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Résumé

Cet article propose l’analyse de quelques chapitres du Monologion d’Anselme de Canterbury (1033-1109) qui traitent de la création ex nihilo. L’auteur y démontre que le Dieu créateur est une cause uniquement efficiente, et non matérielle, de sa création ; il n’y a donc pas de cause autre qu’efficiente au passage du non-être à l’être, le devenir n’a pas de cause matérielle. La création n’est pas un engendrement, ni l’action conjointe de deux principes (la puissance et la matière, par exemple), mais l’acte efficient d’un être qui n’a besoin d’aucune autre cause que lui-même pour créer son autre. La théorie anselmienne de la création est ensuite située dans l’histoire générale de la causalité ; ignorant la quadripartition aristotélicienne des causes, Anselme développe, pour les besoins de la compréhension théologique, une théorie binaire fondée sur l’efficience et ses adjuvants. Or il semble que cette conception de la causalité puisse trouver sa source dans le stoïcisme cicéronien. Par ailleurs, elle a pu elle-même constituer un modèle ontologique pour la conception mécaniste de la cause à l’âge classique, en définissant la cause comme ce qui est au principe de l’existence de l’effet, plutôt qu’un principe explicatif formel ou final.

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Texte intégral

Il ne semble, de fait, y avoir principe que d’une chose qui commence à être, et cause que d’un effet […]. Ce qui commence à être progresse du non-être vers l’être, et le nom d’effet paraît s’adapter proprement à la chose qui devient.1

1L’histoire scolaire de la philosophie a tendance à tenir pour acquise la prédominance de la causalité aristotélicienne dans la pensée occidentale jusqu’à l’âge classique – moment où la cause, pensée mécaniquement, se dégage enfin des questions de forme et de finalité. Mais la quadripartition des causes a une histoire mouvementée avant le xvie siècle ; sa formulation inaugurale par Aristote n’a pas été suivie d’un règne ininterrompu de mille ans. Certes, avec la redécouverte, à la fin du Moyen Âge, de la Métaphysique, de la Physique et des Seconds Analytiques jusque-là perdus, la causalité aristotélicienne a connu un succès certain – dont témoigne, notamment, l’usage qu’en fait Thomas d’Aquin. Cela ne signifie pas pour autant qu’avant le xiie siècle, les médiévaux ne pensaient pas la cause ; ils la pensaient autrement, sur la foi d’autres autorités qu’Aristote. De la même manière, beaucoup de notions acquises ou élaborées par les Grecs étaient inconnues des médiévaux à cause de la perte des manuscrits et de l’influence très forte du christianisme ; une fois connues, par l’effet du charme de la nouveauté et de leur apparente supériorité, elles ont parfois remplacé les outils de la philosophie chrétienne, et fait l’objet d’une actualisation, lente et progressive. Le désintérêt porté à l’acception altomédiévale de la cause est paradigmatique du traitement réservé par l’histoire scolaire à la philosophie médiévale ; elle a tendance à passer sous silence cette période de la pensée, parce qu’elle y voit la répétition laborieuse de ce que les Grecs avaient déjà établi avec génie et concision. Or, dans le cas de la causalité, il est d’autant plus intéressant de se pencher sur la renaissance médiévale (puisque la philosophie se reconstruit, depuis le ve siècle, à partir de presque rien) qu’elle en propose une acception indépendante de l’autorité aristotélicienne ; elle éprouve d’autres manières de penser la production d’une chose à partir d’une autre, et propose ainsi, sans le vouloir, une alternative à l’autorité d’Aristote que l’on place aujourd’hui, sans toujours y réfléchir, au principe de l’histoire des concepts comme racine axiomatique de la pensée.

2Sur cette question, l’exemple d’Anselme2 est très instructif. Sans connaître la quadripartition des causes, et parce qu’il cherche quel genre de puissance fait de Dieu l’origine des choses, il formule une définition chrétienne de la cause, pensée non pas comme un principe explicatif, mais comme un principe ontologique : il appelle cause ce qui est à l’origine de l’existence de l’effet ; c’est-à-dire, soit la substance qui exerce l’action sur l’effet la plus proche de lui, soit la substance responsable de sa venue à l’être. L’efficience est donc déterminante. Il faudra se demander quelle est la source d’inspiration d’Anselme, et pourquoi sa conception de la cause s’accorde parfaitement avec le sujet de sa réflexion, la création du monde, en la préservant de la pensée d’un monde engendré par Dieu. Il faudra également se demander si la causalité anselmienne n’a pas constitué elle-même une source pour l’élaboration de cette notion à l’âge classique, qui cherche une alternative à la quadripartition d’Aristote – Descartes par exemple pense la causalité comme un phénomène physique, une transmission de mouvement, sur le modèle du choc3. Anselme n’aurait-il pas inauguré cette conception mécanique de la cause, en pensant la création comme une transmission d’être sans cause matérielle ?

1. Le statut de la cause créatrice

3Nous proposons ici une lecture suivie des premiers chapitres du Monologion d’Anselme qui abordent le problème de la causalité créatrice4. La question qui motive ce texte pourrait être formulée ainsi : comment traduire, philosophiquement, le dogme de la création ? Comment la raison peut-elle nous faire comprendre ce que, sans son aide, nous ne faisons que croire ? La conception anselmienne du monde s’appuie sur une ontologie de la permanence qui exige de considérer comme immuables, parce que gouvernés par Dieu, la hiérarchie des êtres et l’ordre du monde. Tout le travail du penseur semble s’attacher à la description presque contemplative de la rationalité à l’œuvre dans un monde dont la structure ne peut changer. Or la rationalité du monde est d’abord visible dans la hiérarchie des créatures, disposées dans l’être selon la valeur5. Les créatures les plus proches de Dieu sont au sommet de cette hiérarchie ; elles possèdent l’être au plus haut degré possible dans l’ordre créé, et sont ainsi les plus semblables à Dieu, qui, lui, possède l’être au plus haut degré absolu. La hiérarchie des êtres suppose donc à la fois une communauté et une différence ontologique entre Dieu et la créature :

[Les créatures] sont en elles-mêmes une essence muable créée selon la raison immuable et en [Dieu], au contraire, [sont] l’essence première elle-même et la vérité première de l’exister ; et plus elles lui sont semblables de quelque manière que ce soit, plus elles sont vraiment et existent excellemment.6

4Cela signifie que l’acte de création, évidemment imputable à Dieu, doit être compris comme la transmission de ce que Dieu possède abondamment. Anselme réédite la théorie boécienne du flux de l’être : Dieu est à la fois intégré à la chaîne ontologique et extérieur à elle. Aussi, la conception de la cause créatrice se construit dans le cadre de cette transmission d’être, comme explication du passage du non-être à l’être. Elle n’a pas pour vocation à expliquer la quiddité des créatures, mais la puissance qui transmet l’être aux choses qui ne sont pas – la provenance de l’être.

5Le principe de cet exposé est de lire quelques passages du Monologion (le chapitre 3 et les chapitres 6 à 8) en s’appuyant pour leur compréhension sur l’opuscule De potestate. Ensuite, nous tâcherons de repérer les sources philosophiques de la conception anselmienne de la cause que nous aurons pu dégager de cette lecture.

1.1 Per aliquid / ex aliquo : cause efficiente et cause matérielle. Dieu est-il l’ouvrier ou la matière du monde ?

6Que Dieu soit créateur et cause de toutes choses n’est pas à prouver pour Anselme, puisque le fait est avéré dans la Genèse ; ce passage a été largement glosé par les Pères de l’Église qui ont travaillé, dans les premiers siècles du christianisme, à écarter les hérésies éménatiste, manichéenne ou donatiste, pour établir la doctrine de ce qu’il faut croire sur l’acte créateur. Celui-ci n’est donc pas à prouver, mais à comprendre. Ce qui pose un problème à la raison, c’est la manière dont il est la cause de ce qu’il cause. La compréhension du processus de la création passe donc par la compréhension de la cause créatrice, et la compréhension de la cause créatrice passe par l’examen de la notion générale de cause. Malheureusement Anselme ne livre pas, dans le Monologion, d’exposé théorique sur la cause, qui nous permettrait de le suivre plus facilement dans ses réflexions sur la création – de manière générale en effet, Anselme théorise très peu les concepts qu’il utilise7. Cependant, nous trouvons dans les fragments rassemblés dans le De potestate deux typologies des causes, élaborées d’après la manière dont on appelle habituellement quelque chose « cause ». On appelle « cause » non seulement ce qui, proprement, fait l’événement, mais aussi tout ce dont on considère qu’il est pour quelque chose dans l’apparition de l’événement :

Quoique d’autres causes soient dites efficientes (causæ efficientes), comme un ouvrier – il fait en effet son travail – ou la sagesse qui rend sage [le latin utilise facere] ; que d’autres, par comparaison avec ces dernières, ne soient pas appelées efficientes, comme la matière à partir de laquelle on fait quelque chose et le lieu et le temps dans lesquels se font les [choses] locales et temporelles : toute cause en particulier est cependant dite « faire » par son mode, et tout ce que l’on présente [comme] « faire » est nommé cause.8

7En général, on appelle « cause » ce qui fait la chose, c’est-à-dire ce qui se situe activement au principe de son existence. Plus particulièrement, il y a plusieurs manières de causer, qu’on peut regrouper en deux types de cause : la cause efficiente qui, à proprement parler, produit son effet, et la cause qui n’est pas vraiment efficiente, car elle n’est pas active, mais entre tout de même dans le processus causal – la matière de la chose, le lieu, ou le temps. Les causes du deuxième genre pourraient être appelées causes auxiliaires, adjuvantes ou secondes, par opposition à la cause efficiente qui est principale. Elles pourraient également être appelées causes circonstancielles, parce qu’elles agissent en tant que circonstances, ou conditions du processus causal.

8Ces deux types de cause peuvent évidemment nous rappeler la théorie aristotélicienne des quatre causes, parmi lesquelles on trouve la cause efficiente et la cause matérielle. Mais Anselme ne connaissait d’Aristote que les Catégories et le traité De l’interprétation. Il est donc impossible de se rapporter directement à la Métaphysique comme source éventuelle de la notion anselmienne de cause9. Certes, Anselme avait accès à cette théorie par l’intermédiaire de Boèce, qui en parle dans son commentaire sur les Topiques de Cicéron ; cet ouvrage se trouvait vraisemblablement dans la bibliothèque du Bec Hellouin :

Aristote a posé quatre causes, par lesquelles chaque chose est faite : la première, qui est le principe du mouvement ; la deuxième, à partir de laquelle quelque chose est fait, qu’on appelle matière ; la troisième, raison et image, de laquelle chaque chose reçoit sa forme ; la quatrième, [qui est] la fin en vue de laquelle n’importe quelle chose est faite.10

9Quelles sont les raisons qui nous empêchent de dire que la conception aristotélicienne de la cause sert à Anselme pour forger sa propre conception ? D’une part, cette simple indication de Boèce est orpheline ; Anselme n’avait accès à aucun des textes dans lesquels Aristote justifie et précise sa quadripartition des causes. D’autre part, on peut constater dans le texte cité que Boèce n’emploie pas l’expression de cause efficiente, mais parle de principe du mouvement (movendi principium), expression qu’Anselme n’emploie pas ; s’il avait considéré la cause aristotélicienne comme un modèle, il aurait repris les termes exacts de son exposé boécien. Enfin, on ne trouve pas chez Anselme l’association du substantif causa et des qualificatifs finalis et formalis. L’hypothèse de l’aristotélisme d’Anselme, en ce qui concerne sa conception de la cause, ne peut donc être fondée sur des arguments sérieux11.

10À la première typologie du De potestate se superpose une deuxième, qui classe les causes selon leur proximité par rapport à l’effet. La deuxième typologie pourrait apparaître comme une simple répétition de la première ; mais elle ne lui est pas tout à fait équivalente :

Il y a [les causes] prochaines, qui font par soi ce qu’elles sont dites faire, nulle autre cause intermédiaire n’existant entre elles et l’effet qu’elles font ; et il y a des causes lointaines, qui ne font pas par soi ce qu’elles sont dites faire, sinon par une ou plusieurs autres causes intermédiaires. Car et le feu, et celui qui allume un feu, et celui qui commande d’allumer un feu font un incendie ; mais le feu fait par soi, aucune autre cause intermédiaire n’existant entre lui et l’effet. Mais celui qui allume un feu, fait l’incendie par le seul intermédiaire du feu ; et celui qui ordonne qu’un feu soit allumé, fait l’incendie par deux autres causes intermédiaires, à savoir par le feu et par celui qui allume le feu. (p. 422-423)

11La cause prochaine fait proprement l’action, alors que la cause lointaine est seulement dite faire l’action. La proximité par rapport à l’effet ne signifie rien quant à la responsabilité de l’action ; car « il arrive quelquefois qu’un effet soit davantage imputé à la cause qui fait autre chose qu’à celle qui le fait lui-même par soi » (p. 425). Il y a donc des causes prochaines qui ne sont pas responsables, et des causes responsables qui ne font rien.

12En articulant les deux typologies, on peut donc arriver à comprendre le statut de la cause pour Anselme : est efficiente toute cause responsable de l’effet, parce qu’elle le veut, qu’elle use ou non d’intermédiaires pour réaliser l’acte qui lui est imputable. Ces intermédiaires sont eux-mêmes plus ou moins proches de l’effet, plus ou moins actifs, et peuvent être appelés causes auxiliaires, dans le sens où ils fournissent à la cause efficiente les moyens de son acte. Reste maintenant à appliquer cette typologie au processus de la création.

13Les premiers chapitres du Monologion s’attachent à l’examen d’une cause particulière, la cause créatrice, cause de toutes causes, comme le dit le De potestate :

Toute cause a des causes et ce jusqu’à Dieu, cause suprême de tout qui, étant la cause de tout ce qui est quelque chose, n’a aucune cause. Tout effet aussi a plusieurs causes, et de genre divers, sauf pour le premier effet, puisque seule la cause suprême crée tout. (p. 425)

14La question est alors de savoir si le créateur (appelé dans le Monologion summa natura, et non deus) doit être dit cause efficiente de la créature, sa cause matérielle, ou les deux à la fois. Le chapitre 3 du Monologion pose la première étape de la réflexion ; il s’agit de démontrer que le monde a une cause :

Tout ce qui est, en effet, est ou par quelque chose (per aliquid) ou par rien (per nihil). Mais rien n’est par rien et il n’est pas pensable que quelque chose ne soit pas par quelque chose. Tout ce qui est n’est donc que par quelque chose. (p. 60-61)

15Au terme de plusieurs argumentations convergentes, Anselme conclut que cet aliquid, la cause du monde, est unique. La deuxième étape du raisonnement se trouve au chapitre 6 :

Ce que l’on dit être par (per) ou de (ex) quelque chose n’ayant pas toujours le même sens, il faut chercher plus attentivement comment toutes choses qui sont, sont par ou de la nature suréminente. (p. 66-67)

16L’aliquid, qui fait que les choses sont, est appelé summa natura. Il s’agit alors de savoir quelle est la nature du lien causal qui unit cette nature suréminente aux choses : un per ou un ex ? Le chapitre 7 reformule la question précédente : « [La summa natura] a-t-elle fait l’univers ou fut-elle matière de l’univers ? » Il n’est pas question de remettre en cause la primauté de la summa natura ; mais il faut savoir en quel sens on doit comprendre sa position prééminente. La summa natura est-elle cause efficiente du monde, ou sa cause matérielle ?

1.2. La matière du monde

17La matière du monde est connue :

Je ne doute point en effet que toute cette masse du monde, avec les parties dont nous la voyons formée, soit constituée de terre et d’eau, d’air et de feu, à savoir de quatre éléments qui peuvent en quelque manière être conçus sans ces formes que nous apercevons dans les choses formées, qu’ainsi leur nature informe, voire confuse, semble être la matière de tous les corps, distincts les uns des autres par leurs formes. (chap. 7, p. 70-73)

18Mais d’où vient cette matière ? Quelle est la matière de la matière ? Si l’on pose l’hypothèse que l’universalité des choses (universitas rerum) est formée à partir d’une matière première, de trois choses l’une : ou bien la matière première est la summa natura, ou bien l’universalité des choses est à elle-même sa propre matière, ou bien la matière première est une « tierce essence quelconque qui n’est nulle chose ».

19La troisième hypothèse apparaît d’emblée absurde : en effet, la foi ne permet pas de penser qu’il puisse exister autre chose que la summa natura et sa créature, l’universitas rerum ; cette « tierce essence » ne peut donc être qu’un nihil ; or, puisque « ce qui n’est quelque chose de nulle manière n’est matière d’aucune chose », il est difficile de penser qu’il soit la matière du monde. La deuxième hypothèse est absurde également : car l’universitas rerum, « n’étant pas par soi (per se), ne peut être de sa [propre] nature (ex sua natura) ». L’hypothèse d’un auto-engendrement de la matière de l’universitas rerum à partir d’elle-même répugne (repugnat) à la raison, de deux façons : d’une part, il est certain de toute façon qu’elle n’est pas per se, puisqu’on ne peut nier l’existence de la summa natura, cause première du monde ; or le fait que l’universitas rerum soit matière d’elle-même signifierait qu’elle est un peu sa propre cause : « elle serait en quelque façon par soi », c’est-à-dire qu’elle serait à l’égal de la summa natura. D’autre part, si l’universitas rerum était sa propre matière, il s’ensuivrait qu’elle serait antérieure ou postérieure à elle-même, selon ce que dit Aristote au chapitre 12 des Catégories. Que l’universitas rerum soit sa propre matière est donc absurde : car une chose ne peut être antérieure ou postérieure à elle-même. Anselme en conclut alors : « Parce que rien n’est autre chose que soi-même ou postérieur à soi-même, rien n’est matériellement de soi-même (ex seipso). » Il ne reste donc plus que la première hypothèse. Mais celle-ci pose un autre problème : « Si de la matière de la nature suréminente il peut y avoir quelque chose qui soit moindre qu’elle, le bien suréminent peut être changé et corrompu, ce qu’il est impie de dire. » C’est un problème théologique éternel : si l’on admet que le monde est fait de la matière divine, alors Dieu est diminué, corrompu par sa propre œuvre ; cela ne peut être affirmé. Il est très important de maintenir l’incorruptibilité et l’unité divines, parce que la transcendance divine en dépend : il faut absolument affirmer la radicale altérité du créateur par rapport à la créature, qui, elle, est corruptible et multiple – autrement dit, il est nécessaire de maintenir la différence ontologique. De plus, si l’on fait de Dieu la matière du monde, on admet que Dieu soit soumis au devenir : or Dieu ne doit être soumis à aucun changement, il est incorruptible. Certes, il est au principe du temps, du devenir, du passage du non-être à l’être et de l’être au non-être ; mais cela ne l’altère pas – il n’est pas assujetti aux lois du monde qu’il institue12.

20Puisque les trois hypothèses sont également absurdes, il faut conclure :

Nulle nature moindre [que la summa natura] n’est donc matériellement de la nature suréminente (ex summa natura) […] et, puisqu’il est clair que l’essence de ces choses qui sont par autre chose n’est ni de l’essence suréminente ni de soi ni d’autre chose, elle n’est manifestement d’aucune matière (ex nulla materia). (chap. 7, p. 72-73)

21Au terme du raisonnement, il apparaît que l’idée de création ex nihilo, à partir de rien (que formulait la troisième hypothèse) est le seul modèle possible pour l’intelligibilité de la causalité du monde : « L’essence suréminente a produit seule par elle-même et de rien la si grande masse des choses. » Dieu est la cause efficiente du monde, et c’est le rien qui semble en être la cause matérielle. Mais n’est-il pas absurde que le rien soit une matière ? Et s’il ne l’est pas, nous sommes reconduits à l’objection avancée tout à l’heure : comment imaginer que quelque chose naisse de ce qui n’a aucune matière ?

1.3. La création ex nihilo

22Ainsi, Dieu ne tire le monde ni d’une matière préexistante (ce qu’affirment le dualisme et le manichéisme) ni de sa propre substance (ce qu’affirment le panthéisme et l’éménatisme) ; il crée ex nihilo, de rien. Pour autant, le « rien » ne doit pas être le nom donné à quelque matière ou substrat informe du monde ; cela contredirait la vérité de la foi, en dédoublant le principe de l’être – et il suffirait d’identifier le nihil au mal pour tomber dans le manichéisme. La doctrine chrétienne, qu’Anselme défend au titre de docteur de l’Église, a affirmé la réalité de la création ex nihilo pour signifier que le don de l’être est une grâce, un libre don de Dieu13, que la création n’est pas nécessaire, et donc qu’elle n’est pas une dégradation, une corruption du divin. Il n’en reste pas moins que le fait est difficile à penser, car nous nous représentons spontanément un « quelque chose » d’où serait tiré le monde ; réciproquement, nous pensons habituellement que ce qui n’a pas de matière, qui n’est rien, n’est capable de rien engendrer. Or la vérité est que Dieu crée à partir de rien. Aussi, plutôt que de chercher la raison de ce que nous savons être un mystère (que quelque chose naisse de rien, par la puissance divine), il vaut mieux tâcher de trouver le moyen de l’accepter, comme quelque chose que nous pouvons nous représenter. La finitude de notre esprit est cause que nous ne pouvons penser une chose qu’en nous la représentant, soit par une image, soit par une définition14. Or nihil est aussi difficile à imaginer qu’à définir ; il serait étonnant que cela n’en soit pas de même pour la création ex nihilo. Anselme s’adresse alors, non pas à la raison dialectique, mais au bon sens, celui qui se manifeste dans le langage usuel. Il ne s’agit pas de démontrer le mystère grâce à des outils logiques, mais de montrer que nous l’avons déjà compris et qu’il nous est familier, puisque le langage quotidien en présuppose naturellement le principe. Mais avant d’avancer cet argument, Anselme essaie de régler le problème par la définition de la cause.

23Au chapitre 8 entre en jeu la notion de cause – auparavant absente du débat, car remplacée par les prépositions ex et per. Anselme en donne une définition assez proche de celle du De potestate :

Tout ce de quoi (ex quocumque) quelque chose est fait est la cause [à partir] de laquelle cette chose est faite (ex se fit), et toute cause fournit nécessairement une certaine aide (adiumentum) à l’essence de l’effet. (p. 74-75)

24De quelle cause Anselme parle-t-il ? Puisqu’il utilise la préposition ex, on pourrait supposer qu’il parle d’une certaine cause matérielle – en nous appuyant sur les occurrences précédentes de cette préposition. Mais la deuxième partie de la proposition renvoie plutôt à l’efficience. La cause est liée à l’essence de l’effet : elle fait bénéficier à l’effet de sa propre existence, et donne à l’effet d’être. Elle est un adiumentum, un adjuvant pour l’effet, dans le sens où elle soutient son passage à l’existence. La cause n’est donc pas la raison de cet événement qu’est l’existence de l’effet, mais son principe au sens chronologique (puisqu’elle est antérieure à l’effet), principe direct, actif physique, pourrait-on dire, si le terme n’était pas anachronique. Tout ce qui permet au fait d’advenir, tous les adjuvants du processus causal, les instruments dont la conjonction mène l’effet à l’existence ne rendent pas compte de la manière dont est l’effet, mais rendent compte de son existence (essentia, chez Anselme, ayant le sens brut de l’être). Après avoir exposé cette définition de la cause, Anselme la valide en la rapportant à l’expérience : « Tous le tiennent d’une expérience (experimento) telle que personne ne peut la soustraire par un effort de tension ni à peine la camoufler par une tricherie. » La cause se comprend donc comme une cause active directement ou indirectement (selon sa place dans le processus causal), et donc l’action peut être expérimentée.

25Qu’est-ce qui distingue, dès lors, la causalité de l’engendrement ? Autrement dit : comment faire en sorte que Dieu ne soit pas le père et la mère de la création ?

1.4. Le problème du rien

26Revenons au problème de nihil. Si on comprend ex nihilo comme l’expression d’une cause, il faut donc que le rien soit actif dans la création ; et puisqu’il ne peut être efficient, il doit être au moins un adiumentum. « Comment ce qui n’avait nul être (nullum habebat esse) aida-t-il quelque chose à parvenir à cet être ? » Normalement, répétons-le, rien ne naît de rien : nihil ex nihilo15. Le problème vient donc manifestement de notre conception du rien, qui nous interdit de penser que « ce qui n’était rien (quod erat nihil), sera quelque chose (aliquid erit) ». Mais nous avons pourtant acquis ce concept : en témoigne la manière dont nous parlons. La proposition, doctrinalement correcte, « quelque chose naît du rien » peut s’entendre en deux sens. Cherchant, comme souvent chez lui, dans la formulation usuelle de la vérité de quoi la rendre claire, Anselme tire les implications de chacun des sens.

27Soit le rien est quelque chose. Cela implique qu’il y a bien une matière première au monde ; on retrouve alors intacts les problèmes que nous avions crus résolus au chapitre 7. Soit ce rien n’est pas quelque chose, mais rien. L’implication est plus risquée encore : car, à dire que « quelque chose naît du rien », on peut en venir à se demander si ce n’est pas Dieu lui-même qui n’est rien. Il y a donc un problème à propos du mot « rien », qui fait concevoir faussement à l’esprit que la cause matérielle du monde est un néant total. « Qu’entendre alors sous rien ? (Quid igitur intelligendum est de nihilo ?) » Il y a « trois modes (tribus modis) selon lesquels une substance est dite faite de rien », c’est-à-dire trois sens du mot « rien ». Il faut trouver lequel de ces trois modes convient le mieux à exprimer la vérité de la création ; une analyse de l’acception du mot nihil dans le langage usuel est donc nécessaire.

28Selon le premier mode, nous utilisons « rien » quand « nous voulons faire comprendre que [quelque chose] n’est absolument pas fait » ; c’est une façon d’exprimer un non-être. Par exemple, « à qui cherche d’où parle celui qui se tait, répond-on : de nihilo, c’est-à-dire : il ne parle pas (non loquitur) ». Si on s’en tient à ce mode-là, la création ex nihilo signifie qu’il n’y a pas de création – ce qui est manifestement faux. Selon le deuxième mode, nous utiliserions ex nihilo si nous voulions dire qu’une chose a été faite « de ce rien même, c’est-à-dire de ce qui n’est absolument pas ». Mais rien de signifiant ne peut naître d’un tel usage : car rien ne peut naître du rien. Même si c’est la signification littérale de l’expression, elle ne peut rien signifier de vrai. Selon le troisième mode, nous utilisons de nihilo pour signifier que quelque chose « fut bien fait mais qu’il n’est nulle chose d’où il fut fait ». Par exemple : « On dit d’un homme attristé sans cause qu’il est attristé de rien (de nihilo). » Dans cette troisième signification, on trouve le sens exact du ex nihilo de la création : les choses ont été créées, mais « ne furent pas faites de quelque chose ». D’après le langage usuel, il n’y a donc rien d’inconvenant, c’est-à-dire rien d’incohérent à dire que quelque chose a été fait sans cause matérielle, sans qu’il soit tiré d’une quelconque matière, autrement dit : sans que l’effet ait été présent matériellement dans une cause qui le précède. Puisqu’on le dit habituellement, et qu’en le disant, on est compris, c’est que ce discours a du sens, et donc que notre esprit le conçoit comme possible :

Nulle inconvenance en effet, nulle contradiction à pouvoir dire faites de rien (ex nihilo) les choses faites par la substance créatrice (a creatrice substantia), si l’on parle comme il est accoutumé de dire : de pauvre un homme [est devenu] riche, de la maladie il [est venu] à la santé qu’il a reçue. C’est-à-dire : celui qui d’abord était pauvre est riche maintenant, ce qu’il n’était pas auparavant, et celui qui avait d’abord la maladie a maintenant la santé, ce qu’il n’avait pas auparavant. En disant selon ce mode : l’essence créatrice (creatrix essentia) fit l’univers de rien (de nihilo), ou : l’univers fut fait par elle de rien (de nihilo), on peut entendre sans inconvenance : ce qui d’abord n’était rien est quelque chose maintenant (quæ prius nihil erant, nunc sunt aliquid). (chap. 8, p. 76-77)

29Par le biais de l’exploration du langage usuel, Anselme cherche à donner prise à la pensée du devenir. Il est difficile de comprendre la raison d’un changement d’état, l’avènement d’une situation radicalement nouvelle – comme la création. Cette difficulté réside dans la nécessité qu’a la raison de penser une cause matérielle aux choses qui adviennent, parce qu’elle veut les situer dans un enchaînement compréhensible de faits s’engendrant les uns les autres. Dans l’ordre de la créature16, on donne légitimement une cause à tout événement, car il est toujours l’effet d’un autre événement ; et on cherche dans cette cause l’effet en germe. Anselme lui-même, quand il veut expliquer le péché originel, utilise la notion de propagation, fondée sur la génération humaine. Tous les hommes étaient en Adam matériellement, parce qu’ils étaient dans sa semence. Et l’être de chacun des hommes n’était pas vraiment rien dans la semence d’Adam ; en effet : « S’il n’est pas vrai que les choses procréées par la nature à partir de semences furent auparavant quelque chose en elles, ces choses ne seraient d’aucune manière à partir d’elles. »17

30Dans une perspective similaire, le chapitre 56 fait référence à la génération de la chaleur à partir du feu, dont l’une est dite effet et l’autre cause, selon l’usage (solemus sæpe dicere) :

Nous avons coutume de dire souvent qu’une chose est engendrée par celle d’où elle existe, ainsi la chaleur ou la splendeur à partir du feu, quelque effet à partir de sa cause. Selon cette raison, on ne peut donc absolument pas affirmer que l’amour sortant de l’esprit suréminent soit inengendré. (p. 67-68)

31La façon dont nous pensons habituellement l’engendrement, et dont nous faisons usage de ce terme, nous conduit spontanément à penser que l’amour est engendré (ce qu’il n’est pas) ; car dans la Trinité, l’amour a pour cause le Père ; or nous avons l’habitude de dire que toute cause engendre son effet. La causalité est pensée habituellement comme une relation physique, l’engendrement de la chose à partir de la matière de son être ou la matière de sa corporéité, c’est-à-dire une succession de substances en laquelle l’essence (au sens de l’esse) est transmise. Or, quand il s’agit de penser la création, comme lorsqu’il s’agit de penser la Trinité, nous devons changer d’ordre ; nous ne sommes pas encore dans l’ordre de la créature, nous nous situons avant que ses lois n’entrent en vigueur.

32C’est là un problème classique, auquel Platon s’était déjà confronté : la pensée du devenir demande à ce que l’esprit s’affranchisse de cette idée selon laquelle du non-être ne peut pas venir l’être, ni de l’être le non-être, parce qu’ils sont irréductibles l’un à l’autre18. Le postulat de la continuité de l’être dans l’être et du non-être dans le non-être – qui est présent ici dans la supposition que du rien naît le rien (selon les premier et deuxième modes d’utilisation de nihil) – ne peut plus tenir dès lors qu’on s’attache à penser le devenir. Ainsi, de même qu’il n’y a pas de cause matérielle à l’enrichissement d’un homme, parce que dans sa pauvreté (son état d’homme pauvre), il n’y a pas sa richesse (son état d’homme riche), ou à sa guérison, parce que dans sa maladie (son état d’homme malade) il n’y a pas sa santé (son état d’homme sain), de même il n’y a pas de cause matérielle à la venue à l’être des choses. Autrement dit : dans le non-être il n’y a pas l’être, et donc le non-être ne peut être cause matérielle de l’être comme la semence d’Adam est cause matérielle de tous les hommes ; et pourtant, l’être advient après le non-être. Ainsi, le passage originel du non-être à l’être n’a pas besoin de cause matérielle, car il ne s’agit pas d’un engendrement, mais d’un avènement brutal de l’être à partir de rien : « En disant selon ce mode [le troisième, celui qui convient] : l’essence créatrice fit l’univers de rien (de nihilo), ou : l’univers fut fait par elle de rien, on peut entendre sans inconvenance : ce qui d’abord n’était rien est quelque chose maintenant. » Dieu est donc cause originelle du devenir et du temps, sans en être la cause matérielle – sans avoir même besoin de cause matérielle. C’est pourquoi Anselme n’utilise pas le terme de génération (generatio) avant d’aborder, dans le Monologion, l’analyse des relations internes à la Trinité divine : la création n’est pas une génération, car l’effet n’est pas matériellement dans la cause avant d’exister. La continuité ontologique entre l’incréé et le créé est d’un autre ordre :

Ne convient-il pas plus à l’esprit suréminent d’être dit père que mère, pour cette raison que la cause première et principale de l’enfant est toujours dans le père ? Car, si la cause paternelle précède toujours d’une certaine manière la cause maternelle, il est très incongru d’adapter le nom de mère à ce parent qu’aucune autre cause n’accompagne ou ne précède pour engendrer l’enfant. (chap. 42, p. 59)

33Mais comment dire, à la fois, que la création n’est pas un engendrement, que l’être advient à partir du non-être – sans cause matérielle – et que Dieu crée par transmission de son propre être, par flux ? N’est-ce pas à dire que Dieu engendre la créature à partir de son être propre ? Non ; car la différence ontologique, conçue à la manière de Boèce, établit une séparation entre deux types d’être (l’être simple et l’être composé), de telle sorte que, si Dieu et la créature ont l’être en commun, la création de l’autre par l’un ne peut pas être assimilée à une émanation – puisqu’il n’y a rien de commun entre l’être simple et l’être composé, si ce n’est l’être. C’est le rien précédant l’être composé qui entraîne cette différence : l’être créé est l’être associé à son contraire, et c’est cette association qui le rend fondamentalement différent de l’être simple.

34On peut voir dans cette analyse de la causalité divine une ébauche de la pensée du devenir, et donc du mouvement, comme condition ontologique de la possibilité de la physique. Bien sûr, nous ne pouvons parler de science de la nature au sens que le terme prendra deux siècles plus tard ; d’autant moins qu’Anselme ne parle pas explicitement de mouvement. L’ordre de la nature est décrit comme un « cours des choses »19, notion plus statique que dynamique. Mais la venue à l’être, le devenir, l’engendrement, sont des sortes de mouvement ; l’identification est classique pour un lecteur des Catégories, et particulièrement du chapitre 14, où Aristote distingue « six espèces de mouvement : la génération, la corruption, l’accroissement, le décroissement, l’altération et le changement local ». Le mouvement, particulier aux étants naturels, est étendu par Aristote à tous leurs changements accidentels ou essentiels. Or comprendre le changement en général suppose de saisir son fondement ontologique, c’est-à-dire de déterminer la cause première du devenir dans son rapport à l’être. C’est en ce sens qu’il faut interpréter la démarche anselmienne, sa quête de la première cause comme cause de toute permanence et de tout changement20. Dieu, cause de la génération des êtres, en est la cause efficiente ; et la cause matérielle, adjuvante ou auxiliaire, en est ce « rien », qui donne aux choses la possibilité de ne plus être ou de n’être pas encore, ce rien qui est depuis longtemps (depuis Parménide) appelé « non-être », et qu’on peut aussi appeler néant. Donc, la cause du mouvement, c’est la possibilité qu’a l’être de ne plus être ou de n’être pas encore. L’interprétation que fait Anselme de la cause créatrice ouvre ainsi la voie à la pensée du mouvement, par la pensée du devenir qui n’a comme cause matérielle que la négation de l’état qui le précède.

2. La question des sources – d’où vient cette conception de la cause ?

35Au vu de ces textes, il semble qu’Anselme pense la cause selon un modèle binaire, fondé sur le doublet principal/secondaire, par référence à la plus ou moins grande responsabilité de la cause envers l’effet – ou, dans une autre optique, par référence à la proximité de la cause et de l’effet, qui détermine le caractère intermédiaire de certaines causes, et par là leur fonction d’auxiliaires. La cause efficiente et responsable est la cause principale d’un effet, qui suffit à rendre compte de son existence. Il ne peut y avoir qu’une seule cause efficiente à un fait ; les autres causes qui y concourent ne peuvent être appelées efficientes parce qu’elles ne font pas proprement la chose, même si elles contribuent au processus causal. Avec pour préoccupation la compréhension du processus créateur, Anselme devait nécessairement penser une cause unique au monde, éminemment efficiente et seule responsable de la création, qui ne s’aide que des causes secondaires qu’elle a elle-même créées. Il a alors fait de Dieu la cause principale du monde, cause des causes secondaires comme le temps, le lieu, la matière qui œuvrent dans le monde une fois celui-ci créé, et qui en constituent l’ordre. Si le monde avait plusieurs causes, la responsabilité de la création serait partagée ; ce que l’esprit ne peut penser sans tomber dans les aberrations évoquées ci-dessus. L’unicité de la cause efficiente est donc une exigence théologique autant qu’une nécessité de la raison21.

36Or la distinction binaire entre cause principale et secondaire, ou efficiente et auxiliaire, se trouve déjà chez deux auteurs largement antérieurs à Anselme : chez Cicéron, qui la tient lui-même de la tradition stoïcienne, et chez Augustin.

37La méthode d’Anselme, appelée fides quærens intellectum – la foi cherchant l’intelligence d’elle-même, sa cohérence, sa rationalité –, s’accompagne du principe selon lequel le signifié de toute croyance peut être reconstruit sola ratione, par seule raison, sans faire intervenir de citations scripturaires ou autoritaires22. La raison est aidée en cela par les principes fournis par l’évidence logique et le travail analytique sur les formulations, davantage que par les autorités philosophiques. Et en effet, Anselme cite très rarement ses sources d’inspiration ; mais il est quelquefois possible de les identifier.

2.1. Augustin

38La bipartition des causes est un élément déterminant de la cosmologie augustinienne. Dans son De trinitate, Augustin distingue l’activité de la cause première (Dieu) de celle des causes secondes, qui sont autant de causes adjuvantes relayant la puissance divine. Cette conception binaire de la cause pourrait être rapportée à la double typologie du De potestate d’Anselme (causes efficiente et auxiliaire, prochaine et lointaine) et ainsi éclairer la création ex nihilo.

C’est autre chose de bâtir et de gouverner la création à partir du centre et du sommet de l’axe des causes – qui le fait est l’unique créateur, Dieu – autre chose d’intervenir du dehors avec les forces et les moyens distribués par lui pour mettre au jour à tel ou tel moment ou de telle ou telle manière ce qui est déjà créé. Certainement tout ce que nous voyons a déjà été créé originairement et fondamentalement dans une sorte de trame des éléments, mais encore faut-il l’occasion favorable pour que ces êtres surgissent. Comme les femelles sont grosses de leurs portées, le monde lui aussi est gros des causes des êtres naissants, ces êtres que seule crée en lui l’Essence sublime en qui rien ne naît ni ne meurt, rien ne commence ni ne finit.23

39La cause créatrice divine est première parce qu’elle crée un monde « gros des causes des êtres naissants ». Mais elle n’est pas la cause directe de chacune des créatures ; elle n’est pas cette « occasion favorable » dont parle Augustin ; elle est la cause des causes, mais n’intervient pas au niveau de la causalité secondaire. Ce sont d’autres causes – appelées causes inférieures dans le traité De Genesi ad litteram24 – qui assurent la génération des êtres particuliers, leur corruption, et le devenir en général. On ne peut donc pas dire que les effets naturels aient Dieu pour cause ; il se situe au principe de la chaîne de causalité, au « sommet de l’axe des causes », mais n’intervient pas directement dans la créature. Si toute créature dépend dans son existence du fait que Dieu ait, « originairement », créé les causes des causes, on ne peut pas raisonnablement dire que Dieu soit la cause directe de toutes les créatures.

40Cet exposé éclaire le processus anselmien de la création, car il assigne à une cause efficiente unique l’ordre instauré dans la création. Les lois en vigueur dans le monde créé ne sont que des causes inférieures, plus proches de leur effet que la cause créatrice, mais qui doivent à cette dernière leur puissance. De plus, comme Anselme, Augustin décrit la création du monde selon les raisons séminales : le processus créateur correspond à l’instauration d’un ordre dans lequel les effets sont contenus dans leur causes, assimilant ainsi la causalité naturelle à un engendrement. Mais nous ne trouvons pas dans la théorie augustinienne de quoi penser la causalité naturelle en vigueur dans l’ordre créé ; par conséquent, la seule référence à Augustin ne permet pas de penser le statut du nihil dans la cosmologie anselmienne. Comment, en effet, tirer de la prééminence de la cause divine un moyen de penser l’absence de matière du monde, si toute cause secondaire (en laquelle on pourrait, certes, voir une cause auxiliaire) est située après la création ? Anselme a sans doute dû utiliser une autre source que celle d’Augustin.

2.2. Cicéron

41Nous trouvons chez Cicéron certains éléments qui ont pu servir de fondement à la réflexion anselmienne sur la causalité. Dans les Topiques, Cicéron parle des causes, ou plus exactement des « choses efficientes (rei efficientes) nommées causes (quæ causæ appellantur) », et en propose deux typologies. La première classe les causes entrant dans la production de l’effet, à titre de conditions indispensables, selon deux critères : la nécessité (ne pas pouvoir ne pas produire l’effet), et l’activité (le produire activement). Précisons avant de décrire la typologie qu’on ne doit pas confondre le caractère indispensable des conditions de production de l’effet avec le caractère nécessaire de la cause : si l’effet est produit, alors ce dernier n’est explicable que par les conditions sine qua non de sa production ; pour autant, ces conditions n’ont pas produit nécessairement l’effet. C’est seulement rétrospectivement que leur présence apparaît indispensable.

Il y a deux sortes de causes : les unes, par leur propre action, font inévitablement l’effet qui dépend d’elles ; par exemple, « le feu produit la flamme » ; les autres n’ont pas le pouvoir de produire un effet, mais sans elles l’effet ne pourrait pas être produit, par exemple si l’on voulait dire que le bronze est la cause de la statue, parce que, sans bronze, elle ne pourrait être faite.25

42Parmi les conditions indispensables d’un effet, il y a, premièrement, les causes constantes, autonomes et naturelles qui produisent nécessairement, et seules, leur effet. Elles sont actives et nécessaires. Deuxièmement, il y a les causes qui n’ont pas le pouvoir de produire seules : elles sont variables, dépendantes d’autres causes, mais une fois intégrées au processus causal, elles le sont au titre de conditions sine qua non, indispensables. Or, parmi ces dernières, on peut encore faire une distinction :

Parmi les causes sans lesquelles aucun effet n’est produit, les unes sont en repos, sans action, on pourrait dire inefficaces, comme le lieu, le temps, le bois, les outils et autres choses du même genre. D’autres préparent l’effet en quelque façon et apportent certaines aides (adiuvantia), mais non nécessaires. […] À ce genre de causes, qui existent de toute éternité, les stoïciens rattachent le destin.26

43Ces causes se séparent en deux genres, selon qu’elles sont matérielles et circonstancielles, ou adjuvantes. Les causes circonstancielles entrent dans le processus causal à titre de conditions indispensables, mais ne sont ni proprement actives (elles sont « inefficaces ») ni nécessaires (elles ne produisent pas d’elles-mêmes l’effet). Les causes adjuvantes, elles, sont actives, mais comme les circonstances, elles ne sont pas des conditions nécessaires de l’effet ; sans elles, il peut très bien être produit. Le destin fait partie des causes adjuvantes, puisqu’il peut jouer un rôle dans les actions des hommes, sans être déterminant. Cicéron s’inspire clairement de la conception stoïcienne de la cause ; pour les stoïciens en effet, il faut différencier la cause dite complète (autoteles) ou sustentatrice, qui est « par elle-même, d’une façon qui se suffit à elle-même, productrice de l’effet »27, et la cause auxiliaire, qui n’a pas la force de produire elle-même d’effet, même si elle peut faire partie des conditions déterminantes du processus causal. Or, puisque le destin est un enchaînement de causes auxiliaires ou préliminaires, il n’empêche pas l’homme d’être la cause complète de ses actes.

44La première typologie contient donc trois classes : causes actives et nécessaires (conditions constantes de l’effet : le feu pour la flamme), inactives et contingentes (conditions variables circonstancielles : le bronze pour la statue), et actives et contingentes (conditions variables adjuvante : le destin). Cicéron propose, quelques lignes plus loin, une autre distinction, fondée sur le critère de la volonté :

Il y a une autre différence entre les causes. Les unes, sans désir de l’âme, sans acte de volonté ou de jugement, font ce que j’appellerai leur travail ; ainsi tout ce qui est né périra. D’autres le font sous l’action de notre volonté, d’une agitation de l’âme, d’une disposition du caractère, de la nature, de l’art, du hasard […]. De ces effets, aucun n’arrive sans cause ; d’ailleurs rien n’arrive sans cause ; mais les causes de ce genre ne sont pas d’un effet infaillible.28

45Les causes peuvent être involontaires et irrationnelles, ou volontaires et rationnelles. On peut remarquer que les deux typologies se complètent : les causes de la première typologies entrent toutes, en effet, dans la classe des causes involontaires. Ainsi, Cicéron a pu fournir à Anselme des outils pour penser la cause comme efficience autonome (la première classe de la première typologie contient les causes qui n’ont besoin de rien d’autre pour produire leur effet) ou comme aide à la production de l’effet (qui, seule, ne peut rien produire). Il a pu également lui fournir le modèle de la responsabilité ; car, à toute cause qui ne produit pas activement son effet, il est difficile d’imputer l’action. Aussi, si le nihil est une cause matérielle de l’action créatrice, on ne doit rien lui imputer, il est impossible d’y voir un principe actif de la création. Nihil est une cause matérielle sans être rien d’autre qu’une circonstance de l’action créatrice : au moment où Dieu créa, il n’y avait rien. Cela peut éviter à la cosmologie de tomber dans des hérésies fâcheuses, qui matérialiseraient le rien pour en faire un deuxième principe. C’est en cela que Cicéron a pu aider Anselme.

2.3. Les stoïciens

46Dans son article « Les origines de la notion de cause »29, M. Frede parle de la difficulté que la philosophie antique a eu de reconnaître l’idée aristotélicienne d’une cause qui ne soit pas à proprement parler active ; comment pourrait-on concevoir une cause finale, une cause formelle ? En quoi la finalité, qui n’est qu’une idée, la forme, qui fait partie de la chose elle-même, ou la matière, qui reste passive dans le processus, pourraient-elles être des causes de l’existence d’une chose ? La thèse de Frede est que, dans l’Antiquité tardive et notamment chez les stoïciens, on en est venu à ne considérer comme cause que ce qui produit activement son effet30. En ce sens, l’évolution de la pensée de la cause va dans le sens d’une mutation de la distinction péripatéticienne des quatre espèces de causes en une distinction duelle de la cause selon qu’elle est directe ou indirecte, seule la cause efficiente pouvant être considérée comme directe. Les stoïciens, selon Frede, ont eu tendance à abandonner la notion aristotélicienne de cause comme principe d’explication, pour se cantonner à la notion de cause active, en raison de leur intérêt pour la responsabilité juridique et morale31 :

Il semblerait donc que l’intérêt des Stoïciens pour les causes ne soit pas né d’un intérêt pour l’explication des faits [mais pour] la responsabilité. En effet, lorsque nous regardons l’usage effectif que les Stoïciens ont fait de leur théorie des causes, il semble que la question soit toujours d’attribuer et de distribuer une responsabilité. Par exemple, tout ce que font les choses est déterminé par le destin, mais le destin n’est qu’une cause auxiliaire (sunergon). La cause réelle, les choses qui sont véritablement responsables, ce sont les choses elles-mêmes ; elles font ce qu’elles font en vertu de leur nature ou de leur caractère propre.

47Limiter la conception de la cause à celle de la responsabilité, c’est donc limiter « les causes à des choses actives » ; et ce faisant :

Les Stoïciens paraissent affaiblir le lien entre les causes et l’explication. En effet, énoncer les causes de quelque chose ne consistera plus à énoncer toutes les vérités pertinentes concernant tous les facteurs pertinents qui doivent figurer dans une explication complète, mais consistera seulement à se référer à ceux de ces facteurs qui contribuent activement à l’effet (le sunektikon).

48Or c’est le même traitement de la cause que nous retrouvons chez Anselme. Bien que ce dernier ne se préoccupe pas de responsabilité juridique, la responsabilité morale est pour lui une notion essentielle : c’est ce que prouvent les traités De veritate, De casu diaboli, ou De libertate arbitrii32. On peut donc accepter l’hypothèse selon laquelle un intérêt semblable à celui des stoïciens pour la responsabilité ait informé sa conception de la cause, et que cette conception ait pu lui servir à justifier le dogme de la création ex nihilo, en posant que la responsabilité causale du monde ne peut être partagée ; que les autres causes qui ont pu entrer dans le processus causal ne sont que secondaires, auxiliaires, ne pouvant être situées sur le même plan que la cause principale.

3. Conclusion

49Dieu transmet l’être, sans s’aider en rien d’autre chose ; il est à la fois la cause prochaine et la cause efficiente de la créature, cause autonome par excellence. Sur cet éminent modèle, la conception générale de la causalité se construit autour de son mode principal, l’efficience, qui permet également de penser la notion essentielle de responsabilité de l’action ; en témoigne l’application avec laquelle Anselme, dans le De potestate, classifie les différents modes selon lesquels on dit que quelqu’un fait quelque chose, pour savoir si l’action lui est imputable33.

50La lecture de Cicéron, passé par le crible boécien, a probablement aidé Anselme à penser la causalité comme ce processus binaire, fondé sur la responsabilité et la circonstance – c’est ce que tend à prouver la parenté du passage cité du De potestate avec celui des Topiques. Le fait que Dieu soit la cause efficiente, principale et première du devenir, tient à sa capacité à produire lui-même les causes circonstancielles adjuvantes – matière et temps – du passage du non-être à l’être. Historiquement pourtant, on sait que la physique médiévale postérieure au xie siècle s’est moins fondée sur cette conception stoïcienne binaire que sur la conception aristotélicienne de la cause, divisée en quatre espèces. Dans le monde latin à partir du xiiisiècle, la compréhension des phénomènes naturels tient à la saisie des principes explicatifs, et non à la détermination de responsabilités causales, typique d’une pensée religieuse influencée par le paradigme de la causalité humaine. En effet, décréter qu’un fait naturel a une cause efficiente principale, responsable de ce fait en premier lieu, avant les causes circonstancielles, c’est confondre la causalité naturelle avec la manière dont l’homme est cause de ses effets. En ce sens, l’application des outils conceptuels qui permettent de comprendre l’action humaine à la pensée du changement naturel en général correspond à une conception du monde créé où les relations entre les étants sont rapportées à leur norme incréée, personnelle, volontaire. C’est justement cette conception que la physique médiévale postérieure à Anselme remet progressivement en cause, en éloignant la cause première de la causalité successive des étants naturels entre eux ; à cet égard, la quadripartition aristotélicienne des causes semble bien avoir joué un rôle déterminant, au vu des nombreux commentaires qui s’attachent à ces questions. La conception anselmienne de l’acte créateur, peut-être à cause de l’absence des textes aristotéliciens les plus explicites, semble donc encore trop dépendante d’un modèle anthropomorphique de compréhension des causes qui établit une hiérarchie entre elles, et cherche à identifier le responsable principal d’un fait, plutôt que d’établir la coresponsabilité des raisons explicatives qui peuvent en rendre compte.

51En revanche, le fait qu’Anselme établisse le primat de l’efficience dans le contexte de la causalité naturelle, et le fait que cette cause efficiente soit à la fois antérieure et extérieure à son effet – Dieu n’étant en aucun cas la matière de sa créature – peuvent nous conduire à reconnaître dans sa conception particulière de la cause créatrice une des sources possibles de la pensée du mouvement naturel comme changement et interaction des étants, en abandonnant le modèle de la génération, qui contient l’idée d’une préexistence physique de l’effet dans la cause. Anselme montre en effet que la causalité peut être pensée autrement que comme une filiation ; il montre que l’efficience peut constituer une cause valable, pensable comme principe explicatif des étants. En ce sens, il semble bien que l’apport d’Anselme se trouve dans l’introduction d’un modèle causal qui dépasse celui de la filiation générative. C’est en ce sens seul qu’on peut y voir un vecteur évolutif de la science de la nature. À l’âge classique en effet, à cause du développement du mécanisme, on réduit toutes les causes à la cause efficiente ; on tâche d’éviter cause finale et cause formelle. Pour autant, on ne peut pas faire de la conception anselmienne de la cause un vecteur qui fait passer de la cause agente à l’efficience productrice d’un effet postérieur et extérieur du type de celle que pense l’âge classique ; la nuance mécaniste de la pensée de la cause est assez loin des préoccupations d’Anselme. Nous sommes bien ici dans un contexte ontologique : il s’agit d’une transmission d’être. La considérer comme une transmission mécanique de force serait certainement fort audacieux, mais pas absolument insensé.

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Notes

1 Anselme, De processione, F. S. Schmitt (éd.), M. Corbin (trad.), Paris, Cerf, 1990, chap. 10, p. 206.
2 Anselme de Canterbury (1033-1109) : abbé du Bec Hellouin, puis archevêque de Canterbury, théologien et docteur de l’Église.
3 Voir notamment R. Descartes, Principes de la philosophie, première édition, 1744.
4 Le Monologion est le premier ouvrage d’Anselme, et c’est là que se met en place sa méthode théologique originale. L’objet du texte est d’arriver à penser rationnellement la Trinité, à partir d’une conception de Dieu comme « Bien suréminent et par soi ». Le Monologion est formé d’une suite de propositions ou affirmations, tirées de la doctrine chrétienne, mais qui sont mises à l’épreuve de la raison pour en déduire la rationalité interne.
5 Voir Anselme, Monologion, F. S. Schmitt (éd.), M. Corbin (trad.), Paris, Cerf, 1986, chap. 4.
6 Ibid., chap. 3, p. 60-61 ; chap. 6, p. 66-67.
7 Il est d’ailleurs curieux de constater la rareté du terme causa dans le Monologion – on en dénombre une dizaine d’occurrences. La notion de causalité est surtout contenue dans les prépositions ex et per, et les substantifs efficiens et materia.
8 Anselme, De potestate, trad. A. Galonnier (trad.), Paris, Cerf, 1990, p. 422-423 [suppression des indications de tomes qui renvoient à une édition de L’Œuvre complète non citée].
9 La théorie des quatre causes est développée en Métaphysique, A, 3, 983 a, et dans la Physique.
10 Boèce, Commentaria in topica Ciceronis, in J.-P. Migne, Patrologie latine, t. 64, col. 1078-1079.
11 Voir F. Schmitt, « Anselm und der (Neu)-platonismus », Analecta Anselmiana, I, Francfort, Minerva, 1969, p. 39-71.
12 Ces principes viennent d’Augustin, forgés pour servir d’armes efficaces contre les hérésies éménatiste et manichéenne. Voir notamment la Genèse au sens littéral et les Confessions. La théorie éménatiste s’inspire des théories néoplatoniciennes, qui affirment que le cosmos dérive de l’Un par un processus d’émanation nécessaire. Le théologien le plus proche de l’éménatisme est le Pseudo-Denys (anonyme syrien du ve siècle), qui écrit dans les Noms divins, IV, 28 : « Comme tout être procède du Bien, la matière en procède aussi » ; mais il ajoute que même si c’est « par un débordement de sa propre essence que [Dieu] produit toutes les essences », il n’en demeure pas moins « transcendant » à tous les êtres qui procèdent de lui (V, 8). Quant à la théorie manichéenne, elle pense qu’il y a deux principes du monde, le Bien et le Mal – ce qui contredit la thèse chrétienne de création par un seul Dieu identifié au Bien.
13 Par exemple, Jean Damascène dit que la création est due à un excès de bonté de la part de Dieu (De fide orthodoxa II, 5, in J.-P. Migne, Patrologie grecque, t. 94, col. 880).
14 Voir Monologion, chap. 10.
15 Nous tâchons de suivre le texte au plus près ; si notre explication semble lente, ou même laborieuse au lecteur, nous ne pouvons invoquer pour notre défense que la prudence avec laquelle le texte lui-même progresse, n’hésitant pas à répéter les problèmes parce que leur résolution ne s’impose pas immédiatement à l’esprit.
16 Les relations à l’intérieur de la Trinité obéissent en effet à d’autres lois. Voir De processione, notamment le chapitre 2.
17 Anselme, De conceptu, F. S. Schmitt (éd.), M. Corbin (trad.), Paris, Cerf, 1990, chap. 23, p. 163.
18 Dans Le Sophiste en effet, Platon examine le statut ontologique du mouvement ; or celui-ci participe du non-être autant que de l’être, et c’est justement sur la possibilité du non-être que la possibilité du mouvement réside. « Il est donc forcé que, pour le mouvement tout comme selon tout le reste des genres, il y ait un être du non-être : selon tous, en effet, la nature de l’Autre, en rendant chacun autre que l’Être, fait de lui un Non-Être », Œuvres complètes de Platon, L. Robin (trad.), Paris, Gallimard (la Pléiade), 1950, 256 d-e, p. 319.
19 Voir De conceptu, chap. 11 : in rerum cursu.
20 « La nature créée peut seulement faire par elle-même ce qu’elle a reçu de la volonté de Dieu », De conceptu, chap. 11, p. 153.
21 Est-ce la création qui fournit un modèle pour la compréhension de la cause en général, ou la cause en général qui fournit un modèle pour la compréhension du processus créateur ? Anselme ne le précise pas ; nous pensons que les deux sont possibles.
22 « Ne rien persuader à partir de l’autorité de l’Écriture sainte, mais, dans un style simple, au moyen d’arguments courants et de la simple discussion, montrer brièvement tout ce qui serait affirmé au terme de chaque recherche, en cédant à la nécessité de la raison et à la clarté de la vérité », Monologion, prologue, p. 44-45.
23 Augustin, De trinitate, III, ix, 16, B. A. 15, p. 304-305.
24 Augustin, De Genesi ad litteram, VI, xxviii, B. A. 49.
25 Cicéron, Topiques, H. Bornecque (trad.), Paris, Les Belles-Lettres, 1960, XV, 58, p. 85
26 Ibid., p. 86.
27 Clément d’Alexandrie, Mélanges, VIII, 9, 33, 1-9. Comme le souffle, la cause complète est un principe actif d’existence, d’organisation ou d’unification des choses.
28 Cicéron, Topiques, XVI, 62, p. 87.
29 M. Frede, « Les origines de la notion de cause », Revue de métaphysique et de morale, n° 4, 1989, p. 483-511.
30 Voir Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, III, 4, [14] : « D’une manière plus générale, la cause semblerait être, selon eux, “ce par quoi, étant actif, l’effet advient”, comme le soleil ou la chaleur du soleil [est cause] du fait que la cire se répand », P. Pellegrin (trad.), Paris, Seuil (Points Essais), 1997, p. 366-367.
31 Au § 62 des Topiques, si Cicéron sépare les causes naturelles et les causes contingentes, c’est aussi pour dégager la responsabilité de l’acteur qui fait volontairement ce qu’il fait, et la distinguer de l’effet du hasard et de la nécessité – qui ne relèvent pas de la responsabilité de l’acteur. Plus loin, au § 64, Cicéron fait référence aux « machines de guerre de plaidoirie », du type « si l’arme (telum) a échappé de sa main, plutôt qu’elle n’a été lancée ? » L’enjeu de la recherche des causes est juridique : il s’agit de savoir qui est responsable de l’effet ; or, en cela, on peut dire que la conception cicéronienne de la cause se situe dans une perspective stoïcienne.
32 Le De veritate est un dialogue qui porte sur la définition de la vérité, entendue de manière axiologique comme rapport droit à une norme. La vérité est finalement définie comme droiture (rectitudo), et rapprochée de la justice (quand elle concerne l’action). Le De casu diaboli est un dialogue de théologie sur le péché du diable, « lui qui ne s’est pas tenu dans la vérité ». Le De libertate arbitrii est un dialogue d’éthique sur la volonté et l’existence du choix libre dans les actes.
33 Voir De potestate, « faire ».
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Pour citer cet article

Référence électronique

Bérengère Hurand, « La cause créatrice chez Anselme de Canterbury »Astérion [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 18 avril 2006, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/560 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.560

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Auteur

Bérengère Hurand

l’auteur, agrégée de philosophie, est actuellement doctorante en philosophie médiévale au Centre d’études supérieures de la Renaissance, Université François Rabelais, Tours.

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Droits d’auteur

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