Olivier Le Cour Grandmaison, Haine(s), Philosophie et politique
Texte intégral
1Le livre d’O. Le Cour Grandmaison est un bel exemple, comme le dit E. Balibar dans sa préface, d’un ouvrage de « philosophie populaire » éclairant et suggestif.
2Pourquoi un ouvrage de philosophie populaire ? Parce qu’il s’agit, à partir de la pensée spinoziste, d’analyser la nature et les effets d’un affect particulier – la haine – dans le champ des relations interhumaines ; et il s’agit de le faire philosophiquement, c’est-à-dire non pas en évaluant normativement tel ou tel comportement haineux, mais en expliquant rationnellement ses propriétés : comment la haine est engendrée (rôle décisif de l’imagination et de la dimension « spéculaire » de la réciprocité haineuse : s’imaginer haï par un autre, c’est le haïr) ; comment d’autres affects en sont dérivés (la jalousie, la colère, le mépris, l’indignation, l’envie) ; comment la logique de la haine informe de manière cruciale la vie sociale et politique. Sans doute la philosophie de Spinoza est-elle particulièrement bien choisie pour mener cette enquête, puisqu’elle entreprend de traiter des passions non pas en moraliste, mais en physicien, comme s’il s’agissait « de lignes, de plans ou de corps ».
3Pourquoi un ouvrage de philosophie populaire ? Parce que l’absence de technicité et de plongée érudite dans l’histoire de la philosophie offre une réflexion en prise directe avec la vie affective de chacun, et avec certains événements majeurs de l’histoire moderne et contemporaine (on pense à l’analyse de l’usage de l’indignation dans les discours des grands révolutionnaires pour justifier le procès de Louis XVI et la Terreur ; à la reprise de l’analyse que fait R. Antelme de ce même affect chez certains français à la Libération ; à l’étude d’inspiration tocquevillienne des rapports entre envie et démocratie).
4Le livre d’O. Le Cour Grandmaison considère ainsi la pensée spinoziste comme elle-même se donne : comme un instrument rationnel destiné à montrer de quelle manière vivre mieux, de quelle manière se libérer de certaines logiques passionnelles asservissantes. En cela, ce livre est véritablement spinoziste.
5L’accessibilité de l’ouvrage se paie bien évidemment d’un certain prix. On peut regretter par exemple l’usage répété de « ego » pour qualifier l’homme affecté de haine, terme qui convient mal à une perspective spinoziste, très critique – comme le rappelle d’ailleurs l’auteur – à l’égard de la conception cartésienne d’un sujet substantiel et libre. La reprise simplifiée de certaines thématiques spinozistes complexes – sur la critique de la morale et de la religion, sur les remèdes aux passions mauvaises – peut également laisser insatisfait le spécialiste du spinozisme (à la rigueur, peu importe toutefois, le livre ne lui étant pas adressé en priorité), mais peuvent surtout émousser la pertinence de l’instrument spinoziste pour analyser les affects et s’en libérer : on a parfois l’image d’un Spinoza un peu trop « bon » (un peu trop « humaniste » ?), valorisant la joie contre la tristesse, l’amour contre la haine, l’affirmation de soi contre l’ascétisme. C’est ne pas assez souligner que certaines passions tristes peuvent être, moralement et politiquement, utiles, même si la haine, comme le souligne à juste titre l’auteur, est quant à elle toujours mauvaise ; c’est ne pas assez prendre en compte la nocivité de la plupart de nos amours, qui nous rendent souvent malheureux, d’une façon peut-être beaucoup plus pernicieuse que bien des haines ; c’est ne pas assez montrer en quoi la haine, qui donne naissance à des désirs destructeurs, peut être source de joie, dès lors que ce qui est considéré comme cause de tristesse est imaginé comme supprimé. Rappelons que si pour Spinoza les démonstrations, et donc l’enchaînement des propositions de l’Ethique, sont les yeux de l’esprit, c’est qu’il s’agit avant tout de construire pour soi, et d’aider autrui à construire pour lui-même, des organes de la vue qui permettent de véritablement voir ce que l’on a compris.
6Mais on l’aura compris, ces critiques pour une part tombent dans la mesure où l’auteur assume lui-même la dimension non pas ésotérique, mais exotérique, de son propos. Comprendre la haine et ses dérivés à partir de l’analyse spinoziste, c’est prendre en compte avant tout certains de ses résultats et les confronter aux enseignements de la littérature (par exemple, à ceux de Proust sur la jalousie, ou de Moravia sur le mépris – dont la reprise est particulièrement stimulante) ; c’est être ouvert à d’autres instruments théoriques, pouvant compléter ou dépasser l’outil spinoziste (par exemple, l’utilisation de la prudence et de la médiété aristotéliciennes dans l’analyse de la colère ou de l’indignation) ; et c’est surtout ouvrir un champ d’investigation qui demeure encore trop peu exploré : celui de la constitution affective du lien social. « Nul doute, affirme l’auteur (p. 58), il faudrait écrire l’histoire de l’oubli, de la marginalisation en tout cas, des passions par les sciences humaines afin de comprendre quand, comment et pourquoi les premières ont cessé d’être tenues pour des objets légitimes de recherche ». En attendant cette histoire, la lacune commence à être comblée par l’ouvrage d’O. Le Cour Grandmaison, dont la lecture sera utilement complétée par le recueil d’articles qu’il a coordonné avec Claude Gautier, Passions et sciences humaines (PUF, 2002).
7Olivier Le Cour Grandmaison, Haine(s), Philosophie et politique, Avant-propos d’Etienne Balibar, PUF, coll. « Politique d’aujourd’hui », 303 p., 23 €
Pour citer cet article
Référence électronique
Pascal Sévérac, « Olivier Le Cour Grandmaison, Haine(s), Philosophie et politique », Astérion [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 04 avril 2005, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/24 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.24
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