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Spinoza et le passé de la philosophie : un passé sans histoire ?

Spinoza and philosophy’s past : a historyless past ?
Philippe Danino

Résumés

Le rapport de Spinoza à l’histoire est ici envisagé comme rapport à l’histoire de la philosophie. Il s’agit non d’une recherche de sources ou d’influences de la doctrine, mais d’examiner le geste propre qu’aurait Spinoza-philosophe de rappeler le passé de la philosophie. Peut-on légitimement qualifier d’« historique » l’usage qu’il fait de ce passé ? L’évocation, la correction ou la réfutation font-elles apparaître, sous la plume de Spinoza, une forme d’historicité de la philosophie ? L’idée ici proposée est la suivante : la considération successive des philosophes, des mots et des motifs de rédaction des Principia ne révèle, en dépit des apparences, nulle histoire authentique, mais autant de stratégies discursives (tracer, narrer, constituer) propres à établir les éléments d’une « vraie » philosophie et, par là même, à se situer soi-même par démarcation et promotion d’une pensée propre.

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Texte intégral

Introduction

Objet de l’enquête

1Nous n’entendons pas traiter ici d’une histoire de la philosophie spinoziste, au sens d’une recherche de sources et d’influences de cette philosophie. Il s’agit, plus simplement, de considérer un auteur qui ne manque pas, comme le font tous, de se rapporter plus ou moins explicitement à des philosophes passés, c’est-à-dire d’examiner le geste propre qu’aurait Spinoza-philosophe, de rappeler le passé de la philosophie. Un geste, donc, d’un penseur qui, sous des modalités certainement très différentes, intègre d’autres penseurs ou d’autres philosophies à sa propre argumentation et les « instrumentalise », afin, négativement ou positivement, de justifier, d’affirmer ou encore de démarquer sa propre pensée. Quelle mention Spinoza fait-il des écoles, des doctrines et des philosophes passés ? Plus fondamentalement, peut-on, de l’usage que fait Spinoza du passé de la philosophie, en tirer une forme de représentation – voire une conception – historique de ce passé, c’est-à-dire un rapport au passé visé en tant que passé ? En d’autres termes, sans bien sûr attendre de Spinoza qu’il fasse œuvre d’historien, ni au sens ancien de celui qui accumule ou recense des faits, ni au sens plus moderne de celui qui pratique un rappel organisé des philosophes et des doctrines, il s’agit d’examiner si, à travers l’évocation ou la réfutation, transparaissent des vues ou des considérations relatives à une historicité de la philosophie.

2L’enjeu d’une telle réflexion, outre de permettre, sur ce point, de situer Spinoza en son siècle – en particulier par rapport à Bacon, Descartes ou Hobbes –, serait de donner à voir dans quelle mesure un certain type de rapport au passé de la philosophie nous dit quelque chose de l’idée que Spinoza se fait lui-même de sa propre doctrine, voire de sa place dans l’histoire de la philosophie.

Préalable : une triple détermination nécessaire – et problématique

3Une telle enquête, faisons-le d’emblée observer, soulève trois grandes difficultés qui exigent de faire des choix eux-mêmes problématiques.

4En premier lieu, qu’est-ce qui est ou qui fait « histoire » ? Si, en un sens très large, on veut considérer le rappel ou la mention d’une conception d’un auteur passé comme étant de l’histoire de la philosophie, il est certain, alors, que Spinoza la pratique extrêmement souvent. On accordera cependant qu’une référence, un commentaire ou un usage (même polémique) du passé ne suffisent pas à eux seuls à faire une dimension proprement historique du rapport engagé. Mentionner, pour la discuter, la conception cartésienne de la volonté, c’est mettre en jeu non pas une histoire, mais seulement un dialogue philosophique présent. On posera donc ici qu’un propos renfermant une dimension historique est un propos qui fait place, fut-ce de façon implicite ou allusive, à quelque indication en matière de chronologie, d’évolution ou de progrès (au sein desquels seraient situés textes et auteurs), à l’évocation d’éventuels liens de causalité (entre doctrines ou entre contexte et doctrines), à des ordres de filiation ou de continuité entre philosophies, bref, à une prise en compte de la dimension temporelle et relative de l’inscription, du déploiement et de la succession des thèses ou des doctrines.

5En second lieu, le traitement du problème posé exigerait que soient précisés et pris en compte des éléments aussi nombreux que problématiques tels que : les matériaux dont Spinoza disposait en matière d’histoire de la philosophie ; les philosophes qui, au niveau textuel, constituent l’horizon de ses références ; les manières par lesquelles, techniquement, il s’y rapporte (citations, résumés, etc.) et, surtout, les usages et les fins philosophiques en vue desquelles il s’y rapporte (s’agit-il de se laisser instruire ? de rendre le propos plus intelligible ? de mieux s’opposer ? de revendiquer une filiation ?). Devant ici délimiter le champ d’investigation et le type d’approche, il nous semble que la démarche la plus immédiatement recevable consiste à examiner la « matière » dont Spinoza fait usage, c’est-à-dire les philosophes. Cependant, rien n’autorise à considérer cette entrée, évidemment privilégiée, comme la seule possible.

  • 1  Que le propos renvoie ou non à des penseurs précis, c’est surtout sous cet aspect géné (...)

6Mais nous attacher à l’existence d’un regard historique sur le passé de la philosophie à travers la mention des philosophes, voilà qui exigerait encore de déterminer, dans la masse des penseurs qui font l’horizon des références de Spinoza, qui est « philosophe » et qui ne l’est pas. Et répondre à une telle question demanderait de pouvoir déterminer qui Spinoza lui-même était susceptible de considérer comme tel (et donc aussi comme non philosophe), mais aussi bien ceux que nous, aujourd’hui, retenons, pour cette époque, sous cette dénomination. En outre, il y a ceux que Spinoza se contente d’appeler « philosophes » et qui renvoient à la catégorie générale de ceux qui œuvrent en philosophie1 ; ceux qui sont nommés ; ceux dont la mention n’apparaît que sous les dénominations d’« Anciens [antiqui, veteres] », d’« auteurs » ou d’« écrivains [auctor, scriptor] » ; ceux, enfin, qu’expriment plus vaguement toutes les tournures du type « la plupart », « certains », « beaucoup », etc., « qui pensent », « qui écrivent », « qui disent » que…

  • 2  Spinoza fait référence à un très grand nombre de philosophes (plus d’une t (...)

7Il est donc encore ici nécessaire de borner le champ d’investigation d’une façon qui, pour ne pas être déraisonnable, n’en fera pas moins inévitablement le caractère partiel de cette étude. Nous retiendrons ce qui est le plus identifiable : les philosophes explicitement nommés ainsi que les mentions du terme « philosophe(s) », lorsqu’il renvoie non pas à une catégorie générale mais à des auteurs ou ensemble d’auteurs passés, en nous en tenant à ceux que notre tradition a elle-même retenus sous cette appellation2.

Le traitement des philosophes passés : un rappel sans histoire

Un rappel anhistorique du passé. Quelques exemples3

  • 3  Les traductions utilisées dans cette étude seront les suivantes : Traité de la (...)

8Dans les usages très variés qu’en fait Spinoza, les auteurs apparaissent à titre de références ou d’exemples, d’objets de discussion ou de critique plus ou moins vive ; ils sont les savants ou les hommes libres, parfois distingués du vulgaire, bien plus souvent du théologien. Dans l’impossibilité de procéder ici à l’examen de toutes les mentions des auteurs, nous en considérerons quelques-unes, autant que possible représentatives et différenciées selon l’époque, les ouvrages de Spinoza et les usages qu’il en fait.

  • 4  II, 17, § 2.
  • 5  I, 1.
  • 6  Lettre 73 à Oldenburg de novembre-décembre 1675.

9Spinoza s’emploie parfois à restituer la pensée d’un auteur passé à titre de simple rappel d’une conception philosophique courante. C’est par exemple le cas avec l’énoncé, dans le Court traité4, de la définition aristotélicienne du désir ; avec l’explication, dans les Pensées métaphysiques5, des raisons qui ont amené les philosophes à produire des modes de pensée tels que « genre » ou « espèce » ; avec l’affirmation, « avec Paul, et peut-être avec tous les philosophes anciens […], que toutes choses sont et se meuvent en Dieu »6. En elles-mêmes, de telles évocations n’ont rien d’historique : elles sont une exposition de ce que pensent ou enseignent les philosophes en vue d’un usage philosophique présent (une démarcation, des précisions terminologiques…), et l’élément rappelé n’est pas spécifiquement considéré comme appartenant au passé.

  • 7  II, 5.
  • 8  Chap. V, p. 221.
  • 9  III, définition 44 des affects, explication.

10En d’autres cas, les auteurs sont convoqués à titre d’exemples ou d’appuis. Ainsi dans les Pensées métaphysiques : « Pour bien entendre cet attribut qu’est la simplicité de Dieu, il faut se rappeler ce que Descartes a indiqué dans les Principes de la philosophie […] »7 ; dans le Traité théologico-politique : « Comme le dit Sénèque le tragique, personne ne supporte longtemps un pouvoir violent […] »8 ; dans l’Éthique où, une fois l’ambition définie et sa puissance soulignée, Spinoza laisse place à une citation de Cicéron selon laquelle même les philosophes qui écrivent sur le mépris de la gloire sont au plus haut point menés par elle9. Nulle considération historique ne transparaît davantage ici ; ces trois références ne font qu’évoquer les auteurs à titre de supports de l’argumentation.

  • 10  V, 7 et X, 1.

11Il arrive aussi à Spinoza – certes rarement – de porter un jugement positif sur un philosophe. C’est le cas dans le Traité politique avec l’évocation du « très pénétrant Machiavel »10. Mais le penseur florentin se trouve là repris, apprécié et discuté dans le strict cadre d’un propos philosophique – ayant trait aux moyens, pour un Prince, de maintenir son pouvoir, et à la cause de la transformation d’un État –, sans nulle considération, par exemple, du lien de ses idées avec son contexte historique et politique.

12En d’autres cas encore, bien plus fréquents, Spinoza fait des auteurs un usage critique – en un sens négatif –, duquel ne transparaît aucune véritable dimension historique. Voici quatre exemples.

  • 11  I, 1, 10.

131. Le Court traité déclare de peu d’importance « l’assertion de Thomas d’Aquin, suivant laquelle Dieu ne pourrait être démontré a priori sous le prétexte qu’il n’a pas de cause »11.

  • 12  L’Enseignement philosophique, juillet-août 1997, p. 41 ; publication des actes d’un co (...)

142. La Lettre 2 à Oldenburg de 1661 est consacrée, on le sait, aux erreurs de Bacon et de Descartes – sur la nature de la cause première, de l’âme humaine et sur la cause de l’erreur. Il s’agit bien de trois erreurs philosophiques, qui sont erreurs pour des raisons strictement philosophiques et non pas historiques – en ce qu’elles relèveraient, par exemple, d’un certain état des connaissances ou de l’emprise persistante d’une tradition. Sur ce point, dans son article « Mens et intellectus. Le jeune Spinoza face à Descartes »12, Pierre-François Moreau s’interroge sur les raisons qui ont poussé Oldenburg à demander à Spinoza quels défauts il observe dans les philosophies de Descartes et de Bacon, et sur les raisons pour lesquelles Spinoza répond ; il écrit ceci : « Ni l’un ni l’autre, ici, ne font de l’histoire de la philosophie […]. La question est d’actualité. Il ne s’agit pas de confronter un système à un autre ou à plusieurs autres. » Situant donc d’emblée son rappel des auteurs passés dans l’actualité philosophique, Spinoza ne pose sur eux aucun regard d’ordre historique, qui resituerait des conceptions ou des thèses dans leur contexte, dans leur temps, au sein de relations d’influences ou de comparaisons.

  • 13  « Nous condamnons la position de Maïmonide comme nocive, inutile et absurde. » Chap. X (...)

153. L’auteur le plus cité du Traité théologico-politique, Maïmonide, se voit, dans cet ouvrage, exposé, examiné, discuté et condamné13. Mais il ne fait l’objet d’aucune considération historique qui toucherait la genèse de sa pensée, son importance en son temps ou encore ses influences.

164. Les préfaces aux parties III et V de l’Éthique présentent chacune une référence explicite à Descartes relative à la question de l’empire qu’a l’homme sur ses passions. Les deux références sont de nature critique et polémique : en soutenant la possibilité pour l’esprit d’un empire absolu sur les affects, Descartes, selon la première de ces préfaces, « n’a rien montré d’autre que la pénétration de son grand esprit », et fut amené en cela, dit la seconde préface, à adopter « une hypothèse plus occulte que toute qualité occulte ». Là encore, cette mention du passé, fut-il récent, n’a rien d’historique. Spinoza convoque une pensée, la discute, la critique mais n’inscrit en rien sa référence dans une quelconque temporalité qui parlerait elle-même d’une genèse ou d’influences quelconques.

  • 14  I, VII, 2.
  • 15  II, 10.
  • 16  I, 33, scolie 2.
  • 17  IV, 4.

17Ce qu’on peut donc observer, à travers toutes ces mentions, c’est un rappel du passé dépourvu de dimension historique. Cette idée se trouve encore corroborée par ceci : dans leur immense majorité, les occurrences du terme « philosophe », quand il est question de penseurs et non d’une figure générale (et pour les cas où faire la différence est possible), n’ont pas même le statut d’un rappel ou d’une évocation du passé. Voici quelques exemples parmi bien d’autres : voulant traiter des attributs de Dieu dans le Court traité, Spinoza décide d’examiner « ce que les philosophes savent en dire »14 ; dans les Pensées métaphysiques, il entend laisser de côté l’expression « ex nihilo » « communément employée par les philosophes »15 ; dans l’Éthique, tous ceux que Spinoza dit avoir vus philosophes « accordent qu’il n’y a pas en Dieu d’intellect en puissance, mais seulement en acte »16 ; dans le Traité politique, si l’on peut parler d’une cité qui pèche, c’est « au sens où philosophes et médecins disent que la nature pèche »17 ; la Lettre 6, enfin, montre que « tout ce fatras d’arguments par lesquels les philosophes veulent habituellement montrer que la Substance étendue est finie, s’effondre de lui-même ».

18L’usage que Spinoza fait du passé de la philosophie est un usage philosophique, c’est-à-dire un usage à la fois actuel, d’actualité et intéressé de seules considérations de contenu, un usage, donc, propre à abolir la distance que suppose un rapport historique. Les opinions des philosophes, anciens ou récents, sont présentes comme autant de propositions à travers lesquelles Spinoza pose, démontre et démarque ses propres réflexions. Il ne s’agit donc jamais de viser ou de considérer un passé en tant que tel, mais de réfléchir à travers lui ; c’est pourquoi il n’est traversé d’aucune espèce de représentation historique : confrontation de systèmes, notations chronologiques, indications de successions, etc. Comment, au fond, expliquer qu’il en soit ainsi, sinon en raison d’une conception de la vérité qui, la subordonnant à la rationalité, ne peut que l’opposer à l’histoire ?

Un passé anhistorique de la philosophie : la vérité ou l’histoire

  • 18  Pour Bacon, la philosophie ne s’applique pas aux individus, mais « aux not (...)
  • 19  Voir Réponses aux septièmes objections, AT, VII, p. 549 ; Notae in program (...)
  • 20  M. Gueroult, Histoire de l’histoire de la philosophie, Paris, Aubier, 1984, (...)

19Le XVIIe siècle voit en effet la philosophie de plus en plus être adossée à l’idée d’une rationalité souveraine et inaugurale, se saisir elle-même non pas comme une connaissance historique mais comme une connaissance rationnelle. Bacon et Hobbes, bien sûr, pourraient être ici évoqués qui, chacun à leur manière, séparent soigneusement l’Historia de la Philosophie. Alors que la première repose sur la mémoire et concerne les faits, la seconde regroupe les sciences de la raison18. Cependant, sur ce rapport spécifique à l’histoire de la philosophie, la position cartésienne présente une dimension plus radicale en ce que la séparation, marquée du fameux nemo ante me19, tourne à l’opposition. Descartes abolit en effet « le règne de la tradition, condamne l’histoire de la philosophie au nom d’une science et d’une philosophie se suffisant entièrement à elles-mêmes, enfermant l’homme dans sa propre raison parce que celle-ci est par nature universelle et objective, n’ayant d’appui, mais un appui solide, que dans l’évidence rationnelle interne des idées claires et distinctes »20.

  • 21  Voir Règles pour la direction de l’esprit, II, trad. J. Brunschwicg, Œuvres philosophi (...)
  • 22  Ibid., III, ouvr. cité, p. 86.

20Il en est ainsi d’abord parce que l’histoire de la philosophie est un théâtre de controverses incessantes et de contradictions, qui signalent d’elles-mêmes l’absence de toute vérité21. Pour Descartes, qui tire donc du spectacle qu’offre l’histoire de la philosophie l’argument sceptique bien connu – « puisqu’il n’y a presque rien qui n’ait été dit par l’un, et dont le contraire n’ait été affirmé par quelque autre »22 –, la philosophie n’a pas et ne peut avoir d’ancêtres.

  • 23  Pensons ici à tout le travail déployé au début de la IIe partie du Discours de la méth (...)
  • 24  « Quand bien même [les auteurs] seraient tous d’accord, leur enseignement ne serait pa (...)
  • 25  Titre de la troisième des Règles pour la direction de l’esprit, ouvr. cité, p. 85.

21Du côté de la vérité, ce sont précisément sa nature et ses caractères (de nécessité, d’unité, de démonstrativité) qui conduisent encore Descartes, à travers la mise en doute des répétitions, des traditions et des habitudes, à condamner l’histoire de la philosophie. Pas plus la vérité n’est fille de l’histoire, pas plus est-il concevable qu’elle puisse se constituer progressivement et résulter de l’apport de plusieurs23. Si elle relève de la seule clarté d’un voir, alors les évidences passées, dès qu’elles sont confiées à la mémoire ou à la tradition, deviennent suspectes. Acquérir la science d’une chose n’est pas et ne peut être la connaître historiquement – quand bien même il y aurait unanimité historique à son propos24. C’est pourquoi « il faut rechercher, non point ce que d’autres ont pensé, ou ce que nous-mêmes nous entrevoyons, mais ce dont nous pouvons avoir une intuition claire et évidente, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude : car ce n’est pas autrement qu’on acquiert la science »25.

  • 26  Ouvr. cité, p. 181.

22Disons alors, avec M. Gueroult, que Descartes a posé « le problème du rapport de la philosophie et de son histoire sous la forme d’une antinomie radicale : celle de […] l’appréhension temporelle et de l’évidence éternelle, de la contingence empirique et de la nécessité rationnelle »26.

  • 27  « […] Sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume d’êtr (...)
  • 28  Règles pour la direction de l’esprit, III, ouvr. cité, p. 85.
  • 29  Voir par exemple la IVe partie de la Lettre à Voetius : « […] j’ai dit en termes exprè (...)
  • 30  M. Gueroult, ouvr. cité, p. 181.

23Certes, le rejet cartésien de l’histoire de la philosophie n’est sans doute pas si radical. La connaissance des sectes et des doctrines présente au moins une utilité négative, celle – comme le disait déjà Montaigne – de nous révéler notre ignorance27. Une telle connaissance peut en outre devenir un devoir indispensable, car des plus profitables au savant, « aussi bien pour connaître ce qu’on a déjà découvert de vrai en ces temps-là, que pour être averti des problèmes qui restent à résoudre dans toutes les disciplines »28. Plus généralement, Descartes a pu lui-même, en certaines occasions, admettre la possibilité d’étudier avec fruit les grands auteurs, tout en donnant des préceptes pour leur lecture29. Cependant, ce ne sont là que des manières d’atténuer la rigueur de la critique. Car il reste que la condamnation de ce type de savoir que représente l’érudition historique ne porte pas sur la forme et ne frappe pas seulement la méthode ; elle découle des principes, porte sur le fond et condamne l’histoire dans son essence : « elle ne réclame pas sa réforme, elle exige son abandon. […] »30.

De Descartes à Spinoza

  • 31  Traité théologico-politique, chap. XV, p. 495 (« […] ex sola ejus historia, et non ex (...)
  • 32  L’intelligence de ce passage exigerait une mise en perspective avec le topos, dès la f (...)
  • 33  La Cité de Dieu, L. VIII, chap. II et suiv.

24Spinoza semble bien suivre Descartes dans cette rupture, même si elle s’exprime différemment. En un premier sens, les fondements de la philosophie, comme le rappelle la fin du chapitre XIV du Traité théologico-politique, sont « les notions communes et [ils] doivent être tirés de la Nature seule », non de l’histoire, laquelle constitue précisément, avec la philologie, le fondement de la théologie ou de la foi. Autant la critique historique est propre à déterminer le sens des textes sacrés, autant « l’histoire universelle de la nature […] n’est le fondement que de la philosophie »31. « Historia » est ici à entendre en son sens étymologique de récit ; mais tandis que ce récit est effectivement historique – dans un sens dérivé et moderne – pour l’Écriture, il est, pour la Nature, scientifique et philosophique, constitué de propositions universelles32. En un second sens, si le passé de la philosophie est, pour Spinoza, sans histoire, c’est qu’il ne saurait avoir le sens d’un progrès vers le vrai, dont les différentes doctrines et écoles constitueraient autant d’étapes. Nous ne sommes pas chez saint Augustin pour qui n’existe qu’une philosophie vraie, la philosophie chrétienne, dont toutes les autres n’ont été, de façon plus ou moins lointaine, que des préparations33.

  • 34  Éthique II, 44, corollaire 2.

25Pour Spinoza, comme pour Descartes, la vérité est donc fille non de l’histoire mais de la raison. Et cette dernière exclut d’autant plus la mémoire et l’appel à la tradition que sa nature est « de percevoir les choses sub specie aeternitatis »34, de les comprendre adéquatement, comme Dieu les comprend.

  • 35  Lettre 76 à Burgh de fin 1675-début 1676 : « Je ne prétends pas avoir trouvé la philos (...)
  • 36  Lettre 67 du 11 novembre 1675.

26La séparation de la vérité et de l’histoire trouverait son point culminant avec l’affirmation, par Spinoza, de sa propre philosophie comme étant « la vraie »35. Il est permis de penser qu’en cette formule s’exprime le refus, par Spinoza, de considérer sa philosophie comme le résultat ou l’aboutissement d’un procès ou même d’une investigation historique, d’autant que l’affirmation du vrai, qui renvoie aux lois de la méthode démonstrative, se fait par distinction d’avec celle du « meilleur » qui renvoie, lui, à des démarches plus confuses d’appréciation et de comparaison. À l’aune de cette conception du vrai, Spinoza répond donc à la question de Burgh qui lui demandait comment il ose prétendre connaître sa philosophie comme « la meilleure parmi toutes celles qui ont été proposées dans le monde ou qui peuvent l’être dans l’avenir »36 : Spinoza n’a justement pas besoin d’une telle connaissance historique. La raison est en effet l’outil qui dispense du besoin de comparer, d’autant, comme il le dit encore à Burgh, que « le vrai est à lui-même sa marque et aussi celle du faux ». Affirmer sa philosophie comme étant « la vraie philosophie », c’est donc en même temps invalider tout poids et toute pertinence de l’histoire de la philosophie.

27Il est donc bien un passé, mais non, pour autant, une histoire de la philosophie. En tant que les doctrines ou auteurs passés, convoqués par Spinoza, sont porteurs d’un intérêt philosophique actuel, ils ne sont nullement considérés ou examinés comme des choses du passé et ne donnent lieu à aucune véritable histoire.

  • 37  Chap. VII, p. 281 : « […] pour interpréter l’Écriture, il est nécessaire de mener (...)
  • 38  Lettre 76 de fin 1675-début 1676.
  • 39  Traité politique, chap. VII, 17 ; voir encore chap. VII, 24 et VIII, 18.

28Mais peut-être serait-il un peu rapide de s’en tenir là. Car il n’est pas dit que la position spinozienne s’aligne aussi exactement sur celle de Descartes. Spinoza ne manifeste pas d’opposition philosophique à l’histoire en général et la considère même comme féconde. C’est le cas, par exemple à travers le Traité théologico-politique, de l’histoire de la langue hébraïque en vue de la méthode d’interprétation de l’Écriture, de l’enquête proprement historique sur l’Écriture37 ou encore de l’examen et des leçons de l’histoire du peuple hébreu. En outre, on peut voir Spinoza enjoindre Burgh d’« examiner l’histoire de l’Église de façon à voir combien de contre-vérités sont contenues dans les livres pontificaux »38, et ne pas hésiter lui-même à tirer des leçons, des exemples ou des suppositions à partir des « récits des historiens tant sacrés que profanes »39. Il n’est pas dit non plus, par ailleurs, que le rejet de l’autorité, tel qu’il s’exprime par exemple dans la correspondance avec Boxel, recouvre forcément le rejet de l’histoire de la philosophie. Ainsi, dans le traitement que fait Spinoza des auteurs passés, jusqu’où n’observe-t-on réellement nulle espèce de signe d’une quelconque dimension historique ?

De la présence d’indices à l’idée d’une « topologie »

Des indices d’une dimension historique

29Un certain nombre de passages – nous en retiendrons cinq – semblent présenter, dans leur geste et dans leur propos, comme des indices d’une dimension historique dont il faudra préciser le statut.

301. On sait que dans le chapitre VI de la première partie des Pensées métaphysiques, Spinoza se propose d’examiner « Ce qu’est le Vrai, ce qu’est le Faux tant pour le Vulgaire que pour les Philosophes ». Il commence par l’acception du vulgaire pour poser ensuite l’apparition d’une acception des termes « vrai » et « faux » par les philosophes : « Plus tard les Philosophes ont employé le mot pour désigner l’accord ou le non-accord d’une idée avec son objet ».

312. Dans le chapitre VI de la seconde partie du même ouvrage, Spinoza veut établir « Ce que les philosophes entendent communément par vie ». Pour ce faire, il examine d’abord l’opinion des Péripatéticiens. Là, il cite, explique, situe et utilise les temps du passé.

  • 40  Lettre 2 à Oldenburg d’août ou septembre 1661.

323. Dans la Lettre relative aux trois erreurs de Bacon et de Descartes40, Spinoza écrit : « Vérulam prend souvent l’entendement pour l’âme, en quoi il diffère de Descartes ». On le voit donc ici distinguer, comparer, laisser entendre une certaine supériorité de Descartes (qui, lui, ne tombe pas dans la confusion) et se prêter à l’énoncé d’une certaine filiation.

334. C’est un schéma semblable de filiation qu’on retrouve dans la préface à la partie V de l’Éthique où Descartes, philosophiquement inconséquent, se voit rattaché aux Scolastiques, façon, pour Spinoza, de le situer, de lui assigner comme une place dans l’histoire.

  • 41  Lettre 56 d’octobre-novembre 1674.

345. On connaît enfin la fameuse réplique faite à Boxel à propos de l’existence des spectres : « L’autorité de Platon, d’Aristote, etc. n’a pas grand poids pour moi : j’aurais été surpris si vous aviez allégué Épicure, Démocrite, Lucrèce ou quelqu’un des Atomistes et des partisans des atomes. »41

Vers l’idée d’une topologie

  • 42  Lettre 12 à Meyer d’avril 1663.
  • 43  Voir, outre la Lettre 2, la Lettre 6 à Oldenburg de 1661 ou 1662 (§ 13).

35À travers ces références au passé de la philosophie se profile une attitude qui n’est pas le simple décalque de celle de Descartes. L’absence de dimension historique constatée plus haut n’a pas, comme chez Descartes, le sens d’un refus ou d’un rejet. Mais surtout, relativement à une démarche qui consisterait simplement à opposer le vrai et le faux, on voit Spinoza, à travers ces passages, mettre en place des indications et des analyses de positions philosophiques de prédécesseurs : des « Péripatéticiens modernes » qui, sur la question de l’existence de Dieu, comprennent mal des « Péripatéticiens anciens »42 ; Bacon placé sur la même ligne que Descartes43, et celui-ci sur la ligne des Scolastiques ; Spinoza peut même partiellement assumer ou rejeter les thèses qu’il évoque : Démocrite et Épicure contre Platon et Aristote, etc.

36S’il ne fait pas une histoire de la philosophie, Spinoza, pour autant, ne fait pas que réfuter en parlant au présent. À travers les usages philosophiques, on le voit tracer du passé de la philosophie non pas certes des plans et des corps, mais ce qui se rapprocherait plutôt de lignes : des filiations, des lignes de cohérence et de pensée, de vérité et d’erreurs – autre vision géométrique, si l’on veut, du passé de la philosophie. Et ces lignes, dans la mesure où demeure constant l’usage philosophique, sont aussi de préférences et d’affinités : Démocrite plutôt que Platon, Sénèque plutôt que Sextus Empiricus, Machiavel plutôt que Hobbes, tout comme Spinoza avoue, dans une parenthèse de la préface d’Éthique III, « devoir beaucoup » au travail d’« hommes très éminents » qui ont écrit des choses remarquables sur la bonne façon de vivre et ont su donner de fort sages conseils.

  • 44  Comme au § 85 du Traité de la réforme de l’entendement, relativement à l’insuffisance (...)

37Il semble donc que nous ayons à faire non pas à de l’historique, en effet, mais à une distribution sans véritable chronologie, espèce de topologie par laquelle Spinoza peut lui-même dire sa place, se réclamer d’un auteur sans devoir en assumer toutes les thèses. Une telle topologie est ainsi à comprendre comme un système conjoint de parenté et de démarcation – qui permet par exemple au philosophe hollandais de s’appuyer implicitement sur Aristote pour critiquer Descartes44.

Une autre voie que celle des auteurs et des doctrines

38En conséquence, à notre problème initial, nous répondrons encore qu’il n’est pas rigoureux, de l’usage que fait Spinoza du passé de la philosophie, de conclure à une perception historique de ce passé. Certes, ces lignes qu’il trace parfois attestent d’une histoire qui n’est ni discréditée ou méprisée, ni congédiée. Elles ne sauraient toutefois définir un rapport au passé visé en tant que tel, attaché à confronter les systèmes passés ou à prendre en compte une succession causale et chronologique de doctrines ou de thèses.

39Cependant, deux extraits des Pensées métaphysiques, cités plus haut, signalent une autre voie, en même temps qu’ils répondent à la question d’autres « entrées » possibles pour cette étude. En effet, dans ces passages (ce que signifient « le Vrai » et « le Faux » et ce que signifie le concept de « Vie »), Spinoza effectue un rappel des philosophes qui est lui-même subordonné à une perspective précise : procéder à un historique de concepts. La considération des philosophies et des philosophes passés n’est donc pas la seule voie d’étude, rien n’autorisant, en outre, à la considérer comme la plus instructive. Déplaçons alors notre question : une histoire de la philosophie, chez Spinoza, ne passerait-elle pas plutôt par la considération des concepts et de leurs significations ? Irons-nous ici plus loin que l’activité de tracer quelques lignes ?

Une histoire de concepts ?

  • 45  Spinoza n’hésite donc pas à l’étudier de ce point de vue : réflexion sur les l (...)

40Sur la conception spinozienne du langage ici engagée, nous nous contenterons d’un simple rappel. Les notions et idées sont portées par des mots et par une langue auxquels Spinoza, hors de la sphère propre de l’investigation géométrique, n’hésite pas à reconnaître un caractère d’historicité, car ce qu’est une langue relève d’un usage collectif45. Ce qui nous intéresse ici, c’est de voir Spinoza se livrer, à plusieurs reprises, non pas seulement à un travail de redéfinition de termes, mais à ce qui semble bien être une histoire de certaines notions. Et puisqu’il est question ici d’histoire de la philosophie, nous nous attacherons plus particulièrement aux mots exprimant des concepts proprement philosophiques. Quatre, dans l’œuvre de Spinoza – dont deux couples –, sont considérés comme faisant l’objet de ce type d’enquête.

Une histoire de quatre notions philosophiques

411. Le « Vrai » et le « Faux ». Dans le chapitre VI de la première partie des Pensées métaphysiques, Spinoza se livre comme à un historique des termes de « Vrai » et de « Faux » : parvenir à une « idée juste » de ces notions va passer par l’examen de « la signification des mots [verborum significatio] », d’abord employés par le vulgaire, ensuite par les philosophes – ce passage jouant constamment sur les adverbes « primum » et « postea », qui paraissent bien marquer une succession d’ordre chronologique. Trois étapes sont mises en évidence :

La première signification donc de Vrai et de Faux semble avoir tiré son origine des récits ; et l’on a dit vrai un récit quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le récit raconté n’était arrivé nulle part. Plus tard les Philosophes ont employé le mot pour désigner l’accord ou le non-accord d’une idée avec son objet […]. Et de là on en est venu à désigner de même par métaphore des choses inertes ; ainsi quand nous disons, de l’or vrai ou de l’or faux […].

  • 46  Nous renvoyons pour cela à l’article d’Ariel Suhamy, « L’histoire de la vérité », Les (...)

42Il n’est pas ici question d’étudier ce texte en détail46 mais, plus simplement, de constater la démarche d’une enquête historico-critique à des fins explicites de rectification. Spinoza entend montrer que rien, dans l’histoire du mot, ne justifie qu’on l’applique aux choses mêmes ou à l’être, c’est-à-dire qu’on fasse du vrai « un terme transcendantal » – pour reprendre l’adjectif scolastique.

43Qu’on nous permette ici, même s’il s’agit moins du mot que de la notion elle-même, de rapprocher ce passage de l’appendice à la partie I de l’Éthique. On sait la référence qu’y fait Spinoza à l’avènement de la Mathématique, « qui s’occupe non pas des fins mais seulement des essences et propriétés des figures, pour montrer aux hommes une autre norme de la vérité » – que la norme de la pensée finaliste. Or, l’évocation de ce modèle, géométrique, de connaissance rationnelle, ne signale-t-il pas un mode d’apparition du vrai qui n’est pas génétique mais historique ?

  • 47  Pensées métaphysiques II, 6.

442. La « Vie »47. Saisir correctement cet attribut de Dieu qu’est la vie requiert d’expliquer « ce que les philosophes entendent communément » par ce terme. Spinoza commence alors par exposer « l’opinion des Péripatéticiens », en rappelant deux définitions d’Aristote. Puis il rejette rapidement cette opinion pour passer à l’explication de « ce qu’est la vie » – à savoir « la force par laquelle les choses persévèrent dans leur être ».

  • 48  Traité théologico-politique, chap. IV.

453. La « Loi »48. Tout d’abord, le mot de loi, pour le vulgaire, désigne un commandement que l’on reçoit de quelqu’un d’autre sous un régime de servitude. Puis, communément, « un commandement que les hommes peuvent exécuter ou négliger » et, en conséquence, « une règle de vie qu’un homme se prescrit ou surtout prescrit à d’autres pour quelque fin ». Enfin, « c’est par transfert qu’il semble avoir été appliqué aux choses naturelles » ; on parvient alors au sens du mot « pris absolument » : ce conformément à quoi on agit « selon une seule et même raison, précise et déterminée ».

  • 49  Éthique IV, préface.

464. Le « parfait » et l’« imparfait »49. Spinoza commence par exposer ce que « semble avoir été la première signification de ces vocables », à savoir le résultat d’un jugement de convenance entre une chose et son projet initial. Puis, suite [« postquam »] à la formation d’idées universelles et d’invention de modèles, « il advint que chacun appela parfait ce qu’il voyait convenir avec l’idée universelle qu’il avait de la sorte formée de la chose ». Puis on en est venu à appliquer ces vocables aux productions de la nature, comme si la nature procédait elle aussi à partir de modèles – ce qui alors renvoie au préjugé finaliste.

47En un sens strict, on pourrait objecter que faire l’histoire des significations d’un mot n’est pas mettre en perspective des systèmes ou des doctrines, et que cette histoire se développe en partie hors du champ de la philosophie. Il reste néanmoins que le passé semble ici visé comme tel ; que le point de vue de la genèse et celui de la succession sont explicites ; qu’enfin les notions considérées étant bel et bien d’usage et de portée philosophiques, l’objet de cette histoire est philosophique.

Un discours réellement historique ?

48Cependant, force est de constater que si histoire il semble y avoir, elle est assez étrange et a de quoi laisser perplexe. Au vu du texte lui-même, jamais Spinoza n’annonce un historique, à titre d’intention ou de démarche.

  • 50  Voir De l’interprétation, IX, 19a 33.

491. Sur le « Vrai » et le « Faux », il ne parle que de « commencer par la signification des mots » – non de montrer une évolution. On ajoutera que ces « Philosophes qui ont employé le mot pour désigner l’accord ou le non-accord d’une idée avec son objet » sont sans doute les Scolastiques. Mais Spinoza ne le dit pas ; d’ailleurs, ce pourrait être Aristote lui-même50. Quel est en outre ce « on » qui succède aux Philosophes et qui en est venu à désigner métaphoriquement, avec le terme de « vrai », des choses inertes ? Puis où, quand et suivant quelles causes, peut-on se demander, les glissements dont Spinoza fait part se seraient-ils produits ?

  • 51  On a pu ici penser à « la philosophie de Descartes, mathématisant la physique, et pros (...)

50Quant à la mention, dans l’appendice à la partie I de l’Éthique, de l’avènement de la Mathématique, Spinoza reste allusif, n’indique ni nom, ni lieu, ni époque, et considère même comme superflu d’énumérer « d’autres causes […] qui ont pu faire que les hommes ouvrissent les yeux sur ces préjugés communs » – qui font l’objet de cet appendice51. En outre, ce qui est dit ici advenir grâce à la Mathématique est moins la vérité elle-même qu’« une autre norme de la vérité [aliam veritatis normam] », une distinction qui pose le problème de savoir si une histoire de la norme de la vérité suffit à faire une histoire de la vérité elle-même.

512. Relativement à la « Vie », Spinoza annonce examiner « l’opinion des Péripatéticiens » et il ne fait en effet que cela, menant finalement un discours non pas historique mais seulement critique. Autant il est fait mention d’un enracinement du terme dans les écrits d’Aristote, autant il n’est fait part, dans la suite du passage, d’aucune succession, d’aucune évolution ou d’une confrontation de significations. Aristote est convoqué, cité puis discuté.

523. L’étude de la notion de « Loi », quant à elle, commence non à partir d’une quelconque origine, mais à partir du nom « pris en un sens absolu ». L’examen n’a rien d’historique : Spinoza procède uniquement par approfondissement, par précision sémantique croissante – combien même les significations étudiées peuvent être illustrées avec saint Paul ou Salomon.

534. Enfin, du « parfait » et de l’« imparfait », Spinoza affirme seulement en « dire […] quelques mots ». En outre, le passage de la première à la deuxième signification se fait par ces propos : « Mais une fois que les hommes eurent commencé à former des idées universelles, et à inventer des modèles de maisons, d’édifices, de tours, etc. […] il advint que chacun appela parfait… »

  • 52  P. Macherey précise ici que « ces idées [de bien et de mal] se sont formées sur un ter (...)

54Mais a-t-on affaire à un moment historique, et si oui, lequel ? À quel moment du développement de l’esprit humain ou du développement technique ce passage correspond-il ?52 Quant à la troisième signification, selon laquelle on en est venu à « appeler parfaites ou imparfaites les choses naturelles », on ne sait pas plus qui est ce « on » ni à quel moment cela s’est passé.

55Force est donc de constater que ces textes ne font mention – sauf celui sur la « Vie » – d’aucun nom, d’aucun lieu, d’aucune espèce d’indication chronologique, d’aucune véritable confrontation de théories passées ni, véritablement, de quelconques liens de causalité entre les significations qui sont dites se succéder… autant d’éléments qu’on peut considérer – et que nous avons posés – comme réquisits d’un discours à caractère historique.

Pour conclure en forme d’hypothèse

  • 53  « Ut […] recte percipiantur », comme disent les Pensées métaphysiques (I, (...)

56Il ne s’agit évidemment pas de soutenir que le langage philosophique se construit à partir de rien, mais plutôt, répétons-le, de questionner le statut historique du discours spinozien. Or, bien plus qu’un discours historiquement attesté, n’aurions-nous pas à faire, avec ce type d’enquête sur les notions, à un discours davantage ordonné, arrangé et adapté par son auteur, c’est-à-dire à une forme d’histoire feinte ? Comprenons par là un récit, qui procède par reconstruction, par recomposition sous forme d’une succession, de significations pouvant être, au fond, toujours actuelles. Et ce récit, ni vraiment historique ni vraiment démonstratif, n’en est pas moins plausible. Il convoque les acceptions du vulgaire, n’est pas nécessairement coupé de références historiques possibles et, surtout, possède son efficace : d’une part, mettre fin à des malentendus ou à des controverses dont les mots sont la cause ; d’autre part, se mettre, comme moyen de perception correcte de la nature de la chose53, au service de la vérité – une efficace peut-être plus grande que si Spinoza allait droit à ses propres définitions.

57On pourrait alors donner à de tels récits le nom de narrations, entendues comme manières d’exposer, sous forme d’une succession dépourvue de données factuelles, des significations qui non seulement ne se succèdent pas nécessairement dans l’histoire de la pensée, mais qui, de surcroît, peuvent bien apparaître comme des hypothèses : sur le « Vrai » et le « Faux », Spinoza dit que la première signification de ces termes « semble [videtur] » avoir tiré son origine des récits ; le nom de « Loi », écrit-il encore, « semble [videtur] » être appliqué métaphoriquement aux choses naturelles ; enfin, sur le « Parfait » et l’« Imparfait », Spinoza, après l’avoir énoncée, écrit que telle « semble [videtur] » avoir été la première signification de ces vocables.

58Toutefois, outre le rapport aux auteurs passés, comme sous forme d’une topologie, outre l’approche « narrative » de certaines notions, il est encore, chez Spinoza, un type de rappel du passé qui semble, lui, pleinement attester d’une authentique histoire de la philosophie. Nous voulons ici parler du rapport on ne peut plus patent à un auteur passé, Descartes, auquel Spinoza consacre tout un ouvrage. Mais les Principes de la philosophie de Descartes sont-ils un ouvrage d’histoire de la philosophie ?

Une démarche patente : écrire des Principes de la philosophie de Descartes

Un ouvrage d’histoire de la philosophie…

59L’ouvrage, semble-t-il, peut être légitimement considéré, dans son geste, comme un ouvrage d’histoire de la philosophie. Ce qu’a voulu en effet Spinoza, selon la préface de Louis Meyer, c’est « exposer les idées de Descartes et leurs démonstrations, telles qu’on les trouve dans ses écrits, ou telles que des principes établis, on les peut déduire par légitime conséquence ».

60On voit donc Spinoza se livrer à une exposition fidèle et géométriquement démontrée des principes généraux de la physique cartésienne, c’est-à-dire de la philosophie d’un autre, qu’il connaît parfaitement. Cette exposition est donc aussi, en tant que telle, sans finalité critique. Et si la manière implique plusieurs changements dans l’ordre de la déduction, Spinoza tient, comme il l’écrit à Meyer, à en prévenir la signification :

  • 54  Lettre 15 du 3 août 1663.

Je voudrais que vous fissiez observer que beaucoup de propositions sont démontrées par moi autrement qu’elles ne le sont par Descartes, non que j’aie voulu corriger Descartes, mais seulement pour mieux conserver l’ordre que j’ai adopté et ne pas augmenter en conséquence le nombre des axiomes54.

61Il paraît donc parfaitement légitime de soutenir, avec P. Macherey, que :

  • 55  « Spinoza, lecteur de Descartes », Bulletin de l’Association des professeurs de philos (...)

il y a au moins un philosophe, un vrai philosophe, qui […] s’est lui-même consacré à un moment de sa carrière à une pratique d’historien de la philosophie, en un sens étonnamment proche de celui où nous l’entendons aujourd’hui […] : il s’agit de Spinoza, « auteur » en 1663 de Principes de philosophie cartésienne […] qui ont été le seul ouvrage publié de son vivant sous son nom, Benedictus de Spinoza, et lui ont aussitôt attaché la réputation de ce que nous appellerions aujourd’hui un « spécialiste » autorisé de la pensée cartésienne55.

… Mais une histoire quelque peu étrange

62Cependant, ne sommes-nous pas encore ici en présence d’une « histoire » un peu étrange ? Posons la question de savoir à quelle fin Spinoza compose un ouvrage comme celui-ci et en accepte la publication. Cette question, comme le dit P. Macherey dans son même article, soulève le problème de l’« auteur » :

Est-ce l’historien qui interprète la pensée d’un philosophe en l’absence d’une perspective philosophique clairement définie, ou le philosophe dont la pensée est « historisée », et ainsi mise à distance d’elle-même, comme si cette mise à distance était la condition d’une meilleure compréhension de son message profond ?

63Or, aborder ce problème amène à mettre en évidence deux types de réponses bien distinctes – quoique non exclusives –, selon que l’on considère les propos officiels de Meyer ou bien ceux, plus officieux, de Spinoza, relativement aux intentions et aux motifs des Principes.

64Meyer, dans sa préface, confie son désir initial, pour « venir en aide » aux cartésiens un peu trop aveugles ou un peu trop dociles,

qu’un homme, également exercé à l’ordre Analytique et au Synthétique, très familier avec les ouvrages de Descartes et connaissant à fond sa philosophie, voulût bien se mettre à l’œuvre, disposer dans l’ordre synthétique ce que Descartes a présenté dans l’ordre analytique et le démontrer à la façon de la géométrie ordinaire.

65Ce que vise donc d’abord l’ouvrage, pour Meyer, c’est une publicité du cartésianisme ; il faut exposer Descartes à ceux qui s’en réclament, mais qui demeurent inconséquents par leur absence de familiarité avec la méthode mathématique. Dessein raisonnable auquel, selon Meyer, Spinoza, n’a pas voulu se refuser – même s’il faut clairement préciser que ce dernier ne partage pas forcément les pensées qu’il expose, qu’il « s’éloigne très souvent de Descartes ».

  • 56  Lettre 13 de juillet 1663.

66Puis il y a les intentions et motifs tels que les expose Spinoza lui-même à Oldenburg56. Il raconte les circonstances de rédaction des Principes, puis l’autorisation de publication qu’il en a accordée. Puis il ajoute : « De la sorte, peut-être quelques personnes d’un rang élevé se trouveront-elles dans ma patrie qui voudront voir mes autres écrits où je parle en mon nom, et feront-elles que je puisse les publier sans aucun risque. »

67Ce souhait, ou plutôt cet espoir de gagner la protection de quelque personnage et de pouvoir sans crainte publier d’autres écrits, n’est pas dénué d’une certaine ambition. Publier d’abord sur Descartes, c’est publier sur un nom célèbre, bon moyen de renvoyer à soi, de donner en effet l’idée ou l’envie de lire ses propres ouvrages, écrits en son nom propre. C’est d’ailleurs aux Principes de la philosophie de Descartes que Spinoza, de son temps, dut sa réputation en Hollande et à l’étranger, ainsi, sans doute, que l’offre d’une chaire de philosophie à l’université de Heidelberg, dix ans plus tard.

  • 57  Une attitude dont P. Macherey explique la nécessité comme la légitimité – en s’appuyan (...)

68Par conséquent, à côté de la publicité pour Descartes que vise Meyer, c’est de sa propre publicité que Spinoza, lui, semble être préoccupé, et l’ouvrage représenterait alors surtout une préparation à l’intelligence d’une doctrine à la fois différente et plus importante. C’est aussi en ce sens qu’il est possible d’interpréter, à côté de l’exposition fidèle, l’ensemble des jugements, des réinterprétations et des modifications qu’effectue Spinoza, qui sait très exactement à quels moments sa pensée propre cesse de s’accorder avec celle de Descartes57.

L’ouvrage d’une philosophie (dé)passée

69Que tirer de ces considérations somme toute bien connues ? Certes, il est permis de considérer les Principes de la philosophie de Descartes, exposition exacte et cohérente du système d’un autre, comme relevant du genre « histoire de la philosophie » ; et les discussions qu’y mène Spinoza viendraient même confirmer cet aspect.

  • 58  À cet égard, lorsqu’à la fin de sa Préface, L. Meyer rappelle que la publi (...)
  • 59  Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954, p. 145 (nous soulignons).

70Mais il reste que l’ouvrage n’expose pas la philosophie d’un autre pour lui-même. Sans doute s’agit-il donc, avec ces Principes, d’une promotion de Descartes et, pour Spinoza, de marquer son ralliement à la modernité philosophique incarnée par le philosophe français. Mais il est en même temps question, pour Spinoza, de se situer en se démarquant, de définir publiquement sa propre place – même s’il faut éviter de vouloir trouver déjà ici ses thèses accomplies58. Dans la notice qu’il consacre à cet ouvrage, Roland Caillois soutient qu’exposer à Casearius l’œuvre de Descartes, propre à lui ouvrir le chemin de la vraie philosophie, c’est, de la part de Spinoza, prouver « l’estime qu’il avait pour Descartes en même temps que la conscience de l’avoir dépassé »59. Rien n’interdit donc de penser qu’au moment où il est occupé à mettre en forme ses conceptions philosophiques personnelles, Spinoza se fait l’historien de la pensée de celui même dont est issue une part de ces conceptions.

71Il n’est pas interdit d’aller plus loin : la démarche n’aurait-elle pas au fond obéi à une stratégie précise, celle de constituer la philosophie de Descartes comme historique, autrement dit la reléguer activement dans l’histoire ? Les Principes de la philosophie de Descartes, loin d’être une simple exposition, signifieraient, de la part de Spinoza, le geste intéressé et stratégique de constituer (au sens fort) une histoire de la philosophie, c’est-à-dire de faire paraître une philosophie comme un objet appartenant désormais au passé… c’est-à-dire encore comme dépassée. Descartes, c’est de l’histoire.

Conclusion

72Compte tenu de la nécessaire délimitation, dans le cadre de cette étude, des objets et des outils, n’ont pu être ici prises en compte toutes les strates possibles du discours spinozien – en particulier le traitement des sources, des influences ou encore le rappel implicite des auteurs. Reprenons néanmoins, dans ce cadre, le problème initial : y a-t-il, chez Spinoza, une lecture historique du passé de la philosophie ?

  • 60  Voir les aphorismes 63-65 du Novum Organum sur les idoles du théâtre ou encore (...)
  • 61  « Je souhaiterais donc, écrit Bacon, que des Vies des anciens philosophes, du (...)

73S’il fallait d’abord situer Spinoza, nous dirions qu’il n’est pas Bacon. Ce dernier vise clairement ce passé en tant que tel, le commente, le juge, hiérarchise et compare les penseurs, parle de leurs découvertes et de leurs inventions respectives60, va enfin jusqu’à formuler le vœu d’une constitution d’une véritable histoire de la philosophie61. Spinoza n’est pas non plus Hobbes, lequel consacre le chapitre XLVI de son Léviathan à un historique de l’origine de la philosophie et du développement chronologique des écoles – sans économie de détails sur les lieux, les contextes et les peuples. Et Spinoza, comme nous l’avons vu, n’est pas non plus Descartes, ne serait-ce que dans la volonté de ce dernier de rompre avec l’histoire.

74Le traitement par Spinoza du passé de la philosophie suivant les trois voies, les plus patentes, que nous avons considérées, est sans authentique histoire, sans données factuelles, sans repères chronologiques, sans successions attestées. Mais ce passé n’est pas pour autant sans discours. Le rappel des auteurs donne lieu parfois à la constitution d’une sorte de topologie en laquelle Spinoza dessine des lignes de filiations et de préférences ; certaines notions philosophiques donnent lieu à la constitution de narrations de significations suivies ; enfin, le traitement spécifique d’un philosophe peut être interprété comme l’acte même de constitution d’un objet historique.

  • 62  Rappelons que le dessein de Spinoza, dans l’intérêt porté aux concepts, « est (...)

75Sans doute n’est-il pas nécessaire de chercher une unité ou un principe de similitude de ces trois gestes (tracer, narrer, constituer), relatifs à trois objets différents. Il n’en reste pas moins que tous trois semblent se rejoindre en une double visée – définissant un double intérêt de Spinoza pour le passé de la philosophie. D’une part, établir la vérité62 ; d’autre part et par là même, se démarquer, se situer soi-même voire procéder à la promotion de sa propre pensée dans l’histoire. S’il est donc, pour Spinoza, quelque dimension historique du passé de la philosophie, c’est indissociablement de modalités et de stratégies discursives propres à établir les éléments d’une « vraie » philosophie, mais en cela même, et quoi qu’en dise Spinoza, à constituer en même temps cette philosophie comme la « meilleure ».

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Notes

1  Que le propos renvoie ou non à des penseurs précis, c’est surtout sous cet aspect général (exprimé par un pluriel indéterminé) que Spinoza parle des philosophes.

2  Spinoza fait référence à un très grand nombre de philosophes (plus d’une trentaine de noms à travers l’ensemble de l’œuvre – correspondance comprise), qui vont de Thalès et Zénon pour les plus anciens, à Huet et Leibniz. Les plus mentionnés sont Descartes (une cinquantaine d’occurrences), puis Maïmonide et Ibn Ezra (essentiellement dans le Traité théologico-politique), enfin Aristote (une douzaine d’occurrences). Outre les noms propres, Spinoza évoque souvent des « familles » philosophiques, tels « les Atomistes », « les Dogmatiques », « les Sceptiques », « les Latins » ou encore « les Thomistes ».

3  Les traductions utilisées dans cette étude seront les suivantes : Traité de la réforme de l’entendement, trad. M. Beyssade et Court traité, trad. J. Ganault, Œuvres I, Premiers écrits, Paris, PUF (Épiméthée), 2009 ; Principes de la philosophie de Descartes et Pensées métaphysiques, trad. C. Appuhn, Œuvres I, Paris, Garnier, 1964 ; Traité théologico-politique, trad. P.-F. Moreau et J. Lagrée, Paris, PUF (Épiméthée), 1999 ; Traité politique, trad. C. Ramond, Paris, PUF (Épiméthée), 2005 ; Éthique, trad. B. Pautrat – parfois revue –, Paris, Seuil, 1988 ; pour la Correspondance, trad. C. Appuhn, Œuvres IV, Paris, Garnier, 1966.

4  II, 17, § 2.

5  I, 1.

6  Lettre 73 à Oldenburg de novembre-décembre 1675.

7  II, 5.

8  Chap. V, p. 221.

9  III, définition 44 des affects, explication.

10  V, 7 et X, 1.

11  I, 1, 10.

12  L’Enseignement philosophique, juillet-août 1997, p. 41 ; publication des actes d’un colloque qui s’est tenu le 22 mars 1997 à la Sorbonne.

13  « Nous condamnons la position de Maïmonide comme nocive, inutile et absurde. » Chap. XIII, p. 321.

14  I, VII, 2.

15  II, 10.

16  I, 33, scolie 2.

17  IV, 4.

18  Pour Bacon, la philosophie ne s’applique pas aux individus, mais « aux notions qu’on en tire par abstraction », un rôle et une tâche qui reviennent à la raison ; par là, elle s’oppose à l’histoire, « qui concerne proprement les individus, c’est-à-dire les êtres déterminés dans le temps et dans l’espace » (De la dignité et de l’accroissement des sciences, L. III, chap. I, § 4, Œuvres de Bacon, Paris, Charpentier, 1843, trad. F. Riaux, p. 262). Quant à Hobbes, l’on sait la distinction qu’il établit au sein de la connaissance entre le registre de l’histoire, « connaissance du fait », et celui de la science ou de la philosophie, « connaissance de la consécution qui lie une affirmation à une autre » ; alors que celle-ci s’appuie sur les opérations de la raison, celle-là « n’est rien d’autre que la sensation et le souvenir » (Léviathan, chap. IX, Paris, Sirey, 1971, trad. F. Tricaud, p. 79).

19  Voir Réponses aux septièmes objections, AT, VII, p. 549 ; Notae in programma quoddam, AT, VIII, p. 347 ; Lettre du 4 mai 1647 aux Curateurs de l’Université de Leyde, AT, V, p. 9.

20  M. Gueroult, Histoire de l’histoire de la philosophie, Paris, Aubier, 1984, p. 172.

21  Voir Règles pour la direction de l’esprit, II, trad. J. Brunschwicg, Œuvres philosophiques, t. I, F. Alquié éd., Paris, Garnier, 1963, p. 81.

22  Ibid., III, ouvr. cité, p. 86.

23  Pensons ici à tout le travail déployé au début de la IIe partie du Discours de la méthode pour justifier l’idée que l’édification des sciences peut et doit être l’œuvre d’« un seul ».

24  « Quand bien même [les auteurs] seraient tous d’accord, leur enseignement ne serait pas encore suffisant : car, jamais, par exemple, nous ne deviendrons mathématiciens, même en connaissant par cœur toutes les démonstrations des autres, si notre esprit n’est pas en même temps capable de résoudre n’importe quel problème. » Règles pour la direction de l’esprit, III, ouvr. cité, p. 86.

25  Titre de la troisième des Règles pour la direction de l’esprit, ouvr. cité, p. 85.

26  Ouvr. cité, p. 181.

27  « […] Sitôt que j’eus achevé tout ce cours d’études, au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, […] je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me semblait n’avoir fait autre profit, en tâchant de m’instruire, sinon que j’avais découvert de plus en plus mon ignorance. », Discours de la méthode, Ire partie.

28  Règles pour la direction de l’esprit, III, ouvr. cité, p. 85.

29  Voir par exemple la IVe partie de la Lettre à Voetius : « […] j’ai dit en termes exprès que nous retirons de la lecture des bons ouvrages autant de profit que de la conversation des grands hommes qui en ont été les auteurs, et peut-être même davantage, puisque ceux-ci nous offrent dans leur composition, non pas toutes les pensées qui se présentent à leur esprit, ainsi qu’il arrive dans un entretien familier, mais bien seulement leurs pensées choisies. » Œuvres de Descartes, t. XI, V. Cousin éd., Paris, Levrault, 1826, p. 42 (AT VIII-B, p. 39).

30  M. Gueroult, ouvr. cité, p. 181.

31  Traité théologico-politique, chap. XV, p. 495 (« […] ex sola ejus historia, et non ex universali historia Naturae, quae solius Philosophiae fundamentum est […] »).

32  L’intelligence de ce passage exigerait une mise en perspective avec le topos, dès la fin du XIIe siècle, des deux livres, celui de la Nature et celui de l’Écriture. On pourra, sur ce point, consulter l’ouvrage de Jacqueline Lagrée : Spinoza et le débat religieux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 30-47.

33  La Cité de Dieu, L. VIII, chap. II et suiv.

34  Éthique II, 44, corollaire 2.

35  Lettre 76 à Burgh de fin 1675-début 1676 : « Je ne prétends pas avoir trouvé la philosophie la meilleure, mais je sais que j’ai connaissance de la vraie. Me demanderez-vous comment je le sais. Je répondrai : de la même façon que vous savez que les trois angles d’un triangle égalent deux droits […] ».

36  Lettre 67 du 11 novembre 1675.

37  Chap. VII, p. 281 : « […] pour interpréter l’Écriture, il est nécessaire de mener systématiquement et en toute probité une enquête historique à son sujet […] ».

38  Lettre 76 de fin 1675-début 1676.

39  Traité politique, chap. VII, 17 ; voir encore chap. VII, 24 et VIII, 18.

40  Lettre 2 à Oldenburg d’août ou septembre 1661.

41  Lettre 56 d’octobre-novembre 1674.

42  Lettre 12 à Meyer d’avril 1663.

43  Voir, outre la Lettre 2, la Lettre 6 à Oldenburg de 1661 ou 1662 (§ 13).

44  Comme au § 85 du Traité de la réforme de l’entendement, relativement à l’insuffisance de la clarté et de la distinction cartésiennes. Sur ce point, Gilles Deleuze note que « Spinoza se retrouve aristotélicien contre Descartes » (Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968, chap. X, p. 142).

45  Spinoza n’hésite donc pas à l’étudier de ce point de vue : réflexion sur les langues naturelles, significations des noms, modifications des habitudes linguistiques, etc., comme en témoignent par exemple l’étude de la langue hébraïque (Traité théologico-politique, chap. VII et IX) ainsi que l’Abrégé de grammaire hébraïque.

46  Nous renvoyons pour cela à l’article d’Ariel Suhamy, « L’histoire de la vérité », Les Pensées métaphysiques de Spinoza, C. Jaquet éd., Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 71-96, repris dans La Communication du bien chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier (Les Anciens et les Modernes. Études de philosophie), 2010, p. 247-277.

47  Pensées métaphysiques II, 6.

48  Traité théologico-politique, chap. IV.

49  Éthique IV, préface.

50  Voir De l’interprétation, IX, 19a 33.

51  On a pu ici penser à « la philosophie de Descartes, mathématisant la physique, et proscrivant d’elle la considération des causes finales » (M. Gueroult, Spinoza, Paris, Aubier, vol. I, Dieu (Éthique, I), 1968, p. 395) ; aux critiques de l’orthodoxie en milieu juif ou chrétien ainsi qu’aux libertins érudits (R. Misrahi, Éthique, Introduction, traduction, notes et commentaires, Paris, PUF, 1990, note 89 à la partie I, p. 360) ; ou encore aux « écrits des politiques (et particulièrement de Machiavel), c’est-à-dire de ceux qui ont pris l’expérience pour guide et qui n’ont rien enseigné qui s’éloignât de la pratique » (L. Bove, Traité politique, Paris, Le Livre de Poche, 2002, note 14 au chap. I, p. 117).

52  P. Macherey précise ici que « ces idées [de bien et de mal] se sont formées sur un terrain bien particulier », celui de la production artificielle, qui « relève de l’ordre théorisé par Aristote sous le concept de poiesis, et c’est précisément à Aristote […] que Spinoza, sans toutefois explicitement signaler cette référence, reprend l’exemple [celui de la construction d’un édifice] sur lequel il construit son analyse des notions de perfection et d’imperfection » (Introduction à l’Éthique de Spinoza. La quatrième partie ; la condition humaine, Paris, PUF, 1997, p. 15 ; nous soulignons).

53  « Ut […] recte percipiantur », comme disent les Pensées métaphysiques (I, 6).

54  Lettre 15 du 3 août 1663.

55  « Spinoza, lecteur de Descartes », Bulletin de l’Association des professeurs de philosophie de l’Académie de Poitiers, no 16, juin 1999, p. 35-47, en ligne [http://stl.recherche.univ-lille3.fr/sitespersonnels/macherey/machereybiblio78.html]. Consulté le 13 février 2012.

56  Lettre 13 de juillet 1663.

57  Une attitude dont P. Macherey explique la nécessité comme la légitimité – en s’appuyant par exemple sur les scolies des propositions 7 et 15 de la partie I (« Spinoza, lecteur de Descartes », ouvr. cité).

58  À cet égard, lorsqu’à la fin de sa Préface, L. Meyer rappelle que la publication des Principes « est faite uniquement en vue de la recherche et de la propagation de la vérité, et pour inciter les hommes à l’étude de la philosophie vraie et sincère [ad verae ac sincerae philosophiae studium] », on ne sait trop, au fond, si cette « philosophie vraie » est en général la philosophie nouvelle ou, plus particulièrement, celle de Descartes, ou bien encore celle de Spinoza.

59  Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954, p. 145 (nous soulignons).

60  Voir les aphorismes 63-65 du Novum Organum sur les idoles du théâtre ou encore la Récusation des doctrines philosophiques.

61  « Je souhaiterais donc, écrit Bacon, que des Vies des anciens philosophes, du petit traité sommaire de Plutarque sur leurs opinions, des citations d’Aristote, des différents morceaux sur ce sujet qui se trouvent dans les autres livres, tant ecclésiastiques que païens […], on composât, avec toute la diligence et le jugement requis, un ouvrage sur les opinions des anciens philosophes. Car nous ne voyons pas qu’un pareil ouvrage existe encore. » De la dignité et de l’accroissement des sciences, Livre III, chap. IV, ouvr. cité, p. 170.

62  Rappelons que le dessein de Spinoza, dans l’intérêt porté aux concepts, « est d’expliquer la nature des choses et non le sens des mots » (Éthique III, définition des affects, 20, explication).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Danino, « Spinoza et le passé de la philosophie : un passé sans histoire ? »Astérion [En ligne], 10 | 2012, mis en ligne le 18 décembre 2012, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/2315 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.2315

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Auteur

Philippe Danino

Agrégé de philosophie et doctorant sur Spinoza (sous la direction de Chantal Jaquet), Philippe Danino enseigne au lycée Buffon à Paris. Il a participé au collectif Fortitude et servitude. Lectures de l’Éthique IV de Spinoza (Paris, Kimé, 2003) et est coauteur de Le bonheur (Paris, Eyrolles, « Petite bibliothèque des grandes idées », 2010). Il est en outre l’auteur d’articles sur Spinoza, parmi lesquels : « Le statut des notions de bien et de mal dans l’éthique de Spinoza » (L’Enseignement philosophique, mai-juin 1996) ; « Réflexions sur le statut du conatus chez Spinoza » (Bulletin DATA du CERPHI, no 43, juin 2001) ; « La définition de l’ambition chez Spinoza : l’Ambitiocomme l’affect du philosophe ? » (Revue Philonsorbonne, no 3, janvier 2009, en ligne [http://edph.univ-paris1.fr/phs3/danino.pdf], consulté le 27 mars 2012).

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