Cogito et histoire du sujet : quelques remarques sur la biopolitique et la psychanalyse
Résumés
La conférence que Georges Canguilhem donna au Collège philosophique de Jean Wahl en 1956, « Qu’est-ce que la psychologie ? », fut saluée par Jacques Lacan comme une défense de la psychanalyse contre les prétentions hégémoniques de la psychologie. La psychanalyse, dont la naissance est malgré tout comprise dans la généalogie esquissée par Canguilhem, est-elle toutefois vraiment à l’abri des critiques que celui-ci adresse à la psychologie ? Cette contribution analyse le rapport de la psychanalyse à l’instrumentalisme foncier de la psychologie sous trois aspects : la relation entre science et vérité, la réduction par Gassendi et la tradition aristotélique du niveau originaire et spéculatif du cogito cartésien à celui spéculaire de la connaissance physique de l’âme par soi-même, et le choix freudien et lacanien d’un être-pour-la-mort contre toute philosophie de la vie. À la lumière du scientisme de la psychanalyse et de son rapport constitutif au mythe et au sacré, que Lacan pas plus que Freud n’arrive à dépasser, un lien est enfin établi avec, d’une part, l’archéologie de la psychanalyse développée dans Naissance de la clinique et La volonté de savoir et, de l’autre, le privilège que Foucault accorde à la psychanalyse et à l’ethnologie parmi les sciences humaines dans Les mots et les choses.
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Jacques Lacan, Michel Foucault, Georges Canguilhem, stade du miroir, anthropoiatrie, biologisme, normalisationKeywords:
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- 1 Cité par Ludwig Binswanger dans Traum und Existenz, Berne, Gachnang & Springer, 1992, p. 130.
Geh’ in dich selbst! Entbehrst du drin
Unendlichkeit in Geist und Sinn,
So ist dir nicht zu helfen!
(W. Goethe, Die Weisen und die Leute)1
That night I had come to the fatal cross-roads. Had I approached my discovery in a more noble spirit, had I risked the experiment while under the empire of generous or pious aspirations, all must have been otherwise, and from these agonies of death and birth, I had come forth an angel instead of a fiend.
(R. L. Stevenson, The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde)
[…] là-bas, est la vérité : allez l’y surprendre. Acheronta movebo : vieille décision.
(M. Foucault, La volonté de savoir)
- 2 Voir G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », dans Id., Études d’histoire et de philosop (...)
1On connaît le ton triomphant avec lequel Jacques Lacan rend hommage au fameux final de « Qu’est-ce que la psychologie ? », la conférence au Collège philosophique de Jean Wahl avec laquelle Georges Canguilhem se présenta en 1956 au public parisien. Un an plus tôt, Canguilhem avait succédé à Gaston Bachelard à la chaire d’histoire et de philosophie des sciences de la Sorbonne et à la direction de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques. Après s’être interrogé sur le statut mal assuré de la psychologie comme science aussi bien que comme pratique, Canguilhem conclut par une mise en garde à l’adresse d’une discipline qui, faute de parvenir à dire à quoi elle tend, a du mal à laisser comprendre ce qu’elle est : lorsqu’on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques – c’est-à-dire là même où la psychologie avait alors son abri institutionnel –, on peut soit monter soit descendre ; si l’on monte, on se rapproche du Panthéon, mais si l’on descend, on se dirige tout droit vers la préfecture de police2.
- 3 J. Lacan, « La science et la vérité », sténographie de la leçon d’ouverture du séminaire de 1965-1 (...)
- 4 Loc. cit.
2Ce qui, chez Canguilhem, était encore un simple « conseil d’orientation » face à une bifurcation décisive devient chez Lacan une voie à sens unique, voire « une glissade de toboggan du Panthéon à la Préfecture de Police », telle que l’aurait décrite d’un « humour vraiment swiftien un article sensationnel de Canguilhem »3. Par son humour, Canguilhem aurait saisi la nature profondément servile de la psychologie qui trouverait les moyens de se survivre dans « les offices qu’elle offre à la technocratie ». En raison de la « psychologisation du sujet » qu’elle accomplit en réduisant le sujet à l’homme, c’est-à-dire – dans la meilleure tradition de l’histoire des idées – à la conscience d’un sens, la psychologie représenterait en effet la seule science pour laquelle l’appellation de « sciences humaines » ne constituerait pas un contresens. Lacan ne cache nullement la « répugnance » que celle-ci lui inspire : en elle serait à voir « l’appel même de la servitude »4.
- 5 Loc. cit.
- 6 Ibid., p. 337.
- 7 Loc. cit.
- 8 Voir ibid., p. 337 et 335.
3« Il n’y a pas – en effet – de science de l’homme, parce que l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet. »5 La psychologie, qui voudrait reconduire le sujet de la science à un sujet d’expérience, est dans le faux, voire à l’origine même du servage. Face à elle, la psychanalyse n’a « nul privilège ». En effet, elle n’est pas du tout une science humaine, puisqu’elle appartient à un autre ordre. Le sujet sur lequel opère l’analyste dans sa praxis et auquel se réfère la découverte théorique de l’inconscient en tant que Spaltung constitutive de la subjectivité n’est aucunement l’homme mais le sujet de la science. Celui-ci relève de la logique pure, c’est-à-dire du signifiant comme élément d’un système d’oppositions. En ce sens, le scientisme de la psychanalyse et son refus de tout humanisme n’y sont pas contingents mais tout à fait essentiels6. Au contraire de ce que l’on croit trop aisément, ce ne serait pas la rupture, mais proprement l’allégeance à l’idéal de Brücke – et à travers lui de Helmholtz et de Du Bois-Reymond – d’une mathématisation de la physiologie et avec elle des fonctions de la pensée comme y étant incluses qui aurait ouvert la voie de la révolution copernicienne freudienne7. C’est que la psychanalyse comme pratique et l’inconscient comme découverte seraient impensables avant la naissance de la science au XVIIe siècle, et en particulier avant « la modification dans notre position de sujet » qui aurait fondé la science au sens moderne8.
- 9 Ibid., p. 338.
- 10 Ibid., p. 341.
- 11 Ibid., p. 345.
- 12 Voir ibid., p. 344.
4Si la science et la psychanalyse dans sa « vocation de science »9 partagent le même sujet de la science en tant que soumis à une logique fondamentalement calculable, elles se séparent toutefois quant à la façon particulière dont chacune d’elles s’y rapporte. La science se caractériserait en fait par la tentative de suturer le sujet de la science. Comme elle ne peut – le dernier théorème de Gödel est censé le montrer – qu’y échouer, le sujet de la science reste bien le corrélat de la science, d’une façon toutefois fondamentalement antinomique10. Quant à la psychanalyse, dont l’allégeance au sujet de la science peut sembler à plus d’un paradoxale, c’est d’une façon bien humoristique qu’elle prétend réaliser le corrélat du sujet scientifique même, à savoir le cogito cartésien, tout en renonçant à toute tentative de clôture, voire de totalisation. Puisqu’en renonçant à saturer le sujet et en reconnaissant la structure constitutivement langagière de ce dernier, elle réalise bien la prétention du cogito d’amarrer la pensée à l’être. Il suffit d’écrire entre guillemets la seconde clausule du cogito, ergo sum, c’est-à-dire celle qui relève de la causalité du logos, je pense : « donc je suis », pour voir « que la pensée ne fonde l’être qu’à se nouer dans la parole où toute opération touche à l’essence du langage »11. Pour la psychanalyse, réduire le monde qualitatif de l’imaginaire au niveau symbolique du langage ne signifierait pas se confiner, à l’instar de la science, dans un savoir qui se pose comme absolu, mais ouvrir le sujet pour saisir ce que dans son savoir il « reçoit de la vérité » en tant que causalité de l’inconscient12. La psychanalyse rétablirait ainsi le rapport entre vérité et savoir que la science aurait dissout pour abolir le sujet et la division qui le constitue dans l’oubli morbide du seul savoir.
- 13 Id., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient de Freud », intervention lor (...)
- 14 Ibid., p. 278 et suiv.
5Entre le « sujet absolu » de Hegel, qui par une dialectique du désir parviendrait à joindre à nouveau savoir et vérité dans un sujet naturel ramené à l’auto-conscience qu’il portait toujours et déjà en son germe, et le « sujet aboli » de la science, qui par sa prétendue saturation dans le savoir a perdu tout amarrage à l’être, le sujet de la psychanalyse rendu à soi-même par son intrinsèque subversion marquerait « la rentrée de la vérité dans le champ de la science »13. La vérité rentrerait en particulier dans la théorie « du même pas où elle s’impose dans le champ de sa praxis : refoulée, elle y fait retour »14 ; elle ne pourrait même passer que par la voie de sa praxis, puisque ce n’est que dans la pratique de l’analyse que l’inconscient peut déchaîner ses effets de vérité.
- 15 Id., « La science et la vérité », art. cité, p. 355.
6Dans ce retour du refoulement de la vérité contraire à tout académisme en raison de sa dépendance à une pratique, la psychanalyse fonde son « originalité dans la science »15 et – cette fois-ci bien à raison – son « privilège ».
- 16 Id., « D’un syllabaire après coup », dans Écrits II, op. cit., p. 196-202, p. 202.
La psychanalyse a ce privilège que le symbolisme s’y réduit à l’effet de vérité qu’à l’extraire ou non de ses formes pathétiques, elle isole en son nœud comme la contrepartie sans laquelle rien ne se conçoit du savoir.16
- 17 Id., « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 276.
- 18 Voir ibid., p. 277 et Id., « Sur la théorie du symbolisme d’Ernest Jones », dans Id., Écrits II, o (...)
- 19 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 277.
- 20 Id., « D’un syllabaire après coup », art. cité, p. 201 ; pour une critique du « principe de réalit (...)
- 21 Voir Id., « D’un syllabaire après coup », art. cité, p. 201.
7Les conséquences du privilège de la psychanalyse seraient presque incalculables. Par Freud, elles induiraient même un « nouveau séisme de la révolution copernicienne »17. Car si la psychanalyse est vraiment en mesure de blesser le narcissisme de l’homme bien plus radicalement que ne l’ont fait l’héliocentrisme et l’évolution, Copernic et Darwin, c’est qu’elle prolonge ce qu’il y a de vraiment essentiel dans la révolution scientifique, c’est-à-dire – Alexandre Koyré l’enseigne – non pas la simple substitution d’un centre par un autre, de la Terre par le Soleil, mais la transition du plan imaginaire des essences encore compromis avec la valeur des représentations intuitives à celui plus proprement symbolique des relations mathématiques. C’est exactement cette transition qui était déjà préfigurée par la substitution de la forme parfaite, voire éternelle, du cercle par celle de l’ellipse18. Le passage au symbolique, qui annonçait déjà une révolution dans « nos rapports avec le vrai », restait toutefois chez Copernic encore redevable d’une doctrine de la « double vérité » qui laissait à l’autre vérité, la « vérité révélée », tout son bon droit et qui contraignait la science dans les limites d’un savoir19. Ce n’est pourtant pas par une nouvelle théorie de la connaissance que la psychanalyse peut achever la révolution scientifique. La critique de l’imaginaire ne se fait pas par une « critique de la représentation », car l’imaginaire « y reste prévalent »20. La volonté de connaissance répond fondamentalement à un « préjugé baconien », selon lequel le versant décisif de la science serait à rechercher dans le recours à une perception corrigée et affinée par l’expérience21.
- 22 Loc. cit.
- 23 Ibid., p. 198. Pour ce qui relève en particulier de l’« endoscopie », voir ibid., p. 196 ; Id., « (...)
8La contribution originale de Lacan à la psychanalyse et à sa conquête du « statut scientifique » qui lui est propre devrait être justement interprétée comme une tentative de se libérer de la fantaisie de la connaissance. C’est d’avoir établi, dans ses premiers pas dans la psychanalyse avec la théorie du stade du miroir, le juste statut de l’imaginaire que Lacan, par la suite, aurait été en mesure de « donner correctement sa place au symbolique »22. En refusant toute possibilité d’une « perception endopsychique », voire d’une introspection, chère à « l’ingénuité psychologique » des « têtes philosophiques » avec un sûr penchant métaphysique et à laquelle même Freud se serait en partie abandonné, Lacan aurait accompli à la faveur de la psychanalyse « le pas inaugural de la science »23.
- 24 J. Lacan, « D’un syllabaire après coup », art. cité, p. 198.
C’est le pas que nous avons introduit dans la psychanalyse en distinguant le symbolique de l’imaginaire dans leur relation au réel. Distinction qui s’est imposée de provenir de la pratique par la critique de l’intervention, et de s’avérer éristique pour l’édifice théorique.24
- 25 Voir Id., « La science et la vérité », art. cité, p. 335 et suiv.
- 26 Voir S. Freud, Das Unbehagen in der Kultur, GW XIV, p. 454 (« psychologische Ableitung »). Et pour (...)
- 27 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 336.
- 28 Sur le dépassement de la différence entre intérieur et extérieur, voir la référence à la figure to (...)
9Par son retour à Freud, Lacan réussirait ainsi là où l’épistémologie ne se serait jamais montrée à la hauteur de sa tâche : il rendrait compte de la modification de notre position de sujet qui a fondé la science25. La psychanalyse ferait la psychanalyse de la science en provoquant le retour de la vérité refoulée par celle-ci et en dénichant les racines imaginaires de son rapport à la réalité. Les prétentions hégémoniques de la psychanalyse ne se limiteraient toutefois pas à donner, dans la science, sa place à la science. Sa fondation symbolique dans la structure du signifiant mettrait la psychanalyse dans la condition de réaliser, finalement sans ambiguïté, le vieux projet freudien d’une déduction psychologique de la culture26. La psychanalyse aurait résolu la discordance qui divisait encore dans Freud le principe de réalité entre son moment subjectif et son moment objectif, entre sa réalité psychique et sa nature de corrélat du système perception-conscience, en affirmant l’intériorité du réel à un savoir, c’est-à-dire à « la ligne d’expérience que sanctionne le sujet de la science »27. Elle aurait en outre dépassé la vieille dichotomie entre savoir et vérité, sans avoir pour autant été contrainte d’admettre avec Hegel un sujet absolu, mais simplement par la dissolution, à l’instar du structuralisme, de la différence entre intérieur et extérieur. La psychanalyse serait ainsi en mesure de rejoindre le point mitoyen entre nature et culture à partir duquel articuler les nomoi sur la physis et la physis sur les nomoi, en évitant les deux pièges opposés mais spéculaires du naturalisme et du culturalisme28.
- 29 Voir C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, La Haye, Mouton (Maison de (...)
10En réalisant le projet des Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss, à savoir définir en termes de structure le point précis où dans l’interdit de l’inceste nature et culture s’articulent l’une à l’autre, Lacan réécrit de facto Totem et tabou en célébrant les noces de la linguistique et de l’ethnologie avec la psychanalyse29. Ayant isolé le niveau du symbolique dans son autonomie, il peut épurer la psychanalyse de Freud à la fois de son reste de biologisme, tout en indiquant sa place à la biologie, et de son caractère encore mythologique. Il relève ainsi d’un côté la nature fondamentalement langagière des pulsions et de l’autre il décante de sa mythologie le complexe d’Œdipe en faisant ressortir la structure symbolique qui le porte : la Mort-du-Père y devient le Nom-du-Père.
- 30 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 342.
- 31 Id., Le séminaire. Livre VI : Le désir et son interprétation (1958-1959), J.-A. Miller éd., Paris, (...)
11La psychanalyse peut dès lors indiquer la place non seulement à la science, mais aussi bien à la magie et à la religion, tout comme elle dit la vérité de la mythologie autant que de la philosophie, cette dernière ayant tout au moins, ce qui n’est pas le cas de la psychologie, en partie le mérite de ne pas cacher la métaphysique qui la fonde. Les prétentions hégémoniques ne représentent d’ailleurs aucun excès pour la psychanalyse, mais bien une nécessité, si tant est qu’elle veuille maintenir l’autonomie explicative qu’elle revendique pour la compréhension du sujet et de son rapport à l’inconscient. À moindres frais, il ne peut pas y avoir de psychanalyse. Contre la servitude originaire de la psychologisation du sujet, la psychanalyse peut désormais faire valoir le « statut scientifique » qui lui permet de se démarquer des techniques de normalisation pratiquées par les sciences humaines. À l’instar de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, qui en étudiant le « sauvage » au seul niveau de la combinatoire de signifiants qui le constitue comme « sujet de la science » ne fait « nulle hypothèse sur l’insuffisance de son développement »30, le médecin peut ainsi juger du malade sans le rapporter à une norme de développement, voire sans le traiter comme un primitif ou un sous-développé, mais simplement comme « un sujet parlant comme tel », pris – non différemment de son analyste – « dans les conséquences et les risques du rapport à la parole »31.
Science et vérité : « le manque du vrai sur le vrai »
- 32 Id., « La science et la vérité », art. cité, p. 344.
- 33 G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 367.
- 34 Loc. cit.
- 35 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 340. Pour le problème de la sélection : G. Ca (...)
- 36 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 338.
12Rassuré de savoir, lorsqu’il s’interroge sur son sens, que « sa praxis n’implique d’autre sujet que celui de la science »32, le psychanalyste peut bien ne se sentir nullement concerné par les remarques de Canguilhem, pour qui de nombreux travaux de psychologie on retirerait « l’impression qu’ils mélangent à une philosophie sans rigueur une éthique sans exigence et une médecine sans contrôle »33. Faute de « pouvoir répondre exactement sur ce qu’il est », il serait « bien difficile » au psychologue « de répondre de ce qu’il fait »34. Son statut scientifique conquis, le psychanalyste peut bien voir dans l’imbrication constitutive entre théorie et praxis, science et technique propre à son art non pas un problème, mais une qualité à revendiquer. Si Canguilhem dans sa conférence au Collège philosophique posait justement le problème des critères de sélection des sélectionneurs même pour la « psychologie scientifique », fort de la vocation scientifique de la psychanalyse et non sans ironie, Lacan peut croire que le problème ne touche que la psychologie. Dès lors que cette dernière prétend former une science humaine, la voie de la science lui serait interdite d’emblée : « Aussi bien est-ce au niveau de la sélection du créateur dans la science, du recrutement de la recherche et de son entretien, que la psychologie rencontrera son échec. »35 Son allégeance aux idéaux du scientisme, en particulier de la physiologie physico-mathématique de son époque, aurait d’ailleurs mis Freud à l’abri de toute attaque visant le contexte historique dans lequel sa théorie est née. « Bornes judaïsantes », « ordre capitaliste », « éthique bourgeoise », tout cela n’a pas empêché que « le marxisme soit sans portée – et je ne sache pas qu’aucun marxiste y ait montré quelque insistance – à mettre en cause sa pensée au nom de ses appartenances historiques »36. La psychanalyse serait immunisée contre toute idéologie.
13En fait, il serait bien difficile de donner tort à Lacan lorsqu’il revendique le scientisme de la psychanalyse. Imperturbable, il en répète en effet toutes les insuffisances et tous les préjugés majeurs : réduction du qualitatif et démystification de l’expérience, rapport non réfléchi entre science et technique, savoir et pouvoir, dissolution de la synthèse dans l’analyse, de l’image dans le symbole formel, de la substance dans la relation et par cela même dépassement de toute dichotomie de la métaphysique et de tout rapport intrinsèque de la finitude à l’infini, du positif au spéculatif.
- 37 Voir E. Husserl, Cartesianische Meditationen: eine Einleitung in die Phänomenologie, Hambourg, Mei (...)
- 38 Voir déjà M. Foucault, « La psychologie de 1850 à 1950 » (1957), dans Dits et écrits (1954-1988), (...)
- 39 Dans un sens que l’on peut dire analogue, Jacques Derrida pose la question, à côté de celle de la (...)
14À cela s’ajoute bien sûr, et s’y apparente à un niveau fondamental, le naturalisme. Naïveté de degré supérieur, mais bien naïveté, comme l’enseigne Husserl dans le jugement bien connu des Méditations cartésiennes : la prétention d’établir en autonomie ce qui se caractérise par son intentio recta et qui donc par sa nature ne peut pas connaître les conditions qui le déterminent marque toute tentative d’émanciper la science d’un savoir de ses fondements qui se situe à un autre niveau37. C’est le problème de tout savoir objectif, lequel, de surcroît, prétend démystifier tout reste de subjectivité, voire de réflexion. Que se passe-t-il lorsque ce savoir essaie de s’appliquer à lui-même : la sociologie à la sociologie, l’économie à l’économie, l’ethnologie à l’ethnologie, la philologie à la philologie, les sciences humaines aux sciences humaines ?38 Après que la psychanalyse a fait l’analyse de la science, de la philosophie, de la magie, de la religion, la question se pose de savoir qui va s’occuper d’elle, autrement dit : qui fait l’analyse de la psychanalyse ?39
- 40 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 348.
- 41 Loc. cit.
15Par le refus de toute hypothèse d’un métalangage, Lacan montre bien qu’il a conscience du problème. D’après lui, toutefois, pour en venir à bout, il suffirait déjà d’éviter le piège dans lequel tombe nécessairement le positivisme lorsqu’il croit résoudre la contradiction d’un savoir positif qui prétend dire la vérité des autres savoirs tout en n’étant pas en mesure de dire la vérité sur lui-même. Contre le « logico-positivisme », Lacan affirme résolument le manque de toute vérité sur la vérité et donc de tout métalangage : « […] nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire »40. Le « manque du vrai sur le vrai », d’où découleraient toutes « les chutes » du métalangage dans ce qu’il a de faux-semblant et de logique, serait même « la place de l’Urverdrängung, du refoulement originaire attirant à lui tous les autres »41.
- 42 A. Rey, La théorie de la physique chez les physiciens contemporains, Paris, Alcan, 1907, p. 13.
- 43 Voir G. Canguilhem, « Philosophie et science », entretien avec Alain Badiou, d’abord dans Revue de (...)
- 44 G. Canguilhem, « Philosophie et vérité », d’abord dans Revue de l’enseignement philosophique, vol. (...)
16Lacan évite certainement la naïveté positiviste qui consisterait à affirmer une vérité scientifique des sciences, voire – selon le programme d’Abel Rey – « une science positive des sciences »42. Canguilhem se référait sans doute au même programme quand, lors d’un célèbre entretien pour la télévision avec Alain Badiou en 1964, c’est-à-dire un an avant la leçon inaugurale du séminaire de Lacan dont « La science et la vérité » est la transcription, il déclara qu’il n’y a pas de vérité en dehors de la science43. Au cours du débat organisé un an après, à la suite des remous provoqués par son affirmation, avec le même Badiou, Dina Dreyfus, Michel Foucault, Jean Hyppolite et Paul Ricœur, Canguilhem précisa néanmoins : « J’ai simplement voulu dire ceci : le discours philosophique sur ce que les sciences entendent par “vérité” ne peut pas être dit à son tour vrai. Il n’y a pas de vérité de la vérité »44. L’impossibilité de redoubler la question de la vérité n’exclut néanmoins pas la possibilité ni même la nécessité de la poser sur des plans différents, notamment sur celui de la philosophie et sur celui de la science. Du reste, l’entretien avec Badiou n’est pas intitulé par hasard « Philosophie et science ». Lacan lui-même – acte manqué ? en tout cas significatif à un niveau que l’on dirait structural – ne semble pas exclure absolument la possibilité d’un niveau paradoxalement réflexif, à condition bien sûr qu’il soit originairement structuré comme un langage et qu’il soit inconscient.
- 45 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 348.
C’est même pourquoi l’inconscient qui le dit, le vrai sur le vrai, est structuré comme un langage, et pourquoi, moi, quand j’enseigne cela, je dis le vrai sur Freud qui a su laisser, sous le nom d’inconscient, la vérité parler.45
- 46 Voir G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 365.
17Ce n’est certainement pas toutefois sa certification comme science à travers la théorie et la pratique de l’analyse qui pourra fournir au langage que l’inconscient tient sur la vérité de la vérité la justification du privilège que Lacan prétend lui accorder. Canguilhem ne commence pas par hasard son essai sur le statut mal assuré de la psychologie en proposant une confrontation entre philosophie et psychologie. Tandis que la philosophie se caractérise par la question de « son sens et de son essence », c’est-à-dire qu’elle est le lieu même où cette question peut et doit être posée, la psychologie en dépend. Elle est en effet définie par une réponse à cette question, sans être en tant que psychologie aucunement légitimée à la poser46.
L’esprit, l’œil et le miroir
18Le scientisme constitutif d’un savoir particulier et objectif qui a toutefois pars pro toto une prétention hégémonique suffirait à lui seul à remettre en cause l’assurance avec laquelle Lacan exclut sa psychanalyse des critiques adressées par Canguilhem à la psychologie. Canguilhem du reste, suivant sur ce point Daniel Lagache et son unité de la psychologie, qui constitue par ailleurs sa cible polémique, inclut tout à fait la psychanalyse parmi les diverses disciplines dites psychologiques. On voit bien quelle valeur stratégique revient à la prétention de Lacan d’inclure au contraire la psychologie dans la psychanalyse.
- 47 Scipion Dupleix, Corps de philosophie contenant la logique, la physique, la métaphysique, et l’éth (...)
- 48 Voir : R. Descartes, Œuvres, t. VII : Meditationes de prima philosophia, C. Adam et P. Tannery éd. (...)
19Dans l’adhésion triomphante de Lacan à la critique de Canguilhem, il y a toutefois une inconséquence encore plus grande fondamentalement liée à la première. Avec le stade du miroir, Lacan situe en effet la formation primordiale de la fonction du je au niveau de la physique du sens interne des aristotéliciens. Celle-ci a eu un rôle fondamental, en raison de sa contraposition au cogito cartésien, dans l’histoire de l’établissement de la psychologie comme « science de la subjectivité » à partir du XVIIe siècle. Dans « Qu’est-ce que la psychologie ? », Canguilhem rappelle l’indignation de Descartes face à Gassendi qui, dans ses objections contre la Méditation troisième, reprend la vieille doctrine aristotélicienne de la connaissance corporelle de l’âme par réflexion. À la différence de l’intérieur cartésien, le sens interne des aristotéliciens, que dans les Règles pour la direction de l’esprit Descartes tient pour un aspect du corps, est à entendre dans les termes strictement physiques d’une vision spéculaire. « La connaissance de l’âme n’est point directe, mais seulement par réflexion. Car l’âme est semblable à l’œil qui voit tout et ne peut se voir soi-même que par réflexion comme dans un miroir […] et l’âme pareillement ne se voit et ne se connaît que par réflexion et par reconnaissance de ses effets », ainsi résonne l’argument aristotélicien, notamment dans la Physique de Scipion Dupleix alléguée par Canguilhem en raison de sa valeur exemplaire pour la tradition de l’École47. La réponse de Descartes à Gassendi – à son tour rapportée par Canguilhem – est lapidaire dans sa clarté : « Ce n’est point l’œil qui se voit lui-même, ni le miroir, mais bien l’esprit, lequel seul connaît et le miroir, et l’œil et lui-même »48.
- 49 J. Lacan, « D’un syllabaire après coup », art. cité, p. 201.
- 50 Ibid., p. 198.
- 51 Ibid., p. 201. Sur le rôle fondamental du stade du miroir pour la constitution de l’objet voir déj (...)
20En 1966 encore, Lacan revendiquait l’importance fondamentale du stade du miroir qui lui aurait permis – dès ses « premiers pas dans la psychanalyse » – de définir l’exact statut de l’imaginaire et partant de « donner correctement sa place au symbolique »49. La définition exacte des rapports réciproques de l’imaginaire et du symbolique coïnciderait même pour la psychanalyse avec le « pas inaugural de la science »50. Il permettrait en effet de réduire l’imaginaire par le symbolique sans se référer à une réalité où l’imaginaire reste prévalent51. C’est précisément à ce niveau que l’originalité dans la science de la psychanalyse – on l’a bien vu – serait à situer. Dans quelle mesure, toutefois, la psychanalyse développée par Lacan des années durant sur la base de ce pas inaugural qu’a été le stade du miroir parvient-elle vraiment à se démarquer de la science de la subjectivité dont Canguilhem fixe la naissance au XVIIe siècle et qu’il fait tomber sous les coups de sa critique impitoyable du technocratisme de la psychologie ? La question est d’autant plus cruciale qu’elle oblige du même coup à reposer celle du biologisme et du rapport au biopouvoir moderne d’une psychanalyse que Lacan prétend néanmoins avoir libérée de son impropre dépendance à la biologie.
21Quel rapport entretient exactement la psychanalyse de Lacan, à la lumière du stade du miroir, avec la science de la subjectivité que Canguilhem reconnaît au cœur de la biologie moderne ? Définir ce lien avec plus de précision permettra de préparer le terrain pour formuler du moins quelques remarques finales sur le rapport de la psychanalyse à la biopolitique, sans pouvoir toutefois fournir ici l’approfondissement que ces questions mériteraient. Quel rapport entretient, en particulier, la psychanalyse de Lacan avec la diagnose de La naissance de la clinique selon laquelle les cadavres ouverts de Xavier Bichat et l’homme freudien seraient liés par un même rapport à la mort qui aurait fondé la prétention des modernes sciences humaines de développer une connaissance scientifique de l’individu ? Comment doit-on interpréter le privilège reconnu par Lacan à sa psychanalyse comme science originale à la lumière de celui, parallèle, que lui attribue Les mots et les choses, non pas toutefois en tant que science, mais bien comme contre-science ? La volonté de vérité de la psychanalyse en tant que technologie médicale visant une spécification individuelle à travers la réémergence du désir primordial qui constituerait la destinée de chacun appartient-elle de plein droit au dispositif de sexualité dont La volonté de savoir montre le lien avec la biopolitique moderne ?
- 52 Voir G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 369. Canguilhem renvoie à so (...)
22Canguilhem rappelle que la naissance de la psychologie moderne comme science de la subjectivité est liée au déclin de la physique aristotélicienne au XVIIe siècle. C’est d’ailleurs du XVIIe siècle que date aussi le terme de psychologie, avec le sens de « science du moi » (Christian Wolff). L’âme comme forme naturelle traitée dans une biologie générale dans le cadre de la physique cède la place au sujet pensant. Pour ce qui est du sens externe, les vrais responsables de l’avènement de la psychologie moderne sont les physiciens mécanistes du XVIIe siècle. C’est d’eux que descend d’ailleurs encore au XIXe siècle la physico-physiologie de Helmholtz ou de Du Bois-Reymond, dont Lacan se réclame volontiers52. La psychologie naît alors comme une entreprise de démystification des qualités de la perception subjective en tant qu’essentiellement illusoires, voire comme une réduction (symbolique) de l’imaginaire.
- 53 G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 371.
- 54 Id., La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2003 [1965], p. 113.
- 55 Pour la contradiction d’une forme qui sert à connaître les formes, voir Id., « Qu’est-ce que la ps (...)
23La nouvelle science de la subjectivité ne se limite pas toutefois à une physique du sens externe, mais se propose aussi bien comme la science de la conscience de soi. C’est notamment comme science du sens interne que la psychologie peut être comprise comme le résultat « des contre-sens dont les Méditations de Descartes ont été l’occasion »53. À propos de l’ego cogito on pourrait en effet répéter ce que Canguilhem disait déjà de la réception de la conception cartésienne du corps-machine : on n’a voulu prendre que la physique, en omettant ses présupposés métaphysiques. En substituant le mécanisme à l’organisme dans le cas des animaux-machines, on a fait disparaître la téléologie de la vie simplement en passant sous silence le fait que Descartes, loin d’abolir la finalité, la rassemble tout entière au point de départ, c’est-à-dire au niveau de la construction de la machine, voire au moment de la création divine54. À s’en tenir à la reconstruction que Canguilhem donne dans « Qu’est-ce que la psychologie ? », une même réduction de la métaphysique à la physique aurait eu lieu dans le cas de la réception du Je pense. Au cours de sa réception, la signification du cogito aurait en effet glissé de la saisie métaphysique immédiate de l’esprit par soi-même à la connaissance physique de l’âme aristotélicienne par sa réflexion dans un miroir. D’ailleurs, Aristote montrait déjà que cette physique ne peut pas être prise sans la métaphysique qu’elle présuppose. L’âme comme forme naturelle doit certes être traitée dans une biologie générale au niveau de la physique. En tant que principe de connaissance, toutefois, c’est-à-dire en tant que forme dans la hiérarchie des formes avec la fonction de connaître les formes, l’âme ne peut que s’excéder soi-même en renvoyant à un intellect agent, à savoir à l’actualité absolue de la vie meilleure et éternelle de la métaphysique55.
- 56 Id., « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 375.
- 57 Voir ibid., p. 371 et suiv.
- 58 Voir ibid., p. 375.
24La réplique de Descartes à Gassendi ne parvint pas à venir à bout de l’argument scolastique. Canguilhem en suit la carrière en particulier à travers sa reprise par Maine de Biran. Par les relations qu’il entretint avec les deux frères Royer-Collard, Maine de Biran eut un rôle décisif dans l’histoire de la psychologie en France. Le premier des Royer-Collard, le royaliste libéral Pierre-Paul, enseigna l’histoire de la philosophie à la Sorbonne pendant la Révolution, en exerçant une grande influence sur Victor Cousin ; son frère cadet Antoine-Athanase fut, après Philippe Pinel et avec Jean-Étienne Esquirol, un des fondateurs de l’école française de psychiatrie. Les recherches de Maine de Biran contraignent la philosophie à se demander « auquel des deux Royer-Collard elle doit emprunter l’idée qu’il faut se faire de la psychologie »56. Avec Pierre-Paul, la psychologie serait à interpréter comme « la propédeutique scientifique de la métaphysique », une voie expérimentale pour justifier les thèses traditionnelles du substantialisme spiritualiste57. Avec Antoine-Athanase, premier titulaire de la chaire de médecine mentale de la faculté de médecine de Paris, on voit au contraire la psychopathologie, qui, comme discipline médicale, remonte à Galien et à son identification du siège de l’âme dans le cerveau, aboutir à Freud, c’est-à-dire au créateur en 1896 du terme de « psychanalyse ». Avec ou contre Descartes – toujours toutefois à tort –, on peut alors soit identifier psychisme et conscience, soit admettre que du psychique peut être inconscient. Dans le premier cas, l’inconscient est d’ordre physique et constitue une sorte d’épiphénomène de la psychologie. Dans le second, la psychologie ne se réduit pas à « la science de la conscience », mais elle devient la science de « l’abyssal », voire « des profondeurs de l’âme »58.
- 59 Voir ibid., p. 373. Pour un jugement analogue en rapport à la définition que donne Foucault des sc (...)
25On le voit bien, ce n’est pas une question de sujet ou de structure, de Sartre ou de Lévi-Strauss, de Lagache ou de Lacan, mais bien de statut de la science, de ses prétentions hégémoniques et de ses effets de pouvoirs en relation avec sa nature essentiellement technique et par conséquent politique. La gloire d’avoir établi que les deux nouveau-nés postcartésiens, baptisés par Wolff « psychologia empirica » (1732) et « psychologia rationalis » (1734), n’ont aucun droit à la légitimité – pas plus comme « science de l’inconscient » que comme « science de la conscience » – revient à Kant : « le moi, sujet de tout jugement d’aperception, est une fonction d’organisation de l’expérience, mais dont il ne saurait y avoir de science puisqu’il est la condition transcendantale de toute science »59.
- 60 Id., « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 376 et 380.
26En définissant l’homme comme une « organisation vivante servie par une intelligence », Maine de Biran a marqué d’avance le terrain sur lequel au XIXe siècle une nouvelle psychologie s’est constituée comme « biologie du comportement humain ». Maine de Biran, toutefois, de même que Kant, avait encore su assigner ses limites à la nouvelle psychologie comme science des réactions et des comportements. Chez Maine de Biran comme chez Kant, la psychologie se situe en effet dans une anthropologie et donc dans une philosophie qui d’un côté est en mesure de définir la place de la vie humaine entre vie animale et vie spirituelle et qui, de l’autre, lie la théorie générale de l’habileté humaine à une théorie de la sagesse60.
- 61 Pour la thèse d’un aboutissement et pas simplement d’une transition de la psychologie du sujet pen (...)
- 62 G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 379.
27Rien de tout cela ne peut plus être trouvé dans la nouvelle biologie du comportement humain à laquelle aboutit la psychologie moderne comme science du sujet pensant61. Issue de la fin de la croyance en la dignité de la pensée spéculative, qui est à la fois la cause et la conséquence, sur le plan scientifique, de l’essor d’une biologie qui nie l’existence d’un règne humain séparé et, sur le plan technique et économique, du développement d’un régime industriel qui gravite autour de la notion d’utilité, et liée sur le plan politique au poids inédit assumé par les procédures de sélection et d’orientation à la suite de la diffusion de l’égalitarisme, la psychologie comme science du comportement a cru pouvoir s’établir en se rendant indépendante de toute philosophie, c’est-à-dire de toute spéculation qui chercherait une idée de l’homme en regardant « au-delà des données biologiques et sociologiques ». « Une science, ou une technique scientifique ne contiennent – toutefois – d’elles-mêmes aucune idée qui leur confère leur sens. »62
- 63 Pour le décisionnisme intrinsèque et pour l’impératif qui hante de l’intérieur l’épistémè anthropo (...)
28Mieux encore : une science et une technique scientifique présupposent toujours et déjà une idée qui leur confère leur sens en raison de la façon aporétique dans laquelle leur scientisme les confronte à la question mal posée ou même déniée et refoulée de leur intrinsèque réflexivité. Ainsi appelée à décider de la nature de l’homme et du rapport en lui du physique et du psychique, la psychologie est alors toujours « à la fois juge et partie » : de ne pas pouvoir décider, elle a toujours et déjà tranché par-delà elle-même63. À l’instar du caractère éminemment instrumental d’un savoir construit sur son efficacité technique comme celui de la psychologie, l’homme est outil, instrument des instruments.
Au lieu de la vie, la mort : le choix du miroir
- 64 J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits I, op. cit., p. (...)
29De même, on pourrait dire que c’est le choix de camp entre le niveau originaire du cogito et celui physique du miroir qui est décisif chez Lacan, plus encore que l’opposition entre conscience et inconscient. La conception du stade du miroir comme formateur de la fonction du je, telle que Lacan la reprend au Congrès international de psychanalyse de Zurich en 1949, treize ans après sa première formulation, montrerait dans quelle mesure l’expérience de la psychanalyse s’oppose « à toute philosophie issue directement du Cogito »64.
- 65 Voir Id., Le moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 100.
- 66 Voir Id., « La science et la vérité », art. cité, p. 336 et suiv.
30Lacan lui-même – fidèle à l’« inspiration rationaliste […] sans rêve de rationalisation » de Freud65 – ne pose pourtant pas la psychanalyse en dehors du cogito. Au contraire, il reconnaît même le rôle « inaugural » du cogito cartésien dans la révolution scientifique qui a ouvert la voie à la psychanalyse et dont la psychanalyse freudienne est censée représenter le dernier séisme66. Le cogito auquel Lacan se réfère n’a toutefois rien à voir avec l’intuition directe que l’âme aurait d’elle-même comme entendement pur. Au contraire, il est le langage symbolique qui découle de cette intuition au niveau de l’axiomatique de la connaissance et que Lacan croit pouvoir introniser en destituant l’acte originaire de la pensée dont il résulte. C’est même à ce cogito axiomatique qu’il prétend redonner à moindres frais, en raison de l’efficacité technique de la psychanalyse et partant dans la science au-delà de la science, cet « amarrage à l’être » qui, non pas seulement pour Descartes mais pour toute la tradition philosophique avant et après lui, est prérogative de l’unité infinie de Dieu.
- 67 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires (...)
- 68 Pour l’équivocité du concept de normal, voir : G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, (...)
31Qui voudrait aujourd’hui contester à la psychanalyse le droit de ne pas se croire « issue directement du Cogito » ? Lacan parvient-il toutefois vraiment à penser, au contraire, la filiation indirecte de la psychanalyse à l’égard du cogito ? Sa manière de concevoir le rapport de la psychanalyse au cogito ne répète-t-il pas plutôt l’amphibologie entre constituant et constitué dans laquelle la psychanalyse, en raison de son scientisme déclaré et congénital, baigne toujours et déjà ? Avant même que Les mots et les choses ne l’eût identifiée au cœur de l’homme et de ses doubles, Foucault avait découvert cette même amphibologie dans « la synthèse autoritaire de la nature et de la vertu » de l’objectivation par excommunication de la psychopathologie moderne dans Histoire de la folie67. Canguilhem, à son tour, avait situé l’amphibologie entre existence et essence au cœur du biologisme moderne par sa généalogie du concept de normal et de son équivocité fondamentale comme expression emblématique de la fausse médiation entre science et technique, fait et valeur, savoir et pouvoir, où la révolution scientifique moderne trouve son origine68.
- 69 Voir J. Lacan, « Le stade du miroir », art. cité, p. 97 ; en outre, le titre de la fameuse contrib (...)
32Le retour à Freud de Lacan frappe à la fois par la timidité et par la confusion avec lesquelles il définit les rapports de fondation. Faute du nécessaire tranchant, son dépassement de la biologie ne peut que déboucher dans un vitalisme dualiste et dans le biologisme qui en est la conséquence nécessaire. Lorsqu’on se pose préalablement et par choix électif du côté du constitué et non du constituant, de l’identité spéculaire du physique et non de l’identité spéculative de son nécessaire excès, il est impossible d’établir des relations de constitution non ambiguës. La définition des rapports entre imaginaire et symbolique donnée par Lacan et la confusion de plans qui la caractérise le montrent bien. Le rôle expressément « formateur de la fonction du Je » qui reviendrait au stade du miroir ne préjugerait en rien de la possibilité d’en proposer une « réduction symbolique »69. Le stade du miroir constituerait la résorption symbolique qui le constitue. On ne voit pas d’ailleurs comment un instinct de mort qui se pose sur le même plan que celle-ci pourrait dépasser la vie organique en la résorbant en soi ; a fortiori, la façon dont l’inconscient de la psychanalyse pourrait réduire la conscience de la psychologie reste totalement obscure.
- 70 Voir ibid., p. 92 et suiv. En 1938 déjà, Lacan parlait à propos du stade du miroir d’une « double (...)
- 71 Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 96.
- 72 Ibid., p. 94.
- 73 Ibid., p. 98.
- 74 Id., « Le séminaire sur La Lettre volée », dans Id., Écrits I, op. cit., p. 11-61, ici p. 53 ; en (...)
33Le petit homme qui reconnaît comme telle son image dans le miroir exemplifie un fait de psychologie comparée qui confère au stade du miroir la valeur d’une expérience anthropologique fondamentale. C’est en effet par la capacité de s’identifier à son reflet spéculaire que l’enfant de six mois marque la différence anthropologique qui le sépare du petit chimpanzé du même âge, auquel il est du reste totalement inférieur du point de vue de ses capacités instrumentales70. L’abandon de la vie animale pour la vie spécifiquement humaine, où l’infans trouve la compensation jubilatoire de son impuissance motrice et du désir de mort qui accompagne le sevrage, est toutefois une expérience foncièrement aliénante. Dans son image spéculaire, le petit enfant découvre en même temps l’altérité qui habite son moi d’une façon originaire. L’« identité aliénante » qui en découle « marque de sa structure rigide tout son développement mental »71. La « forme primordiale » du moi dans laquelle l’enfant découvre pour la première fois son corps dans sa totalité lui est donnée comme une Gestalt, dont l’extériorité – « plus constituante que constituée » – structure son rapport au monde dans ses relations aussi bien à autrui qu’à la réalité objectale72. Les « méconnaissances constitutives du moi »73 restent irréductibles même avec le passage du je spéculaire au je social et avec l’entrée dans l’ordre symbolique du langage qui serait toutefois censé fonder l’ordre imaginaire du narcissisme du stade du miroir. C’est même au contraire la béance fondamentale que l’aliénation du moi établit dans les rapports à autrui qui explique la naissance du langage. C’est ainsi – comme Lacan l’affirme en 1955 dans son séminaire sur La Lettre volée – « par la voie d’une béance spécifique de sa relation imaginaire à son semblable » que l’homme a pu entrer dans l’ordre de la parole comme sujet74.
- 75 Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 99.
- 76 Ibid., p. 98. Voir déjà Id., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », art. cit (...)
- 77 Voir ibid., p. 118 : « Il est clair en effet que la libido génitale s’exerce dans le sens d’un dép (...)
- 78 Id., « Le séminaire sur La Lettre volée », art. cité, p. 12 et p. 46 ; voir aussi p. 45 : « Cette (...)
- 79 Ibid., p. 53 et suiv.
- 80 Voir Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 93 et suiv. : « Mais le point important est que ce (...)
34Au « point de jonction de la nature à la culture », que l’anthropologie s’est donné pour tâche de définir, la psychanalyse seule reconnaît un « nœud de servitude imaginaire »75. S’en dégage une agressivité foncière qui détermine tout rapport à soi dans le sens d’un masochisme, tout rapport aux objets dans les termes d’une connaissance aussi bien que tout rapport à l’autre dans le sens d’une jalousie primaire76. La violence constitutive qui en découle, au moment même de la genèse naturelle de la culture, ne sera plus dépassable même lors de la transition au symbolique, dont on a vu qu’elle est déjà inscrite dans l’imaginaire. À la « structure narcissique » appartient ainsi un « caractère irréductible » que toute sublimation dans la crise de l’Œdipe ne saurait effacer77. Voilà pourquoi, même si « c’est l’ordre symbolique qui est, pour le sujet, constituant » et en dépit de « la détermination que l’animal humain reçoit de l’ordre symbolique »78, le fameux schéma par lequel Lacan représente la dialectique de l’intersubjectivité propose une interposition entre le couple imaginaire de la relation spéculaire et consciente du moi et le couple symbolique du sujet de l’énonciation disséminé dans la chaîne signifiante de l’inconscient entre l’en-deçà du ça et l’au-delà de l’autrui absolu, à savoir l’Autre79. La discordance primordiale du moi et de son identité aliénante ne pourra jamais être réduite par le je et son histoire80.
- 81 Id., « L’agressivité en psychanalyse », art. cité, p. 100.
- 82 Id., « Le séminaire sur La Lettre volée », art. cité, p. 53.
- 83 Ibid., p. 46 et suiv.
- 84 Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 95.
- 85 Voir R. Caillois, Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard (Les Essais 6), 1938, en particulier le ch (...)
35Freud aurait été poussé à formuler, au-delà du principe vital de plaisir, le principe énigmatique d’un instinct de mort face aux apories auxquelles se serait heurtée « la tentative la plus profonde qui ait paru de formuler une expérience de l’homme dans le registre de la biologie »81. Néanmoins, ce dépassement de la vie ne serait pas non plus « un recours spiritualiste ». Il y est en effet question de « la structure de la détermination »82. Pour Lacan, la motivation « prévitale et transbiologique » admise par Freud serait bien sûr à rechercher dans le langage, un automatisme de répétition qui, en tant qu’instinct de mort, gouverne l’expérience du sujet « d’au-delà de la vie » non moins que le jeu du fort-da analysé par Freud83. Par la décomposition des synthèses imaginaires de la vie, le langage ne ferait d’ailleurs que prendre la relève du désir de mort lié à l’expérience du sevrage qui constitue un présupposé fondamental du stade du miroir. Plus précisément, au niveau de ce dernier, le langage prolongerait même l’instinct de mort propre au mimétisme qui, sur un plan plus strictement biologique, explique la pulsion du petit enfant à s’identifier avec son image dans le miroir. Lacan interprète en effet le mimétisme morphologique animal par le biais de la notion de psychasthénie légendaire développée par Roger Caillois. Selon Caillois, le mimétisme constituerait notamment « une obsession de l’espace dans son effet déréalisant »84. De même que l’instinct de mort freudien, il est désir de « dépersonnalisation par assimilation à l’espace », « retour à l’organique »85.
- 86 Voir J. Lacan, « Le stade du miroir », art. cité, p. 99.
- 87 Id., L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 361 et p. 362.
- 88 Id., « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 289.
- 89 Ibid., p. 282.
- 90 Id., « Le séminaire sur La Lettre volée », art. cité, p. 54.
36Ayant reconduit le moi à sa constitutive « fonction de méconnaissance » et ainsi ouvert la voie à la fonction du je et de son histoire, la psychanalyse peut enfin, à travers une pratique de la parole entre sujets préservés, accompagner le patient à la révélation extatique de sa vérité individuelle : la fatalité du « “Tu es cela”, où se révèle à lui le chiffre de sa destinée mortelle »86. L’éthique qui en découle est axée sur une question avec valeur de Jugement dernier où s’exprime la « dimension tragique » de la psychanalyse comme « triomphe de l’être-pour-la-mort » : « Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite ? »87 Le je lacanien de l’aliénation fondamentale, fidèle à la loi individuelle de son désir, de son allégeance à la structure symbolique qui le constitue, serait ainsi en mesure de surmonter en les réduisant les pathologies imaginaires du cogito, de la folie, de l’altruisme : du cogito puisque « l’ego transcendantal lui-même se trouve relativé, impliqué qu’il est dans la méconnaissance où s’inaugurent les identifications du moi »88 ; de la folie parce que la voie de la psychanalyse est « celle qui la surmonte, d’aller jusqu’à la vérité de la vanité de ce discours [du discours du savoir absolu hégélien] »89 ; de l’altruisme en raison du refus de « diviniser la chimère de l’amour dit génital au point de lui attribuer la vertu d’oblativité »90.
Au-delà du triomphe de l’être pour la mort lacanien : l’excès du cogito
- 91 Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 98.
- 92 Voir Id., « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 273 et p. 277 et suiv.
- 93 Voir l’échange avec Jean Hyppolite reporté dans Id., Le moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. (...)
- 94 Pour la lecture anthropologisante de Hegel, voir par exemple ibid., p. 104 et suiv. : « Hegel est (...)
37À quels titres, toutefois, le symbolique peut-il prétendre dominer l’imaginaire, la mort peut-elle aspirer à fonder la vie, si le symbolique aussi bien que la mort se posent sur le même plan de ce qu’ils sont censés constituer et ne représentent ainsi que l’autre face d’une même médaille ? Le cogito, la folie, l’amour se laissent-ils vraiment assigner, au côté des amphibologies de la réflexivité immédiate d’une vie finie, aux leurres des valeurs vitales qui seraient à reconduire à la vérité de leurs structures symboliques comme au fond de mort qui les constitue ? Ou bien, en raison de leur structure même ne devrait-on pas les rattacher à une vie compréhensive qui embrasserait en soi, comme l’origine de laquelle elles découlent, et la vie et la mort ? Le rapport de la psychanalyse au cogito – que la tradition antérieure et postérieure à Descartes, et en partie Descartes lui-même (car Dieu, en tant qu’il assure l’unité infinie qui lie le corps à l’âme, est-il autre chose ?), ont pensé comme vie infinie – serait alors totalement à repenser. L’identité spéculaire du moi devrait être reconduite à l’identité spéculative de l’esprit qui seul peut connaître l’œil et le miroir. La « self-suffisance de la conscience » ne serait alors pas une illusion narcissique, voire paranoïaque, telle que Lacan l’attribue à la sartrienne « philosophie contemporaine de l’être et du néant »91. Elle ne serait pas ce « petit point hors du monde » qu’aurait souhaité Archimède, mais au contraire le principe intérieur tant immanent que hors d’atteinte de toute expérience et de toute subjectivité ; la seule articulation sans ambiguïtés de l’amphibologie entre l’expérience et ses conditions, l’existence et l’essence, dont le structuralisme comme tout positivisme dans l’objectivisme naïf de son scientisme croient pouvoir faire impunément l’économie. Il s’agirait alors de penser vraiment le sujet absolu comme principe intrinsèque de toute subjectivité naturelle et en outre comme condition pour ces retrouvailles du savoir et de la vérité par-delà la réalité objective de la science que Lacan croit pouvoir célébrer à moindres frais dans la science92. Ainsi que le rappelle Jean Hyppolite, l’introduction paradoxale du point de vue biologique d’un instinct de mort comme fond de la vie serait à interpréter comme l’intuition par Freud de la nécessité de transcender le plan de la simple immanence vitale vers le principe spéculatif qui la fonde de l’intérieur tout en se soustrayant à sa prise93. Pour se situer véritablement en dehors de l’anthropologisme moderne, il aurait d’ailleurs fallu lire Hegel non pas à partir de sa réduction anthropologique à la dialectique du maître et de l’esclave par Alexandre Kojève, mais plutôt avec Jean Hyppolite, le maître de Foucault, qui en reconnaissant le principe spéculatif du savoir absolu comme principe de toute expérience avait su voir en Hegel le précurseur de Nietzsche quant à sa critique de tout réductionnisme anthropologique94.
- 95 Voir J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 341.
38L’être-pour-la-mort lacanien participe d’un vitalisme dualiste parce qu’il admet deux règnes opposés, la vie et la mort, sans savoir concevoir une vie qui les comprendrait en soi ; il représente en outre une forme de biologisme puisqu’il postule la possibilité de réduire l’un à l’autre par une voie positive, en fondant ainsi un savoir concret et naturel de l’individualité qui laisserait derrière soi tout dualisme métaphysique. L’incapacité de réfléchir la structure réflexive qui porte son objectivisme naïf et la prétention de garantir une médiation finie entre vie et mort, savoir et vérité, condamnent paradoxalement la psychanalyse au sort de tout subjectivisme positif moderne : faute de reconnaître une dimension spéculative, elle ne sait plus concevoir la négativité. Peut-elle vraiment, à ces conditions, penser l’inconscient ? On a raison d’en douter. Au-delà des métaphores mathématiques, notamment de la référence à une généralisation problématique du théorème de Gödel qui devrait expliquer l’impossibilité de suturer le sujet de la science95, on a la forte impression que pour expliquer le déchirement originel de l’homme il ne reste que le mythe, le conte de la jouissance primordiale du petit enfant qui reconnaît pour la première fois son image dans le miroir.
- 96 Voir J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie », dans Id., L’écriture et la différence, Paris, (...)
- 97 Loc. cit.
39L’agressivité primordiale que Lacan découvre dans le stade du miroir, la violence originaire qu’il décèle dans la culture au moment inaugural de sa genèse ne sont-elles pas dans leur caractère absolu l’effet du « totalitarisme structuraliste », dont Derrida percevait le risque, si non pas dans le projet même de Foucault d’écrire une histoire de la folie, du moins dans sa mise en œuvre ?96 L’exclusion de l’histoire du sujet psychanalytique de tout excès du cogito comme d’une superfétation qui lui serait totalement étrangère n’est-elle pas pour le XXe siècle un geste de ségrégation pareil à celui du rationalisme cartésien à l’égard de la folie condamné par Foucault dans l’Histoire de la folie ? Quant au renfermement forcé que ce geste d’exclusion comporte, au compelle intrare évangélique rappelé par Foucault, on peut tout simplement répéter les mots de Derrida : « cette réduction à l’intramondanité est à l’origine de la violence et rend ensuite possible toutes les camisoles de force »97.
- 98 Pour les rapports entre biologisme et irrationalisme, voir G. Lukács, Die Zerstörung der Vernunft: (...)
- 99 Sur le retour du sacré, voir : L. Scubla, « Le symbolique chez Lévi-Strauss et chez Lacan », Revue (...)
- 100 G. Canguilhem, « Qu’est-ce la psychologie ? », art. cité, p. 381.
40On voit avec quelle force se pose ainsi à nouveau la question des effets de normalisation liés à la technique de la parole psychanalytique, d’autant plus que la psychanalyse n’hésite pas à répéter la médiation finie entre fait et valeur, science et technique, qui est au cœur de l’équivocité fondamentale du concept de normal. L’envers de tout rationalisme étroit – on le sait – est un irrationalisme pareillement étroit. Aussi la psychanalyse lacanienne ne s’épargne-t-elle même pas un trait du démonisme qui, historiquement, va toujours de pair avec le biologisme98. Si elle ne reconnaît pas la transcendance du cogito, elle érige d’autant plus en principe absolu la négativité radicale d’un désir qui ne se laisse réduire à aucun besoin et à aucune demande et qui ne peut être intégré à aucun amour. Si le privilège accordé au cogito se légitime par l’immanence de sa structure à tout discours et par la tension au dépassement de toute violence qui l’habite, celui accordé au désir ne se justifie que par sa prétendue efficacité technique dans la pratique scientifique de la parole psychanalytique. Après le mythe, c’est le sacré qui revient, avec toute la dimension tragique qui toujours l’accompagne99. Malgré l’abri que son scientisme déclaré devrait garantir à la psychanalyse face à toute question sur son sens, on voit que plus d’un pourrait tomber en difficulté si, avec Canguilhem, on laissait la philosophie poser très vulgairement à la psychanalyse la question : « Dites-moi à quoi vous tendez, pour que je sache ce que vous êtes ? »100
- 101 M. Foucault, Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1972 [1963] (...)
41Michel Foucault a essayé à deux reprises de proposer une archéologie de la psychanalyse : en 1963 dans Naissance de la clinique et en 1976 dans le premier volume de son histoire de la sexualité, La volonté de savoir. Dans Naissance de la clinique, il identifie dans le mortalisme sous-jacent au vitalisme, qui découvre dans la mort le seul principe capable d’analyser la vie, et dans l’anatomie pathologique de Xavier Bichat et la médecine physiologique de François Broussais, les conditions pour que se développe au début du XIXe siècle une médecine positive. La maladie ne relève plus de la métaphysique du mal, elle n’est plus l’inassignable négatif, dès que la mort permet de la détacher de la contre-nature et de lui faire prendre corps dans le corps vivant des individus. La constitution de l’anatomie pathologique permet de repérer les dysfonctionnements de la maladie sur les organes morts que la dissection met à jour. La mort est alors la condition pour que le mal soit spatialisé et mis en discours, et s’ouvre ainsi à l’espace et au langage. C’est donc par la mort que, contre l’interdit aristotélicien d’une connaissance du singulier, devient possible pour la première fois en Occident un savoir de l’individuel et du sensible : « Il restera sans doute décisif pour notre culture que le premier discours scientifique tenu par elle sur l’individu ait dû passer par ce moment de la mort. »101
- 102 M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 201.
- 103 Loc. cit.
- 104 Loc. cit. pour la citation ; pour la psychanalyse et la peste, l’anecdote rapportée par Lacan, qui (...)
42La science du sujet concret dans la culture moderne est indissolublement liée à la mort. La psychanalyse ne fait pas exception. Au contraire, elle appartient de droit à la même couche archéologique qui a permis l’avènement de la médecine moderne par la médiation finie du singulier et de l’universel sur fond de mort : « des cadavres ouverts de Bichat à l’homme freudien, un rapport obstiné à la mort prescrit à l’universel son visage singulier »102. La réduction finie de la vie à la mort qui a fondé la médecine moderne, celle de la déraison à la raison « dont sont nées toutes les psychologies et la possibilité même de la psychologie » participent même de la « structure anthropologique » qui, par l’amphibologie constitutive entre sujet et objet, limite et origine, qui caractérise toute tentative du positivisme anthropologique moderne de fonder la finitude sur elle-même, a permis l’essor des sciences de l’homme103. Ainsi s’explique « la place déterminante de la médecine dans l’architecture d’ensemble des sciences humaines ». La psychanalyse n’est qu’une autre des nombreuses anthropoiatries qui ont empesté les deux siècles derniers104.
- 105 M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 199 et Les mots et les choses, op cit., p. 29 (...)
- 106 Id., Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoir (...)
- 107 Ibid., p. 76.
- 108 Ibid., p. 102.
- 109 Ibid., p. 157 et suiv.
43La même mise en discours du désir en tant qu’« abîme d’en dessous le mal », une lumière qui éclairerait d’un même jour Sade et Goya, « les 120 journées, Juliette et les Désastres », et qui fera dire à Foucault dans Les mots et les choses que « les 120 journées sont l’envers velouté, merveilleux des Leçons d’anatomie comparée » de Cuvier, est au centre de La volonté de savoir105. L’histoire du dispositif de sexualité que Foucault y trace peut en effet « valoir comme archéologie de la psychanalyse »106. Dans le projet de Foucault d’écrire une « histoire politique de la vérité » à propos de la scientia sexualis qui a été développée en Occident autour du sexe, la psychanalyse s’insère à merveille à côté de la biologie, de la médecine, de la psychiatrie. Ce qui importe vraiment est, en effet, que dans son cas aussi « le sexe ait été constitué comme un enjeu de vérité »107. Il ne peut s’agir alors nullement de compléter ou de subvertir dans la science la révolution scientifique de Freud en reconstituant par la pratique le lien perdu du savoir à la vérité ; il ne s’agit aucunement de repérer « le seuil d’une rationalité nouvelle dont Freud – ou un autre – marquerait la découverte », parce que c’est justement de cette « vérité du sexe » qu’il faut faire la généalogie, de la volonté de savoir qui la prône aussi bien que du pouvoir qui en constitue la structure immanente. D’autant plus que la mise en discours du désir par cette volonté, la « Logique du sexe »108 qu’elle développe, vise une spécification des individus selon la vérité singulière de leur nature qui se constitue comme science du sujet et qui a pour effet l’assujettissement des hommes par leur objectivation techno-logique. Même si, en affranchissant l’instinct sexuel de ses corrélations avec l’hérédité, elle a justement rompu avec le « grand système de la dégénérescence » à l’origine de tout racisme et de tout eugénisme109, on voit bien qu’il ne suffit pas de délivrer le sexe de sa centration génitale pour pouvoir croire la psychanalyse libre des effets de normalisation qui lui sont propres en tant que technologie médicale du désir.
- 110 Id., Les mots et les choses, op. cit., p. 390.
- 111 Loc. cit. pour la notion de contre-science. De même, c’est bien non pas parce que la psychanalyse (...)
- 112 Pour la même figure d’une dissolution généalogique de l’identité par la reconstruction archéologiq (...)
44Dans Les mots et les choses, Foucault reconnaît bien tant à la psychanalyse qu’à l’ethnologie un « privilège »110. Celui-ci ne peut toutefois pas résider dans la constitution d’une science des individus sous caution de son efficacité technique, une technologie de la vérité individuelle qui par sa structure ne fait que reproduire les amphibologies de l’anthropologisme moderne ; le privilège de la psychanalyse et avec elle de l’ethnologie est au contraire celui d’une contre-science qui ne ramène pas la subjectivité amphibolique de l’homme à ce qui en elle la détermine comme son obscur destin, mais qui la dissout du seul fait qu’elle la renvoie à son dehors111. Le nouveau Totem et tabou ne sera pas une psychanalyse, mais une généalogie qui renvoie la genèse de toute identité et de tout rationalisme à la négativité qui lui échappe nécessairement autant qu’elle lui appartient112.
- 113 Id., Maladie mentale et psychologie, Paris, PUF (Initiation philosophique), 1962, p. 89.
45C’est bien sûr là encore la conséquence d’un choix de camp que Foucault formulait déjà en 1962 lorsqu’il révisa pour une deuxième édition – à la lumière entre autres des acquis d’Histoire de la folie – son traité sur la maladie mentale et la personnalité : « Jamais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie. »113 Entre le cogito et ses reflets dans le miroir de la connaissance humaine, Foucault paraît toujours avoir déjà tranché en faveur du pouvoir constituant du premier. Ce n’est pas par hasard que l’archéologie a toujours été une œuvre de dissolution – contestation et transgression – des déterminations anthropologiques de ses réflexes spéculaires.
Notes
1 Cité par Ludwig Binswanger dans Traum und Existenz, Berne, Gachnang & Springer, 1992, p. 130.
2 Voir G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », dans Id., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994 [1968], p. 365-381, p. 381 ; sur le rapport avec Lacan, voir J. Adam, « Georges Canguilhem », Champ lacanien, no 13, 2013, p. 125-130.
3 J. Lacan, « La science et la vérité », sténographie de la leçon d’ouverture du séminaire de 1965-1966 sur L’objet de la psychanalyse (inédit), dans Id., Écrits II, Paris, Seuil (Points. Sciences humaines 21), 19712 [1966], p. 335-358, p. 339.
4 Loc. cit.
5 Loc. cit.
6 Ibid., p. 337.
7 Loc. cit.
8 Voir ibid., p. 337 et 335.
9 Ibid., p. 338.
10 Ibid., p. 341.
11 Ibid., p. 345.
12 Voir ibid., p. 344.
13 Id., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient de Freud », intervention lors des « Colloques philosophiques internationaux » (La dialectique), Royaumont 19-23 septembre 1960, reprise dans Id., Écrits II, op. cit., p. 273-308, p. 278.
14 Ibid., p. 278 et suiv.
15 Id., « La science et la vérité », art. cité, p. 355.
16 Id., « D’un syllabaire après coup », dans Écrits II, op. cit., p. 196-202, p. 202.
17 Id., « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 276.
18 Voir ibid., p. 277 et Id., « Sur la théorie du symbolisme d’Ernest Jones », dans Id., Écrits II, op. cit., p. 175-195, p. 190. Pour l’interprétation de la révolution scientifique moderne dans les termes d’une transition de la représentation à la pure relation en passant par la substance, voir aussi la « loi des trois états de l’esprit scientifique », dans G. Bachelard, La philosophie du non : essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, Paris, PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1940, p. 54.
19 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 277.
20 Id., « D’un syllabaire après coup », art. cité, p. 201 ; pour une critique du « principe de réalité » en raison de son ancrage imaginaire voir aussi : Id., « Au-delà du “Principe de réalité” », dans Écrits I, Paris, Seuil (Points 5), 19702 [1966], p. 72-91.
21 Voir Id., « D’un syllabaire après coup », art. cité, p. 201.
22 Loc. cit.
23 Ibid., p. 198. Pour ce qui relève en particulier de l’« endoscopie », voir ibid., p. 196 ; Id., « Sur la théorie du symbolisme d’Ernest Jones », art. cité, p. 179 ; en outre S. Freud, Traumdeutung, GW II/III, p. 510 et 350.
24 J. Lacan, « D’un syllabaire après coup », art. cité, p. 198.
25 Voir Id., « La science et la vérité », art. cité, p. 335 et suiv.
26 Voir S. Freud, Das Unbehagen in der Kultur, GW XIV, p. 454 (« psychologische Ableitung »). Et pour la prétention de « convertir la métaphysique en métapsychologie » en tant que « psychologie de l’inconscient », Id., Zur Psychopathologie des Alltagslebens, GW IV, p. 288.
27 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 336.
28 Sur le dépassement de la différence entre intérieur et extérieur, voir la référence à la figure topologique du huit intérieur de la bande de Moebius dans laquelle deux côtés sont réunis sur une seule surface, ainsi que le commentaire de Lacan à son propos : « le sujet est, si l’on peut dire, en exclusion interne à son objet » (ibid., p. 341) ; sur le structuralisme de Lévi-Strauss, ibid., p. 335 et suiv. ; sur les rapports entre vérité et savoir : Id., « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 274 et suiv.
29 Voir C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, La Haye, Mouton (Maison des sciences de l’homme. Collection de rééditions 2), 1967 [1949], p. 14 et suiv. ; J. Lacan, Le séminaire. Livre VII : L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), J.-A. Miller éd., Paris, Seuil (Le Champ freudien 11), 1986, p. 81 et suiv. Dans le dépassement structuraliste de la dichotomie entre nature et culture, on peut voir la réponse de la psychanalyse aux prétentions de la psychologie de s’établir comme science en unifiant son approche naturaliste d’un côté (psychologie expérimentale) et son approche humaniste de l’autre (psychologie clinique) et en englobant sur cette base la psychanalyse (voir D. Lagache, L’unité de la psychologie : psychologie expérimentale et psychologie clinique, Paris, PUF, 1949). Le livre de Lagache constitue d’ailleurs le point de départ de l’essai de Canguilhem : « Qu’est-ce que la psychologie ?», art. cité, p. 356.
30 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 342.
31 Id., Le séminaire. Livre VI : Le désir et son interprétation (1958-1959), J.-A. Miller éd., Paris, Éditions de la Martinière (Le Champ freudien), 2013, p. 560 ; sur le problème de la « normalisation », p. 556 et suiv. Sur l’analyse en tant que « jugement », voir : Id., L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 337 et suiv.
32 Id., « La science et la vérité », art. cité, p. 344.
33 G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 367.
34 Loc. cit.
35 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 340. Pour le problème de la sélection : G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 380.
36 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 338.
37 Voir E. Husserl, Cartesianische Meditationen: eine Einleitung in die Phänomenologie, Hambourg, Meiner, 1995, p. 160 (« Naivitäten höherer Stufe »).
38 Voir déjà M. Foucault, « La psychologie de 1850 à 1950 » (1957), dans Dits et écrits (1954-1988), D. Defert et F. Ewald éd., avec la collab. de J. Lagrange, Paris, Gallimard (Quarto), 2001, t. I, p. 148-165, p. 163 et suiv.
39 Dans un sens que l’on peut dire analogue, Jacques Derrida pose la question, à côté de celle de la « résistance à l’analyse », de « la résistance de la psychanalyse ». Voir J. Derrida, Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée (La philosophie en effet), 1996, p. 9 et suiv. et p. 13 et suiv.
40 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 348.
41 Loc. cit.
42 A. Rey, La théorie de la physique chez les physiciens contemporains, Paris, Alcan, 1907, p. 13.
43 Voir G. Canguilhem, « Philosophie et science », entretien avec Alain Badiou, d’abord dans Revue de l’enseignement philosophique, vol. XV, no 2, 1965, maintenant dans Id., Œuvres complètes. Tome IV : Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences (1940-1965), C. Limoges éd., Paris, Vrin, 2015, p. 1097-1111, p. 1100 et suiv. Dans le même entretien, Canguilhem affirme aussi que « science et vérité » formerait un pléonasme, de même que « connaissance vraie » ou « connaissance scientifique » (ibid., p. 1100). Il est difficile de dire si le titre de Lacan, « La science et la vérité », est une allusion directe à l’entretien de Canguilhem avec Badiou. Il renverse en tout cas le sens de l’affirmation de Canguilhem, ce qui est bien significatif du clivage entre la position de Lacan d’un côté et celle de Canguilhem et de l’épistémologie historique de l’autre. Chez Lacan, le couple est en effet rigoureusement à prendre dans le sens d’une disjonction et non pas d’une simple dittologie. Sa « vocation de science » porterait en effet la psychanalyse à dire dans la science la vérité sur la science : « L’épistémologie ici fera toujours défaut, si elle ne part d’une réforme, qui est subversion du sujet » (J. Lacan, « Fin du prière d’insérer », 1966, texte rapporté sur la jaquette de l’édition de poche des Écrits II, op. cit.).
44 G. Canguilhem, « Philosophie et vérité », d’abord dans Revue de l’enseignement philosophique, vol. XV, no 4, 1965, maintenant dans Id., Œuvres complètes. Tome IV, op. cit., p. 1121-1138, p. 1126.
45 J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 348.
46 Voir G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 365.
47 Scipion Dupleix, Corps de philosophie contenant la logique, la physique, la métaphysique, et l’éthique, Genève, Étienne Gamonet, 1636 [1re éd., Paris, 1607], p. 439 (Physique) ; rapporté par G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 372.
48 Voir : R. Descartes, Œuvres, t. VII : Meditationes de prima philosophia, C. Adam et P. Tannery éd., Paris, Vrin, 1996 [1904], p. 367 et suiv. : « Quibus facile est respondere, non esse oculum qui speculum videt magis quam seipsum, sed mentem quae sola, et speculum, et oculum, et seipsam quoque, agnoscit », et G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 372.
49 J. Lacan, « D’un syllabaire après coup », art. cité, p. 201.
50 Ibid., p. 198.
51 Ibid., p. 201. Sur le rôle fondamental du stade du miroir pour la constitution de l’objet voir déjà : J. Lacan, Le séminaire. Livre II : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), J.-A. Miller éd., Paris, Points (Points essais 443), 2015, p. 223 : « C’est l’image de son corps qui est le principe de toute unité qu’il perçoit dans les objets ».
52 Voir G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 369. Canguilhem renvoie à son tour à l’étude de A. Gurwitsch, « Développement historique de la Gestalt-Psychologie », Thalès, vol. II, 1935, p. 167-176.
53 G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 371.
54 Id., La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2003 [1965], p. 113.
55 Pour la contradiction d’une forme qui sert à connaître les formes, voir Id., « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 368 : « L’âme est un objet naturel d’étude, une forme dans la hiérarchie des formes, même si sa fonction essentielle est la connaissance des formes ». Sur la nécessité d’excéder le cadre physique de la biologie pour penser la connaissance, voir Id., « Le concept et la vie » (1966), dans Id., Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 335-364, p. 342 : « la conception des concepts reçoit une solution qui vient rompre le projet de naturaliser la connaissance de la nature ».
56 Id., « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 375.
57 Voir ibid., p. 371 et suiv.
58 Voir ibid., p. 375.
59 Voir ibid., p. 373. Pour un jugement analogue en rapport à la définition que donne Foucault des sciences humaines et de l’épistémè anthropologique qui les fonde dans Les mots et les choses, voir G. Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du Cogito ? », Critique, no 242, 1967, p. 599-618, p. 614.
60 Id., « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 376 et 380.
61 Pour la thèse d’un aboutissement et pas simplement d’une transition de la psychologie du sujet pensant à la psychologie moderne du comportement, voir plus en détail : U. Balzaretti, Leben und Macht: eine radikale Kritik am Naturalismus nach Michel Foucault und Georges Canguilhem, Weilerswist, Velbrück Wissenschaft, 2018, p. 646 et suiv.
62 G. Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », art. cité, p. 379.
63 Pour le décisionnisme intrinsèque et pour l’impératif qui hante de l’intérieur l’épistémè anthropologique, voir : M. Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1966, p. 338 et suiv.
64 J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits I, op. cit., p. 92-99, p. 99.
65 Voir Id., Le moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 100.
66 Voir Id., « La science et la vérité », art. cité, p. 336 et suiv.
67 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires 8), 1972, p. 92.
68 Pour l’équivocité du concept de normal, voir : G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF (Galien 4), 1966, p. 76 et suiv.
69 Voir J. Lacan, « Le stade du miroir », art. cité, p. 97 ; en outre, le titre de la fameuse contribution de Lacan (« Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je »).
70 Voir ibid., p. 92 et suiv. En 1938 déjà, Lacan parlait à propos du stade du miroir d’une « double rupture vitale » : rupture d’une part de la connaturalité et de l’adaptation immédiate de l’animal à son milieu ; rupture d’autre part de l’asservissement animal de la perception à la pulsion (voir Id., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » (1938), dans Id., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 23-84, p. 43).
71 Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 96.
72 Ibid., p. 94.
73 Ibid., p. 98.
74 Id., « Le séminaire sur La Lettre volée », dans Id., Écrits I, op. cit., p. 11-61, ici p. 53 ; en outre p. 11 : « C’est, on le sait, dans l’expérience inaugurée par la psychanalyse qu’on peut saisir par quels biais de l’imaginaire vient à s’exercer, jusqu’au plus intime de l’organisme humain, cette prise du symbolique. »
75 Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 99.
76 Ibid., p. 98. Voir déjà Id., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », art. cité, p. 43 : « Disons que le moi gardera de cette origine la structure ambiguë du spectacle qui […] donne leur forme à des pulsions, sadomasochiste et scoptophilitique (désir de voir et d’être vu), destructrices de l’autrui dans leur essence. » La jalousie humaine se révèlerait même être « l’archétype des sentiments sociaux » (loc. cit.). Sur « la notion d’une agressivité liée à la relation narcissique et aux structures de méconnaissance et d’objectivation systématiques qui caractérisent la formation du moi », voir Id., « L’agressivité en psychanalyse » (1948), dans Id., Écrits I, op. cit., p. 100-123, p. 115.
77 Voir ibid., p. 118 : « Il est clair en effet que la libido génitale s’exerce dans le sens d’un dépassement, d’ailleurs aveugle, de l’individu au profit de l’espèce, et que ses effets sublimants dans la crise de l’Œdipe sont à la source de tout le procès de la subordination culturelle de l’homme. Néanmoins on ne saurait trop mettre l’accent sur le caractère irréductible de la structure narcissique […] ».
78 Id., « Le séminaire sur La Lettre volée », art. cité, p. 12 et p. 46 ; voir aussi p. 45 : « Cette répétition étant répétition symbolique, il s’y avère que l’ordre du symbole ne peut plus être conçu comme constitué par l’homme, mais comme le constituant. »
79 Ibid., p. 53 et suiv.
80 Voir Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 93 et suiv. : « Mais le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu, – ou plutôt, qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité. »
81 Id., « L’agressivité en psychanalyse », art. cité, p. 100.
82 Id., « Le séminaire sur La Lettre volée », art. cité, p. 53.
83 Ibid., p. 46 et suiv.
84 Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 95.
85 Voir R. Caillois, Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard (Les Essais 6), 1938, en particulier le chap. II : « Mimétisme et psychasthénie légendaire » (paru d’abord en 1935 comme article dans le Minotaure, no 7, 1935), p. 86-122, p. 112 et p. 116 pour les citations. La référence à Caillois atteste, dans la lignée du dépassement schopenhauerien du principe vital de l’individuation, les racines profondément anti-bergsoniennes de l’entreprise de Lacan. Caillois interprète en effet l’élan vital de Bergson en termes étroitement biologiques.
86 Voir J. Lacan, « Le stade du miroir », art. cité, p. 99.
87 Id., L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 361 et p. 362.
88 Id., « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 289.
89 Ibid., p. 282.
90 Id., « Le séminaire sur La Lettre volée », art. cité, p. 54.
91 Id., « Le stade du miroir », art. cité, p. 98.
92 Voir Id., « Subversion du sujet et dialectique du désir », art. cité, p. 273 et p. 277 et suiv.
93 Voir l’échange avec Jean Hyppolite reporté dans Id., Le moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 98.
94 Pour la lecture anthropologisante de Hegel, voir par exemple ibid., p. 104 et suiv. : « Hegel est aux limites de l’anthropologie. Freud en est sorti. Sa découverte c’est que l’homme n’est pas tout à fait dans l’homme ». En outre : J. Hyppolite, Logique et existence : essai sur la logique de Hegel, Paris, PUF (Épiméthée 1), 1953, p. 243 : « Hegel a ici devancé Nietzsche. La réflexion humaniste est la chute dans le “trop humain” ». Pour les rapports de Lacan avec Kojève, voir B. Marte, Das Begehren als ethischer Imperativ: kann die Psychoanalyse revolutionär sein?, Vienne, Berlin, Verlag Turia + Kant, 2017, p. 59 et suiv.
95 Voir J. Lacan, « La science et la vérité », art. cité, p. 341.
96 Voir J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie », dans Id., L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 51-97, p. 88.
97 Loc. cit.
98 Pour les rapports entre biologisme et irrationalisme, voir G. Lukács, Die Zerstörung der Vernunft: der Weg des Irrationalismus von Schelling zu Hitler, Berlin, Weimar, Aufbau-Verlag, 19884 [1955], en particulier p. 318 et suiv. et p. 417 et suiv.
99 Sur le retour du sacré, voir : L. Scubla, « Le symbolique chez Lévi-Strauss et chez Lacan », Revue du MAUSS, no 37, 2011, p. 253-269 et V. Descombes, « L’équivoque du symbolique », Cahiers Confrontation, no 3, 1980, p. 77-95.
100 G. Canguilhem, « Qu’est-ce la psychologie ? », art. cité, p. 381.
101 M. Foucault, Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1972 [1963], p. 200. Sur « la vieille loi aristotélicienne, qui interdisait sur l’individu le discours scientifique », voir ibid., p. 174 ; pour la prétention de la psychologie moderne d’avoir au contraire construit une connaissance concrète de l’individu, voir G. Politzer, « Où va la psychologie concrète ? » [1929], dans Écrits 2 : Les fondements de la psychologie, J. Debouzy éd., Paris, Éditions sociales, 1969, p. 136-188, p. 176.
102 M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 201.
103 Loc. cit.
104 Loc. cit. pour la citation ; pour la psychanalyse et la peste, l’anecdote rapportée par Lacan, qui l’aurait eue directement de la bouche de Freud : à l’arrivée en vue du port de New York et de la statue de la Liberté, celui-ci aurait dit à Jung qui voyageait avec lui à la suite d’une invitation commune à la Clark University : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste » (J. Lacan, « La chose freudienne », dans Id., Écrits I, op. cit., p. 400). Pour une revendication ouverte du caractère médical de la pensée de Freud et de son refus de repenser une unité de l’être humain par-delà Descartes, la division est en effet « faite une bonne fois » et l’homme est corps, voir Id., Le moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 105.
105 M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 199 et Les mots et les choses, op cit., p. 290.
106 Id., Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires), 1976, p. 172.
107 Ibid., p. 76.
108 Ibid., p. 102.
109 Ibid., p. 157 et suiv.
110 Id., Les mots et les choses, op. cit., p. 390.
111 Loc. cit. pour la notion de contre-science. De même, c’est bien non pas parce que la psychanalyse constituerait une science mieux construite, mais parce qu’elle « a fait remonter les mots jusqu’à leur source – jusqu’à cette région blanche de l’auto-implication où rien n’est dit », qu’il faut bien rendre justice à Freud (voir M. Foucault, « La folie, l’absence d’œuvre », dans Id., Œuvres I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de La Pléiade), 2015, p. 621.
112 Pour la même figure d’une dissolution généalogique de l’identité par la reconstruction archéologique de son dehors, voir Id., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 1969, p. 172 et suiv.
113 Id., Maladie mentale et psychologie, Paris, PUF (Initiation philosophique), 1962, p. 89.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Ugo Balzaretti, « Cogito et histoire du sujet : quelques remarques sur la biopolitique et la psychanalyse », Astérion [En ligne], 21 | 2019, mis en ligne le 12 décembre 2019, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/4206 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.4206
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