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Dossier

L’enfant est-il un adulte en plus petit ? Anthropologie et psychologie de l’enfance à partir de Spinoza

Is the child a smaller adult? Anthropology and psychology of childhood from Spinoza
Pascal Sévérac

Résumés

Cet article s’interroge sur la figure de l’enfant chez Spinoza : peu de commentateurs se sont attachés à analyser cette thématique, certes excentrée, dans le cadre de la philosophie spinoziste, à l’exception notable de François Zourabichvili, dont il s’agit à la fois de reprendre les grandes conclusions, mais aussi d’en tester la validité. Dans cette perspective, la question est alors de savoir s’il existe une nature spécifique de l’enfant : celui-ci est-il un être en devenir sans nature spécifique ? n’est-il qu’un adulte en plus petit ? Nous soutenons que cette nature existe, et que son analyse peut fonder à la fois une anthropologie et une psychologie de l’enfance à partir de Spinoza. Une condition est toutefois requise pour penser cette nature en rapport avec celle de l’adulte : concevoir une progressive, quoique réelle, transformation dans le passage de la petite enfance à l’âge adulte. Une telle transformation est ce que doit accompagner une éducation entendue comme éthique, qui s’adresse à la fois à l’enfant dans son devenir adulte, et à l’adulte ignorant dans son devenir actif.

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Texte intégral

  • 1 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, 5 volumes, Paris, PUF, 1997-1998.
  • 2 F. Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal : enfance et royauté chez Spinoza, Paris, PUF, 2002.

1Établir une anthropologie et une psychologie de l’enfance à partir de Spinoza ne peut être que le fruit d’une enquête qui, partant à la recherche d’indices semés en quelques textes, notamment ceux de l’Éthique, tente de construire ou de reconstruire ce que pourrait être une théorie spinoziste de l’enfance. L’enfance, comme on le sait, n’est pas une thématique centrale de la philosophie spinoziste ; longtemps d’ailleurs les études sur Spinoza n’y ont guère porté d’attention. Deux commentateurs toutefois se sont montrés sensibles à cette thématique « excentrée » chez le philosophe hollandais : Pierre Macherey d’abord, dans son commentaire en cinq tomes de l’Éthique1 ; et surtout François Zourabichvili, qui a consacré à l’enfance une grande partie de son ouvrage, Le conservatisme paradoxal : enfance et royauté chez Spinoza2 – j’aurai bien évidemment à revenir sur ce travail, qui a certes ouvert le dossier de l’enfance chez Spinoza, mais qui ne l’a pas clos. On trouvera dans l’Éthique quelques textes, la plupart du temps des scolies, où est évoquée, souvent comme en passant, la question de l’enfance – des textes que François Zourabichvili a d’ailleurs convoqués dans ses analyses, mais que je voudrais examiner de nouveau, en leur posant de nouvelles questions.

2La première idée sur laquelle nous devons insister, concernant la représentation que se fait la philosophie spinoziste de l’enfance, concernant même l’attitude éthique de cette philosophie à l’égard de l’enfance, c’est qu’il s’agit pour elle d’une « chose naturelle et nécessaire ». François Zourabichvili a lui-même beaucoup insisté sur cette idée, qui lui fait dire qu’avec Spinoza, on a affaire à une « image rectifiée de l’enfance » – c’est là le titre de la seconde étude de son ouvrage – une image rectifiée notamment par rapport à la tradition scolastico-thomiste, et par rapport à la conception calviniste de l’enfance au XVIIe siècle. Nous trouvons cette considération sur l’enfance comme « chose naturelle et nécessaire » dans le scolie de la proposition 6 d’Éthique V :

  • 3 Je propose ma propre traduction des citations de l’Éthique, en prenant appui sur la traduction de (...)

Plus cette connaissance, à savoir que les choses sont nécessaires, s’applique aux choses singulières que nous imaginons plus distinctement et plus vivement, plus cette puissance de l’esprit sur les affects est grande, ce que l’expérience elle-même certifie aussi. Nous voyons en effet que la tristesse liée à la perte de quelque bien s’adoucit, dès que l’homme qui l’a perdu considère que ce bien n’aurait pu être en aucune façon conservé. Ainsi encore [Sic etiam], nous voyons que personne n’a pitié d’un bébé [nemo miseretur infantis], pour la raison qu’il ne sait ni parler, ni marcher, ni raisonner, et qu’il vit en somme tant d’années presque inconscient de lui-même [tot annos quasi sui inscius vivat]. Mais si la plupart naissaient adultes, et l’un ou l’autre bébé, alors chacun aurait pitié des bébés, parce qu’on considérerait alors la petite enfance [infantiam] non comme une chose naturelle et nécessaire, mais comme un vice ou une faute de la nature. Et nous pourrions faire plusieurs autres remarques de cette façon.3

3À bien y réfléchir, il n’y a là rien de très original : comment l’enfance, dans la perspective naturaliste et déterministe qui est celle de Spinoza, pourrait-elle être autre chose qu’un phénomène tout à fait « naturel et nécessaire » ? Jusqu’à aujourd’hui, on n’a pas réussi (c’est-à-dire, d’un point de vue spinoziste, la nature n’a pas réussi) à fabriquer des adultes qui n’aient été d’abord des enfants. Spinoza en ce point rejoint le sens commun : l’enfance – surtout la petite enfance (infantia) dont il est question dans ce scolie – est peut-être un âge de faiblesse, d’impuissance, d’ignorance, mais c’est un état par lequel il faut bien passer, puisque nul ne naît adulte, ou bébé-adulte.

4Reste néanmoins une étrangeté, une curiosité, dans cette liaison qu’établit le texte entre d’un côté l’idée d’un adoucissement de la tristesse à l’égard d’un bien perdu, grâce à la considération du caractère nécessaire de la perte, et de l’autre l’idée d’une absence de pitié pour les bébés, grâce à la considération du caractère nécessaire de leur présence. Une question peut ici se poser : cet exemple de l’enfance ne serait-il pas venu à l’esprit de Spinoza parce qu’il considère lui-même la petite enfance comme un bien, dont la tristesse de la perte est adoucie par la considération qu’il n’y avait aucune possibilité de la conserver ? On retrouverait là d’ailleurs une sensibilité commune, du moins à notre époque, pour les nourrissons, une sensibilité dont l’élan, bien loin d’être celui de la pitié, relève de l’attendrissement, du plaisir à contempler le petit enfant et à jouer avec lui.

5Il ne faut toutefois pas surinterpréter le texte, et ce qui est dit explicitement de notre affect à l’égard de la petite enfance, c’est que, si la norme était de naître adulte, avec cependant des exceptions (certains, horreur, naîtraient bébés !), alors nous serions portés à plaindre cette enfance comme un mal présent, et non pas à la regretter comme un bien perdu. Toutefois, il est bien possible qu’à une époque (la nôtre) où l’enfance n’est plus considérée comme un mal nécessaire mais comme un bien véritable, l’affect à combattre soit devenu non plus la tristesse de la pitié (commiseratio), devant un mal présent, mais la tristesse du regret (desiderium), pour un bien absent : regret que l’enfance soit passée, regret aussi parfois qu’elle se soit mal passée.

6En fait, pour Spinoza, il semble bien que l’enfance ne soit ni un mal nécessaire ni un bien perdu. Elle n’est pas un mal nécessaire parce que justement sa nécessaire naturalité en fait un phénomène plein et entier de la nature, qui ne saurait se réduire à un vice, à un péché ou à une faute ; elle n’est pas non plus un bien perdu, parce que ce que nous gagnons à sortir de la petite enfance – notamment savoir marcher, parler, raisonner – est un bien véritable, qui ne peut nous faire regretter l’enfance. Ou peut-être faut-il alors conserver la part de vérité de ces deux sentiments sur l’enfance : eu égard à l’âge adulte, la petite enfance, et même l’enfance, qui sont âges de moindre puissance, de négation de puissance, d’im-puissance, constituent si l’on veut un mal ; mais eu égard à elles-mêmes, la petite enfance et l’enfance, qui n’ont rien d’un vice ou d’un péché, sont des âges qui ont leur consistance propre, qui ont même sans doute, en tant qu’expressions du réel, quelque chose de positif, c’est-à-dire de bien.

  • 4 B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement et de la meilleure voie à suivre pour parvenir à (...)

7L’attitude éthique de Spinoza à l’égard de l’enfance serait donc la suivante : en former une idée adéquate entendue comme « connaissance vraie du bien et du mal », connaissance vraie de la puissance et de l’impuissance de l’enfance. D’un côté, il s’agit d’une « connaissance vraie du mal » en tant que l’enfance est moindre puissance par rapport à l’âge adulte (rappelons qu’il n’y a pas d’idée adéquate du mal, seulement une connaissance vraie du mal en rapport avec le bien) ; mais l’idée d’enfance est aussi « connaissance vraie du bien » en tant que positivité – positivité certes partielle mais intrinsèquement réelle : la connaissance vraie de l’enfance, donc, en tant que puissance déterminée, en tant qu’« essence particulière affirmative »4.

8Mais dès lors surgit un nouveau problème : si on dote l’enfant d’une positivité, quelle est-elle donc ? Quelle est cette « essence particulière affirmative » de l’enfant, si elle existe bel et bien ? Et pour commencer, est-il certain que les enfants aient déjà une essence, qu’ils aient une nature particulière, bien déterminée ? Telle est la question anthropologique de l’enfance, question qui est plus radicale que la question anthropologique de l’humain en général : car pour les enfants, la question première n’est pas, comme pour les adultes, de savoir quelle est cette nature (quelle est cette humaine nature que Spinoza jamais ne définit explicitement), mais de savoir déjà si cette nature est, si elle existe.

9Se présentent à nous trois possibilités :

  1. Les enfants ont bel et bien une nature positive et déterminée, une essence particulière affirmative, et cette nature est la même que celle des adultes : les enfants sont des humains comme les adultes – il existerait donc une nature humaine commune aux adultes et aux enfants, et en ce sens, l’enfant ne serait qu’un adulte en plus petit.
  2. Autre possibilité : les enfants ont bien une nature, mais c’est une nature bien à eux, spécifique ; ils ne sont pas des humains au même titre que les adultes – ce ne sont peut-être même pas des humains du tout. Cette possibilité signifierait en tout cas que l’enfant n’est pas un adulte en miniature, qu’il est autre chose, et il y aurait dès lors à découvrir les lois, les logiques qui composent cette nature enfantine autre, tout à fait particulière. De telles lois permettraient également de définir une psychologie de l’enfance bien distincte de la psychologie de l’âge adulte.
  3. Troisième et dernière possibilité anthropologique : les enfants n’ont pas de nature particulière, et s’ils ne sont pas de même nature que les adultes, c’est non pas parce qu’ils ont une autre nature, mais parce qu’ils n’en ont pas du tout, parce qu’ils n’ont pas à proprement parler d’être, mais qu’ils ne sont que développement. C’est là, explicitement, la thèse de François Zourabichvili dans Le conservatisme paradoxal : « il n’y a pas d’être de l’enfant, pas d’essence spéciale qui le différencierait de l’adulte ; il n’est pas davantage non-être, absurde négation de son propre avenir ». Et plus loin : « Ce truisme doit être rappelé : coupé de son devenir, l’enfant ne grandit plus. Ce qui veut seulement dire que l’enfant est développement » (p. 127).

10Dès lors, contre la première position anthropologique (l’enfant et l’adulte ont une nature commune), on pourrait alléguer avec F. Zourabichvili que la nature de l’enfant est différente de celle de l’adulte, puisqu’elle n’est pas stabilisée, qu’elle est un pur devenir, alors que l’essence de l’adulte est davantage fixée ; contre la deuxième position anthropologique (l’enfant a une nature différente de celle de l’adulte), on pourrait faire valoir avec F. Zourabichvili que la nature de l’enfant n’est pas coupée de celle de l’adulte, et que le passage de l’enfance à l’âge adulte est non pas le passage d’une nature première à une nature seconde, d’une forme à une autre, autrement dit que ce passage n’est pas une transformation, mais un simple et perpétuel développement. Entre l’enfant et l’adulte, donc, ni identité, ni différence : un devenir en somme. Un développement qui implique certes une forme de rupture – F. Zourabichvili l’affirme à plusieurs reprises –, mais une rupture qui n’est pas une transformation.

  • 5 Id., Éthique, op. cit., partie IV, proposition 20, scolie : « que l’homme, à partir de la nécessit (...)

11La conception de F. Zourabichvili, telle que je l’ai résumée ici à grands traits, permet de voir clairement les enjeux ontologiques et anthropologiques de la question de l’enfance. Mais je souhaiterais inquiéter cette conception, qui ne me convainc pas : d’abord, est-il certain que le devenir adulte de l’enfant n’implique aucune transformation ? On pourrait soutenir, à partir d’une analyse notamment des scolies de IV, 39 (sur le poète amnésique) et de V, 39 (texte que nous allons étudier), que le développement de l’enfant peut se penser, chez Spinoza, à partir de l’articulation entre une maturation biologique, qui est linéaire, sans rupture, et une transformation psychoaffective, qui est certes progressive, lente, mais radicale. Le développement de l’enfant envelopperait donc une forme de mort, non pas une mort biologique, un devenir-cadavre, mais une mort affective, une mort qui consiste dans le passage d’une forme à une autre. Cette mort n’équivaudrait certes pas à l’obtention d’une nature contraire à la première, à une nature adulte contraire à la nature de l’enfance (sinon, ce serait pure et simple destruction de l’individu), mais à l’obtention d’une nature autre, véritablement différente de la première sans lui être contraire. Et une telle transformation, ne pouvant être désirée par l’enfant (puisque nul ne fait effort pour changer de forme5), doit être produite par l’effort des éducateurs qui, s’ils sont avisés, parviennent à faire en sorte que l’enfant contribue, autant que possible, à cette transformation. C’est là tout l’enjeu de la fin du scolie de la proposition 39 d’Éthique V :

Dans cette vie donc nous faisons un effort particulier pour que le corps de l’enfance, autant que sa nature le supporte et y contribue, soit changé en un autre qui soit apte à un très grand nombre de choses et qui se rapporte à un esprit qui soit extrêmement conscient de lui-même, de Dieu et des choses.

12Je ne développerai pas davantage la question de la transformation : F. Zourabichvili pense qu’il n’y a pas de transformation du bébé à l’adulte ; je soutiens au contraire qu’existe une telle transformation. Mais peu importe ici : la question à propos de laquelle je souhaiterais bifurquer par rapport à la position de F. Zourabichvili concerne un point peut-être plus fondamental, qui explique ma divergence sur la question de la transformation. Si, selon moi, il y a transformation de la petite enfance à l’âge adulte, c’est que l’enfant n’est pas doté d’un être seulement en développement qui empêcherait de concevoir en lui une nature, une essence bien déterminée – la fin du scolie de V, 39 parlant, bien au contraire, d’une nature du corps de l’enfance. À trop insister sur l’idée de « développement », sans l’articuler jamais avec celle de transformation, on risque d’introduire une forme de finalisme dans le parcours qui mène de l’enfant à l’adulte, comme si l’adulte que devient l’enfant était appelé par l’effort même de l’enfant, par son autodéveloppement, comme si l’essence de l’adulte était inscrite en quelque manière dans l’essence non formée, dans l’essence en développement, dans la forme informe de l’enfant, comme si l’enfant (peu conscient mais pas complètement inconscient), en somme, désirait devenir adulte, et non pas jouir d’être enfant, ou même, comme cela se voit bien souvent, comme s’il ne désirait pas régresser comme un petit enfant.

13En vérité, si l’enfance est bien une « chose naturelle et nécessaire » selon Spinoza, elle n’échappe dès lors pas aux réquisits de son ontologie : elle est alors dotée d’une nature, et cette nature fait bel et bien effort pour persévérer dans son être. Évidemment, comme toute nature, celle de l’enfant n’est pas fermée sur elle-même, elle est dynamisme, elle est développement ; cependant est-elle, ontologiquement, davantage développement, ou moins « être », que la nature de l’adulte ? Le développement s’arrête-t-il avec l’âge adulte ? Une psychologie du développement tirée de Spinoza ne peut qu’être sceptique devant une telle idée : car ce qui nous fait dire que l’enfant est plus en développement que l’adulte, c’est que le développement de l’adulte, bien souvent, est arrêté, inhibé, forclos. Mais s’agit-il d’un destin indépassable ? Non, et c’est là le grand enjeu de l’éthique spinoziste : le développement de l’individu, entendu comme son devenir actif, est l’affaire de toute une vie ; le développement de l’individu n’est pas seulement l’ontogenèse biologique de l’enfance, mais l’entreprise éthique de toute une vie. C’est pourquoi une psychologie du développement véritablement spinoziste – comme l’est celle, par exemple, du psychologue russe Lev Vygotski (1896-1934) – est nécessairement une psychologie éthique.

14Si on dote l’enfance d’une nature, il faut alors en définir les contours, et se demander si elle est la même que celle de l’adulte, ou bien si elle est particulière à l’enfant ; autrement dit, pour reprendre une expression du scolie de la proposition 29 d’Éthique II, il faut se demander quelles sont « les convenances », « les différences », voire « les oppositions », entre cette nature de l’enfant et celle de l’adulte.

15Pour élaborer cette confrontation entre nature de l’enfant et nature de l’adulte – et on remarquera que la plupart des textes sur l’enfance, dans l’Éthique, ont pour objet cette mise en rapport, cette comparaison, entre l’enfant et l’homme fait –, considérons d’abord le scolie de la proposition 39 d’Éthique V, où il est explicitement question de la nature de l’enfance. Deux affirmations, dans ce texte, peuvent organiser la confrontation ; elles permettent, de façon étonnante, de douter de l’appartenance des enfants à l’humanité même :

Proposition 39 :
Celui qui a un corps apte à un très grand nombre de choses a un esprit dont la plus grande partie est éternelle.

Début du scolie :
Parce que les corps humains sont aptes à un très grand nombre de choses [Quia corpora humana ad plurima apta sunt], il n’est pas douteux qu’ils puissent être d’une nature telle [non dubium est, quin ejus naturæ possint esse] qu’ils se rapportent à des esprits qui aient d’eux-mêmes et de Dieu une grande connaissance et dont la plus grande partie, c’est-à-dire la principale, soit éternelle, et par suite qu’ils ne craignent guère la mort.

16Et que lit-on plus loin ?

Et en vérité, celui qui a un corps, comme le bébé ou l’enfant, apte à très peu de choses et dépendant au plus haut point des causes extérieures, a un esprit qui, considéré seul en lui-même, n’est en presque rien conscient ni de lui-même, ni de Dieu, ni des choses.

17Tel est donc le tableau dessiné par ce scolie : d’un côté, des corps humains (corpora humana) qui ont de nombreuses aptitudes ; de l’autre côté, des corps de bébé ou d’enfant (infans vel puer) qui en ont très peu. La question se pose donc : les bébés et les enfants ont-ils des corps humains ? Les bébés et les enfants, étant donné leurs aptitudes corporelles, font-ils partie de la même nature que les hommes, si on entend par là les hommes faits, adultes ?

18Pour répondre à cette question, deux remarques sur ce scolie de V, 39 s’imposent.

191) La première est que ce texte, qui traite de la différence entre l’enfant et l’humain, le fait à travers la perspective du corps – perspective qui certes s’explique par le point de vue de la proposition 39, rapportant l’éternité de l’esprit à l’activité du corps, mais qui plus profondément se comprend par le fait que l’esprit, jusque dans le troisième genre de connaissance, demeure l’idée du corps, demeure uni au corps. Or, cela ne va pas de soi pour qui se souvient de la fin du scolie de la proposition 20, annonçant que désormais, dans la seconde moitié de la partie V, il sera question de la « durée de l’esprit sans relation avec le corps » ; mais on aura compris que concevoir ainsi une telle durée ne signifie pas concevoir l’esprit lui-même comme désuni du corps.

  • 6 Remarquons que le texte latin parle de la supériorité de mens humana : le contexte nous fait parle (...)

20L’esprit, jusque dans la science intuitive, est idée du corps, et c’est pourquoi, afin de bien saisir les enjeux de notre scolie, il faut remonter dans l’Éthique à l’analyse de leur union, qu’on trouve notamment dans le fameux scolie de la proposition 13 d’Éthique II précédant la petite physique. Rappelons en effet qu’y est montré ce que l’union de l’esprit et du corps, en l’homme, a de commun et de différent par rapport à l’union psychophysique chez les autres individus, non humains : cette union existe chez tous les individus, qu’ils soient humains ou non, et en ce sens, selon l’expression demeurée célèbre, « tous les individus sont animés, bien qu’à des degrés divers » – telle est la communauté entre les humains et les autres. Mais en même temps, sur le fond de cette communauté se dessine une différence forte entre l’esprit humain et les autres, qui confine même à la hiérarchie : l’esprit humain l’emporte (præstet) sur les autres, nous dit ce scolie de II, 13, et cela en vertu de la quantité de réalité du corps humain, objet de cet esprit. C’est pourquoi il faut – ou plutôt il faudrait, car Spinoza affirme ne pas en avoir ici les moyens – connaître parfaitement la nature du corps humain pour comprendre la supériorité de l’esprit humain par rapport aux autres esprits, non humains6. N’ayant pas cette connaissance parfaite du corps humain, Spinoza se contente alors de nous fournir deux critères corporels à partir desquels mesurer la puissance de l’esprit : premier critère, la pluralité simultanée des aptitudes corporelles ; second critère, l’indépendance d’action du corps. Or ces deux critères de la puissance du corps se retrouvent tels quels dans le scolie de V, 39.

21Citons d’abord le scolie de II, 13 :

[…] plus un corps a davantage d’aptitudes que les autres à faire passivement ou activement plusieurs choses à la fois, plus son esprit a davantage d’aptitudes que les autres à percevoir plusieurs choses à la fois ; et plus les actions d’un même corps dépendent de lui seul, et moins d’autres corps concourent avec lui dans son activité, plus son esprit est apte à comprendre distinctement.

22Rappelons désormais l’extrait déjà cité du scolie de V, 39 :

[…] celui qui a un corps, comme le bébé ou l’enfant, apte à très peu de choses [négation du premier critère] et dépendant au plus haut point des causes extérieures [négation du second critère], a un esprit qui, considéré seul en lui-même, n’est en presque rien conscient ni de lui-même, ni de Dieu, ni des choses.

23La reprise dans le scolie de V, 39 des deux critères établis par le scolie de II, 13 jette une lumière nouvelle sur le propos de ce scolie : et si, dès la deuxième partie de l’Éthique, il n’était pas déjà question, de façon sous-jacente, d’une différence entre l’adulte et l’enfant ? Et si Spinoza, lorsqu’il parlait d’une hiérarchie entre l’esprit humain et les autres, n’y parlait pas déjà d’une hiérarchie entre l’esprit de l’adulte, esprit vraiment humain, et l’esprit de l’enfant, qui lui ne le serait pas, ou du moins pas pleinement ?

24La différence ontologique, établie dans ce scolie de II, 13, des esprits humains par rapport aux autres est la condition de possibilité d’une psychologie humaine. La hiérarchie des esprits (les esprits humains étant supérieurs) est la condition de possibilité d’une éthique : les esprits humains sont suffisamment puissants pour pouvoir devenir éternels. Mais cette différence hiérarchique, si elle passe entre adultes et enfants, est aussi la base ontologique sur laquelle peut se constituer sinon une anthropologie, du moins une psychologie propre à l’enfance (je dis « sinon une anthropologie », car si l’enfant n’est pas vraiment humain, il devient alors difficile de parler, au sens strict, d’anthropologie de l’enfance). Et nous voyons, par là même, que cette différenciation hiérarchique entre l’humain et les autres fonde à la fois un projet éthique et un projet éducatif. Un projet éthique qui répondrait à cette question : comment des esprits adultes, dont les corps ont de hautes aptitudes, peuvent-ils accéder à la perception plurielle simultanée et à la compréhension distincte, c’est-à-dire à la très grande conscience de Dieu, de soi et des choses ? Et un projet éducatif qui répondrait à cette question : comment transformer peu à peu les corps des enfants, aux très faibles aptitudes, en des corps aux très hautes aptitudes, qui dès lors se rapporteraient à des esprits très actifs ?

252) Or – et c’est la seconde remarque sur le scolie de V, 39 – la distinction entre adultes et enfants, et le double projet éthique et éducatif qui s’en déduit, se trouvent brouillés dans le propos spinoziste. Déjà le scolie de II, 13, qui établissait une hiérarchie entre esprits humains et non humains – hiérarchie, on l’a vu, qui peut passer entre esprits d’adultes et esprits d’enfants – fait intervenir cette hiérarchie également à l’intérieur même des esprits humains : en effet, selon le scolie de II, 13, le double critère d’évaluation de la force d’un corps, et partant d’un esprit, concerne tous les corps et tous les esprits ; il permet donc de hiérarchiser aussi les corps humains entre eux, et les esprits humains entre eux. C’est dire, par conséquent, que ce qui peut se comprendre comme projet éducatif de transformation des corps des enfants peut se lire aussi comme projet éthique de transformation des adultes passifs en adultes actifs. Cette superposition de l’entreprise éducative des enfants sur l’entreprise éthique des adultes est confirmée par le scolie de V, 39, qui met en parallèle d’un côté la possibilité pour les corps humains aux hautes aptitudes de se rapporter à des esprits éternels (début du scolie), et d’un autre côté la nécessité pour le corps de l’enfance d’être transformé en un corps se rapportant à un esprit éternel (fin du scolie). Il y a là plus qu’une comparaison entre l’enfant et l’adulte : il y a un rabattement du projet éthique de libération de l’adulte sur le projet éducatif de transformation de l’enfance. S’éclaire dès lors l’expression au cœur de notre scolie : « celui qui a un corps, comme le bébé ou l’enfant [qui corpus habet, ut infans vel puer], apte à très peu de choses et dépendant au plus haut point des causes extérieures […] » ; celui qui a un tel corps, impuissant, n’est pas seulement le bébé ou l’enfant, ce sont aussi beaucoup d’adultes, pour lesquels un projet éthique d’éducation, ou de rééducation, est donc nécessaire. L’assimilation de l’éducation à l’éthique signifie corrélativement une assimilation de l’éthique à l’éducation.

26Plus précisément, il faudrait distinguer chez Spinoza l’éducation entendue comme morale, voire comme morale sociale, et l’éducation entendue comme éthique (et si on demande quelle est cette éducation entendue comme éthique, on répondra qu’elle n’est rien d’autre que l’éthique comme éducation, voire comme rééducation). Je ne développerai pas davantage ce point ici, mais des textes importants pourraient être mobilisés pour déterminer plus précisément cette différence entre l’éducation morale et l’éducation éthique (voir notamment l’explication de l’affect de repentir dans l’appendice d’Éthique III et les chapitres 9 et 13 dans l’appendice d’Éthique IV). Cette assimilation de l’éducation à l’éthique est en tout cas confirmée par la similitude entre l’adulte ignorant et l’enfant qu’implique le propos du dernier scolie de l’Éthique :

L’ignorant en effet, outre qu’il est agité de multiples façons par les causes extérieures, et ne possède pas la vraie satisfaction de l’âme, vit de surcroît quasi inconscient de soi, de Dieu et des choses, et dès lors qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être.

27L’adulte ignorant (ou « l’adulte puéril », selon la formule de F. Zourabichvili) ressemble beaucoup à l’enfant, puisqu’il se caractérise, comme lui, par une quasi-inconscience – corrélative (si on suit le scolie de V, 39) d’une très grande pauvreté en aptitudes corporelles.

28Cela dit, doit-on considérer l’adulte ignorant comme un grand enfant, voire comme un bébé adulte ? Et doit-on considérer, inversement, l’enfant comme un adulte ignorant en plus petit ? La différence, et même la hiérarchie anthropologique qui séparait enfants et adultes (au point qu’on a pu se demander si on devait parler d’anthropologie de l’enfance au sens strict) se complique désormais d’une hiérarchie anthropologique à l’intérieur même des adultes, renvoyant les adultes ignorants à l’enfance, et par conséquent, peut-être, renvoyant les seuls adultes sages à l’humanité. La question se trouve en effet posée de savoir si les adultes ignorants, à l’instar des enfants, sont pour Spinoza pleinement humains. Quoi qu’il en soit, si on veut maintenir la double distinction faite par Spinoza, d’une part entre enfants et adultes, d’autre part entre adultes ignorants et adultes sages, il faut alors en tirer la conséquence suivante : il y a deux façons, pour un esprit, d’être très peu conscient, et deux façons, pour un corps, d’avoir très peu d’aptitudes, à savoir ou bien la façon propre à l’enfant, ou bien la façon propre à l’adulte ignorant.

  • 7 Nous disons bien « dans une certaine mesure », car si le premier âge de la vie (jusque vers 4 ans) (...)

29La façon propre à l’enfant d’être physiquement très peu apte, nous la connaissons : pour reprendre les caractéristiques énumérées par le scolie de V, 6, il ne sait d’abord ni marcher, ni parler, ni raisonner, et on pourrait ajouter que, dans une certaine mesure, il a une faible mémoire7.

30L’inaptitude corporelle de l’adulte ignorant est autre : à la différence du petit enfant, il est le plus souvent capable de marcher, de parler, voire de raisonner – en tout cas de se souvenir. C’est en ce sens qu’on peut interpréter l’affirmation qui ouvre le scolie de V, 39, selon laquelle les aptitudes des corps humains (que j’interprète donc comme qualifiant d’abord les corps des adultes) sont suffisamment grandes pour que ces corps puissent (possint) se rapporter à des esprits éternels. Reste cependant que chez les adultes ignorants, la quasi-inconscience de leur esprit doit nécessairement être corrélative d’une faiblesse des aptitudes corporelles et d’une dépendance du corps à l’égard des autres : comment dès lors comprendre, en l’adulte ignorant, la force de ses aptitudes corporelles en tant qu’il est adulte, et leur faiblesse en tant qu’il est ignorant ? Comment comprendre cette faiblesse et cette dépendance, si elles ne sont pas celles de l’enfance ? Indiquons ici une piste, qui demanderait à être développée : on ne peut, nous semble-t-il, distinguer l’impuissance des enfants et celle des adultes ignorants qu’en distinguant le développement organique du corps et son développement affectif. Chez l’enfant, la maturation des organes est encore faible, et la faiblesse des aptitudes du corps (à marcher, à parler, à raisonner, voire à se souvenir) s’explique d’abord par cette impuissance organique. Chez l’adulte ignorant, la maturation organique, la croissance, est accomplie (et c’est pourquoi la plupart des adultes savent marcher, parler, et dans une certaine mesure se souvenir et raisonner) ; mais le développement affectif, ou cognitivo-affectif peut être arrêté, inhibé, et fixé sur des « affects qui adhèrent tenacement », sur des affects passionnels totalitaires qui rendent le corps, et partant l’esprit, bien peu actifs. Autrement dit, alors qu’est avant tout considérée, dans le corps de l’enfant, la faiblesse de ses aptitudes organiques, se trouve plutôt considérée, dans le corps de l’adulte ignorant, la faiblesse de ses aptitudes affectives, c’est-à-dire, pour reprendre une formule récurrente de la partie II de l’Éthique, la faiblesse de son aptitude à être affecté et à affecter.

31Il est nécessaire de distinguer ces deux dimensions de la corporéité – la dimension strictement organique, et la dimension affective – pour comprendre la distinction entre l’impuissance de l’enfant et l’impuissance de l’adulte ignorant. Il y a certes une similitude entre ces deux impuissances : faiblesse des aptitudes du corps, quasi-inconscience de l’esprit. Mais il y a aussi des différences fortes : même si l’enfant, comme l’adulte ignorant, a peu d’aptitudes, celles qu’il a ne sont pas les mêmes que celles de l’adulte ignorant.

  • 8 R. Jakobson, Langage enfantin et aphasie, J.-P. Boons et R. Zygouris trad., Paris, Minuit, 1969.

32Pour illustrer cette différence, on peut sortir de la stricte perspective spinoziste, et en appeler à la linguistique moderne : les bébés, nous disent certains linguistes comme Roman Jakobson8, sont capables de produire tous les sons réalisables dans le langage humain, tous les phonèmes de toutes les langues du monde (c’est le babillage) ; et parmi ces phonèmes, seuls ceux qui seront sélectionnés par l’apprentissage d’une langue déterminée, la langue maternelle, demeureront – l’adulte ensuite n’étant plus capable de tous les prononcer. Les aptitudes du bébé, au plan linguistique, diffèrent donc bien des aptitudes de l’adulte (en un sens, on pourrait même dire qu’elles sont plus nombreuses) – et en même temps, du point de vue de l’aptitude corporelle au langage articulé, à un langage qui fasse sens, seuls les grands enfants et les adultes (ignorants ou pas) possèdent une telle capacité, et non les bébés. C’est donc par rapport au modèle de l’adulte sage, ou de l’homme rationnel, que l’enfant et l’adulte ignorant sont assimilés dans l’impuissance, tant du point de vue des aptitudes corporelles que du point de vue de la conscience. Mais eu égard à leurs propres aptitudes, qui existent bel et bien, l’enfant et l’adulte se distinguent, et en ce sens l’enfant ne saurait être un adulte, même ignorant, en plus petit.

33Si nous voulons désormais retourner dans l’univers spinoziste pour illustrer cette différence d’aptitude entre l’adulte ignorant et l’enfant, nous pouvons trouver quelques indices, fournis par exemple par le scolie de III, 32 :

Proposition 32 :
Si nous imaginons quelqu’un se réjouir d’une chose qu’un seul peut posséder, nous nous efforcerons de faire en sorte qu’il ne possède pas cette chose.

Scolie :
Nous voyons donc qu’avec la nature des hommes les choses ont été ainsi arrangées que, le plus souvent, ils ont pitié de ceux pour qui cela va mal et envient ceux pour qui cela va bien, et d’une haine d’autant plus grande qu’ils aiment plus la chose qu’ils imaginent un autre posséder. Nous voyons ensuite que, de cette même propriété de la nature humaine à partir de laquelle il suit que les humains sont miséricordieux, il suit aussi qu’ils sont envieux et ambitieux. Enfin, si nous voulons interroger l’expérience elle-même [ispsam experientiam consulere velimus], nous ferons l’expérience [experiemur] qu’elle enseigne tout cela, surtout si nous prêtons attention aux premières années de notre vie [præsertim si ad priores nostræ ætatis annos attenderimus]. Car nous faisons l’expérience [experimur] que les enfants [pueros], du fait que leur corps est continuellement comme en équilibre [continuo veluti in æquilibrio], rient ou pleurent de cela seul qu’ils voient les autres rire ou pleurer [alios ridere vel flere vident] ; et ils désirent en outre immédiatement imiter tout ce qu’ils voient les autres faire [quicquid præterea vident alios facere, id imitari statim cupiunt] et désirent enfin pour eux-mêmes tout ce qu’ils imaginent être agréable aux autres ; et cela n’est en rien étonnant, puisque les images des choses, comme nous l’avons dit, sont les affections mêmes du corps humain, c’est-à-dire les modes par lesquels le corps humain est affecté par des causes extérieures et est disposé à faire ceci ou cela.

34L’expérience que chacun d’entre nous fait de l’aptitude des enfants à imiter ses semblables est convoquée par Spinoza comme preuve, ou comme surcroît d’attestation, de l’existence d’une propriété commune aux hommes, une « propriété de la nature humaine », à savoir la propension des hommes à s’entre-imiter, propension qui produit notamment les affects de pitié, d’envie et d’ambition. De ce recours à l’expérience de l’imitation chez les enfants nous pouvons, en guise de conclusion, tirer plusieurs enseignements :

  • 9 On notera que Spinoza parle ici des pueri, c’est-à-dire, au sens strict, des enfants qui ne sont p (...)
  • 10 Voir le scolie de la proposition 20 d’Éthique IV.

351) En premier lieu, ce scolie est d’autant plus intéressant qu’en même temps qu’il montre la spécificité de l’enfant, il semble affirmer l’appartenance des enfants à la nature humaine. Du moins affirme-t-il plus exactement que les enfants ont avec la nature humaine une propriété en commun : l’aptitude corporelle à imiter9. Se dessine donc, avec le scolie de III, 32, non plus une ligne de fracture (que traçait le scolie de V, 39), mais une ligne de continuité anthropologique de l’enfance à l’âge adulte. Spinoza n’affirme pas d’un bloc que la nature de l’enfant est une nature humaine, mais que la nature de l’enfant et la nature humaine partagent au moins une propriété en commun, l’aptitude à l’imitation. Donc, si l’enfant a une nature bien particulière – une essence particulière affirmative –, cette nature, différente de la nature de l’adulte, n’est pas en opposition avec elle : il y a de la communauté entre ces deux natures, et partant la possibilité d’un passage de l’une à l’autre, d’une transformation de l’une en l’autre. Une telle transformation ne serait pas une pure destruction pour l’enfant qui se développe : il ne s’agirait pas, comme dans le cas du suicide, d’un rapport de force entre deux natures contraires, dont l’affirmation de l’une signifie la destruction de l’autre10. Le développement de l’enfant en adulte est bel et bien une transformation – un passage d’une nature à une autre ; mais cette transformation est aussi une conservation ; bien mieux, elle se fonde sur une communauté, partielle mais réelle, entre l’enfant et l’adulte.

  • 11 On trouve dans La vie de B. de Spinoza par J. Colerus cette anecdote : « Il se divertissait aussi (...)

362) Or – et c’est là ma deuxième remarque conclusive –, cette aptitude à l’imitation constitue en même temps une des particularités de cette anthropologie de l’enfance : les enfants, bien plus que les adultes, sont des imitateurs nés, ils sont dans l’imitation tous azimuts. Doit-on dès lors en conclure qu’ils sont, sous ce rapport précis, comme des adultes en plus petit ? Il faudrait bien plutôt dire que les enfants, ici, sont des adultes en plus gros : l’enfance apparaît en effet comme la loupe, ou le miroir grossissant de cette propriété qu’ont les humains de s’imiter. Miroir tellement grossissant pour qui contemple, par exemple, une cour de récréation ou un jardin d’enfants, que cette propriété imitative devient comique. Ce comique n’était-il d’ailleurs pas celui que ressentait Spinoza lui-même, à en croire Jean Colerus, devant le spectacle des araignées se battant pour une mouche ? Comme on le sait, cette anecdote, célèbre mais invérifiable, raconte que Spinoza prenait grand plaisir au combat d’araignées, et qu’il y mettait même une mouche pour le pimenter11 : nous ne soutiendrons certes pas que les enfants dans un square sont comme des araignées sur une toile, car nous ne connaissons pas les affects des araignées. Nous ne savons pas précisément si les araignées sont, comme les humains, sujettes à l’imitation affective, et partant au désir de posséder ce qu’elles imaginent qu’une autre possède ; mais si nous ne le savons pas, nous ne le nierons pas non plus, car rien n’exclut a priori l’existence d’une telle propriété dans la nature de l’araignée. Ce que nous pouvons affirmer en revanche, c’est qu’il est possible d’éprouver un même sentiment de plaisir à voir des araignées combattre pour une mouche ou à voir des enfants combattre pour un bien dont un seul peut être le maître.

37Quoi qu’il en soit, le « peuple enfant », comme dit Alain dans ses Propos sur l’éducation, est à tel point traversé par ce ressort de l’imitation qu’il constitue une parfaite illustration de la proposition 32 d’Éthique IV, que nous pouvons reformuler ainsi : si un enfant imagine un autre enfant se réjouir d’une chose (d’un biscuit, d’une balançoire, d’un vélo…) qu’un seul peut posséder, il s’efforcera – immédiatement, précise le scolie – de faire en sorte de le déposséder de cette chose. D’où la réaction quelque peu impuissante des éducateurs, parents ou enseignants, qui répètent à l’envi aux enfants : « c’est chacun son tour ! », « il faut partager ! » – recommandations le plus souvent accueillies avec la plus grande circonspection par les enfants.

383) Enfin, dernière remarque pour conclure : Spinoza fournit une raison explicative de cette forte tendance imitative chez l’enfant, à savoir le quasi-équilibre de son corps. Il est sans doute différentes manières d’interpréter cet équilibre – laissons ici ces interprétations en suspens. Mais cette idée de quasi-équilibre corporel propre à l’enfance doit nous conduire à nous interroger sur l’idée même de nature de l’enfant : cet équilibre peut-il servir à définir cette nature de l’enfance – l’enfant étant celui qui a une nature équilibrée (quoiqu’impuissante), à la différence de l’adulte ignorant qui aurait une nature déséquilibrée et impuissante, et à la différence de l’adulte sage qui aurait une nature puissante et équilibrée ?

39Quoi qu’il en soit, il reste que l’adulte, même s’il perd cet équilibre (sans en retrouver un autre), continue à imiter ; mais cette imitation demeure-t-elle du même ordre ? Le quasi-équilibre des enfants n’explique-t-il leur propension à l’imitation que d’un point de vue quantitatif ? N’y aurait-il pas une spécificité également qualitative de l’imitation enfantine par rapport à l’imitation des adultes ? D’après le scolie de III, 32, non seulement les enfants paraissent imiter davantage que les adultes, mais il semble aussi que cette imitation ait plutôt pour objet une « action » qu’un « affect » : il s’agirait d’une imitation plutôt comportementale que sentimentale. Les enfants, en effet, sont dits imiter ce que Spinoza appelle ailleurs (dans le dernier scolie d’Éthique III) une « affection extérieure » – par exemple le rire ou le pleur. Ils imitent encore, dit Spinoza, ce que les autres font (facere). Certes, nous ne voulons pas forcer l’opposition entre le faire de l’affection extérieure et l’éprouver de l’affection intérieure : l’imitation affective elle-même s’explique, selon la démonstration de la proposition 27 d’Éthique III, par le fait que nous percevons des corps extérieurs (semblables à nous) affectés d’un certain affect. Or comment pouvons-nous imaginer l’affect de ce corps extérieur (avec d’ailleurs le risque que nous nous trompions), si ce n’est à travers une de ses affections extérieures apparentes ? N’est-ce pas parce que nous voyons l’autre pleurer que nous partageons sa peine et avons pitié de lui ? Dans l’imitation affective d’un corps extérieur, il y a donc vraisemblablement un lien qui se fait, en notre imagination, entre affection extérieure et affection intérieure de ce corps. Mais à partir de ce que nous enseigne l’imitation enfantine, sensible avant tout aux actions et aux affections extérieures des corps, on peut se demander s’il n’y aurait pas une ontogenèse, et donc une psychogenèse, de la vie affective au cours de l’enfance : ne faudrait-il pas commencer par imiter les affections extérieures pour imiter ensuite les affections intérieures, constitutives des affects ?

  • 12 L. Vygotski, Théorie des émotions : étude historico-psychologique, N. Zavialoff et C. Saunier trad (...)

40Il s’agit là d’une piste de réflexion sur un problème ayant produit deux interprétations différentes de la théorie spinoziste des émotions, l’une à la fois chez le philosophe américain William James et le physiologue danois Carl Georg Lange, l’autre chez le psychologue russe Lev Vygotski : je n’aurai pas le temps de parler ici de Vygotski, qui récuse la théorie de James-Lange dans sa propre Théorie des émotions12 ; mais je rappellerai simplement que pour William James et Carl Lange (c’est ce dernier, Lange, qui se réfère explicitement à Spinoza pour soutenir sa thèse), l’expérience émotionnelle est non pas la cause mais la conséquence de réactions physiologiques du corps – la sensation corporelle, à l’inverse, étant donc la cause du sentiment émotionnel : autrement dit, ce n’est pas parce que nous sommes tristes que nous pleurons, mais c’est parce que nous pleurons que nous sommes tristes. Or cette idée, contre-intuitive, pourrait être étayée par l’imitation enfantine ainsi : c’est parce que l’enfant imite un autre enfant qui pleure que lui-même pleure, et c’est en pleurant qu’il en vient à éprouver de la tristesse. On aurait affaire là non pas à l’unique explication de la genèse de l’affect de tristesse, mais à une de ses genèses possibles – une genèse sociale à travers l’imitation enfantine du comportement d’autrui.

41Or, cette ontogenèse de l’affection intérieure à partir de l’affection extérieure, ici de la tristesse à partir du pleur, expliquerait en même temps l’ontogenèse d’affects plus complexes comme la pitié, à savoir la tristesse éprouvée à l’imagination de la tristesse d’autrui : beaucoup ont en effet remarqué l’absence d’affect de pitié chez les jeunes enfants – à l’image de La Fontaine qui, dans la fable Les Deux Pigeons, s’écrie : « Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié… ». Ne faudrait-il donc pas en passer par l’imitation des actions d’un corps extérieur pour être soi-même amené à ressentir ce que l’autre peut éprouver en accomplissant cette action ? Même si, par la suite, tristesse et pleur deviennent contemporains, il n’est pas exclu qu’un certain apprentissage par l’enfant de la tristesse relève d’une imitation comportementale devenue imitation affective. Remarquons à cet égard que cette genèse de l’affect, que j’ai appelée ontogenèse dans la mesure où elle se fabrique peu à peu dans et par l’individualité de l’enfant (tout autant d’ailleurs qu’elle fabrique cette individualité de l’enfant), peut aussi être nommée sociogenèse, puisque l’enfant, à travers l’imitation d’autrui, se constitue comme un être éminemment social – la source de l’affection (extérieure comme intérieure) étant dès lors la contagion.

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Notes

1 P. Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, 5 volumes, Paris, PUF, 1997-1998.

2 F. Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal : enfance et royauté chez Spinoza, Paris, PUF, 2002.

3 Je propose ma propre traduction des citations de l’Éthique, en prenant appui sur la traduction de Bernard Pautrat : B. Spinoza, Éthique, B. Pautrat éd. et trad., Paris, Seuil, 1988.

4 B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement et de la meilleure voie à suivre pour parvenir à la vraie connaissance des choses, A. Koyré éd. et trad., Paris, Vrin, 1990, § 93.

5 Id., Éthique, op. cit., partie IV, proposition 20, scolie : « que l’homme, à partir de la nécessité de sa nature, s’efforce de ne pas exister, ou d’être changé en une autre forme [in aliam formam mutari], cela est aussi impossible que de rien quelque chose soit ».

6 Remarquons que le texte latin parle de la supériorité de mens humana : le contexte nous fait parler de supériorité de « l’esprit humain » (sur les esprits non humains), mais en toute rigueur, il pourrait s’agir de la supériorité d’« un esprit humain » sur un autre esprit, qui pourrait lui aussi être humain donc.

7 Nous disons bien « dans une certaine mesure », car si le premier âge de la vie (jusque vers 4 ans) est un âge dont l’enfant (après 7-8 ans) ne se souvient plus, c’est en même temps un âge où la mémoire travaille au plus haut point (acquisition du langage et de bien d’autres aptitudes). La mémoire des enfants, vers 3-4 ans, est même capable de prouesses remarquables.

8 R. Jakobson, Langage enfantin et aphasie, J.-P. Boons et R. Zygouris trad., Paris, Minuit, 1969.

9 On notera que Spinoza parle ici des pueri, c’est-à-dire, au sens strict, des enfants qui ne sont plus des bébés ; mais en même temps, il demande, juste avant que n’intervienne le terme de puer, d’être attentif aux premières années de la vie (priores nostræ ætatis annos, aux premières années de notre âge, donc au premier âge de la vie) : il est donc possible ici d’entendre puer au sens large, désignant non seulement les jeunes filles et garçons, mais aussi les nourrissons.

10 Voir le scolie de la proposition 20 d’Éthique IV.

11 On trouve dans La vie de B. de Spinoza par J. Colerus cette anecdote : « Il se divertissait aussi quelquefois à fumer une pipe de tabac ; lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit un peu plus longtemps, il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble, ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir qu’il en éclatait quelquefois de rire » (J. Colerus et Lucas, Vies de Spinoza, Paris, Allia, 1999, p. 42).

12 L. Vygotski, Théorie des émotions : étude historico-psychologique, N. Zavialoff et C. Saunier trad., Paris, L’Harmattan, 1998.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pascal Sévérac, « L’enfant est-il un adulte en plus petit ? Anthropologie et psychologie de l’enfance à partir de Spinoza »Astérion [En ligne], 19 | 2018, mis en ligne le 16 novembre 2018, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/3406 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.3406

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Auteur

Pascal Sévérac

Université Paris-Est Créteil, LIS (EA 4395), UPEC, F-94010, Créteil, France • Pascal Sévérac est maître de conférences à l’UPEC (Université Paris-Est Créteil) ; il enseigne à l’ESPE (École supérieure du professorat et de l’éducation) et est membre du laboratoire LIS (« Lettres, Idées, Savoirs »). Spécialiste de la philosophie spinoziste, il a publié notamment Le devenir actif chez Spinoza (Honoré Champion, 2005) et Spinoza : union et désunion (Vrin, 2011). Il s’intéresse également à la philosophie de l’éducation et à la philosophie de l’enfance, et travaille à une confrontation de la psychologie vygotskienne avec la philosophie spinoziste, autour de la question du développement, cognitif et affectif, de l’enfant.

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