Le sujet de l’expérience chez Freud
Résumé
La problématisation freudienne de l’expérience ne consiste pas à s’interroger, de manière classique, sur la façon dont le sujet constitue en un savoir objectif des événements particuliers, mais comment le sujet lui-même est constitué en une identité objective, c’est-à-dire dont il peut avoir une connaissance consciente et qui peut être reconnue comme telle par d’autres, à partir d’événements singuliers qui se produisent dans un contexte en-deçà du champ théorique de la conscience, celui du plaisir. S’il part ainsi d’une problématique empiriste de l’expérience (comment, dans le donné, peut-il se constituer un sujet tel qu’il dépasse le donné ?), il estime qu’il faut également chercher à comprendre, à partir de l’expérience elle-même en tant que vécu, la nécessité du rapport entre expérience et subjectivité : si c’est l’expérience qui « produit » le sujet, celui-ci faisant alors figure de dérivé ou d’ « épiphénomène », comment comprendre la « nécessité » de cette production, ainsi que le fait que, une fois constitué, le sujet se définit en retour comme un élément essentiel à l’expérience ? Le sujet de l’expérience ne fait-il que répéter indéfiniment des événements originaires dont le sens lui échappe, ou participe-t-il effectivement à la réalité des expériences qui l’affectent ?
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Mots-clés :
construction dans l’analyse, compulsion à la répétition, épiphénoménisme, expérience de satisfaction, identité, passivité, subjectivité, transfertPlan
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Introduction
1Il n’y a pas chez Freud de thématisation explicite de l’expérience , de la même façon qu’il n’y a pas de « concept » freudien de la perception ou de la connaissance ; cependant, on trouve dans le Vocabulaire de psychanalyse de Laplanche et Pontalis, non pas le concept d’expérience tel quel, mais celui d’ « expérience de satisfaction » qui, comme le remarquent les auteurs, n’est pas un concept très usuel en psychanalyse, mais dont l’analyse permet d’éclairer des vues freudiennes classiques et fondamentales concernant le statut de l’expérience et du sujet de l’expérience d’une part, et le rapport entre expérience, conscience et connaissance d’autre part.
2Remarquons d’emblée que « expérience de satisfaction » traduit Befriedigungserlebnis et non Befriedigungserfahrung ; alors que erfahren traduit l’idée de faire l’expérience de, d’apprendre, et inscrit directement l’expérience dans une problématique de la connaissance au sens où l’expérience offre une forme de savoir plus ou moins objective et générale (Erfahrung traduit l’idée d’expérience en général ou d’usage), erleben traduit l’idée de faire une expérience, de vivre quelque chose de singulier, et Erlebnis évoque une chose vécue, un événement, quelque chose qui arrive de manière singulière. Si Freud aborde d’emblée la question de l’expérience dans le champ du plaisir et non de la connaissance, c’est sans doute parce que l’expérience l’intéresse non pas en tant qu’elle pose la question de la validité objective du savoir qu’elle dispense et qu’elle introduit à une problématique du sujet universel de la connaissance, comme chez Kant, Brentano ou Husserl, mais en tant qu’elle permet d’interroger le statut et la nature singulière du sujet de l’expérience : il ne s’agit pas de savoir comment le sujet constitue en un savoir objectif des événements particuliers, mais comment le sujet lui-même est constitué en une identité objective, c’est-à-dire dont il peut avoir une connaissance consciente et qui peut être reconnue comme telle par d’autres, à partir d’événements singuliers qui se produisent dans un contexte en-deçà du champ théorique de la conscience, celui du plaisir. La question de l’unification et de l’objectivation de l’expérience, qui trouve traditionnellement sa réponse dans le recours à l’idée d’un sujet dont l’identité une est synonyme de pouvoir de synthèse, est ici inversée : c’est l’identité même du sujet qui est remise en question à partir de l’analyse de l’expérience, ce qui a fortiori discrédite la façon traditionnelle d’appréhender la problématique de l’expérience.
3Freud ne semble pas ici très original, puisqu’apparemment il ne fait que renouveler la problématique empiriste de l’expérience ; il se déclare d’ailleurs lui-même empiriste1, et qualifie dans un texte tardif la psychanalyse de « science empirique »2. Si l’on part de l’idée reçue que Freud est, encore plus radicalement qu’empiriste, un penseur matérialiste et naturaliste, alors il semble évident que la problématique freudienne se résumera à montrer qu’il n’y a pas de sujet qui fait des expériences, mais seulement des expériences qui font ou produisent un sujet : le « sujet de l’expérience » n’aurait de sens qu’au sens objectif du génitif. Mais alors comment comprendre que Freud fasse du je et de la conscience une instance de l’appareil psychique aussi « réelle » que le Ca, que la catégorie du sujet perdure en psychanalyse (même si c’est par exemple sous la figure profondément différente du « sujet de l’inconscient » chez Lacan) ? En outre, comment interpréter l’indignation de Freud devant « une tendance extrême, par exemple celle du behaviorisme née en Amérique, [qui] pense pouvoir établir une psychologie qui ne tienne pas compte de ce fait fondamental ! »3, la conscience ?
4Nous voyons bien en quoi la question de l’expérience nous renvoie ici directement à la problématique épineuse de la conscience, de la constitution et de l’identité du sujet chez Freud. S’il part d’une problématique empiriste de l’expérience (comment, dans le donné, peut-il se constituer un sujet tel qu’il dépasse le donné ?), il estime qu’il faut également chercher à comprendre, à partir de l’expérience elle-même en tant que vécu, la nécessité du rapport entre expérience et subjectivité : si c’est l’expérience qui « produit » le sujet, celui-ci faisant alors figure de dérivé ou d’ « épiphénomène », comment comprendre la « nécessité » de cette production, ainsi que le fait que, une fois constitué, le sujet se définit en retour comme un élément essentiel à l’expérience ? Plus précisément, y-a-t’il un lien entre le caractère à la fois singulier et répétitif de l’expérience (cf. la définition inaugurale de l’expérience comme savoir général par accumulation ou sédimentation des expériences particulières chez Aristote4) et la définition du sujet de l’expérience comme instance de reprise, voire de répétition (au sens freudien de compulsion à la répétition) de l’expérience ? Le sujet de l’expérience ne fait-il que répéter indéfiniment des événements originaires dont le sens lui échappe (ce qui pourrait expliquer a contrario le désir philosophique de voir dans le sujet de l’expérience une instance constituante), ou participe-t-il effectivement à la réalité des expériences qui l’affectent ?
5Freud fait état de l’impossibilité de répondre avec pertinence à ces questions dès lors qu’on s’en tient à un concept idéaliste et à un concept empiriste de l’expérience. C’est à partir de l’analyse de l’expérience originaire de satisfaction et de son rôle fondamental dans la constitution de l’appareil psychique qu’il sera possible de donner un sens à la nécessité du lien entre subjectivité et expérience, et d’assigner au sujet conscient une véritable fonction dans le processus de l’expérience. Nous nous intéresserons finalement aux conséquences épistémologiques et méthodologiques ou « techniques » (puisque la psychanalyse est aussi bien pour Freud une « science » qu’un « procédé ») du remaniement freudien du concept d’expérience.
La critique freudienne des concepts idéalistes et empiristes de l’expérience
Dans une conscience qui constitue tout, ou plutôt qui possède éternellement la structure intelligible de tous ses objets, comme dans la conscience empiriste qui ne constitue rien, l’attention reste un pouvoir abstrait, inefficace, parce qu’elle n’a rien à y faire. [ …] Ce qui manquait à l’empirisme, c’était la connexion interne de l’objet et de l’acte qu’il déclenche. Ce qui manque à l’intellectualisme, c’est la contingence des occasions de penser. Dans le premier la conscience est trop pauvre, et dans le second cas, et dans le second cas trop riche pour qu’aucun phénomène puisse la solliciter5.
6On pourrait attribuer cette réflexion à Freud concernant le problème du sujet de l’expérience ; mais, comme à son habitude, il méprise les débats ouvertement philosophiques et n’aborde ceux-ci que de manière implicite et détournée. On ne trouve donc pas dans son œuvre de thématisation explicite du concept d’expérience ni de critique systématique des approches philosophiques et scientifiques de ce concept. Une telle critique est cependant loin d’être inexistante et dénuée d’intérêt aux yeux de Freud, comme on peut le montrer à partir d’une restitution synthétique des critiques éparses à ce sujet dans le corpus freudien.
7Rappelons que Freud commence ses recherches dans un climat fortement positiviste et matérialiste. Ernst Brücke, son professeur de physiologie, Helmoltz, Herbart et Fechner sont les idoles du jeune étudiant en médecine à Vienne, qui a de ce fait un a priori très fort contre la conception idéaliste de l’expérience. Cet a priori, qui donne plutôt lieu à des insultes envers l’idéalisme (en particulier l’idéalisme allemand6) qu’à de véritables critiques, est renforcé par la très forte influence de Brentano sur Freud, qui fut pendant trois ans son professeur de philosophie à la faculté de médecine de Vienne. Brentano, qui se considère lui-même comme un scientifique naturaliste et pour qui l’expérience seule sert de guide, comme l’enseignait déjà son maître Aristote7, conseille à Freud de lire Descartes, en tant qu’il est l’initiateur de la philosophie moderne, mais ses successeurs idéalistes ne méritent aucun intérêt ; en outre, l’œuvre de Kant ne vaut pas la considération qu’on lui accorde, et Fichte, Schelling et Hegel sont carrément qualifiés d’« imposteurs »8.
8La première et massive objection que Freud formule personnellement envers l’idéalisme, à partir de ces influences intellectuelles et de son expérience clinique, est la critique d’une séparation substantielle entre l’âme et le corps, qui a pour conséquences la distinction non fondée entre sensation et connaissance, et l’opposition abstraite entre l’objet et le sujet de l’expérience. En particulier, si la philosophie kantienne de l’expérience a été si largement et si facilement récupérée par la psychologie mécaniste et matérialiste à laquelle Freud a constamment affaire9, c’est parce qu’elle présuppose une représentation des sensations, c’est-à-dire de la « matière » de l’expérience, mécaniste et atomistique. Au même titre que les empiristes, les kantiens et les idéalistes en général considèrent les sensations comme des atomes, qui n’ont de relations qu’externes, et qui ne présentent en elle-mêmes aucun sens tant qu’elles n’ont pas été associées selon les principes de la nature humaine ou synthétisées par un sujet formel. C’est cette séparation abstraite entre la sensation, comme pure impression au sens mécaniste du terme, et le pouvoir de synthèse qui lui donne un sens que Freud récuse :
« Sensation » et « association sont deux noms, sous lesquels nous rangeons des aspects différents d’un même processus. Mais nous savons que ces deux noms sont abstraits d’un processus homogène et indivisible. Nous ne pouvons avoir aucune sensation, sans l’associer aussitôt [ …] La localisation du corrélat physiologique est donc la même pour la représentation et pour l’association, et comme la localisation d’une représentation ne signifie rien d’autre que la localisation de son corrélat, nous devons refuser de transférer la représentation en un point du cortex, l’association en un autre. Au contraire l’une et l’autre ne se trouvent en repos en aucun point10.
9On ne peut ainsi, selon Freud, accréditer une représentation mécaniste et atomistique de la « matière » de la connaissance ainsi que l’« hypothèse de constance » qui en découle, parce que toute sensation est d’emblée une forme complexe : il faut renoncer au schéma selon lequel à une sensation correspond une représentation simple d’une part, et d’autre part n’est objet d’expérience qu’une multiplicité de sensations dont la synthèse est effectuée par un pouvoir formel et a priori, la conscience. Fondamentalement, le problème soulevé ici est de savoir si l’expérience n’est douée de sens qu’en tant que la conscience y participe (à titre de pouvoir de synthèse), ou si elle expose le sujet à recevoir passivement un sens qui est d’emblée et à même le sentir. Nous ignorons si Freud avait connaissance à l’époque de cet autre élève de Brentano, Ehrenfels, et de son travail sur le concept de « qualité de forme »11 à propos de l’existence de complexe de sensations perçues immédiatement dans leur signification sensible, sans avoir recours à un processus externe d’association ou de synthèse ; le fait est en tout cas que l’analyse de l’expérience mène ici à minorer le pouvoir constituant du sujet conscient pour mettre en évidence une passivité fondamentale de celui-ci dans son rapport à l’expérience.
10On pourrait même dire, selon Freud, qu’introduire dans la définition de l’expérience l’activité synthétique et constituante de la conscience, c’est réduire l’expérience à n’être que l’occasion pour la conscience de se reconnaître elle-même et de se conforter dans son identité abstraite : c’est finalement vouloir ignorer en quoi l’expérience est foncièrement ce qui altère le sujet en l’exposant à une événementialité par essence protéiforme, et ce qui en ce sens révèle sa dimension de passivité. Cette réduction est même explicite chez Kant, pour qui l’expérience est « la connaissance des objets des sens comme tels, c’est-à-dire par représentations empiriques dont on a conscience (au moyen de perceptions liées) »12 , et culmine chez Hegel pour qui l’expérience n’est que le moyen de l’auto-réflexion de la conscience ; c’est pourquoi Freud définit la fonction du jugement synthétique13 comme une activité de reconnaissance de soi dans la perception et d’identification à soi de l’expérience : celui-ci a pour but de savoir « si quelque chose de présent dans le moi comme représentation peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité) »14.
11Freud adresse ainsi au concept idéaliste de l’expérience des critiques très proches de celles d’Avenarius et de Nietzsche : l’expérience définie en rapport au pouvoir de jugement du sujet n’est qu’une « introjection »15 ou un fantasme, qui vise à maintenir l’illusion de l’identité du sujet et de son effectivité (en tant que source de sens) dans le cours des événements. On retombe donc finalement dans une critique de l’expérience de type empiriste, d’après laquelle l’expérience n’est qu’illusoirement et rétrospectivement corrélée à une conscience caractérisée par son identité ou son pouvoir d’identification, celle-ci dérivant de celle-là. Freud, qui a sans doute lu Hume et qui a traduit le tome XII des oeuvres complètes de John Stuart Mill16, considère que les empiristes ont bien vu ce qui ce jouait dans la problématique de l’expérience : non pas tant la question du passage du sensible au sens (problématique gnoséologique de la constitution) que celle de l’identité du sujet et de sa constitution dans le rapport à l’ordre des événements (problématique de l’institution). C’est d’ailleurs pour cette raison que Freud, au même titre que ses contemporains empiristes, ne s’intéresse pas vraiment aux théories de la connaissance, mais plutôt aux psychologies génétiques et évolutionnistes.
12Mais il semble alors difficile de maintenir l’idée même d’expérience comme événement, comme ce qui arrive, s’il n’y a rien à qui ou par rapport à quoi cela arrive : Freud reprend ici l’objection kantienne à Hume dans le but de prouver la nécessité du rapport entre expérience et subjectivité. L’erreur de Kant est d’avoir réduit l’expérience à la synthèse du donné par le sujet conscient17, et celle de Hume, ou plutôt de ses successeurs matérialistes, est d’avoir conclu du caractère dérivé de la conscience par rapport à l’expérience qu’il n’y a pas de sujet de l’expérience ou qu’aucune forme de subjectivité ne participe véritablement à l’effectivité de l’expérience, ce qui revient à confondre d’ailleurs de façon idéaliste subjectivité et conscience.
13L’appauvrissement - voire la négation - de l’idée de subjectivité est monnaie courante à l’époque de Freud, où règne alors la psychologie scientifique fortement matérialiste, d’après laquelle les phénomènes psychiques peuvent être en dernière instance réduits à des phénomènes physiques, étant donné que les idées, les représentations et la conscience en général ne sont que des produits de phénomènes physiques obéissant aux lois mécaniques. Freud s’oppose à ces théories en s’appuyant, dans son ouvrage sur les aphasies, sur Hughling Jackson18, qui a montré à propos des pathologies aphasiques qu’on ne peut les expliquer à partir d’une méthode localisationniste, réduisant l’analyse des phénomènes psychiques à celle de leur substrat physique, ni à partir d’une méthode psychologique fondée sur les faits de conscience, puisque le fonctionnement et même parfois l’existence de ces phénomènes échappe précisément à la conscience des aphasiques. Il faut donc absolument éviter de confondre les séries psychique et physiologique d’une part, et activités psychique et consciente d’autre part19. On voit poindre dans cette filiation de Jackson à Freud toute la critique de la réduction de la subjectivité au sujet théorique conscient et constituant ; et c’est en direction de cette couche du psychisme non consciente que l’analyse de l’expérience ferait finalement signe.
14Remarquons cependant que si l’on nie le rôle de la conscience dans l’expérience mais que l’on continue à dire qu’elle est tout de même « subjective » au sens où c’est un événement psychique qui arrive à un sujet inconscient, le problème rebondit alors sur l’idée de subjectivité : quel sens peut avoir l’idée d’une « subjectivité inconsciente » ? Freud adresse alors naturellement cette question à l’œuvre de Jackson. Or d’après celui-ci, la subjectivité équivaut à la conscience, et celle-ci « ne serait qu’un simple adjuvant aux processus psycho-physiologiques, adjuvant dont l’absence ne modifierait en rien le cours des faits psychiques »20. Une fois encore, la conscience et la subjectivité paraissent avoir une fonction tout à fait contingente dans le déroulement des phénomènes psychiques, et a fortiori dans le phénomène de l’expérience. Or c’est cette idée de contingence21 que Freud rejette : il est faux de conclure du caractère illusoire et tout au plus arbitraire d’un phénomène qu’il est en soi contingent22. C’est contre cette erreur de la psychologie scientifique, aux conséquences capitales puisque c’est le statut de la conscience et de la subjectivité qui est en jeu, que Freud décide d’écrire sa propre « psychologie scientifique » en 1895 ; cette nouvelle psychologie doit en particulier se plier à une obligation majeure, qui est d’
expliquer tout ce que, d’une façon si mystérieuse, nous apprend notre « conscient ». Or, comme ce conscient ignore tout ce que nous avons admis jusqu’à présent [la façon dont se déroulent effectivement les processus psychiques] il convient que notre théorie puisse expliquer jusqu’à cette ignorance elle-même23.
15L’enjeu de la réflexion de Freud sur l’expérience et sur la nature du « sujet » de l’expérience est ainsi triple. Premièrement, il s’agit de montrer d’une part qu’il y a une nécessité du rapport entre subjectivité et expérience, celle-ci ne pouvant se réduire à l’analyse empiriste et matérialiste qu’on peut en faire, mais que, d’autre part, la subjectivité ici en jeu n’est pas synonyme de conscience constituante. Ensuite, il s’agit bien sûr de préciser et de caractériser ce sujet de l’expérience, passif, inconscient, et pourtant en rapport avec une forme de savoir de l’expérience. Enfin, il s’agit pour Freud de démontrer, contre les épiphénoménistes, que « l’absence de conscience ne serait pas sans influencer les faits psychiques »24 : ce qui implique de montrer que, relativement au phénomène de l’expérience, la conscience ne serait pas à l’origine de son sens et du sujet qui la vit, mais pourrait cependant avoir une effectivité en retour sur ceux-ci. Par quel mode d’analyse de l’expérience Freud va-t-il alors pouvoir préciser le statut du sujet et de la conscience dans leur rapport à l’expérience ?
L’expérience de satisfaction et le sujet de l’expérience face à l’épreuve de réalité
16La seule thématisation explicite du concept d’expérience, quoique de manière indirecte puisque Freud ne parle pas de l’expérience en général, mais du phénomène bien particulier qu’il appelle « expérience de satisfaction » (Befriedigungserlebnis), se trouve, comme on pourrait s’y attendre, dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895, qui se propose d’interpréter le fonctionnement psychique à partir d’une perspective quantitative/énergétique et d’une perspective qualitative, qui seule peut rendre raison du phénomène de la conscience.
17La compréhension du concept d’ «expérience de satisfaction », développé au chapitre 11 de la première partie de l’Esquisse, nécessite un bref rappel des chapitres précédents. Partant de l’idée que le psychique ne se réduit pas au conscient d’une part, et que, d’autre part, les principes de fonctionnement du psychique échappent totalement au mode de connaissance qui caractérise l’introspection ou la réflexion consciente, Freud entend expliquer ces principes à partir d’une analogie entre le système psychique et les systèmes physiques. Cette analogie ne découle pas d’un préjugé matérialiste de Freud quant à la nature du psychisme25, mais s’appuie d’abord sur l’observation clinique de sujets souffrant de troubles psychiques sans étiologie physique : ceux-ci se présentent eux-mêmes comme étant soumis à des forces irrépressibles qui agissent dans leur esprit à leur insu ( « c’est plus fort que moi »), leurs affects pathologiques cessent d’être actifs dès lors qu’ils sont littéralement « déchargés », ces affects semblent être, au même titre qu’une force, doués d’une intensité mobile (phénomènes de « conversion » et de « substitution ») … Partout il semble être question de forces et de quantités d’excitation psychique, de mobilité des investissements, de phénomènes de décharge, de rétention ou d’équilibration de cette excitation au sein de l’appareil psychique. C’est donc par sa valeur opératoire que Freud justifie sa représentation de l’appareil psychique comme un appareil dynamique et énergétique qui, au même titre que tous les systèmes physiques, est soumis au principe d’inertie : la fonction primaire du système psychique consiste ainsi à décharger l’excitation qu’il subit et à rétablir un état de non-excitation.
18Cependant, l’analogie entre systèmes psychique et physique s’arrête là. En effet, le principe d’inertie n’est pas toujours respecté par le système psychique, et n’est pas même son unique principe, car si celui-ci est soumis à des excitations physiques externes qu’il décharge de manière mécanique, il est également soumis à une excitation psychique qualitativement différente de l’excitation physique. Celle-ci, qui sera qualifiée plus tard d’énergie pulsionnelle, est d’origine interne (somatique) et sa poussée est constante : le psychisme ne peut ainsi pas la décharger ponctuellement, sur le modèle mécanique de l’arc-réflexe, mais doit élaborer des modes de décharge plus complexes, et doit toujours maintenir en lui une certaine quantité d’excitation afin de faire face au caractère continu de la poussée pulsionnelle, ce qui implique qu’il doit pouvoir supporter cette quantité d’excitation non éliminable et qu’il doit être capable d’en gérer les excès.
19C’est à partir de cette caractérisation du vécu psychique comme une véritable épreuve, comme un vécu sans cesse soumis à la douleur26 (erleben veut dire faire une expérience, mais aussi subir, essuyer, éprouver), que Freud introduit sa réflexion sur l’« expérience de satisfaction ».
20Remarquons d’emblée que la perspective adoptée sur l’expérience n’est absolument pas théorique ou gnoséologique, mais pratique, et même vitale; le sujet de l’expérience n’est pas ici un sujet conscient et constituant, mais un sujet véritablement assujetti à ses fonctions vitales, un sujet exposé à quelque chose qui sans cesse le déborde et le déforme. Cette altération du sujet n’est pas le fait de quelque chose qui lui arrive de l’extérieur, d’un événement au sens propre du terme, mais d’une poussée interne, qui contraint le sujet excédé27 à s’excéder lui-même et à s’ouvrir à l’altérité du monde extérieur, comme si le maintien de l’identité du sujet n’avait pas à l’origine pour condition de possibilité l’information par le sujet de l’expérience comme mise en rapport avec l’extérieur, mais la mise en forme par l’expérience du sujet décontenancé par les poussées pulsionnelles qu’il subit. Freud précise en effet que la décharge de l’excitation pulsionnelle exige une intervention capable d’arrêter momentanément la libération de quantité d’excitation à l’intérieur du corps, ce qui nécessite une certaine modification à l’extérieur (par exemple apport de nourriture, proximité de l’objet sexuel ...). Or :
L’organisme humain, à ses stades précoces, est incapable de provoquer cette action spécifique qui ne peut être réalisé qu’avec une aide extérieure et au moment où l’attention d’une personne bien au courant se porte sur l’état de l’enfant. […] Quand la personne secourable a exécuté pour l’être impuissant l’action spécifique nécessaire, celui-ci se trouve alors en mesure, grâce à ses possibilités réflexes, de réaliser immédiatement, à l’intérieur de son corps, ce qu’exige la suppression de stimulus endogène. L’ensemble de ce processus constitue un « fait de satisfaction » qui a, dans le développement fonctionnel de l’individu, les conséquences les plus importantes.28
21L’expérience de satisfaction présente donc des caractères qui l’oppose à une approche kantienne de l’expérience (comme Erfahrung) par exemple : elle n’est pas la mise en forme du divers externe par le sujet comme principe d’identité, mais au contraire la (re)mise en forme (au sens d’équilibre et de régulation) du sujet « déformé » grâce à l’action d’une altérité externe. Elle ne s’inscrit pas non plus dans un temps qui serait une forme a priori du sujet, mais est un pur événement, et surgit dans un kairos tout à fait singulier (« au moment où »).
22On pourrait même dire que l’expérience de satisfaction inaugure l’histoire du sujet, son inscription singulière dans une durée personnelle. En effet, la conséquence directe de cette expérience, qui va déterminer tout le « développement » de l’individu, est la constitution d’un complexe d’impressions ou de traces (Spuren) (associant une sensation de plaisir29, la perception de l’objet qui permet l’action spécifique et une image motrice correspondant au mouvement réflexe de décharge), qui va devenir pour le sujet l’objet princeps de son désir, au sens où c’est cette association singulière (en particulier singularisé par l’objet source de plaisir) qu’il va désormais sans cesse chercher à répéter à chaque nouvelle poussée pulsionnelle. Le caractère personnel de l’histoire du sujet, ce qui fait que celle-ci présente une certaine continuité permettant de dire qu’elle est l’histoire de ce sujet-ci, qu’elle est en quelque sorte la manifestation temporelle de son identité, tient ainsi au fait que le sujet lui-même ne tire son « identité » que de cette identification permanente des objets de son désir, comme principe de ses actions, à l’objet de la première expérience de satisfaction. C’est également ce qui permet de comprendre le caractère répétitif de l’expérience vécue, qui se présente comme une accumulation d’expériences qui ont toujours des traits communs (d’où l’impression de « généralité » du sens de l’expérience) parce qu’elles ne sont au fond que des tentatives pour retrouver ou pou reproduire la première expérience. On pourrait ainsi dire que si Freud s’intéresse avant tout à l’expérience de satisfaction, c’est parce que c’est peut-être la seule expérience authentique que fait le sujet, la seule fois où il s’expose passivement à la rencontre singulière d’un autre, la suite de ses expériences n’étant bien souvent qu’une succession de rencontres ratées avec la réalité puisque celle-ci ne vaut qu’en tant qu’elle me procure un analogon de l’objet originaire de mon désir30.
23Freud entend cependant dénoncer cette confusion entre l’expérience comme principe d’ouverture du sujet à l’altérité et de définition de soi par la médiation de l’autre, et l’expérience comme réduction de la réalité à ce que le sujet veut (re)trouver en elle par l’imposition compulsive de schèmes identificatoires issus de son désir, que le sujet croit déterminer en vertu de son identité propre alors que celle-ci n’est elle-même que le résultat d’une identification à un objet autre qu’il ignore être à l’origine de son institution. Cette confusion doit être dénoncée non pas pour des raisons simplement théoriques (souci de distinction), mais en raison d’une nécessité vitale pour le sujet. En effet, à chaque fois que le sujet sera soumis à une poussée désagréable, il cherchera à décharger son excitation en réactivant la trace de l’objet de perception associé originairement à un état de plaisir, ce qui provoque simultanément en lui un mouvement de décharge, ces deux éléments étant indéfectiblement liés depuis la première expérience de satisfaction. Or cette réactivation ne produisant qu’un analogue de l’objet perçu, c’est-à-dire une hallucination, le mouvement de décharge produira inévitablement une déception et une souffrance, l’objet du désir n’étant pas effectivement présent et l’action spécifique permettant la décharge ne pouvant pas être réellement accomplie. Le caractère tragique du désir du sujet, engendré par l’expérience originaire de satisfaction, tient au fait que celui-ci a pour fonction de rechercher dans toute expérience une identité de perception31, c’est-à-dire de répéter compulsivement sur le mode le plus direct (souvent le mode hallucinatoire) la perception du premier objet de satisfaction pour se satisfaire, alors même qu’il n’a aucune connaissance véritable de cet objet.
24Remarquons alors que cela signifierait que, lors de l’expérience de satisfaction, le sujet a la perception de l’objet source de plaisir (« l’aide étrangère »), sans en avoir conscience, et que pourtant cette perception est douée d’un certain sens pour lui puisqu’il peut s’en souvenir et chercher à la répéter. C’est précisément ce que dit Freud, et c’est ce qui paraît incompréhensible pour une philosophie de la conscience. Il faut alors conception rappeler ici la conception freudienne des rapports entre perception, mémoire et conscience dans la lettre à Fliess du 6-12-189632 à partir du schéma suivant :
25I
26II
27III
28Percp
29Percp. S.
30Incs.
31Précs.
32Consc.
33Perc. – correspond au mode originaire de perception (expériences somatiques fournissant des indices de qualité ou de réalité), auquel s’attache le conscient, mais qui en lui-même ne conserve aucune trace de ce qui est arrivé.
34Percp. S. – correspond au premier enregistrement des perceptions aménagé suivant les associations simultanées et tout à fait incapable de devenir conscient.
35Incs. – correspond au second enregistrement ou à une seconde transcription, aménagé selon d’autres associations
36Précs – correspond à une troisième transcription liée aux représentations verbales. Les investissements qui en découlent deviennent conscients d’après certaines lois.
37Comme on le voit ici, la perception constitue le fondement de l’état conscient mais ne se confond pas avec lui ; alors même que la tradition définit la conscience comme l’instance qui livre des qualités de sens, c’est-à-dire qui rend possible l’expérience par synthèse qualitative des sensations, pour Freud « le conscient représente ici le côté subjectif d’une partie des processus physiques qui se déroulent au sein du système neuronique, c’est-à-dire des processus perceptifs33 ». En outre, la perception ne devient expérience non pas lorsqu’elle devient consciente, mais lorsqu’elle s’inscrit dans le psychisme, lequel n’est précisément impressionnable que lorsqu’il fait appel à l’autre. C’est dans l’expérience de satisfaction que s’origine la mémoire du sujet, qui rend possible son histoire et son identité ; mais cette mémoire est inconsciente : elle correspond à un ensemble de traces, qui sont à l’origine les complexes associatifs ou « frayages » constitués non par le sujet conscient mais par la rencontre singulière du sujet et de l’objet secourable34. En vertu du schéma qu’il propose, Freud montre que ces traces ne peuvent prendre une signification consciente qu’au terme d’une opération de transcription et de déformation, un signe ne pouvant être transposé d’un ensemble à l’autre que s’il est soumis aux exigences propres de chaque ensemble ou instance, et modifié en conséquence.
38C’est pour cette raison que l’expérience semble toujours entachée, aux yeux du sujet conscient, d’une singularité et d’une « subjectivité » irréductibles à une connaissance objective ; cela ne tient cependant pas au fait qu’elle provienne de la « sensibilité » mais au fait que son sens originaire et inconscient ne parvient à la conscience que de manière partielle et tronquée par la censure. L’écart entre l’expérience et la connaissance objective de la conscience est en ce sens analogue à la distance qui sépare l’inconscient du conscient dans la topique freudienne. D’autre part, l’analyse freudienne des rapports entre perception, mémoire et conscience permet de comprendre le phénomène si bien décrit par Hegel du retard de la conscience par rapport à l’ordre des événements et l’impression que ce qui lui arrive « se passe pour ainsi dire derrière son dos »35 ; c’est parce qu’effectivement l’expérience se produit sur une autre scène que celle de la conscience, et que le sens que la conscience lui attribue n’en est jamais qu’une interprétation rétrospective.
39Mais alors comment comprendre que « l’absence de conscience ne serait pas sans influencer les faits psychiques »36 ? Quelle nécessité pour le système psychique pourrait-il y avoir à transcrire le sens d’une événementialité inconsciente en une signification consciente, alors même que cette transcription est par principe infidèle et donc a priori sans intérêt objectif valable ? Nous avons vu que la tendance primaire du psychisme consiste à rechercher une identité de perception entre le souvenir perceptif de l’objet de mon désir et mes perceptions actuelles, où à produire cette perception sur le mode hallucinatoire lorsque l’objet de désir n’est pas directement et immédiatement rencontré dans la réalité ; ce qui produit dans ce cas une déception et une souffrance. Il y a donc une véritable nécessité biologique ou vitale pour le système psychique de lutter contre sa propre tendance primaire, ou du moins de l’aménager. Le principe d’évitement du déplaisir conduit donc à devoir ajourner le mouvement de décharge de l’excitation tant que je n’aurai pas comparé la perception de l’objet de mon désir à ce qui m’est effectivement donné dans la réalité. Cette recherche d’identité qui procède par une « épreuve de la réalité » est précisément ce que Freud appelle processus de pensée, de jugement ou de connaissance consciente, et n’est rendue possible que par la constitution d’une instance inhibitrice que Freud appelle le Moi. Conformément à la fonction primaire du système psychique, la conscience n’est donc pas absolument ni toujours nécessaire ; cependant, puisque celui-ci, livré à lui-même, est voué à l’échec, le recours à la conscience comme guide de l’expérience est nécessaire pour éviter que le sujet ne se confronte qu’à ses fantasmes et que son identité ne se confonde avec un principe formel de répétition d’une origine qui le clôt sur lui-même. Le rôle de la conscience dans l’expérience, non en tant qu’elle la constitue mais en tant qu’elle en reprend le sens, n’est donc pas tant de faire accéder celui-ci à l’état de vérité objective – puisque précisément l’expérience n’a jamais de sens objectif en soi - , mais de toujours maintenir le sujet dans une attitude d’attention et d’ouverture à la réalité et à l’altérité, ce qui en un certain sens est la seule façon pour le sujet d’accéder à une identité objective, c’est-à-dire qui vaut pour lui aussi bien que pour l’autre réel et pas seulement fantasmé.
conséquences épistémologiques et méthodologiques du remaniement freudien du concept d’expérience
40La façon dont Freud conçoit l’expérience, le rôle qu’elle joue dans l’économie du fonctionnement psychique et les rapports qu’elle entretient avec la conscience comme instance de connaissance, a des répercussions directes sur sa conception des rapports entre l’expérience ( au sens d’Erfahrung cette fois-ci) et la science, en particulier la psychologie.
41Si Freud se proclame ouvertement empiriste, c’est non par une adhésion aux thèses philosophiques de l’empirisme, dont Freud rejette les présupposés atomistes et matérialistes, mais en vertu d’une exigence méthodologique d’objectivité. S’en tenir à de simples concepts issus de spéculations, ou aux données « immédiates »37 que la conscience nous livre concernant les processus psychiques, c’est risquer de produire un système de représentations non confronté à l’épreuve de réalité : rien ici ne permet alors de savoir si l’on est dans le champ de la science ou sur la scène du fantasme. En outre, la conscience ne disposant que d’une connaissance tronquée, partielle et partiale du cours des événements psychiques, partir des « faits de conscience » ou des élucubrations conceptuelles que la conscience peut produire pour fonder une psychologie revient à faire de celle-ci une simple Weltanschauung, au même titre que n’importe quel système de philosophie, qui n’est rien d’autre selon Freud que la tentative de « décrire le monde tel qu’il se reflétait dans le cerveau du penseur, ce penseur en général si éloigné de la réalité »38. De façon générale, Freud affirme que :
Dans la mesure où nous voulons nous frayer la voie vers une conception métapsychologique de la vie psychique, nous devons apprendre à nous émanciper de l’importance attribuée au symptôme ‘fait d’être conscient’ 39.
42Si la psychanalyse peut être considérée comme une science et non comme une « représentation du monde », c’est précisément en ce que sa source est l’expérience, comprise au sens de l’observation clinique. Ainsi,
La psychanalyse n’est pas un système à la manière de ceux de la philosophie, qui part de quelque concepts de base rigoureusement définis, avec lequel il tente de saisir l’univers puis, une fois achevé, n’a plus de place pour de nouvelles découvertes et de meilleurs éléments de compréhension. Elle s’attache bien plutôt aux faits de son domaine d’activité, tente de résoudre les problèmes immédiats de l’observation, s’avance en tâtonnant sur le chemin de l’expérience, est toujours inachevée, toujours prête à aménager ou modifier ses doctrines. Elle supporte, aussi bien que la physique ou la chimie, que ses concepts majeurs ne soient pas clairs, que ses présupposés soient provisoires, et elle attend de son activité future une détermination plus rigoureuse de ceux-ci.40
43On remarque ici que si la psychanalyse commence avec l’expérience, elle ne s’en contente pas, puisqu’elle a recours à des « concepts » et à des « présupposés ». On peut alors se demander ce qui véritablement la différencie d’une philosophie empiriste, et même criticiste. Freud définit d’ailleurs explicitement, quoique de manière ambiguë, la partie théorique de la psychanalyse ou métapsychologie en référence à la définition kantienne de la métaphysique comme tentative de connaissance du transcendant, de l’en soi : la métapsychologie, selon Freud, est une forme de connaissance de ce pays transcendant qu’est l’inconscient. Son statut épistémique est donc spécial, puisqu’il se caractérise autant par une méthode empiriste que par une exigence spéculative. Il faut alors bien comprendre que son caractère spéculatif ne vient justement pas de sa méthode mais de son objet (les processus psychiques inconscients), qui fait figure d’inconnu aussi bien en psychologie qu’en philosophie, et dont l’observation clinique exige la création de nouveaux concepts fondamentaux (Grundbegriffe)41.
44En outre, si ces concepts peuvent être qualifiés d’hypothèses ou de présupposés selon Freud, au sens où ils ne sont pas mis en place par induction à partir des faits, mais par dépassement de l’immédiateté factuelle et positionnement au-delà de l’extension du champ d’objets et de représentations traditionnels, leur caractère spéculatif est reconnu comme tel et non hypostasié. Freud affirme en particulier qu’ils ne valent qu’à titre de « conventions », ce qui ne veut pas dire qu’ils sont abstraits, mais qu’ils sont indéterminés par rapport au système de concepts admis jusqu’alors ; leur détermination progressive ne pourra venir que de leur rapport de plus en plus précis au matériel expérimental. Ainsi,
Il convient de les regarder sous le même angle que les hypothèses de travail habituellement utilisées dans d’autres sciences et de leur attribuer la même valeur approximative. C’est d’expériences accumulées et sélectionnées que ces hypothèses attendent leur modification et leur justification ainsi qu’une détermination plus précise42.
45Paul-Laurent Assoun43 fait remarquer à ce propos que le réquisit épistémologique de Freud, exprimé de la façon la plus claire dans les premières pages de la Métapsychologie, est rigoureusement parallèle à la logique de la recherche scientifique développée dans Connaissance et erreur44 par Ernst Mach, dont Freud était un disciple explicite et avoué.
46Le quasi-phénoménalisme de Freud s’explique d’ailleurs par un point de vue foncièrement agnosticiste sur les processus psychiques inconscients, qui ont un caractère de « choses en soi ». Cet agnosticisme repose en dernière instance sur l’idée que la connaissance que la psychanalyse peut avoir de l’inconscient n’est jamais qu’une tentative de reconstitution de vestiges psychiques, dont le sens est écrit dans une langue qui nous parvient après de multiples traductions, et dont le texte originel est bien souvent à jamais inaccessible en tant que tel45. En particulier, les concepts psychanalytiques, produits de l’activité théorique et consciente du chercheur, ne peuvent prétendre avoir une valeur objective au sens de reproduction fidèle de l’expérience des processus inconscients, mais seulement en ce qu’ils ont une valeur opératoire, c’est-à-dire que leur application à l’expérience, en particulier dans le travail d’interprétation de la parole des patients, produit des effets sur ceux-ci.
47Dans le cadre pratique de la relation entre analysant et analysé, il faut également renoncer au mythe d’une restitution à l’identique au patient de son vécu originaire. Freud ne cherche pas tant à ce que le patient exprime le sens de l’ « expérience muette » au fondement de son histoire personnelle – ce qui reviendrait à accréditer le mythe d’une dicibilité et d’une intelligibilité parfaites du vécu originaire -, qu’à ce que celui-ci se constitue, à partir de souvenirs plus ou moins objectifs de son vécu, une histoire qui fasse sens pour lui. Ce que le patient « perd » de liberté à ne pouvoir récupérer les éléments marquants et manquants de son histoire, il le récupère dans le travail de remémoration, qui implique un travail psychique créateur de l’ordre de la construction, qui est autant le fait du patient que de l’analyste comme le précise Freud :
De tout ce dont il s’agit, l’analyste n’a rien vécu ni refoulé ; sa tâche ne peut être de se remémorer quelque chose. Quelle est donc sa tâche ? Il faut que, d’après les indices échappés à l’oubli, il devine, ou plus exactement, il construise ce qui a été oublié. La façon et le moment de communiquer ces constructions à l’analysé, les explications dont l’analyste les accompagne, c’est là ce qui constitue la liaison entre les deux parties du travail psychanalytique, celle de l’analyste et celle de l’analysé
48Il poursuit :
Le chemin qui part de la construction de l’analyste devrait mener au souvenir chez l’analysé ; il ne mène pas toujours jusque là. Très souvent on ne réussit pas à ce que le patient se rappelle le refoulé. En revanche, une analyse correctement menée le convainc fermement de la vérité de la construction, ce qui, du point de vue thérapeutique, a le même effet qu’un souvenir retrouvé. Dans quelles conditions cela a lieu et de quelle façon il est possible qu’un substitut apparemment si imparfait produise quand même un plein effet, c’est ce qui devra faire l’objet de recherche ultérieure46
49L’intérêt du transfert47 serait ainsi de permettre à l’analysé de faire une expérience à la fois semblable à la première expérience de satisfaction, au sens où l’expérience analytique est celle d’une rencontre toujours singulière avec l’autre qui met en jeu ce qu’il y a de plus originaire dans le champ du désir et de l’histoire personnelle, et à la fois différente, puisque le sens de cette expérience n’est plus ici ce qui échappe au sujet tout en le constituant à son insu, mais ce que le sujet lui-même, dans une relation circulaire avec l’analyste, élabore à partir de ses propres force psychiques. On pourrait donc parler d’un véritable usage éthique de l’expérience en psychanalyse, puisqu’en dernière instance il s’agit de faire passer le sujet du statut passif de ce qui est fait par l’expérience au statut plus libre de celui qui fait une expérience.
Notes
Remarquons également que Jacques Nassif, qui a étudié la naissance des concepts psychanalytiques dans les premières œuvres de Freud, en arrive à l’idée que « partant de la neurologie, Freud aboutit aux mêmes résultats que les gestaltistes, puisque c’est bien à « l’abandon de l’hypothèse de constance » entre périphérie et cortex que de telles analyses doivent inéluctablement mener » (Freud, l’inconscient, Flammarion, 1977, p. 144).
Pour citer cet article
Référence électronique
Alexandra Renault, « Le sujet de l’expérience chez Freud », Astérion [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 04 avril 2005, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/28 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.28
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