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Dossier
I/ Échos contemporains : la Révolution française, l’Europe et le monde (1789-1830)

Briser les « chaînes extérieures » : le combat commun de la Révolution française et de la Doctrine de la science de Fichte

“Tear away the external chains”: the common struggle of the French Revolution and Fichte’s Doctrine of Scientific Knowledge
Thomas Van der Hallen

Résumés

Dans sa violente charge contre la Révolution française, Edmund Burke avait élevé le débat politique à un niveau philosophique. Son argument le plus profond consistait à reprocher aux révolutionnaires de pécher par apriorisme, en cherchant à déduire, comme des géomètres, une nouvelle constitution à partir des principes abstraits énoncés dans la Déclaration des droits de l’homme. Reprise par les disciples allemands de Burke, cette critique de la méthode adoptée par la Constituante tirait des postulats empiristes des Lumières anglo-écossaises toutes les implications conservatrices que recelaient déjà les textes politiques et historiques de Hume. Or c’est d’emblée sur ce terrain spéculatif que se joue, chez Fichte, la défense du droit de révolution. Reprochant à l’empirisme de réduire l’esprit au « mécanisme aveugle de l’association des idées », passivement déterminé par une extériorité en soi, Fichte entend au contraire fonder l’expérience elle-même sur l’activité d’un « Moi-en-soi », absolument indépendant. Conçu comme causalité libre, pouvant donc s’affranchir des « conjonctions coutumières » humiennes pour commencer une nouvelle série dans l’ordre des phénomènes, l’homme, pour Fichte, n’a pas seulement la « faculté de se perfectionner », mais la loi de sa liberté lui en fait même un devoir. Au regard de cet impératif catégorique de perfectionnement, il n’y a pas de Common Law qui tienne. Aussi Fichte ne recule-t-il pas devant la révolution, si les institutions du passé font obstacle à la destination de l’homme.

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Texte intégral

1Dans le brouillon d’une lettre de 1795 adressée à un destinataire inconnu, Johann Gottlieb Fichte envisage de solliciter une pension de la France révolutionnaire, afin de pouvoir achever l’œuvre qu’il n’aura de cesse de reformuler jusqu’à la fin de sa vie : la Doctrine de la science [Die Wissenschaftslehre] :

  • 1 J. G. Fichte, Lettres et témoignages sur la Révolution française, I. Radrizzani éd. et trad., Pari (...)

Aucun roi, aucun prince n’octroiera de pension à l’auteur de la Doctrine de la Science, car on voit aux principes de cette œuvre qu’ils ne peuvent en rien servir leurs desseins ; et même s’il y en avait un pour l’octroyer, il ne l’accepterait pas. Je ne l’accepterais que de la Nation française, qui commence à s’intéresser également à l’art et à la science. Je crois que cela revient à cette Nation. Mon système est le premier système de la liberté. De même que cette Nation arrache l’être humain aux chaînes extérieures, mon système l’arrache des chaînes des choses en soi, de l’influence de l’extérieur, dont plus ou moins aucun des systèmes précédents, y compris le système kantien, n’avait su l’affranchir ; mon système, dans son principe, établit l’homme comme être autonome […], dans un combat intérieur que je me livrai, non sans l’assistance de la Nation, à moi-même et contre tous les préjugés enracinés ; c’est sa valeur qui éleva encore mes vues et développa en moi l’énergie nécessaire pour comprendre cela. Tandis que j’écrivais un ouvrage sur la Révolution, les premiers signes, les premiers pressentiments de ce système surgirent en moi, comme une sorte de récompense. Ainsi donc, ce système appartient déjà, d’une certaine façon, à la Nation, et la question est de savoir si elle veut se l’approprier ouvertement, officiellement, en me donnant les moyens de l’édifier.1

  • 2 Loc. cit.

2Autrement dit, en octroyant une pension à l’auteur de la Doctrine de la science, la « Nation » – c’est-à-dire la France révolutionnaire – ne ferait que rentrer dans son bien, dans la mesure où, de l’aveu même de Fichte, la Révolution française aurait joué un rôle décisif dans la formation de son « système » : « C’est durant les années où la Nation, s’appuyant sur la force extérieure, acquérait de haute lutte la liberté politique que mon système est né […] »2

3En effet, l’Assise fondamentale de la doctrine de la science [Grundlage der gesamten Wissenschatslehre], fondation du système fichtéen, paraît feuille à feuille entre juin 1794 et août 1795, soit une période qui correspond à la fin du régime de l’an II et au début du Directoire. Mais, au-delà de la simple contemporanéité, Fichte insiste sur la coopération, la part prise par la France révolutionnaire à l’élaboration de la Doctrine de la science : « l’assistance de la Nation », « sa valeur » qui aurait « élevé les vues » et « développé l’énergie » de l’auteur. Ici, le lieu commun de la Révolution fille de la philosophie se renverse : avec la Doctrine de la science, la philosophie est fille de la Révolution.

4Rappelons que ce que Fichte appelle son « système » – la Doctrine de la science – n’est qu’un autre nom pour philosophie. Dans la première introduction à la Doctrine de la science (1797), Fichte lui assigne pour tâche de répondre à la question du « fondement de toute expérience » :

  • 3 J. G. Fichte, Œuvres choisies de philosophie première : Doctrine de la science (1794-1797), A. Phi (...)

On nomme également expérience le système des représentations intérieures ou extérieures accompagnées du sentiment de nécessité. Je dirai ainsi [...] que la philosophie doit dégager le fondement de toute expérience.3

5Or, ajoute-t-il plus loin : « nous avons nommé Doctrine de la Science la science qui doit résoudre le problème formulé ». Philosophie et Doctrine de la science sont donc, comme on peut le voir, des expressions rigoureusement équivalentes pour Fichte.

6À cette question du « fondement de l’expérience » – lequel ne peut être qu’inconditionné, c’est-à-dire « en dehors de toute expérience » – Fichte soutient qu’il n’y a que deux réponses possibles. Ou bien l’expérience trouve son principe d’explication dans la chose-en-soi, abstraction faite du Moi intelligent : cette solution est qualifiée par Fichte de dogmatique ou de réaliste, au sens étymologique où res, en latin, signifie la « chose ». Ou bien le fondement de l’expérience réside dans un Moi-en-soi, abstraction faite de la chose : c’est la solution qualifiée par Fichte d’idéaliste. Pour Fichte, ces deux solutions sont exclusives, car il ne peut y avoir qu’un seul principe premier : ou bien c’est la chose-en-soi ou c’est bien le Moi-en-soi. Tertium non datur : il n’y a pas de milieu, sauf à sombrer dans un éclectisme inconséquent et insignifiant.

  • 4 Ibid., p. 250.
  • 5 Ibid., p. 251.
  • 6 Loc. cit.
  • 7 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, 4, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, t. II (...)

7Ainsi les deux systèmes du dogmatisme et de l’idéalisme forment-ils ensemble une antinomie. Or, comme dans les antinomies kantiennes, leur conflit est indécidable au point de vue spéculatif : « Aucun de ces deux systèmes ne peut directement réfuter celui qui lui est opposé »4. Ils semblent donc « au point de vue spéculatif, d’une valeur égale »5. En revanche, ils ne le sont pas au point de vue pratique. En effet, le dogmatisme, en tant qu’il fait résider le fondement dans la chose-en-soi, implique le sacrifice de l’indépendance du Moi, « réduit à un produit des choses, à un accident du monde »6. Pour Fichte, le dogmatisme ne peut aboutir qu’à un désolant fatalisme, dont la formulation la plus conséquente est le système de Spinoza, où tout dépend de la substance causa sui, alors que l’idéalisme, en niant la dépendance à l’égard d’un monde extérieur en soi, me permet au contraire de me représenter moi-même comme étant libre. En l’absence de critère théorique pour départager ces deux systèmes, c’est donc l’intérêt pratique – celui de ne pas renoncer à ma liberté – qui doit me faire pencher en faveur de l’idéalisme. « Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté »7, avait dit Rousseau. Sans parler de Kant, pour qui c’est seulement à titre de « membres législateurs » d’un « royaume moral possible par liberté » que nous pouvons légitimement considérer notre être avec respect. Puisque la raison n’a pas d’argument décisif pour trancher l’antinomie du dogmatisme et de l’idéalisme, le motif qui doit déterminer le choix de notre libre arbitre en faveur de l’idéalisme est donc le sentiment de la dignité humaine, qui n’est autre que la conscience de la liberté.

8Mais, pour cela, encore faut-il être susceptible d’un tel sentiment ; ce dont des hommes serviles seront bien incapables. Pour Fichte, en effet, le choix d’une philosophie n’est pas seulement une affaire de raisonnement, mais de « caractère » :

  • 8 J. G. Fichte, Œuvres choisies de philosophie première, op. cit., p. 253.

Ce que l’on choisit comme philosophie dépend de l’homme que l’on est ; un système philosophique n’est pas, en effet, un instrument mort, que l’on pourrait prendre ou rejeter selon son bon plaisir ; mais il est animé par l’esprit de l’homme qui le possède. Un caractère veule de nature ou aveuli par une mentalité de valet, un luxe raffiné et la vanité, – un caractère déformé ne s’élèvera jamais jusqu’à l’idéalisme.8

  • 9 Loc. cit. : « il croit par penchant à son autonomie et s’en saisit avec émotion ».

9Ainsi, autant l’homme libre et indépendant qui a le sentiment de sa dignité sera idéaliste « par penchant »9, autant le dogmatisme, philosophie de la passivité et de l’hétéronomie, est le système qui conviendra le mieux à des courtisans. Où l’on commence à entrevoir 1) que le dogmatisme en philosophie a partie liée, aux yeux de Fichte, avec le despotisme en politique et 2) en quoi l’idéalisme fichtéen est solidaire de la Révolution française. En tant qu’elles cherchent toutes deux à « arracher l’être humain des chaînes extérieures », l’une du despotisme, l’autre de la chose-en-soi, la Révolution française et la Doctrine de la science mèneraient un combat commun contre l’hétéronomie.

10Dans le brouillon de lettre cité précédemment, Fichte nous apprend, en outre, que « les premiers pressentiments » de son « système » lui seraient venus en écrivant « un ouvrage sur la Révolution ». Il s’agit évidemment des Considérations destinées à rectifier le jugement du public sur la Révolution française [Beitrag zur Berichtigung der Urteile des Publikums über die französische Revolution]. Cet ouvrage paraît anonymement en deux livraisons entre la fin de 1793 et le début de 1794. En France, le processus révolutionnaire atteint son paroxysme : en septembre, la Convention vote la Loi des suspects, les Girondins passent à la guillotine en octobre et, sur le rapport de Saint-Just, le gouvernement est décrété « révolutionnaire jusqu’à la paix ». Ce qui n’empêche pas Fichte de prendre la défense de la Révolution française, malgré le climat de réaction à la fois politique et intellectuelle qui sévit alors en Allemagne.

  • 10 A. W. Rehberg (1757-1836) avait été secrétaire du duc d’York, avant de devenir en 1786 « conseille (...)

11Est-il besoin de rappeler que les États allemands sont alors en guerre contre la France révolutionnaire, voire contre des foyers révolutionnaires allemands plus ou moins spontanés, dont l’exemple le plus spectaculaire est celui de la République de Mayence, entre mars et juillet 1793 ? Par ailleurs, un revirement d’opinion s’effectue : c’est l’époque où la plupart des Aufklärer allemands qui s’étaient d’abord enthousiasmés pour la Révolution française retournent leur frac, à l’instar du poète Klopstock. Le symptôme le plus révélateur de cette nouvelle tendance est le succès que les Réflexions sur la Révolution de France d’Edmund Burke rencontrent en Allemagne. Publié à Londres en 1790, l’ouvrage est traduit une première fois en allemand dès 1791, puis une seconde fois en 1793 par Friedrich von Gentz. Mais surtout les Réflexions de Burke trouvent un imitateur en la personne d’August Wilhelm Rehberg, juriste hanovrien10, qui publie en 1793 ses Recherches sur la Révolution française.

12Plus qu’une simple prise de position politique contre la Révolution française en tant qu’événement, l’ouvrage de Burke prétendait dénier au peuple anglais le droit de se donner une nouvelle constitution, à l’exemple des révolutionnaires français :

  • 11 E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, suivi d’un choix de textes de Burke sur la Révol (...)

Ce droit de fabriquer un gouvernement ne correspond pas plus à notre tempérament et à nos vœux qu’il ne s’appuie sur la moindre apparence d’autorité ; la seule idée nous remplit de dégoût et d’horreur. Nous souhaitions à l’époque de la [Glorieuse] Révolution, comme nous souhaitons encore aujourd’hui, ne devoir tout ce que nous possédons qu’à l’héritage de nos aïeux. Nous avons eu grand soin de ne greffer sur le vieux tronc de notre patrimoine aucun scion qui ne fût point de la nature de l’arbre originaire. Toutes les réformes que nous avons faites jusqu’à ce jour se sont inspirées de ce même principe de la référence au passé ; et j’espère et suis même persuadé que toutes celles qui pourraient être entreprises à l’avenir seront prudemment conduites par analogie avec les précédents, l’autorité et l’expérience du passé.11

13À la politique de la table rase entreprise par la Constituante en 1789, Burke oppose la démarche du Parlement de 1688, qui se serait bornée à réformer la mythique ancient constitution of England, désignée par les expressions « héritage de nos aïeux » ou « vieux tronc de notre patrimoine ». Au-delà de la référence à la tradition juridique de la Common Law, la préférence de Burke pour des « réformes [...] prudemment conduites par analogie avec les précédents, l’autorité et l’expérience du passé » se fonde sur une approche empiriste de la science politique. Pour Burke, en effet, l’erreur fondamentale des révolutionnaires français tiendrait à l’apriorisme inhérent à leur méthode :

  • 12 Ibid., p. 77.

Il en va de la science de composer un État, de le renouveler, de le réformer, comme de toutes les autres sciences expérimentales : elle ne s’apprend pas a priori. Et l’expérience nécessaire pour nous initier à cette science pratique ne s’acquiert pas en peu de temps [...].12

  • 13 Ibid., p. 73 : « Ils méprisent l’expérience, qui n’est à leurs yeux que la sagesse des ignorants.  (...)
  • 14 Ibid., p. 45.

14D’où la critique de la « métaphysique » des droits de l’homme, dans laquelle Burke dénonce une forme de « mépris de l’expérience »13. En cherchant à déduire, comme des géomètres, une nouvelle constitution à partir des principes abstraits posés dans leur Déclaration des droits de l’homme, les constituants auraient fait comme si la France n’avait « jamais constitué une société ni formé un ordre civil »14 avant 1789. Aussi Burke vitupère-t-il à leur endroit :

  • 15 Ibid., p. 200.

Je ne puis concevoir comment des hommes peuvent en arriver à ce degré de présomption qui leur fait considérer leur pays comme une simple carte blanche où ils peuvent griffonner à plaisir. Libre au théoricien tout baigné de bons sentiments de souhaiter que la société à laquelle il appartient soit faite autrement qu’elle ne l’est, mais le bon patriote et le vrai politique cherchera toujours à tirer le meilleur parti des matériaux déjà existants. S’il me fallait définir les qualités essentielles de l’homme d’État, je dirais qu’il associe à un naturel conservateur le talent d’améliorer. En dehors de cela, tout est pauvre dans la conception et dangereux dans la réalisation.15

  • 16 E. Kant, Théorie et pratique ; D’un prétendu droit de mentir par humanité ; La fin de toutes chose (...)

15Cette critique empiriste de la Révolution française avait trouvé en Allemagne un premier adversaire d’envergure en la personne de Kant, qui, en matière de droit, ne pouvait pas ne pas défendre la prérogative de la raison pure législatrice a priori contre ce qu’il appelle avec dédain « la prétention à vouloir réformer, à l’aide de l’expérience, la raison elle-même en ce dans quoi elle place son honneur suprême et à être capable de voir plus loin et plus sûrement avec une pseudo-sagesse et des yeux de taupe fixés sur l’expérience »16. La froide colère du philosophe de Königsberg contre Burke et ses disciples allemands éclate dans ces lignes rageuses de l’opuscule Théorie et pratique, également publié en 1793. Mais, ne serait-ce que par prudence vis-à-vis de la censure, Kant n’a pas poussé plus loin la polémique contre les théoriciens de la contre-révolution, puisque dans le même texte il récuse expressément tout droit de résister à l’oppression. Or c’est là que les Considérations de Fichte dépassent la position kantienne, autant par la hardiesse politique de leur défense du droit de révolution que par l’implication philosophique majeure qui va en découler dans la Doctrine de la science : la négation de la chose-en-soi.

  • 17 J. G. Fichte, Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution franç (...)
  • 18 D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, A.-L. Leroy trad., M. Beyssade éd. et trad., Paris, Fla (...)

16La réponse de Fichte à Burke, par Rehberg interposé, est que, si la Révolution française pose effectivement la question du droit d’un peuple à changer sa constitution politique, il n’est pas du ressort du tribunal de l’expérience de la trancher. L’expérience ne peut juger que d’après des cas analogues. Par un procédé d’induction dont Hume avait rendu compte par ses trois principes d’association des idées, l’entendement humain est porté à attendre que, de causes semblables suivent des effets semblables. Et de fait, c’est bien d’une telle « philosophie de l’analogie »17 que Burke s’autorisait pour vanter ses « réformes » à l’anglaise. Mais comment « l’analogie avec les précédents », qui permet tout au plus d’établir ce que Hume appelait des « conjonctions coutumières »18 dans nos raisonnements de fait, peut-elle prétendre juger de ce qui est de droit ? Au nom de quoi faudrait-il que ce qui s’est fait soit la règle de ce qui doit se faire ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, la défense du droit de révolution passe, chez Fichte, par une mise en cause radicale de l’empirisme humien et des implications conservatrices que Burke et ses imitateurs en tiraient au plan politique. Pour trouver le véritable principe d’après lequel un événement comme la Révolution française devait être apprécié, il fallait, selon lui, s’extraire du « torrent de l’association des idées », dans lequel l’entendement est passivement déterminé par des principes immanents aux idées elles-mêmes, et s’élever par le fait rationnel de la loi morale à « la forme originaire de notre moi » :

  • 19 J. G. Fichte, Considérations sur la Révolution française, op. cit., p. 93 (italiques de l’auteur).

Nous voulons donc juger des faits suivant une loi qui ne saurait dériver d’aucun fait ni être contenue dans aucun. Où donc pensons-nous prendre cette loi ? Où croyons-nous la trouver ? Sans doute dans notre moi, puisqu’il ne faut pas songer à la chercher hors de nous ; non pas, il est vrai, dans notre moi, en tant qu’il est formé et façonné par les choses extérieures au moyen de l’expérience (car celui-là n’est pas notre véritable moi, il n’est qu’une addition étrangère), mais dans sa forme pure et originaire ; – dans notre moi tel qu’il serait dans sa forme pure et originaire.19

  • 20 J.-J. Rousseau, Émile, IV, dans Id., Œuvres complètes, op. cit., t. IV, p. 585.

17Ce « moi », dont la « forme pure et originaire » semble se confondre, dans les Considérations sur la Révolution française, avec la loi morale en nous, diffère du tout au tout du sujet évanescent et problématique de la philosophie empiriste, réduit à n’être qu’un simple reflet du monde ou, comme dit Fichte, des « choses extérieures ». En revanche, les « expressions » sous lesquelles, à l’en croire, le « moi véritable » est connu « même de l’homme le plus ignorant » rappellent à maints égards la doctrine de la « conscience » chez Rousseau. En effet, dit le vicaire savoyard, dans sa « Profession de foi » au livre IV d’Émile, « quelque chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment ; l’espace n’est pas ta mesure, l’univers entier n’est pas assez grand pour toi : tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude, ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné »20. Ce « quelque chose en toi », qui, chez Rousseau, s’atteste par le « sentiment intérieur » de la « conscience », n’est-il pas précisément le « moi pur » dont parle le Fichte des Considérations ?

  • 21 Ibid., p. 594 : « Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bi (...)

18Cependant, alors que la « conscience » est conçue par Rousseau comme un « casuiste » qui, dans chaque situation concrète, résout l’opposition entre les maximes générales et les cas particuliers21, la « forme originaire, immuable de notre moi », chez Fichte, est celle de l’impératif catégorique kantien :

  • 22 J. G. Fichte, Considérations sur la Révolution française, op. cit., p. 94 (italiques de l’auteur).

Cette forme originaire, immuable de notre moi exige que celui-ci fasse accorder avec elle ses formes changeantes, lesquelles sont déterminées par l’expérience et la déterminent à leur tour, et c’est pourquoi elle prend le nom de commandement ; – elle l’exige absolument pour tous les esprits raisonnables, attendu qu’elle est la forme originaire de la raison en soi, et c’est pourquoi elle porte le titre de loi ; – et elle ne l’exige que pour les actions qui dépendent uniquement de la raison et non de la nécessité physique, c’est-à-dire pour les actions libres et c’est pourquoi elle se nomme loi morale.22

  • 23 E. Kant, Critique de la faculté de juger, F. Alquié éd., Paris, Gallimard, 1989, p. 101.
  • 24 Id., Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, dans Id., Opuscules sur l’h (...)
  • 25 Id., Conflit des facultés, dans Id., Opuscules sur l’histoire, op. cit., p. 210.
  • 26 J. G. Fichte, Considérations sur la Révolution française, op. cit., p. 114.

19Cet impératif catégorique implique, comme chez Kant, une téléologie, car la loi morale nous prescrit pour fin sa réalisation dans le monde. En effet, « le concept de liberté a le devoir de rendre effectif [sic] dans le monde sensible la fin imposée par ses lois »23, avait écrit l’auteur de la Critique de la faculté de juger. Chez lui, cette fin à réaliser – qu’il appelait « souverain Bien » (höchste Gut) – était l’accord du monde sensible et du monde suprasensible (chacun selon la loi qui lui est propre) au sein d’une « société civile parfaite »24. Aussi la Révolution française était-elle, aux yeux de Kant, le signe historique prouvant la « tendance morale de l’humanité »25 à réaliser la fin prescrite par la loi de la nature intelligible dans le monde sensible. Mais, pour Fichte, le « but final » que la loi morale assigne à l’humanité va encore au-delà d’un tel accord avec le monde sensible : il s’agit ni plus ni moins de « la liberté absolue, de l’absolue indépendance par rapport à tout ce qui n’est pas nous-même, notre moi pur »26.

  • 27 Loc. cit.
  • 28 Loc. cit.

20Cette « indépendance absolue » à l’égard du Non-Moi ne sera pleinement accomplie que dans la Doctrine de la science, où toute l’expérience est déduite dialectiquement du principe inconditionné de l’autoposition du Moi. C’est alors seulement que les « chaînes de la chose-en-soi », dont Fichte montre le caractère superfétatoire, seront brisées. Au stade des Considérations sur la Révolution française, l’« affranchissement de notre moi » passe par les deux étapes d’un « combat » contre la sensibilité, en tant que celle-ci désigne les « facultés corporelles et spirituelles qui peuvent être déterminées par quelque chose d’extérieur à nous »27. Dans un premier temps, la sensibilité doit être réduite à l’obéissance : « elle ne doit plus prétendre nous prescrire nos fins ou les stipuler »28. Mais cette « soumission de la sensibilité » ne suffit pas : encore faut-il la cultiver pour la rendre toujours plus apte à nous servir :

  • 29 Loc. cit. (italiques de l’auteur).

Pour arriver à ce but, vous mettrez toutes ses facultés en réquisition, vous les façonnerez de toutes manières, vous les élèverez et les fortifierez à l’infini. C’est le second acte de l’affranchissement de notre moi : la culture de la sensibilité.29

  • 30 Ibid., p. 115 (italiques de l’auteur).

21Cette « culture en vue de la liberté », qui doit assurer au « moi pur » un pouvoir à la mesure de son vouloir, est le « but final sensible » de l’homme. Grâce à elle, déclare Fichte : « Chaque fois que dans son cœur il dirait : Je veux, il pourrait dire, au regard du monde des phénomènes : C’est fait. »30 D’où il s’ensuit que le « perfectionnement des facultés sensibles » devient un commandement de la loi morale.

22Par là, Fichte se démarque de la doctrine de la perfectibilité de Rousseau, pour qui la « faculté de se perfectionner » non seulement dépend de « circonstances » contingentes extérieures pour s’actualiser, mais encore se voit imputer « tous les malheurs de l’homme ». C’est ici, comme Fichte le dira dans la Destination du savant [Über die Bestimmung des Gelehrten] (1794), que « se trompa Rousseau » :

  • 31 J. G. Fichte, Conférences sur la destination du savant [1794], J.-L. Vieillard-Baron éd. et trad., (...)

Il avait de l’énergie, mais plutôt l’énergie de la souffrance que celle de l’activité ; il sentait fortement la misère des hommes ; mais il sentait beaucoup moins la force propre qu’il avait pour porter aide à cette misère ; et ainsi il jugea des autres de la même façon qu’il se sentait lui-même ; le rapport qu’il avait avec sa douleur particulière, il le vit de même entre l’humanité entière et sa souffrance universelle. Il tint compte de la souffrance ; mais il ne tint pas compte de la force que l’humanité a en soi pour se secourir.31

  • 32 Id., Considérations sur la Révolution française, op. cit., p. 115.

23À la différence de Kant dans les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, Fichte ne semble pas avoir considéré que, chez Rousseau, le mal porte en lui-même le remède qui doit le guérir. Aussi se borne-t-il à désamorcer le paradoxe du Discours sur les sciences et les arts, en niant que la « culture de la sensibilité » puisse « lui donner de nouvelles armes contre la raison »32.

24Quoi qu’il en soit, en greffant la perfectibilité rousseauiste sur l’impératif catégorique kantien, Fichte justifie contre Burke et ses continuateurs le droit qu’un peuple a de changer sa constitution politique. En effet, rien ni personne n’a le droit de nous empêcher d’accomplir le devoir prescrit par la loi morale en nous. Par conséquent :

  • 33 Ibid., p. 124.

Si la culture de la liberté peut être l’unique but final de la constitution politique, toutes les constitutions politiques qui ont pour fin dernière le but précisément opposé à celui-là, à savoir l’esclavage de tous et la liberté d’un seul, la culture de tous en vue des fins de ce seul individu, et l’étouffement de toutes les espèces de culture qui peuvent conduire à la liberté d’un plus grand nombre, toutes ces constitutions ne sont pas seulement susceptibles de changement, mais elles doivent aussi réellement être changées.33

25Face à ce « progrès de la culture exigé par la loi morale », il n’y a pas d’« expérience du passé », pas d’« héritage de nos aïeux » ni de « vieux tronc de notre patrimoine » qui tienne. Mais, pour autant que ces vestiges font obstacle à la destination finale de l’homme, ils doivent être impitoyablement éliminés. Toutes les déclamations de Burke sur les dangers que comporterait l’apriorisme d’une telle démarche n’émeuvent aucunement Fichte qui déclare, impavide :

  • 34 Ibid., p. 128.

Ce qui est dérivé par une exacte déduction d’une proposition démontrée est vrai, et vous n’effrayerez pas le penseur résolu en lui en montrant le côté dangereux ; le contraire est faux et doit être abandonné, quand même l’axe du globe terrestre paraîtrait tourner sur ce point.34

  • 35 Ibid., p. 125.

26Bien sûr, ce « devoir-être » n’est pas un müssen, mais un sollen. La réalisation du concept de liberté dans le monde, à travers le perfectionnement à l’infini des facultés humaines, ne saurait être une nécessité physique. Mais ce n’en est pas moins une nécessité morale historique. Pour Fichte, plus qu’une « tendance morale de l’humanité », il y a un « progrès nécessaire »35 dont la Révolution française est la manifestation dans l’histoire :

  • 36 Loc. cit.

[...] cette consolante perspective [...] s’est ouvert à la fin sous vos yeux un passage ; elle a obtenu, au prix d’un rude combat contre toutes les forces intérieures et extérieures conjurées pour la perdre, quelque chose qui, du moins, vaut mieux que vos constitutions despotiques, lesquelles tendent à dégrader l’humanité.36

27Pour autant, Fichte n’a pas de prédilection particulière pour la modalité révolutionnaire du « progrès nécessaire de l’humanité ». En 1793, la Revendication de la liberté de penser [Zurückforderung der Denkfreiheit] éclaire bien sa réflexion sur ce point.

  • 37 Id., Revendication de la liberté de penser, J.-F. Goubet éd. et trad., Paris, Librairie générale f (...)

Par des bonds, par l’ébranlement des États et leur bouleversement, un peuple peut avancer plus loin en un demi-siècle qu’en dix – mais ce demi-siècle est également misérable et pénible – mais il peut de même retomber aussi loin en arrière, et être rejeté dans la barbarie du précédent millénaire.37

  • 38 Loc. cit.

28À de telles accélérations du temps historique, il préfère de beaucoup une « progression lente, graduelle, mais sûre »38. Cependant, cette alternative ne dépend pas, selon lui, d’un choix des peuples, mais des obstacles que les gouvernements eux-mêmes mettent au devoir de perfectionnement de l’humanité :

  • 39 Ibid., p. 79.

Empêche-t-on la marche en avant de l’esprit humain, seuls deux cas sont alors possibles : le premier, le moins vraisemblable – nous demeurons là où nous étions, nous cédons toutes nos prétentions à réduire notre misère et accroître notre félicité, nous nous laissons poser des limites au-delà desquelles nous ne voulons pas faire de pas, – ou bien le second, bien plus vraisemblable : la marche de la nature que l’on retenait perce avec violence et détruit tout ce qui se tient sur son passage, l’humanité se venge de la façon la plus cruelle de ses oppresseurs, des révolutions deviennent nécessaires.39

  • 40 Pour la clarté de notre exposé, dont l’originalité est peut-être de montrer comment, au moment par (...)

29En ce sens, les défenseurs de l’ancien ordre des choses sont bien mal venus de se plaindre des violences engendrées par la Révolution, car les victimes de cette dernière en sont elles-mêmes les premières responsables. Par là, Fichte démasque toute l’hypocrisie du pathos contre-révolutionnaire, dont Burke a produit le modèle rhétorique indémodable avec sa relation larmoyante des journées d’octobre 178940.

  • 41 K. Marx, « Thèses sur Feuerbach », I, dans K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, H. Auger, (...)

30On peut bien sûr juger abstraite l’activité de ce « moi pur » s’efforçant de se rendre absolument indépendant du Non-Moi. Mais la critique fichtéenne du réformisme conservateur, qui se croit « pragmatique » parce qu’il se contente de s’adapter au monde plutôt que de le changer, n’a rien perdu de son tranchant. Même si Marx pensait davantage à Hegel, selon toute vraisemblance, quand il disait que « le côté actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme »41, cette remarque ne s’appliquerait pas moins à Fichte. Le Russe Bakounine, très influencé dans sa jeunesse par l’auteur de la Doctrine de la science, est peut-être celui qui lui a le mieux rendu justice à cet égard :

  • 42 M. A. Bakounine, Sobranie sochinenii i pisem [Recueil d’œuvres et de lettres], Moscou, Izd-vo Vses (...)

Voilà le véritable héros de notre temps ; je l’ai toujours aimé profondément, et je lui ai envié sa force extraordinaire, sa capacité de s’abstraire de toutes les circonstances intérieures et extérieures ainsi que de l’opinion des autres, pour marcher tout droit, sans jamais se lasser, vers des buts qu’il s’était fixés, illuminé par la conscience de la vérité et de la bénédiction de Dieu.42

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Notes

1 J. G. Fichte, Lettres et témoignages sur la Révolution française, I. Radrizzani éd. et trad., Paris, Vrin, 2002, p. 54-55.

2 Loc. cit.

3 J. G. Fichte, Œuvres choisies de philosophie première : Doctrine de la science (1794-1797), A. Philonenko trad., Paris, Vrin, 1990, p. 246.

4 Ibid., p. 250.

5 Ibid., p. 251.

6 Loc. cit.

7 J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, 4, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964, t. III, p. 356.

8 J. G. Fichte, Œuvres choisies de philosophie première, op. cit., p. 253.

9 Loc. cit. : « il croit par penchant à son autonomie et s’en saisit avec émotion ».

10 A. W. Rehberg (1757-1836) avait été secrétaire du duc d’York, avant de devenir en 1786 « conseiller secret » de la chancellerie de Hanovre. Rappelons au passage que le Hanovre est alors lié à l’Angleterre, en vertu de l’Acte d’établissement de 1701 qui fixe la succession au trône d’Angleterre dans la descendance protestante de Jacques Ier Stuart. En ce sens, A. W. Rehberg, courtisan de la maison de Hanovre, est l’homme des Anglais.

11 E. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, suivi d’un choix de textes de Burke sur la Révolution, P. Reynaud, A. Fierro et G. Liébert éd., P. Andler trad., Paris, Hachette, 1989, p. 40.

12 Ibid., p. 77.

13 Ibid., p. 73 : « Ils méprisent l’expérience, qui n’est à leurs yeux que la sagesse des ignorants. »

14 Ibid., p. 45.

15 Ibid., p. 200.

16 E. Kant, Théorie et pratique ; D’un prétendu droit de mentir par humanité ; La fin de toutes choses et autres textes, F. Proust éd. et trad., Paris, Flammarion, 1994, p. 47.

17 J. G. Fichte, Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française, J. Barni trad., Paris, Payot, 1974, p. 95.

18 D. Hume, Enquête sur l’entendement humain, A.-L. Leroy trad., M. Beyssade éd. et trad., Paris, Flammarion, 1983, p. 142.

19 J. G. Fichte, Considérations sur la Révolution française, op. cit., p. 93 (italiques de l’auteur).

20 J.-J. Rousseau, Émile, IV, dans Id., Œuvres complètes, op. cit., t. IV, p. 585.

21 Ibid., p. 594 : « Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement. »

22 J. G. Fichte, Considérations sur la Révolution française, op. cit., p. 94 (italiques de l’auteur).

23 E. Kant, Critique de la faculté de juger, F. Alquié éd., Paris, Gallimard, 1989, p. 101.

24 Id., Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, dans Id., Opuscules sur l’histoire, P. Reynaud éd., S. Piobetta trad., Paris, Flammarion, 1990, p. 76.

25 Id., Conflit des facultés, dans Id., Opuscules sur l’histoire, op. cit., p. 210.

26 J. G. Fichte, Considérations sur la Révolution française, op. cit., p. 114.

27 Loc. cit.

28 Loc. cit.

29 Loc. cit. (italiques de l’auteur).

30 Ibid., p. 115 (italiques de l’auteur).

31 J. G. Fichte, Conférences sur la destination du savant [1794], J.-L. Vieillard-Baron éd. et trad., Paris, Vrin, 1994, p. 89 (italiques de l’auteur).

32 Id., Considérations sur la Révolution française, op. cit., p. 115.

33 Ibid., p. 124.

34 Ibid., p. 128.

35 Ibid., p. 125.

36 Loc. cit.

37 Id., Revendication de la liberté de penser, J.-F. Goubet éd. et trad., Paris, Librairie générale française, 2003, p. 78.

38 Loc. cit.

39 Ibid., p. 79.

40 Pour la clarté de notre exposé, dont l’originalité est peut-être de montrer comment, au moment paroxystique de la Révolution française (1793-1794), l’idéalisme fichtéen déborde politiquement l’empirisme des Lumières par la gauche, nous avons délibérément mis de côté l’épineux problème de l’évolution ultérieure de Fichte, qui a fait – et fait encore – l’objet de conflits interprétatifs que nous n’ignorons pas. Fichte est-il toujours resté fidèle à son engagement en faveur des idéaux révolutionnaires, comme l’ont clamé des commentateurs comme Xavier Léon et Martial Gueroult, ou s’en est-il au contraire éloigné dans ses écrits de 1806-1807, comme l’ont allégué Alexis Philonenko, Luc Ferry et Alain Renaut ? Ce qui est sûr, c’est que, dès 1803, Fichte devient farouchement antinapoléonien. Contrairement à Hegel, pour qui Napoléon Ier incarne le type par excellence de l’« individualité historique » qui fait sien et réalise « le but qui correspond au concept supérieur de l’Esprit » (G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, K. Papaioannou éd. et trad., Paris, Union générale d’éditions, 1965, p. 121), Fichte reproche à Bonaparte « sa complète cécité pour la destination morale du genre humain » (J. G. Fichte, La doctrine de l’État, 1813, J.-C. Goddard et G. Lacaze éd. et trad., F. Albrecht trad., Paris, Vrin, 2006, p. 217). En ce sens, bien loin d’être l’agent d’un but constituant une étape « dans la marche progressive de l’Esprit universel » (Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 123), Napoléon représenterait une figure historiquement régressive dont les qualités mêmes « de tranquille clarté et de ferme volonté » (que Fichte ne méconnaît pas) seraient au service d’un « projet égoïste », d’« une lubie parée de la force formelle de la volonté morale » (Fichte, La doctrine de l’État, op. cit., p. 215). Pour autant, l’opposition de Fichte à Napoléon n’implique nullement de reniement ni de condamnation rétrospective des principes de la Révolution française, si ce n’est pour en critiquer le manque de profondeur spéculative (comme il le faisait déjà du reste pendant la période de Iéna). La raison en est que Napoléon n’apparaît pas du tout, aux yeux de Fichte, comme le stabilisateur de la Révolution, mais plutôt comme son négateur : « éliminer si possible le souvenir de la Révolution » étant, pour Fichte, l’un des traits du « mensonge » napoléonien (voir J. G. Fichte, Lettres et témoignages sur la Révolution française, op. cit., p. 139).

41 K. Marx, « Thèses sur Feuerbach », I, dans K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle trad., Paris, Éditions sociales, 1976, p. 1.

42 M. A. Bakounine, Sobranie sochinenii i pisem [Recueil d’œuvres et de lettres], Moscou, Izd-vo Vsesoiuznogo Obshchestva Politicheskikh Katorzhan i Ssyl’no-Poselentsev, 1935, t. II, p. 306.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Van der Hallen, « Briser les « chaînes extérieures » : le combat commun de la Révolution française et de la Doctrine de la science de Fichte »Astérion [En ligne], 24 | 2021, mis en ligne le , consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/5629 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.5629

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Auteur

Thomas Van der Hallen

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne • Auteur d’une thèse de philosophie sur la pensée de Robespierre, Thomas Van der Hallen est chargé d’enseignement au département de philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le fil conducteur de ses recherches actuelles, entreprises en vue d’obtenir une HDR à l’université de Bâle, est l’idée révolutionnaire moderne, depuis sa « préhistoire » conceptuelle bien en amont des révolutions américaine et française de la fin du XVIIIe siècle, jusqu’à ses développements au-delà même du monde occidental dans un passé encore récent. Dans cette perspective historique de longue durée, la séquence de l’idéalisme allemand revêt une importance majeure, dont le présent article sur Fichte vise à dégager certains enjeux.

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