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Dossier

De la philosophie à l’histoire, en passant par la psychologie : que nous apprennent les archives Foucault des années 1950 ?

From philosophy to history, through psychology: what do we learn from the Foucault archives of the 1950s?
Elisabetta Basso

Résumés

Cet article s’appuie sur des manuscrits foucaldiens des années 1950 afin d’analyser le chantier théorique à partir duquel le jeune Foucault inaugure la réflexion qui l’amènera à une mise en question radicale des sciences humaines. En particulier, l’article suit la piste d’un ouvrage inédit que Foucault a consacré à l’analyse existentielle de Ludwig Binswanger à l’époque de son enseignement à Lille. Ce manuscrit représente le maillon manquant entre l’« Introduction » à Le rêve et l’existence (1954) et la thèse que Foucault publie en 1961, Folie et déraison. Tout en adjoignant à l’analyse du manuscrit la lecture de notes et fiches de lecture de la même époque, l’article montre que la critique que Foucault finit par adresser à l’anthropologie et la phénoménologie au début des années 1960 serait déjà présente de manière implicite dans l’« Introduction » à Le rêve et l’existence. Dans cette étude, en effet, Foucault aurait déjà abandonné son enthousiasme initial pour l’anthropologie phénoménologique de Binswanger pour focaliser plutôt son attention sur le problème du langage et de l’historicité des formes d’expériences.

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Texte intégral

« Un philosophe passé à la psychologie, et de la psychologie à l’histoire »

  • 1 M. Foucault, Folie et déraison : histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon (Civilisation (...)
  • 2 À ce sujet, voir L. Paltrinieri, « Philosophie, psychologie, histoire dans les années 1950. Maladi (...)
  • 3 H. Ey, « Introduction aux débats », dans le dossier « La conception idéologique de “L’Histoire de (...)

1Sur la jaquette amovible de la première édition de Folie et déraison, en 1961, Foucault présente son ouvrage comme le livre « de quelqu’un qui s’est étonné », dont « l’auteur est par profession un philosophe passé à la psychologie, et de la psychologie à l’histoire »1. Même en tenant compte de la rhétorique qui caractérise cette affirmation, il nous faut néanmoins reconnaître qu’au tournant des années 1960, l’intérêt de Foucault pour les méthodes et les thèmes spécifiques de la psychologie et la psychopathologie s’oriente de manière évidente vers une prise en compte de la dimension historique de ces disciplines2. Si l’histoire dont il est question dans ses cours et ses ouvrages du début des années 1950 sur la psychologie et la psychopathologie concerne essentiellement l’histoire individuelle, entendue à la fois comme histoire biographique et comme temporalité vécue, en revanche, dans l’Histoire de la folie, la problématisation historique des disciplines psychologiques finira par amener Foucault à une remise en cause du concept même de maladie mentale et, par conséquent, à une contestation radicale du « bien-fondé de la Psychiatrie », comme le souligne Henri Ey à l’occasion des Journées annuelles de l’Évolution psychiatrique de 19693.

  • 4 J. L. Moreno Pestaña, En devenant Foucault : sociogenèse d’un grand philosophe, P. Hunt trad.,
  • 5 Ibid., p. 56.

2Pour de nombreux lecteurs, cette contestation est apparue en contradiction avec l’approche philosophique de la psychopathologie que Foucault avait sondée dans ses premiers travaux, en particulier dans son introduction à Binswanger de 1954. D’où la rupture qui existerait entre ces écrits et le reste de l’œuvre de Foucault, une rupture conceptuelle que certains chercheurs ont attribuée à des contingences biographiques et même académiques. Selon José Luis Moreno Pestaña, par exemple, la rencontre de Foucault et Binswanger, grâce à la médiation du couple Georges et Jacqueline Verdeaux, ne serait qu’« un effet des réseaux entretenus par la famille Foucault »4, et l’« Introduction » à Le rêve et l’existence résulterait d’une « réponse conjoncturelle aux demandes de marché spécifiques »5. Autrement dit, le choix de Foucault de traiter de l’anthropologie phénoménologique au début des années 1950 correspondrait tout simplement à un exercice de légitimation visant à s’assurer un avenir professionnel dans le contexte philosophique français de cette époque.

  • 6 Pour ce qui concerne les années 1950, voir en particulier E. Basso, « La correspondance entre Mich (...)

3Il s’agit là sans doute d’une thèse digne d’attention, mais il faut souligner que la réflexion sur le travail de Foucault est aujourd’hui considérablement facilitée par l’accès à de nombreuses archives que les chercheurs n’avaient pas à leur disposition auparavant. En plus des manuscrits des cours, des fiches et des notes de lecture de Foucault qui ont été déposés en 2013 à la Bibliothèque nationale de France, d’autres documents ont été récemment publiés, notamment des correspondances6, qui peuvent nous aider à éclaircir certains passages obscurs du parcours intellectuel du philosophe. Pour ce qui concerne les années 1950, tous ces documents sont d’autant plus précieux qu’ils semblent en outre remédier à cette impression de juxtaposition, de manque d’unité qui a été souvent reprochée aux écrits que Foucault a publiés avant sa thèse, des textes très courts, assez énigmatiques et parfois en contradiction l’un avec l’autre. Malheureusement, les sources textuelles actuellement consultables à la Bibliothèque nationale ne nous renseignent pas sur les contingences biographiques qui ont accompagné la publication de Maladie mentale et personnalité, de l’« Introduction » à l’étude de Binswanger sur le rêve et des deux articles sur la psychologie.

  • 7 Ce manuscrit est conservé au fonds Michel Foucault de la Bibliothèque nationale de France (BnF), a (...)
  • 8 M. Foucault, Maladie mentale et psychologie, Paris, PUF (Initiation philosophique 12), 1962, p. 89

4Dans les pages suivantes, nous nous limiterons à considérer le chantier théorique à partir duquel le jeune Foucault a commencé à réfléchir sur l’historicité des formes d’expérience à l’époque où, avant son départ en Suède en 1955, il était assistant de psychologie à la faculté des Lettres de l’université de Lille en même temps qu’agrégé répétiteur à l’École normale supérieure de Paris. Nous concentrerons notre attention, en particulier, sur un manuscrit sans titre portant sur Binswanger et l’analyse existentielle que Foucault rédige durant son enseignement à Lille7. Nous croyons en effet que ce texte, en raison de sa position au milieu des cours sur les concepts et les méthodes de la psychologie et de la psychopathologie, aussi bien que sur les problèmes philosophiques de l’anthropologie, pourrait nous aider à mieux comprendre le parcours théorique qui a amené Foucault vers ce refus radical de toute forme de « psychologie de la folie »8 qui restera constant tout au long de son œuvre ultérieure.

Psychiatrie et analyse existentielle

  • 9 « Travaux et publications des professeurs en 1952-1953 », Annales de l’Université de Lille. Rappor (...)
  • 10 En outre, dans l’« Introduction » à Le rêve et l’existence, Foucault déclare qu’il souhaite confie (...)
  • 11 Voir D. Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994, p. 106, et P. Sabot, «  (...)

5Le manuscrit inédit sur Binswanger présente la structure d’un véritable ouvrage : tout au long du texte, Foucault s’y réfère comme à un livre et adopte une mise en forme dotée de notes en bas de page, de chapitres, etc. Nous faisons donc l’hypothèse qu’il s’agit de l’ouvrage que Foucault avait effectivement l’intention de consacrer à la Daseinsanalyse au début des années 1950 et dont nous connaissons l’intitulé grâce à une liste de travaux et publications qu’il avait rédigée pour les Annales de l’Université de Lille9. Cet ouvrage, qui avait pour intitulé Psychiatrie et analyse existentielle, est indiqué dans cette liste comme déjà « achevé » et « sous presse », et il est même présenté par Foucault comme « thèse complémentaire »10. Il se peut donc bien que Foucault – dont on connaît les divers projets de thèse annoncés dès le début des années 195011 – ait eu à ce moment-là l’idée de consacrer sa thèse complémentaire à l’anthropologie existentielle de Binswanger.

  • 12 E. Basso, « La correspondance entre Michel Foucault et Ludwig Binswanger, 1954-1956 », art. cité, (...)
  • 13 Loc. cit.

6Quoi qu’il en soit, l’intention de publier une étude qui vaudrait comme une « introduction théorique et générale de la Daseinsanalyse » est confirmée par une lettre que Foucault écrit à Binswanger le 27 avril 1954, à l’époque de la traduction de Le rêve et l’existence. Dans cette lettre, en se référant à l’« Introduction » qu’il vient effectivement de rédiger, il dit que « pour l’instant [il] n’[a] eu que deux préoccupations : montrer l’importance significative du rêve dans l’analyse existentielle, et montrer comment [sa] conception du rêve implique un renouvellement complet des analyses de l’imagination »12. Quant au reste, poursuit-il, il « compte le faire dans une étude plus vaste sur l’anthropologie et l’ontologie »13. Pourtant, cette étude ne paraîtra jamais. En revanche, cet ouvrage sur l’anthropologie et l’ontologie est précisément ce que l’on trouve dans le manuscrit inédit sur l’analyse existentielle.

7Ce texte, que Foucault devait vraisemblablement utiliser pour ses cours de Lille, est accompagné de très nombreuses notes de travail, listes bibliographiques et fiches de lecture consacrées aux divers modèles de l’approche phénoménologique en psychopathologie, surtout de langue allemande. Ludwig Binswanger, Roland Kuhn, Karl Jaspers ne sont que les plus connus parmi un large éventail d’auteurs qui comprend autant de psychiatres que de philosophes. Ces documents de travail sont extrêmement précieux, non seulement parce qu’ils permettent de mieux comprendre pourquoi Foucault, au-delà des facteurs personnels et des réseaux, a consacré une telle attention à la psychopathologie phénoménologique au début de sa carrière, mais aussi parce qu’ils nous renseignent sur la méthode de travail du jeune philosophe. À travers les fiches de lecture, en particulier, on peut découvrir l’itinéraire que Foucault a suivi pour accéder aux divers ouvrages et auteurs qu’il discute ou qu’il mentionne, autant dans ses notes de cours que dans ses publications. On peut également vérifier si sa connaissance de tel ouvrage ou de tel auteur était de seconde main, ou bien s’il avait véritablement travaillé sur les sources primaires qu’il cite. Mais surtout, et c’est bien là l’enjeu principal de notre analyse, l’ensemble de ce matériau nous aide à comprendre pourquoi et comment, au tournant des années 1960, Foucault a choisi d’abandonner la voie professionnelle de la psychologie pour inaugurer le programme archéologique.

8Dans cette perspective, le manuscrit inédit sur l’analyse existentielle pourrait constituer le maillon manquant entre l’« Introduction » à Le rêve et l’existence et Folie et déraison. À travers l’analyse de ce texte, notre but est en particulier de montrer que le dépassement par Foucault de l’analyse existentielle ne s’opère pas dans la forme de cette rupture brusque qui semble exister entre ces deux ouvrages, si l’on se limite à considérer l’œuvre publiée du philosophe. En effet, l’examen de cette sorte d’« introduction théorique et générale de la Daseinsanalyse » qu’est ce manuscrit inédit nous montre que l’« Introduction » à Le rêve et l’existence, loin de représenter le parti pris en faveur de l’analyse existentielle en psychopathologie, présente en réalité sa critique et la voie vers l’abandon de ce modèle d’enquête sur la maladie mentale. Nous allons donc examiner la structure thématique du manuscrit pour voir comment Foucault introduit la Daseinsanalyse, et comment s’opère finalement son dépassement.

« Le moment décisif dans l’analyse de la maladie mentale »

  • 14 Ce manuscrit s’intitule Phénoménologie et psychologie et se trouve également conservé dans le fond (...)

9Dans ce manuscrit, l’analyse du projet de réforme épistémologique de la psychiatrie élaboré par Binswanger se situe dans le contexte d’une discussion plus générale de la relation entre phénoménologie et psychologie. Ce problème – qui constitue d’ailleurs le sujet spécifique d’un autre cours de Lille14 – est abordé ici par Foucault à partir de la critique de l’approche évolutionniste qui serait aux fondements de la théorie freudienne. Dans le sillage de Georges Politzer – auteur qui est mentionné assez souvent dans ce texte –, Foucault reconnaît dans la psychanalyse une ambivalence fondamentale entre, d’un côté, la nécessité pour Freud de justifier sa doctrine selon le modèle des sciences de la nature et, de l’autre, le style descriptif par lequel il envisage la dimension historique du domaine du vécu au moyen du concept de psychogenèse.

  • 15 Selon le neurologue britannique John Hughlings Jackson (1835-1911), le fonctionnement du système n (...)
  • 16 M. Foucault, Maladie mentale et personnalité, Paris, PUF (Initiation philosophique 12), 1954, note (...)
  • 17 M. Foucault, Maladie mentale et personnalité, op. cit., p. 35.

10En général, la perspective évolutionniste dans le domaine de la psychologie et de la psychopathologie occupe une place importante dans les notes de travail rédigées par Foucault à cette époque. De nombreux passages de ces notes sont consacrés, en particulier, à la discussion critique du modèle « néo-jacksonien » élaboré en France par Henri Ey et Julien Rouart15. Dans le second chapitre de la première partie de Maladie mentale et personnalité, à ce propos, Foucault reproche au néo-jacksonisme « d’avoir fait de la régression le “principe” de la maladie, c’est-à-dire d’avoir voulu y épuiser sa totalité et y trouver sa cause »16. Ce chapitre sur « La maladie et l’évolution » se conclut précisément sur l’exigence de « pousser l’analyse plus loin », de « compléter cette dimension évolutive, virtuelle et structurale de la maladie » par la « dimension qui la rend nécessaire, significative et historique », à savoir l’histoire personnelle du malade17. Or, dans le manuscrit sur Binswanger Foucault souligne que le dépassement de l’évolutionnisme vers une prise en compte de la genèse historique et intersubjective des significations constituerait le point en commun entre la théorie de Freud et la phénoménologie de Husserl :

  • 18 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 10. On peut aisément reconnaître, dans (...)

La réflexion du médecin positiviste, formé à la lecture de Darwin venait rejoindre celle d’un logicien, nourri de l’idéalisme néokantien. S’ignorant l’un l’autre, ils ont fixé ensemble un moment décisif dans l’histoire des sciences de l’homme : ils les ont arrachées à leur contexte naturaliste et leur ont donné pour première tâche le retour au vécu.18

  • 19 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 12 : « L’essence phénoménologique se sa (...)
  • 20 Ibid., f. 13.
  • 21 Ibid., f. 7 : « Le “vital” n’est jamais qu’un indice réducteur par rapport au vécu, et discriminat (...)
  • 22 Ibid., f. 12.

11L’analyse se poursuit par un éclairage sur la méthode de la psychologie phénoménologique. Ce passage sert à Foucault pour souligner la distance radicale qui sépare l’approche eidétique des vécus, non seulement du recours aux données immédiates de la conscience19, mais aussi de tout processus de généralisation abstraite. Si la psychologie phénoménologique est capable de respecter la « plénitude d’une expérience concrète », écrit Foucault, c’est parce que la saisie phénoménologique de l’essence est un « travail de purification », un « mouvement de l’esprit qui dans le déploiement du possible, reconnaît par expérience la nécessité qui l’habite »20. Autrement dit, c’est à l’intérieur même des vécus, et non pas dans une théorie de la vie au-dessus et en dehors de l’homme lui-même21, que cette psychologie repère « cette structure qui confère leur unité de sens à des vécus dont l’unité brumeuse se donne immédiatement sous des figures diverses »22.

12Arrivé à ce point, Foucault pose la question de la relation entre la psychologie eidétique et l’étape ultérieure de la réflexion de Husserl, à savoir la phénoménologie transcendantale, c’est-à-dire l’analyse de l’activité constitutive de la conscience. Pourtant, dans ce manuscrit, il n’approfondit pas davantage ce problème, qu’il a déjà traité dans de nombreuses notes de travail de cette période. En particulier, dans des notes qui devaient vraisemblablement accompagner le cours sur « Phénoménologie et psychologie », Foucault interroge le bien-fondé de la phénoménologie transcendantale à partir, encore une fois, de la comparaison entre Freud et Husserl. À ses yeux, en effet, c’est précisément l’acquisition du point de vue de la genèse qu’auraient en commun la phénoménologie et la théorie freudienne :

  • 23 BnF, fonds Michel Foucault, cote NAF 28730, boîte 46, dossier 4, manuscrit intitulé Introduction g (...)

De l’exigence d’un fondement idéal pour les faits de conscience Husserl en est venu à l’idée d’une genèse idéale des significations ; de l’exigence d’une explication naturaliste de l’évolution psychologique, Freud en est venu à la description d’une genèse des conduites, et à une élucidation de leur sens.23

  • 24 Ibid., f. [2] : « Aux explications qui veulent dissiper la contradiction, il [Freud] a substitué d (...)
  • 25 Loc. cit.

13Or, si d’un côté la perspective génétique a amené Freud à « libére[r] […] la psychologie d’une épistémologie naturaliste »24, de l’autre, elle a conduit Husserl à voir « émerger les formes logiques à partir d’un champ antéprédicatif qui les fonde toujours et ne les présuppose jamais (Erfahrung und Urteil) »25.

  • 26 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 20.
  • 27 Loc. cit.
  • 28 Loc. cit.

14C’est précisément sur ce passage que Foucault insiste dans le manuscrit sur Binswanger, où la question de la phénoménologie transcendantale lui sert à introduire le problème qui est au cœur de ce texte, c’est-à-dire celui de l’expérience pathologique. En effet, poursuit Foucault, dans la description phénoménologique husserlienne, depuis la description statique du vécu – à savoir la saisie de l’essence – jusqu’à la constitution transcendantale, « chaque mouvement génétique repose sur la présence immédiate d’un monde »26. Le « monde de la vie » (Lebenswelt) est prédonné, c’est une évidence immédiate, antérieure à tout acte de connaissance, « antérieur[e] à toute genèse »27. Or, cela signifie, selon Foucault, qu’« au fil de la description husserlienne, on ne voit donc jamais naître le sens que dans la patrie du sens »28. S’il est vrai que la phénoménologie a réussi à restituer la « plénitude concrète » du monde de la vie – ce monde dont elle nous restitue les métamorphoses –, cette Lebenswelt, cependant,

  • 29 Ibid., f. 20-21.

n’est jamais que l’épanouissement du monde déjà-là. […] Or les significations qu’on rencontre dans l’expérience pathologique ne se déploient pas à partir d’un monde déjà-là, ou plutôt si elles emportent avec elles la présupposition d’un monde, c’est celle d’un autre monde qui est un non-monde.29

  • 30 Ibid., f. 23.
  • 31 Ibid., f. 24.
  • 32 Dans les chapitres I et III de la Psychopathologie générale, concernant respectivement « Les phéno (...)

15De ce point de vue, donc, poser le problème de l’expérience pathologique, « c’est poser le problème de l’origine absolue, du saut, de l’apparition à partir de rien, de la dimension à franchir d’un bond »30. Il s’agit là, observe Foucault, du problème face auquel se serait trouvé Jaspers. Toute l’œuvre psychopathologique de Jaspers consisterait donc en un effort pour libérer le champ de la phénoménologie de cette énigme de l’origine absolue. Dans la distinction jaspersienne entre l’intelligible et l’inintelligible, Foucault reconnaît la tentative de fixer « des limites de droit entre ce qui relève d’une compréhension, d’une saisie intuitive à la manière de la phénoménologie, et ce qui demeure irréductible à toutes ces formes de reconnaissance »31. Or, souligne Foucault, là où la compréhension ne peut pas arriver, c’est le domaine de la causalité naturelle : les limites de la compréhension phénoménologique dans ses deux composantes, « statique » et « génétique »32, sont donc mesurées par la nature, de manière que l’explication par la nature, même si c’est négativement, finit par devenir à nouveau, dans la psychopathologie de Jaspers, le critère du pathologique. Encore une fois, donc, l’homme aliéné est séparé de son aliénation, la maladie est envisagée en dehors de l’homme malade.

  • 33 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 30.
  • 34 Loc. cit.

16C’est là, affirme Foucault, « le moment décisif dans l’analyse de la maladie mentale ; c’est aussi le moment décisif pour le dépassement radical de l’analyse phénoménologique – dans son effort de genèse des constitutions et de compréhension du sens »33. C’est là, donc, que s’impose « un autre style d’analyse »34. Et c’est précisément à ce point-là que Foucault introduit cet approfondissement anthropologique de la phénoménologie qui est représenté par la Daseinsanalyse de Binswanger.

« Husserl a bien mérité ses Merleau-Ponty ou ses Binswanger »

  • 35 M. Foucault, « La recherche scientifique et la psychologie » (1957), dans Dits et écrits, op. cit.(...)
  • 36 Ibid., p. 152.
  • 37 Loc. cit.

17La critique de la phénoménologie par rapport à la limite ou l’obstacle représenté par l’expérience pathologique est un élément central dans de nombreuses notes de travail que Foucault rédige à cette époque. Dans l’œuvre publiée, on trouve cette critique, en particulier, dans l’article sur « La recherche scientifique et la psychologie », publié en 195735. Ici, Foucault identifie le point d’origine de la recherche scientifique précisément dans ces « obstacles sur le chemin de la pratique humaine »36 qui remettent en question les principes et les conditions d’existence d’une science. Dans le cas de la psychologie, ce sont « les expériences négatives que l’homme vient à faire de lui-même »37 qui constitueraient à la fois les conditions de possibilité et la positivité de la science psychologique. Or, l’argumentation de Foucault s’appuie précisément sur une critique à l’égard de la phénoménologie :

  • 38 Ibid., p. 152-153.

[…] c’est du point de vue de l’inconscient que se trouve possible une psychologie de la conscience qui ne soit pas pure réflexion transcendantale […] ; c’est du point de vue du sommeil, de l’automatisme et de l’involontaire qu’on peut faire une psychologie de l’homme éveillé et percevant le monde, qui évite de s’enfermer dans une pure description phénoménologique.38

18Dans l’un des manuscrits préparatoires de cet article, la critique foucaldienne de la perspective phénoménologique est encore plus explicite et incisive :

  • 39 Ce manuscrit fait partie d’une série de notes préparatoires de l’article « La recherche scientifiq (...)

La phénoménologie, dans sa critique du psychologisme […] est restée […] hantée par le problème de savoir comment la vérité pouvait émerger dans la connaissance, et l’accusation de naturalisme portée contre les objectivités psychologiques, l’exigence d’une analyse de la sphère constituante, le recours au sol d’expérience de la subjectivité transcendantale maintiennent résolument l’interrogation philosophique dans un espace clarifié, d’où ont été chassées les ténèbres du non savoir, la nuit de la vérité, et la déchéance de l’homme. Elle n’est donc pas étonnante, cette aventure de la phénoménologie qui après avoir chassé le psychologisme, trouve dans la psychologie ou la réflexion sur la psychologie le point de départ de son approfondissement radical.39

  • 40 Loc. cit.

19Et Foucault de conclure : « Husserl a bien mérité ses Merleau-Ponty ou ses Binswanger »40.

  • 41 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 143.
  • 42 R. Kuhn, « Henry Dunant vu par le psychiatre », dans De l’utopie à la réalité : actes du colloque (...)
  • 43 Voir R. Kuhn, « Zum Problem der ganzheitlichen Betrachtung in der Medizin », Schweizerisches Mediz (...)

20Dans le manuscrit de Lille, le projet anthropologique de la Daseinsanalyse est précisément introduit à travers une réflexion sur cette expérience de la déchéance qu’est la maladie mentale. À ce propos, il est intéressant de remarquer que dans ce texte, ce n’est pas d’un point de vue purement philosophique que Foucault se propose d’introduire et de présenter le projet psychiatrique de Binswanger. Il dit très clairement qu’il n’a pas l’intention de juger du « souci d’orthodoxie » ou bien de « la brusque rupture » qui existerait entre l’analyse existentielle et les modèles philosophiques qui l’inspirent, en particulier l’analytique existentiale de Heidegger. Plus que comme un interprète de Husserl et de Heidegger, Binswanger est présenté ici comme l’héritier des psychiatres qui « cherchent à restituer le sens de la maladie dans la totalité de la personne humaine »41, des cliniciens qui, de manière plus générale, ont conçu la médecine comme une science qui doit se donner pour tâche la connaissance « non seulement de l’homme malade, mais de l’être humain en général »42 et qui, pour cette raison même, estiment que la psychiatrie devrait être réformée selon les principes d’une « médecine globale » (Ganzheitsmedizin)43.

  • 44 Parmi ces auteurs, on pourrait mentionner ici, par exemple, Franz Fischer, Viktor Emil von Gebsatt (...)

21Il faut préciser que même si nous nous limitons ici à citer Ludwig Binswanger et Roland Kuhn – les psychiatres que Foucault rencontra personnellement en Suisse en 1954 –, la bibliographie que l’on trouve dans le manuscrit de Lille est extrêmement riche. En plus d’auteurs bien mieux connus, comme Erwin Straus, Kurt Goldstein, ou Viktor von Weiszäcker – déjà lus en France à cette époque, grâce notamment aux travaux de Sartre et de Merleau-Ponty des années 1940 –, Foucault cite de très nombreux autres auteurs44, surtout à travers leurs analyses de cas cliniques, qu’il avait pu connaître grâce à ses lectures et à son réseau scientifique.

  • 45 L. Binswanger, « Der Fall Ellen West. Eine anthropologisch-klinische Studie », Schweizer Archiv fü (...)
  • 46 R. Kuhn, « Daseinsanalytische Studie über die Bedeutung von Grenzen im Wahn », Monatsschrift für P (...)
  • 47 Id., « Daseinsanalyse eines Falles von Schizophrenie », Monatsschrift für Psychiatrie und Neurolog (...)
  • 48 Id., « Daseinsanalyse im psychotherapeutischen Gespräch », Schweizer Archiv für Neurologie und Psy (...)
  • 49 M. Boss, Sinn und Gehalt der sexuellen Perversionen: ein daseinanalytischer Beitrag zur Psychopath (...)
  • 50 Lettre du 27 avril 1954. Voir E. Basso, « La correspondance entre Michel Foucault et Ludwig Binswa (...)

22Foucault s’intéresse donc au Binswanger psychiatre et clinicien, non pas au Binswanger philosophe, dans le contexte d’une réflexion sur le problème du pathologique. En effet, une très large partie du manuscrit est consacrée, en particulier, à l’analyse des cas publiés, respectivement, par Binswanger (Ellen West, Lola Voss, Jürg Zünd45), Roland Kuhn (Franz Weber46, Georg47, Lina48) et Medard Boss (le cas Konrad Schwing49). Si le but de la traduction française de « Traum und Existenz » était – comme le dit Foucault en 1954 dans la lettre qu’il écrit à Binswanger pour accompagner l’envoi de son « Introduction » – de « mettre [s]a pensée à la portée des lecteurs français »50, il est certain que la publication de ce manuscrit aurait contribué de manière bien plus efficace à introduire en France la Daseinsanalyse, beaucoup plus que ne l’a fait l’« Introduction » à Le rêve et l’existence.

23Si, d’un côté, l’analyse existentielle représente ce dépassement anthropologique de la phénoménologie que Foucault considère comme inévitable, de l’autre, elle permet également au philosophe d’approfondir les défauts de l’approche freudienne du pathologique. De ce point de vue, l’exemple de l’analyse des rêves est paradigmatique. Tout comme dans son « Introduction » à Le rêve et l’existence, donc, Foucault s’attache ici à critiquer le symbolisme psychanalytique :

  • 51 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 51. Dans son « Introduction » à Le rêve (...)

L’erreur majeure de la psychanalyse est de briser l’unité dans laquelle s’exprime le malade, et de la répartir de part et d’autre d’une ligne qui sépare le symbole et le symbolisé, le conscient et l’inconscient, l’expression manifeste, et les pulsions instinctuelles qui la sous-tendent.51

  • 52 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 143.
  • 53 Ibid., f. 147.

24Au contraire, pour Binswanger, « il s’agit de retrouver l’unité qui fonde toutes les dimensions de [l]a présence [de l’homme] au monde, la racine de son être »52. En effet, souligne Foucault, l’homme « n’est pas une hiérarchie de structures s’emboîtant les unes dans les autres […], mais unité radicale de toutes les formes empiriques de son existence »53.

La « révolution surprenante » de Binswanger

  • 54 Voir loc. cit. : « L’unité de l’homme doit être cherchée et trouvée au niveau de son existence, c’ (...)
  • 55 Ibid., f. 92.

25Quelle est la démarche méthodologique qui va permettre à Binswanger de reconnaître et d’expliquer l’expérience pathologique sans présupposer une séparation entre l’homme et sa maladie ? Le point de départ est le concept de Dasein ou « être-au-monde »54. Selon Binswanger, l’« être-au-monde » est défini par des directions structurales a priori qui déterminent les modalités selon lesquelles se constitue l’expérience. Ces structures a priori sont la spatialité, la temporalité et l’intersubjectivité, et elles représentent la condition de possibilité de ce que Binswanger appelle le « projet de monde » du malade. C’est précisément à partir de l’analyse de ces structures que le psychiatre peut repérer la « signification commune », l’« identité de sens » ou « unité de style »55 de ce monde. De cette manière-là, l’expérience pathologique cesse d’être repoussée en dehors de l’homme malade pour être reconnue, au contraire, comme son propre « projet » :

  • 56 Ibid., f. 65.

Il ne s’agit pas de savoir quelles altérations de son univers le dénoncent maintenant comme schizophrène, mais seulement dans quel univers vit cet homme que le psychiatre désigne comme schizophrène. Ce n’est pas dire seulement que l’analyste doit mettre entre parenthèses toute distinction du normal et du pathologique, […] ce n’est pas dire seulement que l’espace ou le temps d’un malade, au lieu d’être un espace rétréci et un temps altéré, est un autre temps et un autre espace ; c’est dire, tout uniment – mais c’est là le point capital – que le monde de cette schizophrène-ci à qui on donne le nom d’Ellen West n’est rien d’autre que son monde, avec son temps, son espace, et son entourage humain. C’est refuser de demander compte de cet univers à la maladie, pour en chercher le fondement dans le malade lui-même : et non pas en tant qu’il est malade, mais en tant seulement qu’il est homme, qu’il est existence, qu’il est libre. Le monde d’un homme malade, ce n’est pas le processus de la maladie, c’est le projet de l’homme.56

  • 57 J.-P. Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard (Les Essais 24), 1947 ; Id., Saint Genet, comédien et m (...)
  • 58 K. Jaspers, Nietzsche: Einführung in das Verständnis seines Philosophierens, Berlin, De Gruyter, 1 (...)
  • 59 J.-P. Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 76.
  • 60 M. Foucault, « Introduction à L. Binswanger, Le rêve et l’existence », op. cit., p. 99.
  • 61 Loc. cit.
  • 62 Ibid., p. 68.

26C’est pourquoi Foucault, pour désigner la maladie, utilise souvent les concepts de « destin » ou de « vérité ». Inspiré sans doute aussi par les travaux de Sartre sur Baudelaire (1947) et Genet (1952)57, aussi bien que par l’étude de Jaspers sur Nietzsche – dont la traduction française a paru en 195058 –, Foucault insiste pour montrer que la maladie, selon la perspective existentielle, ne provient pas de la nature ni, pour le dire avec Sartre, des « obscures chimies que les psychanalystes relèguent dans l’inconscient »59. Le thème du destin, d’ailleurs, est tout à fait crucial dans l’« Introduction » à Le rêve et l’existence. Dans cette étude, en effet, afin de mettre en lumière la distance qui sépare la Daseinsanalyse de la démarche freudienne, Foucault insiste sur le fait que « le point essentiel du rêve n’est pas tellement dans ce qu’il ressuscite du passé, mais dans ce qu’il annonce de l’avenir »60. Si le rêve ne peut pas être réduit à la répétition du passé traumatique, c’est qu’il « anticipe », il est « présage de l’histoire »61. Or si le rêve est prophétique, c’est parce qu’il est le moyen par lequel l’existence « s’apparaît à elle-même »62, en révélant ainsi ce destin qui n’est rien d’autre que sa structure ou forme entendue comme condition de possibilité immanente.

  • 63 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 149-151.
  • 64 Ibid., f. 149.
  • 65 Ibid., f. 147.

27Pour avoir ainsi remis « entièrement la psychopathologie dans la perspective de la liberté et de la vérité »63, Foucault reconnaît à Binswanger d’avoir accompli une « révolution surprenante »64 dans le champ de la psychopathologie. Tout en partant de l’horizon classique de la psychiatrie, Binswanger aurait réussi à opérer « un changement radical dans les normes de compréhension de la maladie mentale »65.

28Pourquoi, alors, Foucault finit-il par abandonner ce modèle ?

29Après avoir exposé les raisons fondamentales qui opposent la Daseinsanalyse à la psychopathologie classique, Foucault pose les questions qui l’occuperont jusqu’à la conclusion de son manuscrit. Penser la maladie mentale en termes de liberté et de vérité, s’interroge-t-il,

  • 66 Ibid., f. 151.

n’est-ce pas là faire retour en psychiatrie à un point de vue métaphysique qui ordonne à des abstractions transcendantes la réalité concrète de l’homme ? N’est-ce pas, en quelque sorte, vouloir étouffer ce qu’il y a toujours eu de scandale métaphysique dans une pensée malade, dans une raison démente, dans une conduite insensée, que de les replacer dans l’univers calme d’une liberté qui s’affirme et d’une vérité constituée ? En voulant restituer à l’homme malade ce qu’il y a de plus essentiellement humain en l’homme tout court, Binswanger ne se contraint-il pas à un détour quasi théologique par une vérité et une liberté dont le contenu dépasse l’existence humaine, et dont l’origine la précède ?66

  • 67 Ibid., f. 155.
  • 68 Loc. cit. À ce propos, on se souviendra du passage de Maladie mentale et psychologie, où Foucault (...)

30Encore une fois, comme dans le cas de la critique foucaldienne de la perspective phénoménologique de Husserl, c’est le « scandale » de la maladie qui constitue l’obstacle qui met en crise le discours psychopatho-logique. Pourtant, la première réponse que Foucault fournit à ces questions est plutôt en faveur de Binswanger. Nous rappelons, à ce propos, que c’est au Binswanger psychiatre que Foucault s’est adressé jusqu’alors. C’est précisément de ce point de vue qu’il souligne que la Daseinsanalyse, « en tant qu’elle est réflexion sur l’homme malade, [...] ne peut jamais concerner que les modes d’être de l’homme, et non d’une façon générale son être en tant que réalité humaine »67. Autrement dit, dans son analyse clinique de cas, il n’est pas question pour Binswanger « d’analyser “les structures fondamentales de l’existence humaine”, mais “les possibilités existentielles que le Dasein a choisies de fait” »68.

  • 69 M. Foucault, « Introduction à L. Binswanger, Le rêve et l’existence », op. cit., p. 67.
  • 70 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 155.

31Sur ce point, l’analyse de Foucault dans le manuscrit de Lille est très proche de celle qu’il expose dans son « Introduction » à Le rêve et l’existence. Tout comme il nous avertit dans ce texte que « le détour par une philosophie plus ou moins heideggérienne n’est pas un rite initiatique qui ouvre l’accès à l’ésotérisme de la Daseinsanalyse »69, il souligne dans le manuscrit de Lille que, pour Binswanger, « la réflexion ontologique à la manière de Heidegger ne peut jamais être que référentielle »70 :

  • 71 Ibid., f. 153.

Le recours à une conception heideggérienne de l’existence n’a donc pas pour résultat d’exiler l’homme dans l’univers éthéré de la réflexion métaphysique, mais de reprendre toute réflexion sur l’homme au niveau de ce fondement qu’est l’homme lui-même dans son existence.71

  • 72 M. Foucault, « Introduction à L. Binswanger, Le rêve et l’existence », op. cit., p. 67.
  • 73 Loc. cit.

32Pourtant, dans l’« Introduction » de 1954, Foucault reconnaît également que la manière dont Binswanger envisage la « rencontre » avec l’existence concrète des malades, tout comme « le statut qu’il faut finalement accorder aux conditions ontologiques de l’existence[,] font problèmes »72. Mais, ajoute-t-il, « nous réservons à d’autres temps de les aborder »73. Or, c’est précisément à ces questions qu’est consacrée la dernière partie du manuscrit de Lille.

« Une pensée qui n’a pas le courage d’elle-même »

  • 74 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 189.
  • 75 L. Binswanger, Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins [Formes fondamentales et connaissan (...)
  • 76 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 138.

33Les problèmes, selon Foucault, surgissent précisément lorsque Binswanger abandonne le niveau de la réflexion clinique, à savoir la démarche existentielle « pratique » qu’il a employée dans ses analyses de cas, pour donner à son approche une véritable fondation ontologique. C’est là, écrit Foucault, que la Daseinsanalyse finit par s’engager « dans une impasse métaphysique »74. Ce dépassement de la réflexion clinique par la spéculation serait accompli par Binswanger dans son ouvrage théorique de 1942, les Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins75, dans lequel il reconnaît dans l’intersubjectivité – qu’il définit comme la structure de l’« amour » ou de la « rencontre dans l’amour » (liebende Begegnung) – « l’origine de toutes les significations et le fondement de toutes les structures »76.

  • 77 Ibid., f. 162.
  • 78 Ibid., f. 187.
  • 79 Ibid., f. 164.

34Aux yeux de Foucault, s’il est vrai que « la Daseinsanalyse, en explicitant l’horizon interhumain de toute existence, découvre donc les bases sur lesquelles peut et doit être menée une action thérapeutique »77, elle finit pourtant, en concevant cet horizon comme la condition existentielle ontologique dont l’expérience pathologique serait privée, par commettre une double faute. D’une part, elle substitue à la rencontre concrète entre médecin et malade un « nous ontologique »78 qui la condamne à esquiver l’homme malade dans sa réalité unique. De l’autre, elle finit par adopter elle-même l’attitude que Binswanger condamne pourtant dans le médecin, à savoir celle qui consiste « à prendre l’autre “par son point faible” »79. Autrement dit, la Daseinsanalyse finit par

  • 80 Loc. cit.

chercher ce par quoi il [le malade] « n’est pas comme les autres », à faire ressortir des perturbations que l’on désigne comme telles à partir d’un idéal érigé en norme, à épuiser l’essence de la maladie dans la somme des déficits du malade – conception négative de la maladie qui est comme le « cordon sanitaire » tendu par le médecin autour de l’homme malade, la mesure de sécurité qu’il prend pour séparer, d’une manière radicale, le normal du pathologique.80

  • 81 Ibid., f. 187.

35En reconnaissant ainsi dans la maladie « non pas une possibilité existentielle qui s’ouvre, mais une obligation existentielle qui s’impose », la Daseinsanalyse finirait donc par « superposer une réflexion éthique à la réflexion ontologique et anthropologique. Autant de thèmes, ajoute Foucault, que récuse la réflexion heideggérienne, et qui semblent exprimer la mauvaise conscience religieuse d’une pensée qui n’a pas le courage d’elle-même »81.

  • 82 Ibid., f. 189.

36Pour échapper à cette ambivalence entre sa démarche méthodologico-clinique et sa fondation spéculative, Foucault suggère à la Daseinsanalyse de concentrer ses efforts sur la dimension clinique de sa théorie, à savoir le rapport entre le médecin et le malade. Puisque ce rapport se fonde sur le langage, c’est vers « l’analyse rigoureuse du phénomène d’expression »82 que l’élucidation existentielle doit se diriger, pour repérer ces structures ou « directions de sens » qui constituent la condition de possibilité immanente de toute forme d’expérience.

  • 83 Loc. cit.
  • 84 Lettre datée du 21 mai 1954, voir E. Basso, « La correspondance entre Michel Foucault et Ludwig Bi (...)

37Approfondir le problème de l’expression, c’est précisément ce que Foucault propose dans l’« Introduction » à Le rêve et l’existence, qui est consacrée à l’approfondissement du sujet sur lequel se conclut le manuscrit sur Binswanger et l’analyse existentielle. Dans son « Introduction », en effet, Foucault semble vouloir racheter la Daseinsanalyse de son engagement spéculatif en lui suggérant, à travers l’examen de l’expérience du rêve, la voie d’une analyse des « formes objectives de l’expression, et [des] contenus historiques qu’elle enferme »83. Dans le manuscrit de Lille, en revanche, il expose sa critique du projet de Binswanger en creusant précisément ces problèmes relatifs aux conditions ontologiques de l’existence que l’« Introduction » réserve « à d’autres temps » d’aborder. Il s’agit là des problèmes que le philosophe mentionne dans une lettre qu’il adresse à Binswanger en mai 1954, après l’avoir rencontré à Kreuzlingen, où il écrit qu’il serait très heureux si, à leur prochaine rencontre, il l’autorisait à lui « poser quelques questions sur ce problème de la facticité, de la transcendance et de l’amour »84. Mais, malheureusement, nous n’avons pas de documents qui nous renseignent sur la deuxième rencontre entre Foucault et Binswanger, qui eut lieu à Brissago en septembre 1954.

  • 85 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 187-188.

38Face à l’ambivalence dans laquelle elle se trouve, écrit Foucault, la Daseinsanalyse se trouverait donc dans la situation de devoir choisir « entre un retour au problème de l’expression, à l’analyse du langage, […] et un recours métaphysique au thème classique de l’amour, comme possibilité fondamentale de nouer entre les existences un rapport qui s’enracine en elles, mais en même temps les dépasse »85. Autrement dit, pour la Daseinsanalyse,

  • 86 Ibid., f. 189-190.

il s’agit de choisir entre l’histoire et l’éternité, entre la communication concrète des hommes, et la communion métaphysique des existences ; entre l’immanence et la transcendance ; bref entre une philosophie de l’amour, et une analyse de l’expression, entre la spéculation métaphysique et la réflexion objective.86

  • 87 Ibid., f. 189.
  • 88 Lettre datée du 27 avril 1954, voir E. Basso, « La correspondance entre Michel Foucault et Ludwig (...)

39Pourtant, dans son manuscrit, Foucault observe clairement que « de telles considérations, c’est bien évident, feraient éclater les cadres de l’analyse existentielle »87. Poursuivre dans l’effort d’examiner l’univers de l’expression – comme le fait Foucault dans son « Introduction » à Le rêve et l’existence – signifie donc aller au-delà du projet de la Daseinsanalyse. Cela explique, d’ailleurs, les précautions qu’il prend lorsqu’il s’agit de présenter ce texte à Binswanger. Dans la lettre qui accompagne l’envoi de cette « Introduction » au psychiatre, en effet, il écrit que cette étude a pour but de « montrer comment [sa] conception du rêve implique un renouvellement complet des analyses de l’imagination », et qu’il espère que le psychiatre puisse « [se] reconnaître dans ces quelques pages »88.

« L’homme sera toujours étranger à l’homme »

40Il est donc évident que le fait que Foucault consacre une étude à la Daseinsanalyse ne représente pas un parti pris en faveur de cette perspective théorique. En réalité, en tentant lui-même, dans l’« Introduction » à Le rêve et l’existence, la voie qu’il propose à Binswanger pour reformuler son projet psychiatrique, Foucault a déjà abandonné la Daseinsanalyse.

41Ceci semble être confirmé par d’autres notes manuscrites des années 1950, dans lesquelles le philosophe approfondit la critique de la perspective phénoménologique présente au fondement de l’anthropologie existentielle. En réalité, dit Foucault, si la Daseinsanalyse a réussi à faire converger la psychologie et la phénoménologie dans une anthropologie, c’est que cette convergence est le destin de la phénoménologie. En effet, si d’un côté la « déchéance » de l’homme représentée par l’expérience de la maladie conduit les phénoménologues vers une réflexion sur la psychologie, de l’autre, cette réflexion ne peut se faire que dans la direction d’une anthropologie :

  • 89 M. Foucault, ms. Introduction générale, f. [4].

[...] l’évolution de la pensée de Husserl depuis le rationalisme idéaliste des Logische Untersuchungen jusqu’à l’idéalisme descriptif et génétique des écrits sur l’Histoire ou la généalogie de la logique, n’est que la découverte progressive de l’exigence toujours plus pressante d’une anthropologie. Les successeurs de Husserl ne s’y sont pas trompés : anthropologie de Scheler, de Heidegger, de Sartre.89

42Or, cette anthropologie, si elle fonde la psychologie qui l’a suscitée, conteste par ailleurs la prétention de celle-ci de se constituer comme une connaissance scientifique de l’homme :

  • 90 Ibid., f. [5].

En définissant en effet l’anthropologie comme cette forme d’analyse de l’existence humaine qui inscrit au registre de son essence idéale les conditions réelles de cette existence, on voit que l’anthropologie ne peut qu’être la contestation radicale de toute analyse scientifique ou dialectique des rapports de l’homme à son milieu. Ce que refuse l’anthropologie à la psychologie, c’est sa visée scientifique. Dans cette mesure on conçoit que les psychologues ne se réclament pas ouvertement de l’anthropologie, et que celle-ci ne se hâte pas de reprendre le contenu de la psychologie.90

  • 91 M. Foucault, « Introduction à L. Binswanger, Le rêve et l’existence », op. cit., p. 66.
  • 92 Loc. cit.

43De ce point de vue, on comprend mieux la manière dont Foucault présente la Daseinsanalyse dans l’ouverture de son « Introduction » à Le rêve et l’existence, à savoir comme « une forme d’analyse dont le projet n’est pas d’être une philosophie, et dont la fin est de ne pas être une psychologie ; une forme d’analyse qui se désigne comme fondamentale par rapport à toute connaissance concrète, objective et expérimentale »91. Et Foucault de poursuivre : « Ainsi peut-on circonscrire toute la surface portante de l’anthropologie. Ce projet la situe en opposition à toutes les formes de positivisme psychologique »92.

  • 93 M. Foucault, ms. Introduction générale, f. [5].
  • 94 Loc. cit.

44Or, dans le manuscrit que nous venons de citer, Foucault approfondit précisément ce « passage d’une psychologie à une anthropologie qui est sans cesse appelée et exigée par elle, mais qui sans cesse la conteste et lui refuse toujours toute forme définitive de garantie et de validation »93. À ce propos, il mentionne l’œuvre de Merleau-Ponty, qu’il juge « comme la réflexion la plus lucide et la plus mesurée sur ce passage »94, et il envisage de manière schématique

  • 95 Loc. cit.

son livre comme [une] exploitation du thème : la réduction phénoménologique se fait à l’intérieur de la psychologie, de telle manière que la psychologie est mise en question par la réflexion sur l’homme qu’elle-même a suscitée, ce livre est par là même à la fois le plus lucide et le plus naïf.95

  • 96 M. Foucault, ms. L’agressivité, l’angoisse et la magie, f. 1.

45Pourquoi le projet phénoménologique de Merleau-Ponty serait-il naïf ? La réponse à cette question est cruciale pour comprendre la manière dont Foucault, à travers cette critique du virage à ses yeux inévitable de la phénoménologie vers l’anthropologie, finit par abandonner la Daseinsanalyse. Il est important de souligner, à ce propos, que l’anthropologie existentielle de Binswanger a une place importante dans la Phénoménologie de la perception. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Foucault – nous l’avons remarqué tout à l’heure – rapproche Merleau-Ponty et Binswanger lorsqu’il s’agit d’éclairer l’alliance nécessaire entre la phénoménologie et la psychologie. Si l’approfondissement anthropologique de la phénoménologie est naïf, ce n’est pas seulement parce qu’il se présente comme une mise en question de cette même psychologie qui l’a suscité, mais aussi, et surtout, parce que l’anthropologie ainsi constituée finit par découvrir une essence de l’homme. Et il s’agit là d’une essence à laquelle il n’y a plus moyen d’accéder, puisque dans cet horizon anthropologique « l’objectivité n’a plus de statut, ni la rationalité de sens »96.

  • 97 Fonds Michel Foucault, BnF, NAF 28730, boîte 46, dossier 4.
  • 98 Ibid., f. 1.
  • 99 Voir ibid., f. 2 : « c’est la conception sartrienne du pour soi et de la néantisation ; c’est, sel (...)

46Foucault développe ce thème dans un manuscrit datant de la même époque que les cours de Lille, intitulé L’agressivité, l’angoisse et la magie97. Ces trois phénomènes, selon Foucault, détermineraient la psychologie à se tourner vers l’anthropologie précisément dans la mesure où ils « dénoncent le moment où n’est plus possible l’analyse scientifique et réelle de la conduite humaine »98. Or, si d’un côté, ces expériences laissent apparaître une essence de l’homme qui se dévoile seulement sur des modes négatifs99, de l’autre, observe Foucault,

  • 100 Ibid., f. 2-3.

c’est à travers les sciences humaines que d’une manière privilégiée se manifestent cette essence et son impossible contenu. Et quand bien même l’évidence ne s’en déploie clairement qu’au niveau d’une réflexion philosophique, c’est toujours par les sciences humaines que passe le chemin médiateur de la découverte, de la preuve ou de la vérification (l’idée d’une psychologie phénoménologique, d’une sociologie phénoménologique, d’une esthétique phénoménologique). C’est-à-dire que ce sont les sciences humaines qui sont chargées de dire que l’essence de l’homme ne peut être épuisée par une analyse objective, elles ont pour mission de [illisible] l’homme autre chose que ses propres conditions, autre chose que ses propres manifestations, autre chose que ses propres compagnons d’humanité ; bref qu’il est erroné de dire que « l’homme est la racine même de l’homme ». Sous prétexte de dire l’homme dans sa totalité, les sciences contemporaines cherchent à dire que l’homme est autre chose que l’homme.100

47Dans une brève note ajoutée au crayon à la fin de son manuscrit, Foucault résume ainsi la position qu’il a exposée dans ces pages :

  • 101 Ibid., f. 12.

La psychologie, sous le prétexte d’une analyse du concret, – la phénoménologie, sous le prétexte d’un retour aux choses –, toutes les deux convergent vers la chose la plus abstraite : vers une essence de l’homme valable dans le champ d’une spéculation anthropologique.101

  • 102 Ibid., f. 3.
  • 103 Loc. cit.
  • 104 M. Foucault, « La psychologie de 1850 à 1950 » (1957), dans Id., Dits et écrits, op. cit., t. I, n(...)
  • 105 Voir, à ce propos, J.-F. Bert, « Michel Foucault défenseur de l’ethnologie : “La magie – le fait s (...)

48Or, observe Foucault, si cette essence échappe à l’analyse « objective » de l’homme et des conditions de son existence, si « le jeu des sciences humaines est de s’éviter elles-mêmes en évitant leur objet »102, que reste-t-il à faire au philosophe ? Une fois qu’il s’est aperçu qu’en suivant le chemin de la psychologie, il risque de rester prisonnier d’une anthropologie pour laquelle « l’homme sera toujours étranger à l’homme »103, quelle est la voie qu’il lui reste à emprunter ? C’est la voie que Foucault signale en 1957, dans la conclusion de son article « La psychologie de 1850 à 1950 », à savoir la voie d’une « analyse des conditions d’existence de l’homme », une analyse qui passe « par la reprise de ce qu’il y a de plus humain en l’homme, c’est-à-dire son histoire »104. Mais de quelle histoire s’agit-il ? Foucault tentera une réponse à partir de Folie et déraison, en reprenant la question de la maladie mentale dans une perspective qui n’est plus ni psychologique, ni anthropologique, mais « archéologique ». Il s’agit d’une perspective qui comprend également la dimension de la culture, un concept, celui-ci, qui est déjà présent dans de nombreuses fiches de lecture de Foucault tout au long des années 1950105. Il serait donc intéressant, à l’avenir, d’analyser la manière dont la réflexion de Foucault autour des sciences humaines, en particulier de l’anthropologie philosophique, s’est développée par rapport à l’anthropologie sociale et culturelle.

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Notes

1 M. Foucault, Folie et déraison : histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon (Civilisations d’hier et d’aujourd’hui), 1961.

2 À ce sujet, voir L. Paltrinieri, « Philosophie, psychologie, histoire dans les années 1950. Maladie mentale et personnalité comme analyseur », dans G. Bianco et F. Fruteau de Laclos éd., L’angle mort des années 1950 : philosophie et sciences humaines en France, Paris, Publications de la Sorbonne (La Philosophie à l’œuvre 15), 2016, p. 169-191. Voir aussi F. Fruteau de Laclos, La psychologie des philosophes : de Bergson à Vernant, Paris, PUF (Philosophie française contemporaine), 2012, chap. XI : « Les mots contre les choses. Ce que Foucault a manqué d’être », p. 255-276.

3 H. Ey, « Introduction aux débats », dans le dossier « La conception idéologique de “L’Histoire de la folie” de Michel Foucault », Journées annuelles de l’Évolution psychiatrique, 6-7 décembre 1969, L’Évolution psychiatrique, vol. XXXVI, no 2, 1971, p. 225.

4 J. L. Moreno Pestaña, En devenant Foucault : sociogenèse d’un grand philosophe, P. Hunt trad.,

Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant (Champ social), 2006, p. 134.

5 Ibid., p. 56.

6 Pour ce qui concerne les années 1950, voir en particulier E. Basso, « La correspondance entre Michel Foucault et Ludwig Binswanger, 1954-1956 », dans J.-F. Bert et E. Basso éd., Foucault à Münsterlingen : à l’origine de l’Histoire de la folie, avec des photographies de J. Verdeaux, Paris, Éditions de l’EHESS (L’Histoire et ses représentations 10), 2015, p. 175-195.

7 Ce manuscrit est conservé au fonds Michel Foucault de la Bibliothèque nationale de France (BnF), au département des manuscrits, dans une boîte contenant les cours et travaux de la période de Lille et les cours pour agrégatifs de l’École normale supérieure de Paris (cote NAF 28730, boîte 46). La publication de ce manuscrit est prévue pour 2020 dans la série des « Cours et travaux de Michel Foucault avant le Collège de France », chez Seuil, EHESS, Gallimard, sous le titre Binswanger et l’analyse existentielle (éd. E. Basso). Sur l’enseignement de Foucault à Lille, voir P. Sabot, « Entre psychologie et philosophie : Foucault à Lille, 1952-1955 », dans Foucault à Münsterlingen, op. cit., p. 103-120.

8 M. Foucault, Maladie mentale et psychologie, Paris, PUF (Initiation philosophique 12), 1962, p. 89.

9 « Travaux et publications des professeurs en 1952-1953 », Annales de l’Université de Lille. Rapport annuel du Conseil de l’Université (1952-1953), Lille, impr. G. Sautai & fils, 1954, p. 151 (archives de la BSA, université Lille 3). Voir D. Eribon, Michel Foucault (1926-1984), Paris, Flammarion (Champs 243), 1991, p. 104 ; et P. Sabot, « Entre psychologie et philosophie. Foucault à Lille, 1952-1955 », art. cité, p. 109.

10 En outre, dans l’« Introduction » à Le rêve et l’existence, Foucault déclare qu’il souhaite confier à un « ouvrage ultérieur » la tâche d’introduire véritablement l’analyse existentielle, de la présenter « dans le développement de la réflexion contemporaine sur l’homme », à savoir dans le contexte d’une problématisation de l’anthropologie.

11 Voir D. Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard, 1994, p. 106, et P. Sabot, « Foucault et Merleau-Ponty : un dialogue impossible ? », Les Études philosophiques, no 106, 2013, p. 317-332.

12 E. Basso, « La correspondance entre Michel Foucault et Ludwig Binswanger, 1954-1956 », art. cité, p. 183.

13 Loc. cit.

14 Ce manuscrit s’intitule Phénoménologie et psychologie et se trouve également conservé dans le fonds Michel Foucault, cote NAF 28730, boîte 46, dossier 2.

15 Selon le neurologue britannique John Hughlings Jackson (1835-1911), le fonctionnement du système nerveux serait organisé de manière hiérarchique, selon une série de niveaux fonctionnels superposés contrôlant les étages sous-jacents, depuis les plus volontaires jusqu’aux plus automatiques. Les fonctions des niveaux inférieurs se libéreraient quand les niveaux supérieurs de contrôle se dissolvent. Ce modèle a été appliqué au domaine de la neuropsychiatrie à partir des années 1930 par Henri Ey et Julien Rouart, puis systématisé dans la théorie de l’« organo-dynamisme » d’Henri Ey (voir J. Carroy, « Jackson et la psychopathologie. Évolution et évolutionnisme », dans P. Fédida et D. Widlöcher éd., Les évolutions : phylogenèse de l’individuation, Paris, PUF, 1994, p. 151-172 ; et E. Delille, « L’organo-dynamisme d’Henri Ey : l’oubli d’une théorie de la conscience considéré dans ses relations avec l’analyse existentielle », L’Homme & la Société, no 167-168-169, 2008, p. 203-219).

16 M. Foucault, Maladie mentale et personnalité, Paris, PUF (Initiation philosophique 12), 1954, note 1, p. 33. Cette note, dans laquelle Foucault mentionne explicitement le nom d’Henri Ey, a été éliminée par la suite, dans la nouvelle version de son étude parue en 1962 avec le titre de Maladie mentale et psychologie (Paris, PUF).

17 M. Foucault, Maladie mentale et personnalité, op. cit., p. 35.

18 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 10. On peut aisément reconnaître, dans ce rapprochement de Freud et Husserl, l’un des thèmes sur lequel s’ouvre l’« Introduction » à Le rêve et l’existence, où Foucault reconnaît dans les démarches de ces deux auteurs un « double effort de l’homme pour ressaisir ses significations et se ressaisir lui-même dans sa signification » (« Introduction à L. Binswanger, Le rêve et l’existence » (1954), dans Dits et écrits (1954-1988), D. Defert et F. Ewald éd., avec la collab. de J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, t. I, no 1, p. 69).

19 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 12 : « L’essence phénoménologique se saisit sur l’horizon du possible déployé, et non pas au creux instantané d’une sensation réelle ».

20 Ibid., f. 13.

21 Ibid., f. 7 : « Le “vital” n’est jamais qu’un indice réducteur par rapport au vécu, et discriminatif par rapport au morbide. S’il réconcilie l’homme avec lui-même, c’est en le réduisant à moins que lui-même, et en l’opposant de manière irréductible aux formes pathologiques de son comportement : en ce double sens, la théorie de la vie aliène la réflexion sur l’homme ».

22 Ibid., f. 12.

23 BnF, fonds Michel Foucault, cote NAF 28730, boîte 46, dossier 4, manuscrit intitulé Introduction générale (7 feuillets non numérotés).

24 Ibid., f. [2] : « Aux explications qui veulent dissiper la contradiction, il [Freud] a substitué des explications par la contradiction ; à la notion majeure de conservation de la vie (– ou d’adaptation, – ou d’utilité – ou d’intérêt) qui régnait sur toutes les sciences de la vie jusqu’à celle de l’homme, il a opposé une dialectique conflictuelle de l’Éros et du Thanatos ; aux schémas évolutionnistes faisant succéder le présent au passé, il a substitué un mode d’analyse où présent et passé cumulent dans une unité indissociable ».

25 Loc. cit.

26 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 20.

27 Loc. cit.

28 Loc. cit.

29 Ibid., f. 20-21.

30 Ibid., f. 23.

31 Ibid., f. 24.

32 Dans les chapitres I et III de la Psychopathologie générale, concernant respectivement « Les phénomènes subjectifs de la vie psychique » et « Les connexions compréhensibles de la vie psychique », Jaspers distingue entre une compréhension statique des phénomènes, ayant pour but de définir, décrire et ordonner les états psychiques, et la compréhension génétique des événements psychiques, laquelle comprend à la fois l’« interpénétration affective » (Einfühlung), la « compréhension des rapports psychiques » ou la « filiation des états psychiques ». Or, ces deux formes de compréhension – qui constituent la « psychologie subjective » – sont fondées, selon Jaspers, sur un type de connaissance qui relève de l’évidence et se distinguent totalement de la psychologie objective ou physiologique (Leistungspsychologie), laquelle se fonde sur une connaissance de type inductif, ayant pour but d’établir des liaisons causales entre les faits psychiques (K. Jaspers, Allgemeine Psychopathologie: ein Leitfaden für Studierende, Ärzte und Psychologen, Berlin, Springer, 1913). Dans son manuscrit, Foucault cite la seconde édition allemande de cet ouvrage (1920), aussi bien que la traduction française de la troisième (1923), par A. Kastler et J. Mendousse, Psychopathologie générale, Paris, Alcan, 1928, nouvelle éd. 1933.

33 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 30.

34 Loc. cit.

35 M. Foucault, « La recherche scientifique et la psychologie » (1957), dans Dits et écrits, op. cit., t. I, no 3, p. 137-158.

36 Ibid., p. 152.

37 Loc. cit.

38 Ibid., p. 152-153.

39 Ce manuscrit fait partie d’une série de notes préparatoires de l’article « La recherche scientifique et la psychologie ». Il est malheureusement incomplet et fragmentaire (BnF, cote NAF 28083).

40 Loc. cit.

41 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 143.

42 R. Kuhn, « Henry Dunant vu par le psychiatre », dans De l’utopie à la réalité : actes du colloque Henry Dunant tenu à Genève au palais de l’Athénée et à la chapelle de l’Oratoire, les 3, 4 et 5 mai 1985, R. Durand éd., avec la collab. de J.-D. Candaux, Genève, Société Henry Dunant, 1988, p. 111-136.

43 Voir R. Kuhn, « Zum Problem der ganzheitlichen Betrachtung in der Medizin », Schweizerisches Medizinisches Jahrbuch, 1957, p. 53-63.

44 Parmi ces auteurs, on pourrait mentionner ici, par exemple, Franz Fischer, Viktor Emil von Gebsattel, Hans Kunz, Kurt Schneider, Alfred Storch.

45 L. Binswanger, « Der Fall Ellen West. Eine anthropologisch-klinische Studie », Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, vol. LIII, 1944, p. 255-727, vol. LIV, 1944, p. 69-117, p. 330-360, vol. LV, 1945, p. 16-40 ; trad. fr. P. Veysset, Le cas Ellen West : schizophrénie, deuxième étude, Paris, Gallimard (Bibliothèque de philosophie), 2016 ; Id., « Studien zum Schizophrenienproblem. Der Fall Lola Voss », Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, vol. LXIII, 1949, p. 29-97, ensuite dans Id., Schizophrenie, Pfullingen, Neske, 1957 ; trad. fr. P. Veysset, Le cas Lola Voss : schizophrénie, quatrième étude, Paris, PUF, 2011 ; Id., « Der Fall Jürg Zünd », Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, vol. LVI, 1946, p. 191-220, vol. LVIII, 1947, p. 1-43, vol. LIX, 1947, p. 21-36.

46 R. Kuhn, « Daseinsanalytische Studie über die Bedeutung von Grenzen im Wahn », Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, vol. CXXIV, no 4-5-6, 1952, p. 354-383.

47 Id., « Daseinsanalyse eines Falles von Schizophrenie », Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, vol. CXII, no 5-6, 1946, p. 233-257 ; Id., « Mordversuch eines depressiven Fetischisten und Sodomisten an einer Dirne », Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, vol. CXVI, no 1-2, 1948, p. 66-151.

48 Id., « Daseinsanalyse im psychotherapeutischen Gespräch », Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, vol. LXVII, no 1, 1951, p. 52-60.

49 M. Boss, Sinn und Gehalt der sexuellen Perversionen: ein daseinanalytischer Beitrag zur Psychopathologie des Phänomens der Liebe, Berne, Hans Huber, 1947.

50 Lettre du 27 avril 1954. Voir E. Basso, « La correspondance entre Michel Foucault et Ludwig Binswanger, 1954-1956 », art. cité, p. 183.

51 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 51. Dans son « Introduction » à Le rêve et l’existence, Foucault écrit : « Le symbole, c’est la mince surface de contact, cette pellicule qui sépare tout en les joignant un monde intérieur et un monde extérieur » (op. cit., p. 72).

52 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 143.

53 Ibid., f. 147.

54 Voir loc. cit. : « L’unité de l’homme doit être cherchée et trouvée au niveau de son existence, c’est-à-dire de son être-au-monde ».

55 Ibid., f. 92.

56 Ibid., f. 65.

57 J.-P. Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard (Les Essais 24), 1947 ; Id., Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952. Dans un manuscrit autographe des années 1950 intitulé L’agressivité, l’angoisse et la magie, Foucault cite précisément l’étude de Sartre sur Baudelaire : « L’existentialisme contemporain – Sartre dans son Baudelaire – a joué le même jeu [que Husserl et Scheler] avec la liberté : en protégeant la liberté pure de toute détermination objective, la faire valoir dans l’existence la plus concrète, et appeler le psychanalyste, ou le psychopathologue, à découvrir la liberté et son projet, antérieurement à toute constitution psychologique » (fonds Michel Foucault, BnF, NAF 28730, boîte 46, dossier 4, 6 feuillets recto verso non numérotés).

58 K. Jaspers, Nietzsche: Einführung in das Verständnis seines Philosophierens, Berlin, De Gruyter, 1936 ; trad. fr. H. Niel, Nietzsche : introduction à sa philosophie, Paris, Gallimard (Philosophie), 1950. Voir en particulier, dans le livre I, les divers paragraphes que Jaspers consacre à « La maladie ». Parmi les notes de travail de Foucault, il y a une fiche intitulée « La maladie et Nietzsche » (fonds Michel Foucault, BnF, NAF 28730, boîte 33a, dossier 1).

59 J.-P. Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 76.

60 M. Foucault, « Introduction à L. Binswanger, Le rêve et l’existence », op. cit., p. 99.

61 Loc. cit.

62 Ibid., p. 68.

63 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 149-151.

64 Ibid., f. 149.

65 Ibid., f. 147.

66 Ibid., f. 151.

67 Ibid., f. 155.

68 Loc. cit. À ce propos, on se souviendra du passage de Maladie mentale et psychologie, où Foucault affirme que « certes, on peut situer la maladie mentale […] par rapport aux formes d’existence. Mais on ne doit pas faire de ces divers aspects de la maladie des formes ontologiques si on ne veut pas avoir recours à des explications mythiques, comme l’évolution des structures psychologiques, ou la théorie des instincts, ou une anthropologie existentielle » (Paris, PUF, 1962, p. 101).

69 M. Foucault, « Introduction à L. Binswanger, Le rêve et l’existence », op. cit., p. 67.

70 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 155.

71 Ibid., f. 153.

72 M. Foucault, « Introduction à L. Binswanger, Le rêve et l’existence », op. cit., p. 67.

73 Loc. cit.

74 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 189.

75 L. Binswanger, Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins [Formes fondamentales et connaissance du Dasein humain], Zurich, Niehans, 1942.

76 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 138.

77 Ibid., f. 162.

78 Ibid., f. 187.

79 Ibid., f. 164.

80 Loc. cit.

81 Ibid., f. 187.

82 Ibid., f. 189.

83 Loc. cit.

84 Lettre datée du 21 mai 1954, voir E. Basso, « La correspondance entre Michel Foucault et Ludwig Binswanger, 1954-1956 », art. cité, p. 193. Foucault a consacré plusieurs fiches de lecture au thème de l’amour tel qu’il est traité par Binswanger dans les Grundformen.

85 M. Foucault, ms. Binswanger et l’analyse existentielle, f. 187-188.

86 Ibid., f. 189-190.

87 Ibid., f. 189.

88 Lettre datée du 27 avril 1954, voir E. Basso, « La correspondance entre Michel Foucault et Ludwig Binswanger, 1954-1956 », op. cit., p. 183.

89 M. Foucault, ms. Introduction générale, f. [4].

90 Ibid., f. [5].

91 M. Foucault, « Introduction à L. Binswanger, Le rêve et l’existence », op. cit., p. 66.

92 Loc. cit.

93 M. Foucault, ms. Introduction générale, f. [5].

94 Loc. cit.

95 Loc. cit.

96 M. Foucault, ms. L’agressivité, l’angoisse et la magie, f. 1.

97 Fonds Michel Foucault, BnF, NAF 28730, boîte 46, dossier 4.

98 Ibid., f. 1.

99 Voir ibid., f. 2 : « c’est la conception sartrienne du pour soi et de la néantisation ; c’est, selon Merleau-Ponty, l’idée d’un cogito préréflexif qui s’enracine dans un monde lui-même préobjectif, “prédonné” ; c’est la conception, par E. Weil, d’un sujet dialectique qui porte avec son Logos, l’origine pure et de la logique de l’Histoire et de la liberté absolue ».

100 Ibid., f. 2-3.

101 Ibid., f. 12.

102 Ibid., f. 3.

103 Loc. cit.

104 M. Foucault, « La psychologie de 1850 à 1950 » (1957), dans Id., Dits et écrits, op. cit., t. I, no 2, p. 137.

105 Voir, à ce propos, J.-F. Bert, « Michel Foucault défenseur de l’ethnologie : “La magie – le fait social total”, une leçon inédite des années 1950 », Zilsel, no 2, 2017, p. 281-303.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Elisabetta Basso, « De la philosophie à l’histoire, en passant par la psychologie : que nous apprennent les archives Foucault des années 1950 ? »Astérion [En ligne], 21 | 2019, mis en ligne le 12 décembre 2019, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/4164 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.4164

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Auteur

Elisabetta Basso

ENS de Lyon, Triangle (UMR 5206) • Elisabetta Basso est docteure en philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de l’université Ca’ Foscari de Venise. Ancienne boursière de la fondation Alexander von Humboldt, elle est actuellement chercheuse Marie Curie à l’ENS de Lyon et membre associé du CAPHÉS (UMS 3610, Paris). Elle a publié plusieurs articles sur Michel Foucault et sur l’histoire du mouvement phénoménologique en psychiatrie. Parmi ses publications : Michel Foucault e la Daseinsanalyse (Milan, Mimesis, 2007), le volume collectif Foucault à Münsterlingen : à l’origine de l’Histoire de la folie, avec J.-F. Bert (Paris, EHESS, 2015) ; le numéro « Philosophie de la psychiatrie », avec M. Delbraccio (Revue de synthèse, vol. CXXXVII, no 1-2, 2016), le numéro « Archives des sciences : contribution à l’histoire de la psychiatrie », avec M. Delbraccio (Revue d’histoire des sciences, vol. LXX, no 2, 2017). Elle est membre du comité éditorial pour la publication des « Cours et travaux de Michel Foucault avant le Collège de France » (Seuil, EHESS, Gallimard), et membre du projet ANR « Foucault fiches de lecture » (ENS de Lyon).

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