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Dossier

Échos de La Marseillaise : l’héritage des Lumières et de la Révolution française dans les constructions nationales aux XIXe et XXe siècles

Echoes of the Marseillaise: The Enlightenment and the French Revolution legacy in national constructions in the 19th and 20th centuries
Stéphanie Roza et Myriam-Isabelle Ducrocq

Texte intégral

  • 1 R. R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution: A Political History of Europe and America, 176 (...)
  • 2 A. Jourdan, La Révolution, une exception française ?, Paris, Flammarion, 2004.
  • 3 E. J. Hobsbawm, L’ère des révolutions, Bruxelles, Complexe, 1988.
  • 4 M. Vovelle, Les républiques-sœurs sous le regard de la Grande Nation, 1795-1803 : de l’Italie aux (...)

1Depuis maintenant plus d’un demi-siècle, la Révolution française a été réinscrite par l’historiographie dans le cycle plus large des « révolutions démocratiques »1 incluant la révolution américaine (1773-1783), la révolution caraïbe (1791-1802/1804), mais également d’autres révolutions plus ou moins achevées comme celle des Provinces-Unies (1783-1787), de Belgique (1786-1791), de Pologne (1791-1794), d’Irlande (1796-1798) et le « triennio » des Républiques italiennes (1796-1799). Son caractère exceptionnel, messianique et unique a été discuté, parfois radicalement2 ; son lien avec les révolutions survenues pendant la même période dans d’autres domaines, notamment économique, a été mis au centre de certaines analyses3. On a également étudié la politique de la « Grande Nation » pratiquée par le Directoire dans le but de constituer un « glacis » de républiques sœurs autour de la France4. Enfin, d’une manière générale, l’attention portée aux transferts d’idées, aux importations institutionnelles, aux circulations des individus impliqués dans plusieurs processus révolutionnaires successifs a permis de désenclaver et de dynamiser une lecture demeurée longtemps francocentrée du processus survenu dans l’Hexagone entre 1789 et 1799.

  • 5 H. Arendt, Essai sur la Révolution, M. Chrestien trad., Paris, Gallimard, 1967, p. 77. Nous soulig (...)
  • 6 Expression de Jean-Pierre Jessenne, cité dans M. Biard et P. Dupuy, La Révolution française : dyna (...)

2Les chercheurs s’accordent sur le fait que le radicalisme, le soutien populaire et l’irruption de la Révolution dans l’État le plus puissant d’Europe ont indéniablement contribué à conférer à l’événement une portée à nulle autre pareille. La Révolution française a imposé, aux yeux de ses admirateurs mais également de ses détracteurs, une nouvelle vision du monde et de la société, suscitant bien plus d’émules que n’importe quel autre processus révolutionnaire contemporain. Du côté des détracteurs illustres, citons Hannah Arendt, qui déplore dans son Essai sur la Révolution : « La triste vérité est que la Révolution française, qui devait se terminer en désastre, c’est l’histoire mondiale, cependant que la Révolution américaine, si triomphalement réussie, reste un événement d’importance locale et pas beaucoup plus »5. C’est donc la Révolution française qui mérite, plus que toute autre, le qualificatif de « Révolution majuscule »6.

3Sans chercher à rouvrir ou à poursuivre directement ces importants débats historiographiques, nous avons souhaité interroger plus spécifiquement le contenu philosophique, politique et linguistique de l’influence du XVIIIe siècle français sur les processus révolutionnaires survenus dans son sillage, ou chez les acteurs qui s’en sont peu ou prou réclamés, du XVIIIe siècle à nos jours. Loin d’espérer faire un tour d’horizon complet, il a paru néanmoins possible, à partir de certains exemples précis, de déterminer en particulier ce que l’idée nationale moderne, telle qu’elle émerge par exemple en Allemagne au XIXe siècle ou en Chine au tournant du XXe siècle, devait à la France des Lumières et de la Révolution. On s’est également interrogé sur la manière dont cette France révolutionnaire avait influé sur des concepts politiques aussi fondamentaux que ceux de citoyen, de société ou de révolution, ou d’autres plus spécifiques comme celui de jacobin, dans différentes aires linguistiques et culturelles. On s’est demandé dans quelle mesure ces concepts et quelques autres, en s’exportant hors de France, avaient perdu leur sens originel pour en acquérir un autre, correspondant aux enjeux idéologiques et aux luttes politiques de chacun des pays concernés. Dans cette perspective où l’histoire intellectuelle croise l’histoire des transferts culturels et politiques, on a enfin cherché à distinguer ce qui relevait de l’héritage des Lumières françaises de ce qui relevait de celui de la Révolution proprement dite.

4Les événements de France ont eu un écho immédiat chez ses voisins européens, mais pas seulement. C’est d’abord l’Allemagne, envahie par les armées révolutionnaires puis impériales de sa voisine, qui a été la plus profondément influencée par les idées et les combats français. À ce titre, l’article de Thomas Van der Hallen revient sur la Doctrine de la science de Fichte, dont la rédaction commence en 1794-1795, afin de montrer en quoi l’idéalisme fichtéen à cette période est solidaire de la Révolution française. En effet, les deux poursuivent, aux yeux du philosophe, un combat commun contre l’hétéronomie de l’homme, que celle-ci soit politique ou philosophique. Rachel Rodgers se penche sur la réception « à chaud » de la Révolution de 1789 en Grande-Bretagne et sur les écrits de certains membres de la communauté britannique à Paris, regroupés dans la Société des amis des droits de l’homme fondée en novembre 1792 afin de soutenir la République fraîchement instituée. Frédéric Spillmaeker s’interroge sur la manière dont la société vénézuélienne, multiraciale et esclavagiste, fait face à la grande révolte de Saint-Domingue à partir de l’été 1791, puis à la vague d’émancipation des esclaves dans les autres colonies françaises des Caraïbes, qui suit l’abolition de l’esclavage proclamée par la Convention nationale le 4 février 1794. Il explique comment, malgré la pénétration de certaines idées politiques de la Révolution française, les élites vénézuéliennes renoncent finalement à l’abolition de l’esclavage dans leur pays.

5Plus en aval, Stéphanie Roza examine la manière dont, dans les années précédant les révolutions de 1848, les intellectuels allemands avides de réformes radicales discutent l’héritage incontournable des Lumières et de la Révolution, tantôt pour s’en revendiquer, tantôt pour s’en démarquer, à travers deux exemples relativement peu connus en France : ceux de Ludwig Börne et de Bruno Bauer. Yves Palau de son côté porte l’attention sur l’émergence du jacobinisme comme catégorie politique du XIXe siècle, c’est-à-dire en tant qu’il n’est plus directement rattaché au Club des Jacobins et aux événements de 1789-1799 : la question est considérée au prisme de la « crise du Sonderbund » suisse, en 1847-1848, qui débouche sur la première constitution fédérale du pays. L’auteur montre que la catégorie de jacobin s’avère avant tout une arme polémique qui permet de disqualifier les radicaux suisses en les caractérisant comme des révolutionnaires violents, voire des athées anarchistes. L’article de Galina Dourinova montre comment le vocabulaire politique russe évolue au cours du XVIIIe et au début du XIXe siècle sous l’influence des Lumières et de la Révolution françaises. Les concepts de citoyen et de société en particulier connaissent d’importants infléchissements sémantiques depuis les écrits de Catherine II (notamment le fameux Nakaz) jusqu’à ceux des révolutionnaires décembristes, acteurs de l’insurrection du 14 décembre 1825.

6Deux articles enfin portent sur l’inscription de l’héritage révolutionnaire dans le temps long. Céline Wang décrit la pénétration de la philosophie des Lumières et des idées de la Révolution en Chine dans les milieux intellectuels des dernières décennies du XIXe siècle : elle montre notamment comment cette influence entraîne un bouleversement de la notion traditionnelle de révolution. Pour sa part, Ange-Toussaint Pietrera étudie les rapports entre la Corse et la France du XVIIIe siècle à nos jours, en soulignant la tension persistante entre enracinement républicain et revendications indépendantistes, voire nationalistes.

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Notes

1 R. R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution: A Political History of Europe and America, 1760-1800, Princeton, Princeton University Press, 1959 (vol. I) et 1964 (vol. II) ; M. Albertone et A. De Francesco, Rethinking the Atlantic world: Europe and America in the Age of Democratic Revolutions, Basingstoke, New York, Palgrave Macmillan, 2009.

2 A. Jourdan, La Révolution, une exception française ?, Paris, Flammarion, 2004.

3 E. J. Hobsbawm, L’ère des révolutions, Bruxelles, Complexe, 1988.

4 M. Vovelle, Les républiques-sœurs sous le regard de la Grande Nation, 1795-1803 : de l’Italie aux portes de l’Empire ottoman, l’impact du modèle républicain français, Paris, L’Harmattan, 2000 ; P. Serna éd., Républiques sœurs : le Directoire et la Révolution atlantique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.

5 H. Arendt, Essai sur la Révolution, M. Chrestien trad., Paris, Gallimard, 1967, p. 77. Nous soulignons.

6 Expression de Jean-Pierre Jessenne, cité dans M. Biard et P. Dupuy, La Révolution française : dynamiques, influences, débats, 1787-1804, Paris, Armand Colin, 2004, p. 24.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphanie Roza et Myriam-Isabelle Ducrocq, « Échos de La Marseillaise : l’héritage des Lumières et de la Révolution française dans les constructions nationales aux XIXe et XXe siècles »Astérion [En ligne], 24 | 2021, mis en ligne le , consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/5614 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.5614

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Auteurs

Stéphanie Roza

CNRS, laboratoire Triangle • Stéphanie Roza est agrégée de philosophie et chargée de recherche au CNRS (laboratoire Triangle, ENS de Lyon). Ses recherches ont d’abord porté sur l’utopie « collectiviste » des Lumières et sous la Révolution française, de Morelly à Babeuf ; puis elle s’est centrée sur l’héritage du XVIIIe siècle français dans les gauches communistes, socialistes et anarchistes des deux derniers siècles. Elle dirige actuellement une équipe chargée de produire une édition critique des œuvres de Babeuf. Ouvrages : Comment l’utopie est devenue un programme politique (Classiques Garnier, 2015) ; La gauche contre les Lumières ? (Fayard, 2020) ; avec J.-N. Ducange et R. Keucheyan éd., Histoire globale des socialismes, XIXe-XXIe siècle (PUF, 2021) ; Lumières de la gauche (Éditions de la Sorbonne, 2022).

Articles du même auteur

Myriam-Isabelle Ducrocq

Université Paris-Nanterre • Myriam-Isabelle Ducrocq, agrégée d’anglais, est maître de conférences HDR en civilisation britannique à l’université Paris-Nanterre. Entre 2015 et 2017, elle était en délégation auprès de l’IRCL (UMR 5186). Ses travaux portent sur l’histoire de la pensée politique et du républicanisme anglais à la période moderne et sur la circulation des modèles entre la Grande-Bretagne et la France au XVIIIe siècle, notamment par le biais des traductions. Parmi ses publications récentes : « Introduction. Le voyage des Républiques anglaises dans l’espace européen aux XVIIe et XVIIIe siècles », Philosophical Enquiries : revue des philosophies anglophones, no 8, 2017, p. 1-20 ; « Reviving the memory of James Harrington in revolutionary France », dans E. Vallance éd., Remembering Early Modern Revolutions: England, North America, France and Haiti (Routledge, 2018, p. 121-135) ; Fonder la république : ce que les Lumières françaises ont retenu de l’utopie de James Harrington (Voltaire Foundation, à paraître).

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