De l’intérêt général : introduction
Entrées d’index
Haut de pageTexte intégral
- 1 Jacques Chevallier, « L’intérêt général dans l’administration française », Revue internationale de (...)
- 2 Au sujet de l’opposition topique entre intérêt particulier et intérêt général et du jeu réciproque (...)
- 3 Voltaire utilise également l’expression « intérêt général » dans Les pensées diverses sur l’admini (...)
1La notion d’intérêt général est, aujourd’hui, autant un concept du droit1 qu’un topos rhétorique. Elle est censée désigner l’ordre public, l’intérêt du peuple ou bien la priorité des décisions administratives sur les intérêts privés, sectoriels, les droits individuels et les contrats entre particuliers2 (à travers des mécanismes juridiques comme la préemption, l’expropriation pour des motifs d’intérêt général ou d’utilité publique ou le travail d’intérêt général…). Pourtant cette notion a une date de naissance. On trouve des occurrences de l’expression chez Voltaire3 dès le début des années 1750, et son usage se généralise peu à peu chez les penseurs politiques dans la deuxième partie du XVIIIe siècle, jusqu’à connaître une extraordinaire fortune sous la Révolution.
- 4 Lemercier de La Rivière, L’intérêt général de l’État ou La liberté du commerce des blés, démontrée (...)
- 5 « Il n’y a pas d’intérêt général chez Rousseau, mais un intérêt commun. » Bruno Bernardi, La fabri (...)
- 6 Cette notion très utile fut en introduite en 1956 par W. B. Gallie, « Essentially Contested Concep (...)
2Pourtant, cela n’autorise nullement à la verser ipso facto au compte de la contestation de la monarchie absolue et des institutions d’Ancien Régime. Contrairement à une croyance courante, Rousseau n’est pas le premier penseur de cette notion. L’intérêt général est théorisé pour la première fois en 1770 par le physiocrate Lemercier de La Rivière4, en conformité avec « les lois fondamentales du royaume », selon son auteur. En outre, Bruno Bernardi a bien montré que l’expression ne figurait qu’une fois dans l’œuvre de Rousseau alors que la notion de « volonté générale » y est en revanche très présente5. Au XVIIIe siècle, ce concept a donc été mobilisé autant par les défenseurs de la monarchie, mais également de la liberté du commerce (Lemercier de La Rivière notamment) que par les défenseurs d’une république impliquant des mesures d’égalisation des conditions (Robespierre par exemple). On peut alors remarquer qu’il est, dès son apparition, un concept ambigu, un concept « essentiellement contesté »6 utilisé pour nier les dissensions qui ne manquent pas d’apparaître notamment dans les périodes politiquement troublées comme les révolutions.
3Nous ne saurions cependant en rester au constat du caractère indéterminé de ce concept. S’il a joué, en effet, un rôle important dans la rhétorique révolutionnaire et pré-révolutionnaire, qui est une rhétorique de la transition, c’est en tant qu’il a assumé plusieurs fonctions, plusieurs rôles : a) un rôle de critique, au sens où il a permis de dénoncer accapareurs et prédateurs qui détournent l’intérêt général dans leur propre intérêt (notamment la noblesse), et b) un rôle de redéfinition de l’État qui ne peut plus se réduire à exprimer l’ordre militaire de l’Ancien Régime, la raison d’État ou l’intérêt des princes, mais doit incarner l’intérêt du peuple, quelle que soit la représentation que l’on ait de ce peuple. L’émergence du peuple comme personne politique est l’événement révolutionnaire par excellence : c’est ce qu’illustre, par exemple, le titre que prend Louis XVI en 1791 qui cesse d’être roi de France pour devenir roi des Français.
4C’est la raison pour laquelle on peut comprendre que la notion d’intérêt général, c’est-à-dire d’un intérêt neutre et impartial censé exprimer celui du peuple tout entier, ait pu être portée tant par des penseurs que l’on assimilera plus volontiers à la tradition libérale que par des auteurs associées à la tradition égalitariste ou à la tradition républicaine. Cette notion semble, au fond, constituer le nœud conceptuel qui est l’objet même de l’État moderne et de son droit, son nouvel horizon et sa nouvelle légitimité. Elle ouvre un nouveau champ de bataille politique autour duquel se recompose le sens même du pouvoir de l’État. L’intérêt général renverrait donc d’abord au moment historique où le peuple en corps devient la nouvelle instance politique de référence qui dépasse la pure considération des intérêts d’ordres ou de corporations.
5Mais la notion d’intérêt général renvoie également a) à l’existence d’un intérêt impartial qui pourrait réunir tous les intérêts des citoyens aussi divers soient-ils, b) à la représentation claire de cet intérêt. En ce sens, la référence à l’intérêt général a très souvent servi, en réalité, à contourner les difficultés liées aux conditions radicalement pluralistes de la formation d’une volonté générale, pour imposer une conception a priori de la justice, relevant le plus souvent du jusnaturalisme et du bien commun au sein de l’espace public.
6Il était peut-être impossible de procéder autrement, dans les tumultes d’une révolution, que de laisser croire à l’existence d’un accord substantiel du peuple dont on ne cesse de faire, in absentia, la prosopopée. Néanmoins, les contributions de ce dossier tendent à remettre en perspective ce qui apparaît, dans l’histoire de la philosophie politique moderne, comme une polysémie constitutive et indépassable de la notion. Plutôt que de chercher à montrer comment aurait émergé, malgré quelques secousses primitives, un concept d’intérêt général peu à peu unifié, consistant et susceptible, en tant que tel, de servir d’armature conceptuelle au droit français contemporain, les articles permettent au contraire de rappeler les étapes d’un débat constant, ainsi que les soubassements de ce débat, dans une séquence qui commence avec les contemporains de la guerre civile anglaise du XVIIe siècle et qui s’achève après les derniers soubresauts révolutionnaires du XIXe siècle français. On espère ainsi montrer que l’invocation de l’intérêt général, avant de renvoyer à une réalité sociale ou juridique stable, correspond à une prise de position particulière, à une thèse philosophico-politique, qui sert des fins de justification ou au contraire de critique sociale, comme c’est le cas chez les détracteurs de cette « illusion ». Derrière chacune des conceptualisations fortes de l’intérêt général, on espère ainsi montrer qu’il se trouve une conception de l’homme et de ses droits, ainsi qu’un projet de société.
7Dans ce cadre, Florence Perrin traite la question de l’émergence d’une nouvelle manière d’aborder la question de l’intérêt général chez Hobbes et Locke, souvent assimilée aux prémisses du libéralisme. Elle montre comment l’intérêt général est formulé à partir des droits et intérêts particuliers au XVIIe siècle. Théophile Pénigaud, de son côté, propose une reformulation d’un problème essentiel de la pensée de Rousseau : celui de la formation de la volonté générale. Il propose, pour ce faire, de mettre davantage l’accent sur la notion d’intérêt commun plutôt que sur celle d’intérêt général parce qu’elle permet de comprendre la formation immanente d’un intérêt partagé comme convergence potentiellement conflictuelle des intérêts particuliers. Pierre Crétois propose une confrontation entre le physiocrate Lemercier de La Rivière, le penseur socialiste Saint-Simon et les théoriciens radicaux solidaristes, notamment Léon Bourgeois. Il montre que la notion d’intérêt général est souvent associée, à tort, à la pensée socialiste. Il existe, en réalité, des théorisations de ce concept essentiellement contesté qui ne sont pas toutes hostiles au principe d’un droit de propriété individuel inaliénable. Gilles Jacoud montre la manière dont les analyses des saint-simoniens sur l’organisation industrielle leur permettent d’imaginer une conception du politique au sein duquel l’intérêt général, compris à travers les contraintes propres au fonctionnement de l’association humaine organisée par l’industrie, prime sur les intérêts particuliers. Édouard Jourdain expose la manière dont, chez un penseur libertaire comme Proudhon, la question de la convergence des intérêts individuels est décisive, même si elle n’est pas formulée par Proudhon à travers l’expression d’intérêt général. Le fédéralisme intégral de Proudhon peut donc offrir une manière de penser l’intérêt général décentralisée et non centrée sur l’État, contre les défenseurs de l’ordre établi et du droit public de son temps. Stéphanie Roza pose la question difficile de la distinction entre l’intérêt des prolétaires et l’intérêt général. Une lecture classique de Marx consiste à montrer que l’intérêt général porté par l’État est l’intérêt de la classe dominante (faussement général donc). Mais il y a aussi, chez le premier Marx du moins, une autre conception de l’intérêt général comme intérêt humain qui pourrait bien recouper l’intérêt de la classe des dépossédés. Enfin, Jean-Christophe Angaut offre l’éclairage d’une critique libertaire de l’intérêt général, qui est celui des parlements, dans La théologie politique de Mazzini de Bakounine.
Notes
1 Jacques Chevallier, « L’intérêt général dans l’administration française », Revue internationale des sciences administratives, 1975, vol. XLI, no 4, p. 325-350.
2 Au sujet de l’opposition topique entre intérêt particulier et intérêt général et du jeu réciproque des deux notions, voir l’ouvrage, maintenant classique, Albert O. Hirschman, Shifting Involvements: Private Interest and Public Action, Princeton, Princeton University Press, 2002.
3 Voltaire utilise également l’expression « intérêt général » dans Les pensées diverses sur l’administration publique (vers 1753) : « L’intérêt est le mobile général des actions des hommes […]. Sous un sénat aristocratique, si l’égalité entre les membres, et le maintien de l’autorité du corps, est l’intérêt général qui meut les sénateurs, la conservation de leurs biens et la sûreté de leurs personnes est celui qui anime les citoyens. » (note de la pensée 25).
4 Lemercier de La Rivière, L’intérêt général de l’État ou La liberté du commerce des blés, démontrée conforme au droit naturel ; au droit public de la France ; aux lois fondamentales du royaume ; à l’intérêt commun du souverain et de ses sujets dans tous les temps avec la réfutation d’un nouveau système, publié en forme de Dialogues sur le commerce des blés, Paris, Desaint, 1770.
5 « Il n’y a pas d’intérêt général chez Rousseau, mais un intérêt commun. » Bruno Bernardi, La fabrique des concepts, Paris, H. Champion, 2006, p. 275.
6 Cette notion très utile fut en introduite en 1956 par W. B. Gallie, « Essentially Contested Concepts », dans Proceedings of the Aristotelian Society, 1956, vol. LVI, p. 167-198.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Pierre Crétois et Stéphanie Roza, « De l’intérêt général : introduction », Astérion [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 20 novembre 2017, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/2996 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.2996
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page