient toutefois impuissants à reproduire chez eux. Comme le renard de la fable de La Fontaine salivant devant une inatteignable grappe de raisins, ils auraient alors pris le parti de décrier l’objet de leur désir. C’est la raison pour laquelle nombre d’entre eux se seraient efforcés de dévaloriser la révolution « purement politique » des Français, pour en appeler à une révolution philosophique, spirituelle, sociale et esthétique en Allemagne, présentée comme plus radicale, car « l’humanité rejette et dénigre en paroles ce qu’elle ne peut obtenir dans la pratique et dont elle sent et sait pourtant qu’elle aurait besoin »6. Ce rapport ambigu à la politique révolutionnaire française serait donc la raison profonde de l’idéalisme allemand.

  • 7 Notamment E. Kant, Vers la paix perpétuelle : un projet philosophique (1795), M. Marcuzzi éd. et t (...)
  • 8 Sur cette question, un recueil de textes essentiel reste celui de Jacques Droz : J. Droz éd., Le r (...)

7Incontestablement, l’idée d’une nécessaire révolution spirituelle et philosophique en Allemagne remonte à la génération contemporaine de la Révolution française : elle est d’abord défendue par Kant dans le domaine de la connaissance objective, mais au-delà, à travers l’espérance d’une application future des principes de la philosophie, dans les institutions sociales et politiques7 ; elle poursuit son chemin, chez Fichte notamment, comme le montre l’article de Thomas Van der Hallen, jusqu’à Hegel. Toutefois, ni Kant ni Hegel ne prônent directement une révolution politique dans leur propre patrie. Ils préfèrent à la rupture révolutionnaire un changement progressif impulsé par les gouvernants eux-mêmes sous l’influence de la philosophie. Les « jacobins allemands », contemporains de l’événement, qui cherchent à importer la révolution, ou qui réclament l’annexion des régions cisrhénanes à la France, font donc figure d’exception. Après 1799, ils disparaissent totalement de la scène historique, leur enthousiasme cédant à la violence des envahisseurs, tandis qu’une autre conséquence des événements français se fait jour : un mouvement profond de révolte contre l’hégémonie politique puis militaire française se développe. Le romantisme politique8 exalte la spécificité religieuse, politique, morale des peuples germaniques, fondement immémorial et intangible de son identité. Dans cette perspective, l’influence de l’universalisme français constitue une menace à combattre par tous les moyens.

  • 9 Voir J.-C. Angaut, J.-M. Buée, P. Clochec et E. Renault, « Introduction », dans F. Engels, Écrits (...)

8La gauche allemande à l’époque du Vormärz est incarnée par une génération née, pour l’essentiel de ses membres, après la Révolution française. Elle hérite des débats et des tendances de ses aînés. Ne pouvant exprimer librement leur opposition au régime, les mouvements ou associations de jeunesse se présentent comme des mouvements littéraires ou philosophiques, même si leurs prises de position irréligieuses et libérales en font des vecteurs de contestation. Ainsi, les deux principaux mouvements de la gauche allemande dans les années 1830 sont la Jeune Allemagne, groupement essentiellement journalistique et littéraire, et les Jeunes hégéliens, mouvement qui rassemble plutôt des philosophes formés à l’université9. Les animateurs de ces deux courants sont le plus souvent nés dans les vingt premières années du siècle, après l’échec des Français à établir une république démocratique. Ils s’organisent autour de revues, dans lesquelles ils font connaître leurs différentes positions à travers des articles, des poèmes, des textes pamphlétaires : le Télégraphe pour l’Allemagne et le Journal universel pour la Jeune Allemagne, ou les Annales allemandes et la Gazette rhénane pour les Jeunes hégéliens. À partir des années 1830 s’impose à leurs yeux la nécessité d’un renouvellement idéologique, que la Jeune Allemagne conçoit par le biais d’une littérature nouvelle, et que les Jeunes hégéliens attendent d’une nouvelle approche philosophique. Dans les deux cas, le but demeure de provoquer des changements politiques conduisant à la modernisation et la démocratisation du pays.

9La Jeune Allemagne connaît des courants de gauche et de droite : la gauche jeune allemande subit l’influence du républicanisme. Le mouvement des Jeunes hégéliens, quant à lui, correspond à une radicalisation de l’hégélianisme libéral : en cela, il est le produit d’une scission à l’intérieur de la gauche hégélienne elle-même. Les Jeunes hégéliens entendent en effet dépasser un hégélianisme qui, même dans sa frange libérale, s’accommoderait volontiers d’une monarchie constitutionnelle en Allemagne. Pour leur part, les Jeunes hégéliens entendent rompre avec les perspectives politiques de Hegel, tout en maintenant sa méthode dialectique : ils affichent leur athéisme et prônent des solutions politiques radicales contre ce qu’ils considèrent comme des restes de féodalité, contre l’absence d’unité et de liberté politiques dans la Confédération germanique.

  • 10 Sur les idées de H. Heine, on peut se référer à L. Calvié, « Le soleil de la liberté ». Henri Hein (...)

10Malgré leur proximité, les deux mouvements de jeunesse restent concurrents et hostiles l’un à l’autre. Certaines figures tutélaires de la Jeune Allemagne sont pourtant influencées par la philosophie de Hegel, comme Heinrich Heine10 ; mais un Jeune Allemand comme Ludwig Börne n’a pas de mots assez durs contre Hegel et l’hégélianisme, qu’il accuse de faire l’apologie de l’ordre des choses existant et du sacrifice de l’individu à l’État. Avec l’ensemble de la gauche jeune allemande, Börne oppose à Hegel, dont il rejette le nécessitarisme supposé, l’idée du caractère déterminant de l’action libre. Or cette critique est convergente avec l’usage iconoclaste que les Jeunes hégéliens font de l’héritage philosophique de leur maître à partir des années 1840. La gauche des deux mouvements connaît donc une évolution commune.

Un jacobin nommé Ludwig Börne

11L’importance de la référence révolutionnaire dans les écrits des intellectuels allemands de la première moitié du XIXe siècle est évidente. Toutefois, à gauche, on peut véritablement parler de fascination, même si celle-ci est émaillée, comme il en va de toutes les relations passionnelles, de moments de dépit, voire de rejet. La prégnance de la référence révolutionnaire est indéniable aussi bien dans la Jeune Allemagne que chez les Jeunes hégéliens.

12Une figure trop méconnue incarne par excellence le « jacobinisme allemand » des années 1830 : Ludwig Börne. Né Loeb Baruch, ce Juif hessois, d’abord converti au protestantisme, s’installe en France en 1830, où il opte finalement pour le catholicisme. Toutefois, comme pour Heine, l’origine juive de Börne joue un rôle décisif dans la formation de sa philosophie politique. C’est en effet sous la pression de l’occupation napoléonienne que sa ville natale, Francfort, émancipe civilement et politiquement les Juifs, permettant au jeune homme d’obtenir un emploi public. Börne défendra jusqu’à la fin de sa vie les acquis émancipateurs de la Révolution française, confondus avec ceux du système napoléonien.

  • 11 Les Briefe aus Paris ont été publiées en plusieurs tomes et dans plusieurs maisons d’éditions diff (...)
  • 12 L. Börne, Menzel der Franzosenfresser, Paris, T. Barrois fils, 1837.

13D’abord d’orientation libérale, Börne souhaitait ardemment la création d’une nation allemande unifiée. Il s’opposait toutefois aux nationalistes qui prônaient le sacrifice de la liberté politique à la cause de l’unité. À ses yeux, unité nationale, égalité civile et liberté politique devaient être conquises d’un même coup, à la manière des Français. À Paris dans les années 1830, Börne découvrit le saint-simonisme, le républicanisme et le socialisme. Ses Lettres de Paris11 fustigent les princes, les aristocrates, l’Église. Cette correspondance révèle aussi son enthousiasme devant les événements révolutionnaires de 1830 à Paris. Ce n’est qu’une fois déçu par Louis-Philippe que Börne devint républicain. En 1837 parut juste après sa mort l’ouvrage anti-romantique dirigé contre le critique littéraire Menzel, « bouffeur de Français » (Franzosenfresser)12. Ce texte satirique dénonce le chauvinisme gallophobe des nationalistes allemands du temps.

  • 13 Id., Études sur l’histoire et les hommes de la Révolution française, J. Dresch éd., Lyon, IAC, 195 (...)

14Un manuscrit de sa main, probablement rédigé pendant les années 1830, porte le titre d’Études sur l’histoire et les hommes de la Révolution française13. Il est particulièrement éclairant sur le rapport que Börne entretient avec la France révolutionnaire. Celle-ci y est caractérisée de la façon suivante :

  • 14 Ibid., p. 104.

La Révolution française ne fut pas un mouvement politique, mais le premier essai pour mettre la moralité à la place de l’habileté politique, la liberté de la bonne volonté à la place de la coercition des lois, et l’amour de tous à la place de l’amour de la patrie. D’après les lois de la Providence, la Révolution ne devait pas être un événement français, mais une transformation générale vraiment religieuse du genre humain.14

15Les formules révèlent aussi bien l’intuition profonde de la portée universelle de la Révolution française que la dimension religieuse et morale que revêt cette universalité aux yeux de Börne. L’auteur du manuscrit exalte les sentiments plutôt que la froide raison en politique, et valorise les actions entreprises par enthousiasme. Il fait l’éloge de Rousseau et des jacobins contre les raisonneurs comme Voltaire, les physiocrates, ou les encyclopédistes, qui sont perçus comme les prédécesseurs des girondins. La véritable liberté n’était pas celle portée par ces derniers, pour qui le règne de la loi signifiait la domination des couches sociales aisées et cultivées, mais était incarnée par les jacobins, qui ne voulaient souffrir aucune loi civile opposée aux droits de l’homme, et qui incluaient le peuple dans leur conception de l’égalité. Börne exprime en particulier une admiration sans limites pour Robespierre, dont la « cruauté » supposée est interprétée comme l’effet des événements, et non de l’excellente nature de l’Incorruptible. Ce dernier est considéré comme le seul véritable dépositaire de l’esprit populaire, qui pour l’auteur du manuscrit est la source de toutes les vertus. Börne reprend à son compte la lecture que la gauche républicaine française fait des rapports de force dans la décennie 1789-1799 : c’est le peuple qui a fait la révolution, tandis que la bourgeoisie lui en a ravi les bénéfices. La chute de Robespierre en thermidor an II entraîna l’anarchie du Directoire qui prépara le retour du despotisme :

  • 15 Ibid., p. 103-104.

C’est ainsi que l’anarchie se changea en despotisme ; mais cela prouve que la Révolution n’avait pas assez longtemps duré pour raffermir la France énervée par mille années de monarchie ; cela prouve que le régime de la Terreur n’avait pas duré assez longtemps pour anéantir tous les ennemis de la liberté et ses dangereux amis. J’entends ceux qui n’ont point tué dans le vertige de la guerre civile, mais qui ont commis secrètement des meurtres pour s’enrichir et qui ont éprouvé une joie sensuelle à se baigner dans le sang.15

  • 16 G. Babeuf, « Manifeste des plébéiens », Le Tribun du peuple ou le Défenseur des droits de l’homme, (...)

16Pour Börne, la Terreur n’est donc pas allée assez loin contre les ennemis et les faux amis de la liberté. Une telle apologie est surprenante et plutôt rare à l’époque, même sous la plume des défenseurs de Robespierre. L’auteur reprend l’idée, déjà exprimée par Babeuf en 179516, selon laquelle la Révolution française n’était pas terminée, mais devait se poursuivre vers le triomphe de la véritable égalité. Toutefois, le manuscrit n’est pas exempt de paradoxes : après avoir considéré que la Terreur aurait dû s’approfondir, l’auteur reproche aux révolutionnaires l’exécution de Louis XVI au motif que ce roi ne pouvait être personnellement chargé des crimes du despotisme, n’étant lui-même que le produit des circonstances et de siècles de corruption. L’achèvement du manuscrit aurait peut-être permis de réduire ces tensions internes au texte.

  • 17 P. Buonarroti, Conspiration pour l’Égalité, dite de Babeuf, Bruxelles, À la librairie romantique,1 (...)

17Contrairement à d’autres jacobins allemands, plus proches du projet d’une monarchie constitutionnelle, le jacobinisme de Börne se rapproche donc beaucoup du sens français du terme. On retrouve dans ses développements une synthèse typique des milieux de la gauche républicaine de l’époque. La justification de la Terreur, le culte du sentiment et de la vertu d’inspiration rousseauiste, la défense de la Constitution de 1793 et le désaveu des girondins sont évidemment un legs robespierriste ; s’y adjoignent l’insistance sur les droits du peuple, la haine de la nouvelle aristocratie de l’argent et l’affirmation d’une nécessaire lutte contre les inégalités, qui justifient un supplément de révolution. Ces idées sont portées par le mouvement néo-babouviste, qui se développe dans le sillage de la publication en 1828 du témoignage militant de Philippe Buonarroti, compagnon de Babeuf pendant la Conjuration des Égaux17. Pour sa part, Börne retient surtout du babouvisme la défense des droits politiques du peuple, laissant globalement de côté la dimension sociale des revendications.

  • 18 P.-J.-B. Buchez et P.-C. Roux-Lavergne, Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journ (...)

18Enfin, on trouve également sous sa plume des traces de l’influence du socialisme chrétien de l’époque qui, comme on peut le voir chez Louis Blanc, amalgame Jésus, Rousseau et Robespierre, et fait de la Révolution un processus à forte charge spirituelle. Effet de la Providence, l’événement est sacré, et conçu comme l’avant-coureur de l’avènement définitif du principe d’amour universel sur Terre. Börne a sans doute hérité cette sensibilité des ouvrages dans lesquels, comme Marx un peu plus tard, il a étudié la Révolution, notamment la monumentale Histoire parlementaire de la Révolution française, œuvre des socialistes chrétiens Philippe Buchez et Pierre-Célestin Roux-Lavergne18. D’une manière générale, le syncrétisme entre socialisme et christianisme se retrouve chez un grand nombre de militants de l’époque, en particulier chez les saint-simoniens.

19Toutefois, Börne demeure un jacobin allemand sur un point décisif : il estime que la Révolution française ne sera véritablement achevée et réussie que le jour où elle deviendra européenne. À ses yeux, Napoléon, qui avait commencé à l’exporter, l’a dénaturée en fondant finalement une monarchie nouvelle. Il faut donc reprendre le processus au point où il s’est arrêté et lui donner un nouvel élan, même si la forme que prendra cet élan (réforme ou révolution ?) n’est pas précisée. À travers les ambiguïtés, les insuffisances de ce manuscrit jamais terminé, une idée fait donc son chemin : les Français ont impulsé un mouvement qui dépasse ses frontières et qui doit désormais s’étendre. L’Allemagne a un rôle déterminant à jouer dans cette extension européenne.

  • 19 Concernant ce débat, on pourra se reporter à l’ouvrage déjà cité d’A. Yuva, notamment la IIe parti (...)
  • 20 L. Calvié, Le Renard et les Raisins, op. cit., p. 153.

20Enfin, Börne s’implique dans le débat allemand sur un autre point important, en s’opposant fermement à l’idée selon laquelle la culture devrait précéder la liberté du peuple. Depuis 1789, de nombreux intellectuels allemands hostiles à la Révolution française, tels que August Wilhelm Rehberg, Christoph Martin Wieland, Friedrich von Schiller, influencés par Edmund Burke, refusent l’idée de remettre le pouvoir politique à la nation tout entière au nom de l’impréparation et de l’immaturité de la majorité de ses citoyens, préférant restreindre l’exercice des droits civiques à une élite de gens cultivés et raisonnables19. Ici, l’exemple français sert d’argument dans la lutte pour les libertés allemandes. Aux yeux de Börne, les Français en armes donnant leur vie pour la République ont montré que les peuples étaient immédiatement mûrs pour la liberté politique : leur sacrifice atteste qu’ils en connaissaient toute la valeur. La liberté des peuples ne doit donc pas être conçue comme le résultat d’un long processus d’acquisition et d’apprentissage supervisé par des autorités éclairées, mais comme celui d’une auto-formation des principaux intéressés : cette idée avait déjà été défendue par Kant à propos de l’autonomie de pensée individuelle, dans le célèbre opuscule Qu’est-ce que les Lumières ?. L’auteur du manuscrit n’a donc pas oublié sa patrie : au contraire, il lui souhaite la réalisation des principes portés par la Révolution française, au premier rang desquels l’avènement de la souveraineté populaire. En cela, il est un digne héritier du jacobinisme allemand des années 1789-1799, promoteur de « la constitution d’une nation allemande autonome et souveraine, maîtresse de ses institutions, de ses pouvoirs politiques et de son action dans le monde, à l’exemple de la nation française depuis 1789 »20.

  • 21 F. Engels, « Ernst Moritz Arndt », dans Id., Écrits de jeunesse, op. cit., vol. I, p. 130.

21Börne a manifestement eu une influence importante sur le jeune Engels. Dans une série d’articles parus dans le Télégraphe pour l’Allemagne en 1841, ce dernier salue l’opposition farouche de l’auteur des Lettres de Paris à la « teutomanie » francophobe et antisémite d’un ancien soldat de la lutte contre l’occupant français, Ernst Moritz Arndt. Engels rend hommage au radicalisme politique de Börne, préféré au libéralisme modéré de Heine. C’est le même radicalisme qui explique la « sympathie » d’Engels lui-même « pour la France, qui n’est certes pas une sympathie pour la sujétion dans laquelle les Français se trompent eux-mêmes, mais une sympathie plus haute et plus libre dont la nature a été développée avec tant de beauté par Börne dans Le Bouffeur de Français, par opposition à l’unilatéralité teutonne »21.

22Tout en saluant la guerre de libération de 1813-1815 contre l’occupant français, Engels reproche aux « teutomanes » de jeter le bébé avec l’eau du bain, l’envahisseur avec les principes politiques qu’il incarne :

  • 22 Ibid., p. 134.

Les grands et éternels résultats de la Révolution furent méprisés […] personne ne pensa aux affinités de ce prodigieux acte populaire [la Révolution française] avec le soulèvement populaire de 1813 ; ce que Napoléon avait apporté : l’émancipation des Israelites, un droit privé solide […] tout cela fut condamné seulement à cause de son auteur.22

  • 23 Ibid., p. 136.
  • 24 Ibid., p. 138.
  • 25 Ibid., p. 141.

23Aux yeux d’Engels, déjà fortement influencé par l’hégélianisme, la teutomanie est dans le patriotisme allemand le moment du négatif : elle fut nécessaire comme première étape de la prise de conscience par le peuple allemand de sa propre identité. Toutefois, elle doit être dépassée. De ce point de vue, « c’est Börne le premier qui a développé dans sa vérité le rapport de l’Allemagne à la France »23 malgré ses « unilatéralités et extravagances incontestables »24 : ce n’est pas un cosmopolite abstrait comme les teutomanes veulent le faire croire, dans la mesure où il n’a jamais cherché à détruire l’âme du peuple allemand. D’après Engels, il convient de réconcilier les leçons de Börne et de Hegel, c’est-à-dire l’action (politique radicale) et la pensée (dialectique). La méthode hégélienne doit servir à la prospective, et pas seulement à rationaliser le passé ; enfin, il faut un nouveau développement de « l’esprit politique allemand », partiellement nourri de l’héritage du jacobinisme et de la Révolution française, comme le montre l’objectif défini par le jeune Engels : « une grande nation une et unie de citoyens égaux en droits »25.

24Soulignons que même lors de sa rupture avec la Jeune Allemagne, rendue publique dans des articles parus dans les Annales allemandes de l’été 1842, le désormais Jeune hégélien Engels épargne Börne dans la critique acerbe qu’il fait de ses anciens compagnons d’armes. Il lui rend même un hommage vibrant, d’autant plus saisissant qu’il semble essentiellement tenir au fait que Börne était « républicain » :

  • 26 F. Engels, « Alexander Jung, Leçons sur la littérature allemande moderne », ibid., p. 288. Soulign (...)

L’immédiateté, la robuste intuition de Börne s’est révélée être le côté pratique de ce que Hegel, sur le plan théorique, avait envisagé, au moins à titre de perspective […] Börne est le seul qui figure à titre de personnalité dans l’histoire allemande […] Börne fut le porte-drapeau de la liberté allemande, le seul homme de l’Allemagne de son temps […] le Jean-Baptiste de la nouvelle époque, celui qui prêche la pénitence aux Allemands satisfaits d’eux-mêmes et qui leur crie que la cognée est déjà mise à la racine de l’arbre et que viendra le plus puissant, qui baptise par le feu et balaie sans pitié la paille hors de l’aire.26

25Engels estime que c’est à Börne que l’on doit le développement de tendances radicales et révolutionnaires dans la gauche hégélienne. Finalement, ce qu’il salue avec tant d’enthousiasme dans la personne de Börne, le plaçant au même niveau que Hegel par son importance, c’est son jacobinisme allemand, c’est-à-dire le fait de s’être approprié l’héritage de la Révolution française pour le compte de l’Allemagne. Il vaut la peine de souligner cet aspect méconnu de l’influence de la Révolution sur les idées du jeune Engels.

Le parallèle franco-allemand chez Bruno Bauer

  • 27 W. Bunzel, « Zurück in die Zukunft. Die Junghegelianer in ihrem Verhältnis zur Aufklärung », dans (...)
  • 28 Ibid., p. 82.

26Selon un commentateur, les Jeunes hégéliens sont, de tous les auteurs du Vormärz, « ceux qui ont redécouvert le XVIIIe siècle avec le plus d’enthousiasme et qui ont rendu à ses concepts majeurs toute leur vitalité »27. Dans les années 1840, ils feront de plus en plus fréquemment référence aux Lumières et à la Révolution française, et prennent peu à peu leurs distances avec l’ambivalence initiale du maître vis-à-vis du rationalisme français28.

27La prégnance de la démarche dialectique et de la vision hégélienne de la Révolution française dans l’héritage intellectuel des hégéliens de gauche explique leur intuition commune, selon laquelle le rapport de la France à l’Allemagne doit se comprendre en termes de passage de relais révolutionnaire. Pour ces jeunes philosophes, la Révolution française, contrairement à ce que prétendent les conservateurs, correspond à une nécessité intrinsèque de l’histoire de France et de l’Europe. En ce sens, elle est pleinement légitime, et n’a rien d’un dérapage, d’un malheureux accident de l’Histoire. Dans une certaine mesure, elle exprime également une tendance universelle de l’État moderne vers la rationalisation et la libéralisation. Toutefois, les formes et les moyens de cette rationalisation-libéralisation ne doivent pas nécessairement être identiques partout. Autrement dit, les acquis de la Révolution française peuvent s’exporter sans que la violence politique soit nécessaire. L’Allemagne est la prochaine nation qui doit recevoir la visite de « l’esprit du monde » : elle acclimatera les acquis du XVIIIe siècle français en les dépassant, dans un effort de régénération de ses propres institutions politiques et sociales.

28À partir des années 1842-1843, le durcissement de la répression politique, avec le renvoi de Bruno Bauer de son poste de l’université de Bonn en 1842, l’interdiction en 1843 de la Gazette rhénane et des Annales allemandes, etc., pousse chacun des Jeunes hégéliens à rechercher une issue à l’apparente impuissance politique à laquelle les réduit l’évolution du règne de Frédéric-Guillaume IV de Prusse, qu’on avait pu croire un moment favorable aux réformes libérales, voire démocratiques. La radicalisation de leur pensée les met alors sur des voies divergentes. On se bornera, dans les limites du présent article, à un aperçu des vues de Bruno Bauer.

29Chez ce dernier, la radicalisation politique prend d’abord la forme d’une radicalité irréligieuse : l’athéisme militant, qui ne s’en prend pas seulement à la religion positive, mais bien à la religion tout court, est le fer de lance du combat théorique qui doit miner le vieux monde fondé, politiquement et spirituellement, sur le principe d’une autorité transcendante. À ses yeux, l’Allemagne moderne puisera ses ressources dans l’approfondissement de la critique philosophique. Dans cette voie, Bauer se cherche des prédécesseurs. Il trouve chez les Français, notamment dans l’anticléricalisme d’un Voltaire ou dans les écrits du curé Meslier, les sources théoriques de son propre athéisme radical. En ce sens, les Lumières françaises sont bien supérieures à l’Aufklärung allemande. La lecture de Bauer exagère l’athéisme des Lumières françaises. Il cherche à présenter l’histoire récente de la philosophie comme une sortie progressive de la pensée religieuse menant naturellement au jeune-hégélianisme.

  • 29 D. McLellan, Les jeunes hégéliens et Karl Marx, op. cit., p. 81.

30La pensée de Bauer continue de se mouvoir dans un cadre dialectique, même si, selon un de ses commentateurs, « son argumentation incisive » et « son esprit militant »29 ont tendance à durcir les contradictions, rapprochant son style de celui des auteurs du XVIIIe siècle qu’il admirait tant. La conscience religieuse représente à ses yeux le moment où l’esprit humain sort de l’immédiateté naturelle en hypostasiant ses propres caractéristiques dans la figure d’un être transcendant ; c’est une phase nécessaire, à laquelle succède non moins nécessairement la critique irréligieuse des Lumières, qui dévoile la source purement immanente et humaine de l’invention religieuse. Les athées des Lumières françaises ont eu l’irremplaçable mérite de détruire le mythe de la vérité comme révélation, lui substituant l’idée de la vérité comme conscience de soi de l’esprit humain. Cette étape polémique, négative, appelait à son tour son propre dépassement.

  • 30 B. Bauer, Das entdeckte Christentum, eine Erinnerung an das achtzehnte Jahrhundert und ein Beitrag (...)

31Les Lumières françaises et athées du XVIIIe siècle sont donc reconduites au sein d’une dialectique de la conscience de soi, et inscrites dans une progression historique et géographique dont elles ne constituent pas la dernière étape. En effet, contre les matérialistes français, mais également contre son « rival » Feuerbach, Bauer refuse de considérer le matérialisme comme la véritable ontologie du réel, et demeure idéaliste. Selon lui, la conscience de soi doit s’auto-affirmer comme la réalité ultime, comme la vraie nature de la matière elle-même, comme la résolution du « mystère de la substance spinoziste »30 : partant, la critique théorique et politique de l’ordre des choses, qui est l’expression de cette conscience, ne s’oppose pas au réel de manière figée, comme à une essence qui lui serait extérieure et qui lui imposerait inéluctablement ses contraintes. La critique doit, en s’épurant et en progressant dans sa compréhension d’elle-même, appréhender sa propre tâche non comme un combat contre des circonstances externes fondamentalement irréductibles, mais comme un processus d’appropriation de cette extériorité. L’esprit éclairé doit aménager le monde de telle sorte qu’il puisse s’y reconnaître lui-même. Il lui faut, pour cela, cesser d’envisager le monde comme existant indépendamment de et contre sa volonté, car cette perception inadéquate le conduit à engager une lutte frontale vouée à l’échec.

  • 31 Id., « Was ist jetzt Gegenstand der Kritik? », Allgemeine Literaturzeitung, Monatsschrift, no 8, j (...)
  • 32 Il s’agit de Geschichte der Politik, Kultur und Aufklärung des achzehnten Jahrhunderts, Charlotten (...)

32C’est pour n’être pas parvenus à la compréhension de cette vérité que philosophes des Lumières et révolutionnaires français ont échoué à réaliser leur projet d’émancipation, comme Bauer le développe dans son article « Was ist jetzt Gegenstand der Kritik? » (« Quel est désormais l’objet de la critique ? ») en juin 184431 ; à partir de 1843, de vastes travaux sur les Lumières et la Révolution française s’inscrivent dans la même perspective32.

  • 33 B. Bauer, Geschichte der Politik, Kultur und Aufklärung…, op. cit., vol. I, p. V. Nous traduisons.
  • 34 Ibid., p. VII.
  • 35 Ibid., p. VIII.

33L’ouvrage consacré au XVIIIe siècle s’ouvre sur un vibrant hommage aux Lumières : « Il y a une histoire grecque, une histoire de Rome, une histoire du monde chrétien ; mais l’histoire de l’Homme, l’histoire qui a édifié l’humanité en se fixant pour tâche de fonder une société véritablement humaine – cette histoire-là commence au XVIIIe siècle de notre ère »33. Contrairement à la Réforme allemande, l’histoire française du siècle des Lumières a été le cadre d’un événement inouï : elle a vu la masse déshéritée d’un peuple engager une bataille homérique contre tous les privilèges. Toutefois, la lutte n’a pas été menée jusqu’au bout, et ce par manque d’approfondissement philosophique : « la théorie n’était pas encore achevée »34. Pour cette raison, c’est à l’Allemagne qu’échoit la tâche de parfaire ce que les autres peuples ont laissé inaccompli, et de « jeter les bases d’une théorie achevée »35.

  • 36 Ibid., p. V.
  • 37 Id., « Was ist jetzt Gegenstand der Kritik ? », art. cité.
  • 38 Id., Geschichte der Politik, Kultur und Aufklärung…, op. cit., vol. II, 1re section, p. 6.

34En effet, après la Révolution française, la grandiose tentative s’est muée en son contraire, provoquant le fatal retour de la réaction politique et romantique : Bauer y revient dans son article « Was ist jetzt Gegenstand der Kritik? ». La critique éclairée et révolutionnaire du XVIIIe siècle n’est pas allée assez loin au sens où elle n’a pas su se déprendre totalement des vieilles « traditions et représentations »36 issues de l’ancien monde. Elle voulait abolir les privilèges de l’Ancien Régime, mais ne sut que les transposer à un niveau supérieur, sous la Révolution, en exaltant « l’égoïsme national »37 contre l’intérêt des autres nations et de l’humanité en général. Le particularisme de l’intérêt a donc été déplacé, mais pas surmonté. La Révolution avait entrepris aussi de lutter contre l’emprise du christianisme, mais, ignorante du véritable rapport de la conscience de soi au monde matériel, elle crut devoir sacrifier aux circonstances, en l’occurrence « l’immaturité universelle et durable »38 de l’humanité : renonçant par avance à modeler le monde et les êtres à sa véritable mesure, elle chercha à tempérer au lieu de dépasser l’égoïsme des membres du peuple, et instaura à cette fin le culte de l’Être suprême, support spirituel du civisme. Ce faisant, elle manqua l’occasion d’en finir définitivement avec la religiosité.

35Il n’était pas possible de « fonder un peuple libre » sur de telles bases. Le peuple, dont on attendait qu’il se conforme aux règles de la vertu et de la justice, mais que l’on traitait contradictoirement en masse d’individus atomisés incapables de transcender leurs intérêts particuliers, ne pouvait finalement être contenu que par la répression. La Terreur fut le résultat inévitable d’une contradiction non résolue entre le but émancipateur proclamé et sa traduction politique concrète, contre laquelle la masse ne pouvait réagir qu’avec « la lâcheté et la sournoiserie » que d’une certaine manière on attendait d’elle, puisqu’on sous-estimait ses capacités d’auto-émancipation. Elle ne fut ainsi jamais véritablement élevée au rang de peuple libre.

  • 39 P. Clochec, « Des Lumières incomplètes aux “prophètes” de l’athéisme : la référence aux Lumières c (...)

36Comme le souligne Pauline Clochec39, la réflexion de Bauer s’achève de façon remarquable sur une critique de l’insuffisante élaboration théorique à propos de cette masse, produit de la séquence révolutionnaire, son « résultat » ou même son « précipité ». La masse n’est qu’une juxtaposition disparate d’individus certes libérés du carcan féodal, mais désabusés par l’épuisement de la rhétorique patriotique après les guerres napoléoniennes, écœurés par le triste destin des promesses des Lumières noyées dans le sang de la Terreur ; c’est une « foule » qui attend encore d’être travaillée de l’intérieur par une théorie achevée afin de se hisser à la hauteur des devoirs révolutionnaires de l’humanité. La critique des insuffisances des Lumières du XVIIIe siècle, mais également de certaines idéologies révolutionnaires du XIXe pas assez radicales aux yeux de Bauer, doit donc s’approfondir encore pour déboucher sur l’émancipation. Le philosophe en appelle à un effort théorique supplémentaire pour pallier les insuffisances de la pratique révolutionnaire observée. L’Allemagne sera à ses yeux le lieu privilégié de cette nécessaire réflexion, qui une fois parvenue à maturité se diffusera dans la masse pour en faire un peuple, et qui, en régénérant la nation, régénèrera en même temps l’humanité entière.

*

37Au-delà de leurs spécificités, les pensées de Börne et Bauer incarnent deux options politiques fondamentales pour la gauche allemande, deux voies de résolution de la question nationale opposées à la renaissance culturelle et spirituelle proposée par les romantiques. L’une, celle de Bauer, insiste sur un nécessaire approfondissement théorique comme propédeutique à la modernisation politique : dans une telle perspective, le modèle est moins la Révolution elle-même que les Lumières françaises, comme philosophie susceptible de miner l’ordre ancien de l’intérieur, préparant les transformations de l’avenir. L’autre voie est celle d’un républicanisme fortement influencé par le modèle de la Première République. Si le jacobinisme de Börne ne se traduit pas par un appel direct à la révolution, il ouvre immédiatement la voie, contrairement aux Lumières de Bauer, à une politique émancipatrice. C’est ce geste que prolonge explicitement le jeune Engels, mais aussi Marx, incontestable héritier de l’optimisme révolutionnaire du siècle précédent malgré ses critiques parfois cinglantes contre les droits de l’homme ou les faux-semblants de la République bourgeoise « à la française ». Nouvelles Lumières ou nouvelle révolution : au moins jusqu’en 1848, les intellectuels contestataires allemands pensent leurs propres problèmes politiques et leur possible résolution dans les termes du XVIIIe siècle français.

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Notes

1 K. Marx et F. Engels, Sur la Révolution française, C. Mainfroy éd., Paris, Messidor, Éditions sociales, 1985 ; F. Furet, Marx et la Révolution française, avec des textes de Marx réunis, présentés et traduits par L. Calvié, Paris, Flammarion, 1986. Sur cette question, voir aussi C. Mazauric, L’histoire de la Révolution française et la pensée marxiste, Paris, PUF, 2009 et J.-N. Ducange, La Révolution française et l’histoire du monde, Paris, Armand Colin, 2014, notamment chapitres I, IV, V et VI.

2 C’est ainsi que l’on désigne la période qui s’étend de la chute de Napoléon (1815) à la Révolution de mars 1848 en Allemagne.

3 Les travaux d’Emmanuel Renault, Jean-Christophe Angaut, Pauline Clochec, Jean Quétier, Alix Bouffard prolongeant ceux, pionniers, de Lucien Calvié sont des pas importants dans cette direction. Les nouvelles traductions des travaux des jeunes Marx et Engels aux Éditions sociales, avec d’excellents appareils critiques, sont également remarquables de ce point de vue : voir notamment les deux volumes des Écrits de jeunesse de F. Engels, qui contiennent des traductions inédites de textes écrits par certains de leurs compagnons de l’époque (Paris, Éditions sociales, 2015 pour le vol. I, 2018 pour le vol. II).

4 D. McLellan, Les jeunes hégéliens et Karl Marx : Bauer, Feuerbach, Stirner, Hess, A. McLellan trad., Paris, Payot, 1972, p. 17.

5 L. Calvié, Le Renard et les Raisins : la Révolution française et les intellectuels allemands, 1789-1845, Paris, EDI, 1989.

6 Ibid., p. 10.

7 Notamment E. Kant, Vers la paix perpétuelle : un projet philosophique (1795), M. Marcuzzi éd. et trad., Paris, Vrin, 2007. Pour une analyse des conceptions kantienne et fichtéenne de la révolution philosophique et de ses effets politiques, voir A. Yuva, Transformer le monde ? L’efficace politique de la philosophie en temps de révolution, France-Allemagne, 1794-1815, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016, p. 44-58.

8 Sur cette question, un recueil de textes essentiel reste celui de Jacques Droz : J. Droz éd., Le romantisme politique en Allemagne, Paris, Armand Colin, 1963.

9 Voir J.-C. Angaut, J.-M. Buée, P. Clochec et E. Renault, « Introduction », dans F. Engels, Écrits de jeunesse, Paris, Éditions sociales, 2015, vol. I, notamment p. 7-25.

10 Sur les idées de H. Heine, on peut se référer à L. Calvié, « Le soleil de la liberté ». Henri Heine (1797-1856) : l’Allemagne, la France et les révolutions, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2006.

11 Les Briefe aus Paris ont été publiées en plusieurs tomes et dans plusieurs maisons d’éditions différentes entre 1832 et 1834. On peut se reporter à la traduction française d’une partie d’entre elles en 1832 : Lettres écrites de Paris pendant les années 1830 et 1831 par M. L. Börne, traduites par M. F. Guiran et précédées d’une notice sur l’auteur et ses écrits, Paris, Paulin, 1832.

12 L. Börne, Menzel der Franzosenfresser, Paris, T. Barrois fils, 1837.

13 Id., Études sur l’histoire et les hommes de la Révolution française, J. Dresch éd., Lyon, IAC, 1952.

14 Ibid., p. 104.

15 Ibid., p. 103-104.

16 G. Babeuf, « Manifeste des plébéiens », Le Tribun du peuple ou le Défenseur des droits de l’homme, no 35, 9 frimaire an IV (30 novembre 1795).

17 P. Buonarroti, Conspiration pour l’Égalité, dite de Babeuf, Bruxelles, À la librairie romantique,1828, rééditée en 2014 avec un appareil critique sous la direction de Jean-Marc Schiappa aux éditions La ville brûle (Montreuil). Sur le néo-babouvisme, l’ouvrage de référence est celui d’A. Maillard, La communauté des Égaux : le communisme néo-babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999.

18 P.-J.-B. Buchez et P.-C. Roux-Lavergne, Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des assemblées nationales depuis 1789 jusqu’en 1815, Paris, Paulin, 1834-1838, 40 vol.

19 Concernant ce débat, on pourra se reporter à l’ouvrage déjà cité d’A. Yuva, notamment la IIe partie.

20 L. Calvié, Le Renard et les Raisins, op. cit., p. 153.

21 F. Engels, « Ernst Moritz Arndt », dans Id., Écrits de jeunesse, op. cit., vol. I, p. 130.

22 Ibid., p. 134.

23 Ibid., p. 136.

24 Ibid., p. 138.

25 Ibid., p. 141.

26 F. Engels, « Alexander Jung, Leçons sur la littérature allemande moderne », ibid., p. 288. Souligné par l’auteur.

27 W. Bunzel, « Zurück in die Zukunft. Die Junghegelianer in ihrem Verhältnis zur Aufklärung », dans W. Bunzel, N. O. Eke et F. Vassen éd., Der nahe Spiegel: Vormärz und Auflklärung, Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2008, p. 79. Nous traduisons.

28 Ibid., p. 82.

29 D. McLellan, Les jeunes hégéliens et Karl Marx, op. cit., p. 81.

30 B. Bauer, Das entdeckte Christentum, eine Erinnerung an das achtzehnte Jahrhundert und ein Beitrag zur Krise des neunzehnten, Zürich, Winterthur, [s. n.], 1843, p. 266-267.

31 Id., « Was ist jetzt Gegenstand der Kritik? », Allgemeine Literaturzeitung, Monatsschrift, no 8, juin 1844, p. 18-26.

32 Il s’agit de Geschichte der Politik, Kultur und Aufklärung des achzehnten Jahrhunderts, Charlottenburg, Verlag von Egbert Bauer, 1843-1845, 4 vol., écrite avec Edgar Bauer et Ernst Jungnitz, et éditée avec son autre frère Egbert, ainsi que de Geschichte der französichen Revolution bis zur Stiftung der Republik, Leipzig, Voigt und Fernau, 1847, 3 vol.

33 B. Bauer, Geschichte der Politik, Kultur und Aufklärung…, op. cit., vol. I, p. V. Nous traduisons.

34 Ibid., p. VII.

35 Ibid., p. VIII.

36 Ibid., p. V.

37 Id., « Was ist jetzt Gegenstand der Kritik ? », art. cité.

38 Id., Geschichte der Politik, Kultur und Aufklärung…, op. cit., vol. II, 1re section, p. 6.

39 P. Clochec, « Des Lumières incomplètes aux “prophètes” de l’athéisme : la référence aux Lumières chez Bruno Bauer », intervention prononcée dans le cadre du colloque « Des Lumières allemandes à “l’avant-mars” 1848 » tenu les 20 et 21 février 2017 à Paris. L’auteure a eu la gentillesse de nous communiquer son texte. Qu’elle en soit ici remerciée.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphanie Roza, « La Révolution française et la gauche allemande dans le premier XIXe siècle : les cas de Ludwig Börne et Bruno Bauer »Astérion [En ligne], 24 | 2021, mis en ligne le , consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/5789 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.5789

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Auteur

Stéphanie Roza

CNRS, laboratoire Triangle • Stéphanie Roza est agrégée de philosophie et chargée de recherche au CNRS (laboratoire Triangle, ENS de Lyon). Ses recherches ont d’abord porté sur l’utopie « collectiviste » des Lumières et sous la Révolution française, de Morelly à Babeuf ; puis elle s’est centrée sur l’héritage du XVIIIe siècle français dans les gauches communistes, socialistes et anarchistes des deux derniers siècles. Elle dirige actuellement une équipe chargée de produire une édition critique des œuvres de Babeuf. Ouvrages : Comment l’utopie est devenue un programme politique (Classiques Garnier, 2015) ; La gauche contre les Lumières ? (Fayard, 2020) ; avec J.-N. Ducange et R. Keucheyan éd., Histoire globale des socialismes, XIXe-XXIe siècle (PUF, 2021) ; Lumières de la gauche (Éditions de la Sorbonne, 2022).

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