Présentation
Texte intégral
1. Weimar
1La recherche consacrée au droit et à la pensée juridique sous la République de Weimar accorde une place privilégiée au droit public et constitutionnel. Parmi les raisons de ce phénomène il y a la question de la continuité et des ruptures entre Weimar et le nazisme, une question qui pose dans le même temps le problème de la nouveauté radicale que représente le nazisme en matière de pensée politique et de pratique sociale d’une part, et le problème des racines qu’il a trouvées dans les années de la République d’autre part. Si l’on ne peut se satisfaire d’une approche téléologique réduisant Weimar à une phase préparatoire au régime hitlérien, la seule succession chronologique plaçant Weimar entre l’Empire et le Führerstaat rend incontournable l’examen des défauts constitutionnels et institutionnels de la première République allemande, mais aussi plus généralement celui des glissements idéologiques de part et d’autre de la période, avec le nazisme comme point de fuite. La crise économique et politique à la fin de la République de Weimar concentre l’interrogation, car elle semble constituer une phase de transition entre une démocratie parlementaire et la dictature nazie, les mesures radicales des nazis pouvant n’être considérées alors que comme la réalisation d’attentes et de projets déjà formulés pendant les dernières années de la République.
2Ce qui vaut pour le droit public et constitutionnel1 est également valable pour les autres domaines du droit, où les dernières années de Weimar peuvent être appréhendées sous l’angle de l’évolution qu’ont suivie la pensée juridique, la législation et la pratique judiciaire dans une société secouée par diverses crises. Au regard de la rupture de civilisation2 que constitue le nazisme, il paraît ainsi fondé de centrer la réflexion sur la relation entre le droit et la société en observant l’articulation particulière entre société, État et individu, dans différents domaines. C’est dans cette perspective que la première partie du dossier aborde3 a abordé la question de la crise du droit en diversifiant les objets et les regards disciplinaires.
3Les symptômes de la crise du droit à la fin des années vingt et au début des années trente – de l’éloignement de la pensée éclairée dans l’appréhension de l’homme à une conception organiciste de la société – se manifestent dans le contexte général d’une crise qui touche tout autant l’économie que la vie politique, en particulier dans l’utilisation des institutions, les représentations du politique, la loyauté des élites par rapport au régime ou encore l’action sociale de l’État. Une attention particulière doit être portée à l’interaction de ces différentes crises, dont les effets furent notamment la recherche d’une justification à l’activité réduite de l’État en matière d’aide sociale ou l’affermissement de la pensée d’une unité de la société et de l’État.
4Ce dernier aspect peut être mis en évidence par les méthodes d’histoire sociale et culturelle et une approche à la fois normative (archives) et subjective (prosopographique) des acteurs du droit dans la phase de leur formation universitaire. L’analyse des contenus des études de droit, de la composition sociologique des étudiants et de leur pratique universitaire est propre non seulement à faire apparaître les évolutions de la discipline et la définition subjective de la modernité dans ce groupe social, mais aussi à identifier des éléments de socioculture spécifiques aux juristes dans la République de Weimar. On peut se demander si ces éléments de socioculture permettent de mesurer une hostilité particulière au régime ou une propension à accepter que le droit soit mis au service de l’État du Führer. Quelle est la réalité de la démocratisation d’études juridiques pouvant avoir contribué à renforcer une vision du monde conservatrice ? Cette question conduit à s’interroger sur les effets de la confusion entretenue par ces études sur la mission de l’Université dans ses rapports avec la fonction publique, autrement dit sur le rôle propre joué par la formation des juristes dans l’ancrage de l’idée selon laquelle société et État se recouvriraient et se fondraient4.
5C’est dans le passage de l’égalité sociale (soziale Gleichartigkeit) à l’identité raciste (rassistische Artgleichheit) que l’on peut fixer la rupture initiant le nazisme et sa définition des membres « naturels » de la société/communauté. Le débat sur le caractère radicalement nouveau de la brèche qu’elle constitue dans la pensée des rapports entre société et individu peut être utilement nourri par l’examen des conséquences qu’a eues la crise de l’État providence sur la définition de la « valeur » de l’homme. La crise économique dans les dernières années de Weimar a posé en effet le problème de l’inévitable réduction de la masse globale des prestations sociales versées par l’État aux « nécessiteux ». A-t-elle pour autant posé les fondements de l’exclusion, voire de la suppression d’éléments considérés comme trop lourds à porter par la collectivité ? L’organicisme biologisant adopté progressivement dans le discours et les représentations eugénistes des milieux médicaux et des responsables de l’assistance marque un tournant, derrière la volonté affichée de surmonter les antagonismes sociaux et de « guérir » la société de ses éléments hétérogènes. Si la pensée de l’homogénéité sociale se fait alors sur la base de critères non raciaux mais « sociaux », la crise de l’État providence a mis en avant la question du « coût » des inférieurs et, par là, celui de la valeur, strictement économique, des individus5.
6Que restait-il alors de la réflexion théorique des années vingt autour d’un droit qualifié de « social » et plaçant l’homme au centre du droit, notamment dans le droit pénal ? Car l’approche alors nouvelle, considérant le crime comme un acte déterminé socialement et nécessitant, pour le combattre, à la fois l’éducation en amont et l’amélioration du criminel en aval, se trouva détournée vers la fin de la République de Weimar précisément pour justifier l’élimination des éléments jugés « irrécupérables », selon l’idée qu’on ne pouvait rééduquer et sauver que le criminel qui l’était devenu à cause de son milieu. Dans cette perspective, il est opportun de se pencher à nouveau sur l’évolution théorique chez les juristes de gauche sur la question particulière de la place et du statut de l’individu dans une société où se développe la notion de « l’intérêt de la communauté »6.
7Enfin, jusque dans cette question de la place de l’individu en société, qui reflète une conception de l’homme, l’examen attentif des divers symptômes de crise dans les dernières années de Weimar permet d’identifier des indicateurs d’une culture politique en mutation. Le glissement de la valeur éthique de l’individu à une valeur « marchande » en contexte de crise économique se manifeste d’autant plus aisément que l’on constate l’absence d’une forme de censure « républicaine » du vocabulaire eugéniste. La société peut alors être pensée en dehors des structures de la République, comme une suite logique et tragique de la République sans républicains.
2. National-socialisme
8La seconde partie du dossier se rapportait au problème, vivement débattu en France aujourd’hui, de la place du nazisme dans la pensée juridique et politique de Carl Schmitt.
9Faut-il se justifier d’étudier Schmitt bien qu’il ait été nazi ou s’interdire de le lire parce qu’il l’a été ? Il y a, sans doute, de multiples raisons de s’intéresser à Schmitt, qui tiennent à la richesse et au rayonnement de son œuvre (quelque jugement que l’on porte sur elle). Mais c’est aussi en raison de son engagement nazi qu’il importe d’examiner et d’évaluer ses analyses – ce qui ne signifie nullement qu’elles procèdent dès l’origine d’une inspiration proto-nazie. Mettre la question du nazisme au cœur de la lecture de Schmitt n’est pas vouloir expliquer toute sa pensée à partir d’elle7. Il s’agit de comprendre quelle logique l’a conduit d’une critique radicale du libéralisme, au nom de la suprématie du politique, à l’adhésion au nazisme. Comment cette évolution a-t-elle été possible ? Le problème n’est donc pas tant celui, assez vain, de l’essence nazie de la pensée de Schmitt que celui de la conséquence nazie de sa critique du libéralisme.
10La question du nazisme de Schmitt et de ses sources idéologiques, toutefois, ayant déjà fait l’objet de nombreux travaux en Allemagne et aux États-Unis, depuis plusieurs années, il nous a paru souhaitable de déplacer quelque peu les termes du débat en en élargissant le champ. Si la pensée de Schmitt se veut, selon le sous-titre du livre de Gross, eine deutsche Rechtslehre8, une science allemande du droit, n’est-il pas nécessaire, pour en comprendre la logique et en mesurer l’originalité, de la replacer dans le cadre général du discours juridique de son temps ? Assez curieusement, si les travaux allemands sur Schmitt, à charge ou à décharge, sont régulièrement invoqués dans le débat français, aucun commentateur – à l’exception notable d’Olivier Jouanjan9 – n’a entrepris d’évaluer la portée de son engagement nazi à partir du contexte plus général de la science du droit et de sa mise en crise sous le national-socialisme. Telle est la voie ouverte par Michael Stolleis, dont les deux livres récents Recht im Unrecht. Studien zur Rechtsgeschichte des Nationalsozialismus [Le droit (le juste) dans l’injuste. Études sur l’histoire du droit dans l’Allemagne nazie]10 et Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland, 1914-1945 [Histoire du droit public en Allemagne, 1914-1945]11 constituent, sur le sujet, une référence indispensable, sans équivalent à ce jour. Au-delà du cas Schmitt, ces deux livres nous donnent pour la première fois une vue d’ensemble des rapports complexes entre la science juridique, dans ses dimensions théoriques et pratiques, et les transformations politiques qui ont bouleversé l’Allemagne après la République de Weimar12. Stolleis ne se contente pas de retracer l’évolution (et parfois la mutation soudaine) du discours des juristes sur le plan doctrinal. Il décrit avec précision l’organisation du champ académique ainsi que la trajectoire des carrières individuelles et accorde une grande place à la pratique judiciaire. Cette analyse minutieuse, exempte d’esprit polémique, ne conduit nullement à minimiser l’importance des prises de position de Schmitt ni à diluer sa responsabilité dans le constat d’une compromission générale, plus ou moins accentuée, des juristes avec le régime. Bien au contraire, Stolleis souligne avec force l’indignité scandaleuse de son soutien à Hitler, tout en marquant les limites de son rôle effectif :
La théorie du droit public a accompagné [le] processus [de destruction de la Constitution de Weimar] en le commentant. On ne doit pas considérer qu’elle ait eu encore une influence significative, ni qu’elle ait pu contribuer à façonner ce processus ou même exercer une simple fonction d’avertissement vis-à-vis de la politique. Même l’article fréquemment cité [de Schmitt], « Der Führer schützt das Recht »13 [Le Führer protège le droit], n’eut aucun effet sur la direction politique. Il donna sa bénédiction à un acte de gangstérisme, devant le public des juristes, et ruina ainsi la réputation morale de son auteur. Dans cette mesure, la théorie du droit public ne se vit attribuer d’autre rôle, dès le début, que de servir le nouveau pouvoir, commenter ses actions et les traduire à l’occasion en termes plus précis – quand elle n’apparaissait pas entièrement superflue.14
11De même ne sous-estime-t-il pas le magistère intellectuel revendiqué et exercé par Schmitt, comme juriste nazi, de 1933 à 1936, son zèle à « fournir le nouveau régime en slogans »15, notamment à travers la triade Staat, Bewegung, Volk (« État, mouvement, peuple »)16, sa capacité à articuler, plus vite que d’autres, les mots clés de la propagande nazie en mots d’ordre adaptables, sans les définir avec trop de précision, comme l’illustre, dans Les trois types de pensée juridique, la « pensée de l’ordre concret et de l’organisation (Gestaltung) »17. Mais il montre également comment cette activité s’inscrit dans un processus qui devait conduire la science du droit constitutionnel (Staatsrechtslehre), à partir de 1938, à tomber dans le silence, celle-ci, sous le régime du Führerprinzip, ayant désormais perdu tout objet18.
12Évaluer la singularité ou la banalité de l’engagement nazi de Schmitt, peser la part de la radicalité théorique et de l’opportunisme politique, mesurer son influence politique effective, en le resituant dans le discours juridique de son époque, implique donc de se demander quelle a été la fonction du droit sous la dictature national-socialiste. Comment rendre compte de la place du droit dans un régime destructeur des fondements mêmes de l’État de droit ? Recht im Unrecht : le droit comme élément d’un système qui en constitue la radicale négation. Y a-t-il un sens à parler encore de « droit » dans ces conditions ? Non, sans doute, d’un point de vue normativiste qui subordonne la juridicité du droit à la justice des principes qui le fondent. Oui, selon la distinction purement formelle – positiviste – entre droit et non-droit, qui fonde la validité du premier sur le respect des seules procédures légales (c’est en ce sens que Kelsen, en 1960, reconnaissait la qualité juridique des lois national-socialistes19). Stolleis, quant à lui, n’entre pas dans ce débat sur la nature du droit et choisit, en tant qu’historien, de ne s’intéresser qu’à son fonctionnement : « L’historien du droit […] veut observer, par la traduction et l’interprétation des textes, comment le droit fonctionne, à différentes époques, dans différents pays et sous certaines conditions. »20 De là toute une série de questions. Le droit n’a-t-il été qu’un héritage dont le régime s’est accommodé bon gré mal gré, pendant un certain temps, juxtaposant les mesures discrétionnaires aux normes légales, selon le schéma du Doppelstaat21 (l’« État duel ») décrit par Fraenkel, et favorisant en même temps l’interprétation la plus large de ces dernières par les juges en fonction des critères idéologiques du national-socialisme22 ? Ou bien a-t-il joué, à tel ou tel niveau, un rôle de frein, de foyer de résistance, de contre-pouvoir, comme l’attesterait la méfiance permanente de Hitler envers les « fonctionnaires » et les « juristes » ? Ou bien encore a-t-il fait l’objet d’une production normative originale de la part du pouvoir national-socialiste et a-t-il constitué une pièce nécessaire de la machine totalitaire ? N’a-t-il servi, dans cette hypothèse, qu’à codifier la pire injustice ou marque-t-il, à certains égards, une étape dans la formation de l’Allemagne contemporaine23 ? À ces questions, bien entendu, il n’y a pas de réponse globale. Plutôt que de parler du droit, il importe de distinguer le plan de la législation et celui de la pratique judiciaire, ainsi que les divers domaines de la science du droit (le problème se pose en termes très différents, par exemple, dans les deux branches du droit public que sont le droit constitutionnel, dont on a noté l’effacement à partir de 1938, et le droit administratif qui entretient des liens plus complexes avec le développement de l’État total).
13Adopter ce point de vue n’est pas se réfugier dans une pure neutralité axiologique, mais se donner les moyens de comprendre comment « le droit » a pu, de fait, se mettre au service d’un régime criminel – Recht im Unrecht – et valider formellement, sinon substantiellement – Unrecht im Recht –, la politique la plus détestable. C’est ce paradoxe qu’éclairent, sous des angles divers, les trois textes ici réunis de Michael Stolleis, qui retrace l’évolution de la science du droit constitutionnel sous le national-socialisme, Olivier Jouanjan, qui met en évidence la grammaire fondamentale de l’idéologie nazie sous-jacente à la théorie schmittienne de « l’ordre concret », et Christian Roques, qui présente le livre capital, trop peu connu en France, de Rüthers, Die unbegrenzte Auslegung [L’interprétation illimitée], dont la publication, en 1968, marqua un tournant décisif dans l’étude de la théorie et de la pratique juridiques nazies.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Hélène Miard-Delacroix et Michel Senellart, « Présentation », Astérion [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 14 avril 2006, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/480 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.480
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