Le sujet lacanien, un « Je » sans identité
Résumés
Cet article revient sur la notion de « sujet » chez Lacan en la distinguant de toute référence à l’identité. Il reprend la question « Qui parle ? » posée par Michel Foucault en 1969 et y répond avec Lacan. En psychanalyse, il ne s’agit pas de négation du sujet, mais de dépendance du sujet par rapport au signifiant. Lacan a remis en question les « privilèges du moi », mais a sauvé la dimension du sujet en concevant un sujet de l’inconscient. L’identité en psychanalyse n’est pas une identité déterminée par des normes sociales. C’est une identité au niveau du dire du sujet et de sa souffrance. Cet article montre finalement que le sujet lacanien est à la fois un sujet marqué par le signifiant et un sujet articulé à la pulsion. L’expérience de la psychanalyse conduit à une remise en question des identifications, permettant d’appréhender la marque traumatique au niveau du réel.
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1Bien qu’ayant introduit le structuralisme en psychanalyse, Lacan a toujours fait référence au « sujet » pour rendre compte de la dimension de l’inconscient. S’il est question pour Lacan de structure et d’ordre symbolique, il est aussi question du « Je ». Le retour à Freud contre la dérive psychologisante de la psychanalyse s’accomplit à travers une importation du concept de « sujet » en psychanalyse. La formulation d’une éthique de la psychanalyse s’effectue par une défense du « Je » contre le moi. Lacan répondant à Michel Foucault en 1969 fait valoir ce sujet, qui parle et qui n’est pas pour autant l’auteur de ses paroles. Car ce sujet de l’inconscient est justement parlé par un discours qui lui revient de l’Autre. Reste à savoir si ce sujet de l’inconscient peut aujourd’hui continuer de résonner dans un monde où la référence à l’identité a recouvert toute référence au sujet.
Pas de négation du sujet
- 1 J. Lacan, « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », dans Écrits, Paris, S (...)
2Reprenons alors l’enjeu inaugural de cette référence au « sujet » chez Lacan. Mais qu’est-ce que ce sujet dont Lacan ne cesse de parler ? Ce « sujet dont nous parlions à l’instant comme du légataire de la vérité reconnue, n’est justement pas le moi perceptible dans les données plus ou moins immédiates de la jouissance consciente ou de l’aliénation laborieuse »1. Voici donc en quels termes Lacan a énoncé son « retour à Freud ». Le sujet lacanien est un sujet subverti, car ce n’est pas le sujet de la conscience, ce n’est pas le sujet de la tradition philosophique. Ce n’est pas non plus le « moi » de la seconde topique de Freud, ni l’ego de l’ego psychology. C’est le légataire de la vérité de l’être et l’expérience analytique consiste à le laisser parler. Le sujet de l’inconscient est un sujet qui parle là où il ne pense pas. C’est ce qui fait que Lacan pouvait répondre à Michel Foucault en 1969 :
- 2 Id., Réponse à Michel Foucault suite à la conférence « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), dans M. (...)
[...] je voudrais faire remarquer que, structuralisme ou pas, il me semble qu’il n’est nulle part question, dans le champ vaguement déterminé par cette étiquette, de la négation du sujet. Il s’agit de la dépendance du sujet, ce qui est extrêmement différent ; et tout particulièrement, au niveau du retour à Freud, de la dépendance du sujet par rapport à quelque chose de vraiment élémentaire, et que nous avons tenté d’isoler sous le terme de « signifiant ».2
- 3 M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », art. cité, p. 838.
3Si Michel Foucault, dans sa conférence sur l’auteur, examine ce qu’il a appelé « les privilèges du sujet »3, Lacan pour sa part a remis en question les privilèges du « moi », la mythologie du « moi autonome », pour faire valoir un sujet divisé par le langage. Ce sujet divisé est aussi un sujet vide d’identité, un sujet qui s’identifie à l’autre, précisément pour trouver son être, là où il a affaire au manque à être. Du même coup, l’expérience analytique ne consiste pas à remettre en question les privilèges du sujet, mais plutôt ceux du moi. C’est aussi ce que l’on peut entendre à travers la réponse faite par Lucien Goldmann à Michel Foucault en 1969 :
- 4 Ibid., p. 842.
Lorqu’on pose le problème « Qui parle ? », il y a aujourd’hui dans les sciences humaines au moins deux réponses, qui, tout en s’opposant rigoureusement l’une à l’autre, refusent chacune l’idée traditionnellement admise du sujet individuel. La première, que j’appellerai le structuralisme non génétique, nie le sujet qu’elle remplace par les structures (linguistiques, mentales, sociales, etc.) et ne laisse aux hommes et à leur comportement que la place d’un rôle, d’une fonction à l’intérieur de ces structures qui constituent le point final de la recherche ou de l’explication. À l’opposé, le structuralisme génétique refuse, lui aussi, dans la dimension historique et dans la dimension culturelle qui en fait partie, le sujet individuel ; il ne supprime cependant pas pour autant l’idée de sujet, mais remplace le sujet individuel par le sujet transindividuel.4
4Le paradoxe du sujet lacanien est qu’il est en effet un sujet transindividuel, car c’est un sujet qui est parlé par l’Autre. C’est un sujet qui déjoue toute croyance en une identité close et repliée sur le narcissisme imaginaire, car c’est un sujet inscrit dans une histoire qui a précédé celui qui parle et se poursuivra après lui. La subversion lacanienne du sujet a donc aussi des incidences politiques, car elle suppose de faire valoir une conception anti-identitariste de l’être. L’Autre est en quelque sorte le noyau de l’être de chaque sujet. Un sujet est fait de toutes les paroles qui l’ont frappé et aussi de toutes celles qu’il pourra ensuite épeler, grâce à l’analyse.
5S’intéresser aujourd’hui au sujet lacanien, c’est alors aussi s’en servir pour démontrer qu’on peut faire référence au sujet contre l’identité et que par conséquent la référence au sujet a des incidences éthiques et politiques.
- 5 J. Lacan, La logique du fantasme, séminaire inédit, leçon du 10 mai 1967.
6Lacan est donc celui qui peut soutenir ensemble la référence au sujet de l’inconscient en psychanalyse et la référence au politique comme n’étant pas sans rapport avec la question de l’inconscient. L’affirmation de Lacan en 1967 « L’inconscient, c’est la politique »5 peut être éclairée à partir de cette question du sujet de l’inconscient comme sujet sans identité, mais tissé d’identifications méconnues par celui-là même qui tente de parler de son histoire.
- 6 Sur la question du genre en psychanalyse, voir C. Leguil, L’être et le genre : homme/femme après L (...)
7Lorsque l’on est habitué à considérer que l’expérience de la psychanalyse concerne le champ de l’intime, cet énoncé, « l’inconscient, c’est la politique », a de quoi surprendre. On reproche d’ailleurs souvent à la psychanalyse de ne pas tenir compte de la souffrance sociale, des déterminismes sociaux qui peuvent se nommer « domination de classe », mais aussi « domination masculine » ou « assignation à une identité de genre »6.
8Ce reproche fait à la psychanalyse d’ignorer la souffrance liée aux normes sociales peut se reformuler ainsi : l’expérience analytique serait tout entière enracinée dans un souci du « Je » qui laisserait à part la question de l’appartenance à une communauté, soit la question du « nous ». Mais ce reproche se fonde sur une méconnaissance de ce qu’est le sujet en psychanalyse. Transindividuel, le sujet n’ignore pas l’Autre. Le souci du « Je » n’exclut donc pas pour autant le rapport au politique. Nous allons voir en quel sens.
Les imbroglios de l’identité
9J’opposerai alors ce sujet lacanien et ses incidences éthiques et politiques à la notion contemporaine d’identité (identité politique, identité de genre, identité nationale, identité sexuelle) qui fait disparaître le « Je » au profit d’un « nous ».
10La question de l’identité, française, culturelle, religieuse, européenne, majoritaire, minoritaire, est au cœur du débat politique depuis que nous avons changé de monde. La globalisation ne nous a pas tant introduits à une nouvelle conception de la citoyenneté qu’à une nouvelle appétence pour le repli identitaire. Intellectuels, universitaires, penseurs se sont ainsi sentis appelés à examiner ce concept d’identité, nouveau signifiant-maître de l’époque de la mondialisation. Nous verrons alors en quel sens l’approche lacanienne de la question du « Je » comme « Je » sans identité, mais pas sans histoire ni sans désir, apporte un point de vue à certains égards éclairant sur les imbroglios de l’identité.
- 7 M. Detienne, L’identité nationale, une énigme, Paris, Gallimard (Folio. Histoire), 2010.
- 8 Ibid., p. 133.
11Il y a un peu plus de dix ans déjà, l’anthropologue Marcel Detienne, spécialiste de la Grèce ancienne, interrogeait la croyance dans une identité nationale. Partant de l’invention athénienne de l’autochtonie, il interroge la proposition de Nicolas Sarkozy, alors président de la République française, de créer un « ministère de l’Identité nationale ». Dans L’identité nationale, une énigme7 (2007), il dénonçait ainsi ce qu’il appelait les « mythologies de l’identité »8 corrélatives d’une « hypertrophie du moi ».
- 9 Ibid., p. 83.
12Quelques années plus tard (2013), Alain Finkielkraut s’empare de la question autrement, pour rendre compte d’un malaise dans l’identité européenne. L’identité malheureuse est le titre qu’il choisit pour faire part de cette difficulté à assumer une identité qu’il ne conçoit pas pour sa part comme une identité fermée à l’autre. Il rappelle que la référence à l’identité est une réponse romantique aux philosophes des Lumières. Au XVIIIe siècle, Rousseau comme Kant font valoir la dimension du sujet, en rupture avec la tradition et le passé. Contre cette perspective, le romantisme du XIXe siècle défend l’idée d’un sens qui transcende le sujet, d’une histoire qui le traverse, d’une dimension dont il ne peut être maître et qui le détermine. L’appel à l’identité par le courant romantique serait ainsi destiné à lutter contre « le vertige de la désidentification »9. Ce qu’Alain Finkielkraut définit comme « l’identité européenne » serait le produit de la rencontre entre ces deux courants de pensée antinomiques. L’identité européenne serait de l’ordre d’un rapport critique à soi, supposant la possibilité de la rupture avec le passé, mais aussi de l’ordre de la reconnaissance de la dimension déterminante de l’histoire dans les coordonnées de l’être.
- 10 F. Worms, Les maladies chroniques de la démocratie, Paris, Desclée de Brouwer, 2017, p. 197.
- 11 Ibid., p. 196.
13Récemment, le philosophe Frédéric Worms s’interrogeait lui aussi sur l’identité comme réponse à l’angoisse. Dans Les maladies chroniques de la démocratie, il réinterprétait le slogan « Je suis Charlie », qui avait divisé une partie de la France en janvier 2015. Il soulignait le « risque de l’essentialisation des conflits intérieurs »10 que réveille l’acte terroriste et revenait sur un malentendu quant au sens de cet énoncé. « On a pris le “Je suis Charlie”, pour une affirmation d’identité, comme s’il s’agissait à nouveau d’affirmer une essence. […] En réalité, dire “Je suis Charlie”, c’est dire […] il y a du commun, il y a de l’universel »11. Le « Je suis Charlie » n’était pas selon lui une affirmation d’identité, mais une énonciation témoignant d’un « Je » qui s’ouvre sur un « nous », proclamant son sentiment de communauté avec l’autre.
- 12 F. Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle, mais nous défendons les ressources d’une culture, (...)
14Le philosophe et sinologue François Jullien répond en affirmant qu’il n’y a pas d’identité culturelle mais des ressources culturelles à exploiter. « La revendication identitaire est l’expression du refoulé produit par l’uniformisation du monde »12. La globalisation, défaisant les frontières et les particularismes, aurait pour effet de produire du repli identitaire, de l’aspiration au local, face au risque de disparition des trajectoires singulières dans l’univers mondialisé. Cette aspiration au local peut se concevoir autrement que sur le mode du repli identitaire : on le voit par exemple dans le film de Cyril Dion et Mélanie Laurent intitulé Demain. Ce documentaire montre ainsi comment, à travers des initiatives locales, les individus peuvent répondre et résister à la logique déshumanisante de la mondialisation. En un mot, plus les contours de notre monde s’étireraient pour tenter de nous faire penser qu’il y a un « nous » global à l’échelle de la planète, plus les frontières d’un monde plus proche seraient désirées, nous introduisant à un « nous » concret, un « nous » local, un « nous » non anonyme.
- 13 T. Garcia, Nous, Paris, Grasset (Figures), 2016.
- 14 Ibid., p. 9.
- 15 Ibid., p. 264.
- 16 Ibid., p. 141.
15Cette question de l’identité du « nous » est celle que pose enfin un autre philosophe, Tristan Garcia, dont l’essai est intitulé tout simplement Nous13. « Admettons que le sujet de la politique, c’est nous »14, écrit-il. Cette première personne du pluriel aurait changé de nature au XXIe siècle. Elle n’est plus le « nous » de tous les êtres humains, mais le « nous » de certaines communautés, par opposition à d’autres. Ce « nous » dit l’effort d’inscription d’une identité politique locale déjouant les lois du global. L’universel a été déconstruit et nous vivons à l’âge des identités multiples. Son essai rend compte alors des paradoxes engendrés par cette pluralité d’identités qui parfois se contredisent. Sa conclusion est que « nos identités ne peuvent et ne doivent pas être surmontées, elles sont notre condition »15. Le « Nous » de l’universel, nous les hommes, nous les femmes, se voit déconstruit par d’autres « nous », des « nous » minoritaires. Mais il en va de même pour l’espèce, le genre, la race et la classe. Il n’est plus possible de dire de façon tout à fait fondée « nous les hommes » ou « nous les femmes », puisque « tout ce que nous trouvons au fond de nous, sous les masques de la performance de genre, ce sont des intensités variables »16.
16Autant dire tout de suite que Lacan n’a pas attendu cette montée sur la scène de la notion d’identité, qu’elle soit de l’ordre d’une identité nationale, d’une identité de genre, ou d’une identité minoritaire, renvoyant à une position contestataire par rapport aux classifications traditionnelles, pour montrer qu’il n’est pas possible en psychanalyse de dire « nous les hommes », encore moins « nous les femmes », la position féminine étant définie depuis une certaine façon de faire objection à l’universel.
17Je propose donc de m’interroger sur le sens de l’énoncé « L’inconscient, c’est la politique » en examinant les incidences de la psychanalyse en tant qu’expérience sur la logique identitaire. Je voudrais montrer en quel sens le sujet lacanien, rejoignant en ce point le sujet sartrien, est un sujet vide d’identité, parce qu’en manque d’être, mais aussi bien un sujet qui émerge d’un nouveau rapport à l’Autre et par conséquent dont la venue a des conséquences éthiques et politiques.
À rebours de l’identitarisme, le « Je » en psychanalyse
18Comment la psychanalyse aborde-t-elle la question de l’identité ? Alors que le « nous, humains » universel se voit en effet traversé par de multiples autres « nous » plus particuliers, de quel sujet est-il question en psychanalyse ? L’identité telle qu’on peut la définir depuis l’expérience de l’analyse est-elle un idéal, une norme, un mode de communion possible avec l’autre ? Est-elle de l’ordre d’un « nous » produisant des sous-groupes au sein de l’espèce humaine, engendrant aussi bien ce que Lacan considérait comme des effets de ségrégation ?
- 17 J. Lacan, Le séminaire. Livre I : Les écrits techniques de Freud, J.-A. Miller éd, Paris, Seuil (L (...)
- 18 J.-A. Miller, « En deçà de l’inconscient », La Cause du désir, no 91, 2015, p. 97.
19Ni idéal à atteindre, ni norme à laquelle il faudrait se conformer, ni « nous » dans lequel il s’agirait de se reconnaître contre les autres « nous », l’identité en psychanalyse s’aborde en effet à partir du « Je ». Ce « Je » n’est pas l’individu, ni l’être moyen et normal qui résulte des calculs de la statistique, ni encore l’individu qui s’identifie à une communauté d’appartenance hostile à d’autres. Mais ce n’est pas non plus le « moi » du narcissisme, issu de la certitude prise dans le sentiment de soi qui plonge ses racines dans l’imaginaire. Ce « Je », auquel se réfère la psychanalyse freudienne et lacanienne, c’est le « Je » de la parole et du langage, le « Je » qui en parlant fait une place à l’inconscient, soit le « Je » de la parole détachée de tout effort de maîtrise. Comme l’énonçait Lacan en 1954, il s’agit de lâcher les amarres de la parole17 et de voir ce que cela produit. Or, lâcher les amarres de la parole a d’emblée un effet qu’on pourrait considérer comme éthique et politique. Car en lâchant les amarres de la parole, c’est-à-dire en laissant les signifiants s’enchaîner selon la logique de l’association libre, ce sont aussi les amarres de l’identité que l’on lâche. L’expérience de la parole en analyse permet un questionnement sur l’être, conduisant à une dissolution des identités. Comme l’énonce Jacques-Alain Miller, « il n’y a pas d’identité au niveau du sujet et de son dire »18. Le « Je » de l’énonciation qui trouve à s’articuler dans l’analyse n’a rien de commun avec le moi de l’identité. C’est un « Je » qui confronte celui qui l’énonce à l’étrangeté de sa propre parole. Ce « Je » qui est aussi un « Autre » conduit celui qui parle à se détacher de ce qu’il croyait être. La psychanalyse rend ainsi possible une aventure subjective qui donne un destin nouveau aux identifications qu’on prenait pour des identités inaltérables.
20À partir de ce « Je », la perspective de l’inconscient introduit donc une lumière tout autre sur la question de l’identité. Si l’identité en psychanalyse n’est pas de l’ordre d’un rapport de soi à soi, ni de l’ordre d’un rapport de soi à un groupe, elle est pourtant rapport à quelque chose. L’identité en psychanalyse peut être conçue comme un rapport singulier à l’existence à travers notre symptôme. Si le symptôme témoigne de notre foncière inadaptation aux normes de l’Autre, il témoigne aussi de notre vérité secrète et de ce qui fait peut-être notre singularité dernière.
- 19 Id., « Le symptôme : savoir, sens et réel », dans Le symptôme-charlatan, Fondation du Champ freudi (...)
21Jacques-Alain Miller affirme ainsi à propos du symptôme qu’il n’est rien d’autre que « l’identité la plus assurée »19 de quelqu’un. Le symptôme en tant que manifestation d’une souffrance, d’un malaise, d’une difficulté profonde dans l’existence, fait obstacle à toute transparence dans le rapport à soi. Lacan restitue ses lettres de noblesse au symptôme en le considérant comme un message qu’il s’agit de déchiffrer. Il s’agit donc à la fois de reconnaître le symptôme comme ce qui dérange, et de lui accorder une valeur de vérité sur l’être. Le symptôme est en même temps ce qu’il y a de plus singulier chez un être et ce qui vient brouiller le rapport de chacun à sa propre existence. Il fait donc voler en éclat toute croyance dans une identité déterminée, qui nous rendrait chacun transparent à nous-mêmes. Il témoigne d’un discours qui a marqué notre chair à notre insu, qu’il nous appartient de tenter de déchiffrer.
22Ce symptôme en psychanalyse ne se formule pas à travers un « nous les femmes », « nous les hommes », « nous les croyants », « nous les athées », « nous les victimes », « nous les exclus ». Il se formule depuis un « Je » renvoyé à sa propre opacité, un « Je » qui est aussi un Autre, un « Je » qui échappe au sens commun.
- 20 Id., L’orientation lacanienne, « Du symptôme au fantasme et retour », 1982-1983, cours inédit déli (...)
23Pour que la psychanalyse en tant que pratique soit possible, il faut alors qu’il y ait un désir de savoir du côté de celui qui se plaint de son symptôme, supposant un écart possible entre le symptôme et l’être. Celui qui croit savoir qui il est, au point d’en avoir la certitude, ne pourra interroger son identité par la parole. « Dans le discours du maître, quand un sujet y est installé, quand un sujet y est entièrement capté, il y a une soudure de l’identification »20, énonce à ce propos Jacques-Alain Miller.
24Le point de départ d’une trajectoire analytique est donc cet écart entre l’identité et l’être, écart dont le concept d’identification rend compte. Il est ainsi question d’identification, c’est-à-dire d’un processus subjectif conduisant à une croyance sur son être, processus relevant d’un certain rapport à l’autre. S’identifier, c’est être impliqué subjectivement dans ce qu’on croit être, quand bien même l’implication qui a été la nôtre est insondable à notre propre raison.
- 21 J. Lacan, Le séminaire. Livre XVI : D’un Autre à l’autre, J.-A. Miller éd., Paris, Seuil (Le Champ (...)
25Pour qu’il y ait parcours analytique, il faut donc que le point d’interrogation disposé après l’identité soit possible. Il faut que se pose à un certain endroit la question « Qui suis-je ? », « Qui est “Je” ?». On pourrait même aller jusqu’à dire, comme le fait Lacan à propos du pari de Pascal : « Existe-t-il du Je ? »21.
- 22 Cité par A. de Libéra, L’invention du sujet moderne : cours du Collège de France 2013-2014, Paris, (...)
26Cette question ne peut se poser que si le sujet vient à faire l’expérience d’une répétition traumatique qui recouvre d’un brouillard épais le sens de son existence. Saint Augustin le formulait élégamment, à la suite de la perte d’un ami qui le laisse inconsolable : « J’étais devenu moi-même pour moi-même une immense question »22. Le symptôme s’articule au traumatisme qui a laissé sa signature sur l’être, après l’avoir conduit à faire l’expérience de la détresse, de l’Hilflösigkeit. Ce symptôme se manifeste par la répétition paradoxale de la mauvaise rencontre qu’est le traumatisme. Il est vrai que le traumatisme peut se présenter comme une expérience collective. Mais son inscription sur la chair de chacun se fera toujours au singulier. S’il peut y avoir un « nous » de la rencontre avec un réel traumatique, c’est néanmoins du « Je » dont il sera question dans la parole analytique.
Vers la désidentification
27De quelle trajectoire s’agit-il alors dans une psychanalyse relativement à l’identification ?
- 23 J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, op. cit., p. 176.
- 24 Ibid., p. 171.
28La question du sujet sur lui-même a pour effet de dissoudre les identifications, de les mettre en doute et de conduire le sujet à affronter ce qu’il y a en lui de trouble quant à sa souffrance. La folie ne se situe d’ailleurs pas pour Lacan du côté de la perte des identités, ou du côté des identités en crise, mais du côté de l’infatuation identitaire. En 1946, il définit ainsi la folie comme un risque qui « se mesure à l’attrait même des identifications où l’homme engage sa vérité et son être »23. C’est dire qu’il y a de la folie dans le fait de croire trop fermement à son être. Il appelait cela l’infatuation, pour mettre au compte du narcissisme la croyance assurée en sa propre identité. « Le moment de virage est donné par […] l’immédiateté de l’identification, et pour dire le mot, par l’infatuation du sujet »24 écrit-il ainsi dans Propos sur la causalité psychique.
29La psychanalyse n’est donc pas un identitarisme, puisqu’elle vise au contraire à défaire les identifications trop puissantes qui sont aussi bien le noyau des passions de celui qui se sent méconnu par l’Autre jusqu’à se croire « victime élue » de l’Autre. Ce possible détachement à l’égard des identifications trop puissantes est aussi et du même coup une façon d’échapper à ce que Lacan appelait « le discours du maître ». L’expérience de l’analyse conduit à passer d’identités trop puissantes à la dissolution de ces identités. Les identifications se déplient comme autant de marques qui sont venues se déposer sur l’être. La désidentification est alors le terminus ad quem de l’expérience et elle est aussi ce qui permet l’avènement du désir. Mais Lacan n’en est pas resté là. Après avoir considéré la désidentification comme le terme dernier de l’expérience analytique, il en est venu à proposer un au-delà de cette désidentification, ou plutôt un en-deçà. Ce tournant lacanien conduit à passer d’une logique signifiante à une logique non signifiante, qui vise dans le symptôme ce qu’il y a d’indéchiffrable, d’illisible, mais pour autant de « réel ». L’invention lacanienne de l’objet a eu pour finalité de rendre compte de cette dimension non signifiante du symptôme, dimension fondamentalement articulée à l’expérience de l’angoisse.
30Dans l’analyse, le sujet fait donc l’expérience d’une trajectoire qui le conduit à passer d’un rapport à l’Autre (un rapport à l’ordre symbolique) à un rapport à l’angoisse et à la pulsion, qui ne sont plus d’ordre signifiant. Avec ce tournant, on passe donc d’un « Je » lacanien, fondé sur le retour au « Je » freudien, à un nouveau « Je » lacanien, fondé sur un détachement à l’égard de Freud. Le premier sujet lacanien est aussi celui que Lacan a nommé le sujet divisé, et qu’il a élaboré en faisant un usage inédit du pour-soi sartrien, comme néant d’être.
31S’il est d’abord question dans l’expérience analytique d’un sujet marqué par le discours de l’Autre, du grand Autre, une fois les significations possibles de ce discours déchiffrées et épuisées, il sera question d’un autre sujet. La réponse que Lacan faisait alors à Michel Foucault en 1969 a une portée décisive. Car s’il n’y a pas de négation du sujet en psychanalyse, il y a néanmoins réinvention du sujet lacanien au sein même de l’enseignement de Lacan. Le sujet déterminé par les signifiants se complète d’un sujet corrélé à l’exigence pulsionnelle.
32Il y a donc deux versants du sujet. Le premier est le sujet marqué par le signifiant, qui est aussi le sujet qui n’a pas d’identité préalable, qui est un manque-à-être. Ce sujet-là comble son manque-à-être en s’identifiant à certains traits de l’Autre. Le second est le sujet que Lacan définit comme un sujet de la jouissance, un sujet de la répétition inconsciente. Le premier sujet, Lacan l’a élaboré à partir du sujet sartrien, au sens où le sujet divisé par le signifiant est une nouvelle version du néant d’être sartrien revisité par la question du rapport à la parole et au langage. Le second sujet, le sujet marqué par la jouissance, Lacan l’a élaboré à partir de Marx et de son concept de plus-value. Qu’est-ce alors que ce sujet, qui n’est plus seulement le sujet divisé par le langage, mais le sujet articulé à la libido ? Ce sujet de la jouissance est un sujet qui se définit depuis la façon dont il répond à ce qu’il a perdu. Ce n’est plus un sujet qui se définit à partir du sens, mais un sujet qui se définit à partir de la récupération de jouissance. C’est en ce point que Lacan introduit la notion d’objet a.
- 25 Id., Le séminaire. Livre XVI : D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 21.
- 26 Loc. cit.
33« Le sujet, sous quelque forme que ce soit qu’il se produise dans sa présence, ne saurait se rejoindre dans son représentant de signifiant sans que se produise cette perte dans l’identité qui s’appelle proprement l’objet a. C’est ce que désigne la théorie de Freud concernant la répétition. »25 Ce qui fait l’être pour la psychanalyse, ce n’est pas l’identité, mais la perte dans l’identité. Soit la façon de se confronter à une perte et d’y répondre par un effort de récupération. Si Marx a nommé plus-value la part récupérée par le capitaliste qui exploite le travailleur, Lacan a nommé « plus-de-jouir » cette part récupérée par le sujet confronté à ce qu’il a perdu dans le rapport à l’Autre. C’est cette dialectique entre perte de jouissance et plus-de-jouir qui définit la singularité de chacun. Le symptôme est alors défini par Lacan comme la façon dont chacun souffre dans son rapport à la jouissance, en tant qu’il n’y a accès que par le plus-de-jouir. La perte est l’effet structural du rapport à l’Autre. Elle n’est pas l’effet de la domination masculine, elle n’est pas l’effet de l’Autre méchant, elle n’est pas l’effet des mauvaises normes sociales, elle n’est pas non plus l’effet de la lutte des classes. Elle est le produit de la rencontre entre le corps et l’Autre. « Non identique désormais à lui-même, le sujet ne jouit plus. Quelque chose est perdu qui s’appelle le plus-de-jouir »26.
34La formule « L’inconscient, c’est la politique » s’éclaire alors à partir de ce concept de plus-de-jouir, qui montre que là où Marx dénonçait l’injustice de l’échange du travail au profit du capitaliste récupérant une part non payée au travailleur (la plus-value), Lacan redéplace la question. Il montre que cette idée d’une part perdue en vertu d’un rapport à l’Autre au sein duquel on ne récupère pas ce qu’on donne est structurellement inscrite dans le rapport à l’Autre.
35La psychanalyse conduit à affronter ces traces qui restent inscrites dans le corps libidinal comme des traces dont le sujet choisit de parler. Mais si les traces sont d’ordre signifiant, en ce qu’elles peuvent s’interpréter et vouloir dire quelque chose, le noyau traumatique renvoie à ce qui ne pourra ni être remémoré ni être symbolisé. Il est alors question d’identité dans un sens nouveau en psychanalyse lacanienne. Car l’identité n’est plus seulement de l’ordre du symptôme qui peut se déchiffrer, mais de l’ordre de ce qui est là, sans se laisser déchiffrer pour autant. Il s’agit de pouvoir nommer ce qui est impossible à historiser et restera à jamais comme séparé du reste.
36Cette marque traumatique que la psychanalyse permet de cerner est celle qui introduit le sujet à une autre perte que la perte d’identité initiale. Si les traces peuvent finir par s’effacer, s’il est toujours possible d’imprimer d’autres traces qui feront oublier les précédentes et conduiront à retrouver par la parole ce qui a été perdu, en revanche, la marque du trauma, elle, ne s’effacera jamais et ce qui a été perdu ne sera jamais retrouvé. Cette marque est de l’ordre d’un inassimilable pour le sujet, au sens où le reste traumatique ne sera jamais métabolisé par le langage. Il s’agit d’une perte de jouissance qui ne pourra être récupérée.
- 27 Ibid., p. 121.
37Lacan disait ainsi que « [l]a marque introduit dans la jouissance la flétrissure d’où résulte la perte »27. Le « Je » advient alors en se détachant irrémédiablement de tout « Nous », assumant ce qui fait de lui un être marqué de façon singulière par sa rencontre avec le monde de l’Autre. Ce « Je »-là se définit alors non pas depuis une certitude identitaire, ni depuis le sentiment d’être enfin normal et comme tout le monde, mais depuis une certaine « assomption de la perte » qui fera que nous pourrons chacun assumer de ne ressembler en ce point à personne d’autre. Car finalement, c’est la façon dont nous assumons chacun notre perte qui nous distingue et nous rend à notre unicité. Admettons alors que le sujet de la politique, vu depuis la perspective de l’inconscient, est ce « Je » qui peut alors résister à toute tentation identitaire.
- 28 J.-A. Miller, J.-P. Cléro et L. Lotte, « Lacan et la politique », Cités : philosophie, politique, (...)
38Si la finalité du discours politique est de proposer des identités, ou plutôt des identifications, celle de la psychanalyse est donc tout autre. Elle va à rebours de tout identitarisme. « Aux yeux de Lacan, la politique procède par identification, elle manipule les signifiants-maîtres, elle cherche à capturer le sujet. Celui-ci, il faut le dire, ne demande que ça, étant comme inconscient, en manque d’identité, vide, évanouissant, comme le cogito précisément, avant que le grand Autre divin ne le stabilise »28. Admettons donc, en suivant Jacques-Alain Miller, que le sujet de la politique, c’est « Je ». Soit la façon dont le « Je » se hâte de s’identifier, ou au contraire se détache de ses identifications.
- 29 J.-A. Miller, « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause freudienne, no 67, 2007, (...)
39Le rapport à l’inconscient repose sur une énonciation conduisant le sujet à interroger ce à quoi il s’est identifié, en tant que fille ou en tant que femme, en tant que fils ou en tant qu’homme, et ainsi à remettre en question ce qui était resté soudé de son identité factice. Cette opération de désidentification est une autre réponse que le repli identitaire au malaise dans la civilisation. « L’inconscient, c’est la politique » est alors un énoncé qui peut s’interpréter en disant que le rapport à l’inconscient conduit à ne plus attendre de l’Autre qu’il reconnaisse notre identité. Si identité il y a, elle est de l’ordre d’un reste, d’une marque singulière, qui ne se conjugue pas au pluriel, car cette marque relève d’un rapport très intime à notre corps. Elle est celle de « la souffrance, la jouissance et le style »29 du « Je » de chacun.
Notes
1 J. Lacan, « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Seuil (Le Champ freudien), 1966, p. 416.
2 Id., Réponse à Michel Foucault suite à la conférence « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), dans M. Foucault, Dits et écrits, 1954-1988, D. Defert et F. Ewald éd., Paris, Gallimard (Quarto), vol. I, no 69, p. 848.
3 M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », art. cité, p. 838.
4 Ibid., p. 842.
5 J. Lacan, La logique du fantasme, séminaire inédit, leçon du 10 mai 1967.
6 Sur la question du genre en psychanalyse, voir C. Leguil, L’être et le genre : homme/femme après Lacan, Paris, PUF, 2015.
7 M. Detienne, L’identité nationale, une énigme, Paris, Gallimard (Folio. Histoire), 2010.
8 Ibid., p. 133.
9 Ibid., p. 83.
10 F. Worms, Les maladies chroniques de la démocratie, Paris, Desclée de Brouwer, 2017, p. 197.
11 Ibid., p. 196.
12 F. Jullien, Il n’y a pas d’identité culturelle, mais nous défendons les ressources d’une culture, Paris, L’Herne (Cave canem), 2016.
13 T. Garcia, Nous, Paris, Grasset (Figures), 2016.
14 Ibid., p. 9.
15 Ibid., p. 264.
16 Ibid., p. 141.
17 J. Lacan, Le séminaire. Livre I : Les écrits techniques de Freud, J.-A. Miller éd, Paris, Seuil (Le Champ freudien), 1991.
18 J.-A. Miller, « En deçà de l’inconscient », La Cause du désir, no 91, 2015, p. 97.
19 Id., « Le symptôme : savoir, sens et réel », dans Le symptôme-charlatan, Fondation du Champ freudien éd., Paris, Seuil (Le Champ freudien), 1998, p. 55.
20 Id., L’orientation lacanienne, « Du symptôme au fantasme et retour », 1982-1983, cours inédit délivré dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8.
21 J. Lacan, Le séminaire. Livre XVI : D’un Autre à l’autre, J.-A. Miller éd., Paris, Seuil (Le Champ freudien), 2006, p. 136.
22 Cité par A. de Libéra, L’invention du sujet moderne : cours du Collège de France 2013-2014, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2015, p. 226.
23 J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, op. cit., p. 176.
24 Ibid., p. 171.
25 Id., Le séminaire. Livre XVI : D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 21.
26 Loc. cit.
27 Ibid., p. 121.
28 J.-A. Miller, J.-P. Cléro et L. Lotte, « Lacan et la politique », Cités : philosophie, politique, histoire, no 16, 2003, p. 110.
29 J.-A. Miller, « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause freudienne, no 67, 2007, p. 97.
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Référence électronique
Clotilde Leguil, « Le sujet lacanien, un « Je » sans identité », Astérion [En ligne], 21 | 2019, mis en ligne le 12 décembre 2019, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/4368 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.4368
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