Laurent Bove et Colas Duflo (dir.), Le Philosophe, le Sage et le Politique. De Machiavel aux Lumières
Texte intégral
1Le titre de ce recueil indique trois fonctions et une période. Heureux complément au très beau volume, plus historique, dirigé par Ran Halévi (Le savoir du Prince du Moyen Age aux Lumières, Paris, Fayard, 2002), son intérêt repose sur le jeu permis par cette triade problématique. Du conseiller professionnel au pur littéraire, de nombreux auteurs et textes aux statuts différents sont examinés. Au-delà de la question classique de l’engagement du philosophe dans un domaine qui n’est pas pour lui a priori naturel, l’insistance sur les figures en présence dévoile un jeu complexe de recoupements, d’unifications ou de dissociations, de liaisons et de déliaisons. Qui influence qui, qui légitime l’autre, qui est manipulé, quelle décision selon quel savoir de quelle figure ?
2Ces questions se posent d’abord par rapport à une fonction, c’est-à-dire par delà le conseil, à un métier. La philosophie politique est ici liée à l’élaboration dynamique de la relation entre le philosophe et son prince. Elle est évaluée à l’aune de ce couple comme moment historique, ou tout au moins à l’aune de sa mise en scène livresque. La constitution de l’autonomie intellectuelle du philosophe laïc comme celle d’une catégorie socio-politique définie par son emploi politique sont donc importantes pour interroger les modalités du conseil, comme par exemple la liberté de parole. Dans un article très clair, Henri Laux examine la position de Spinoza à ce sujet dans le Tractatus theologico politicus (ch. XX). Comment le politique doit gérer cet outil fondamental du sage et du philosophe qu’est la liberté de parole ?
3Qu’est-ce qui les pousse à côtoyer le politique si ce n’est la participation au développement d’un gouvernement rationnel ? Le philosophe doit sortir de la tutelle théologique pour appuyer l’Empereur dans la poursuite de l’harmonie et de la tempérance (cf. Didier Ottaviani, « L’intellectuel et le politique de Dante à Marsile de Padoue », § 1). Le philosophe possède la connaissance, mais seul l’Empereur manie le charisme d’ordonner les volontés. Si l’importance du conseiller peut aller jusqu’à un rôle ‘héroïque’ (§2), cette position doit plutôt laisser place à un rôle plus pragmatique mais essentiel de médecin du corps politique (p.31).
4Mais on peut entendre la fonction du « politique », non comme celle du prince, mais du conseiller professionnel. Dans ce cas là, la politique est une expérience technique qui dépend d’un contexte social et intellectuel à la confluence des différentes sphères de la cité. Laurent Gerbier étudie alors à partir de ces jeux de corporations quels liens entretiennent cet exercice et la philosophie. Ou plutôt, comme on pense cette dernière en terme de fonctions, c’est-à-dire ses représentants en tant que citoyens : les philosophes. En premier lieu ils ont un effet néfaste puisqu’ils prônent le retrait de la sphère publique, un désengagement au profit de l’otium. La figure du philosophe humaniste est attaquée par Machiavel à cause de cette rupture1 : sa position désincarnée n’est qu’un rejet du temps et des accidents du réel. Au contraire, le politique doit agir utilement, c’est-à-dire avec succès dans des déterminations précises, et trouver la verità effettuale della cosa. De même qu’il rejette les traités politiques d’inspiration augustinienne, Machiavel attaque l’immuabilité qui consiste à « sacraliser les autorités, fantasmer la cité parfaite, se réfugier dans un retraite rêveuse et oisive » (p.49). Mais pour autant, la position philosophique elle-même n’est pas récusée puisque Machiavel propose la sienne. Si, dans la lignée de Cicéron et Polybe, il critique Platon, cette discussion est un effet de l’évolution dialectique de Platon même et s’insère donc dans sa problématique. Machiavel utilise même des outils philosophiques comme l’hylémorphisme de la tradition aristotélicienne médicale (p.50). Tout l’intérêt est justement l’insertion de ce matériel dans une pensée tissée d’apports multiples. Robert Damien étudie justement le contexte d’écriture à partir du travail de lecture comme préliminaire et expérience virtuelle de l’action politique.
5Si Machiavel distingue radicalement les fonctions du philosophe et du politique, une même figure peut cumuler les fonctions. Les lignes de tensions sont alors intériorisées par le conseiller philosophe, comme More ou Bacon, étudiés par Antoine Hatzenberger2. Le conseil est à la fois dilemme et méthode (p.76). Grande est la tendance, contre les courtisans qui flattent et éloignent du même coup le prince de la philosophie, de se retirer pour pratiquer la philosophie. Pourtant, le conseil est une obligation : l’intérêt public prime, d’autant que le conseiller défend parfois des intérêts supérieurs au roi, comme ceux du royaume ou de la loi (p.91-92). Se pose alors la question des « modalités du conseil » (p.82). Il devra emprunter des voies obliques, prudentielles. Antoine Hatzenberger souligne ainsi la parenté entre une « théorie pragmatique du conseil » et l’art d’écrire tel que l’entend Leo Strauss (p.92-93). Le conseil va se redoubler et devenir conseils sur le conseil : comment choisir des bons conseillers ? (p.86-89). De manière paradigmatique, tous ces aspects conflictuels s’incarnent, pour More et Bacon, dans leurs deux célèbres utopies politiques (1516 et 1623).
6En esquissant les conséquences anthropologiques de l’inconstance du monde soulignée par l’époque ‘baroque’, Saverio Ansaldi montre, à travers l’évocation du jésuite espagnol Gracian, comment les trois figures sont confrontées aux mêmes difficultés et trouvent là leur unité. Mais cette alliance est problématique et Hélène Bouchilloux examine comment les trois figures correspondent à trois ordres pascaliens différents : le règne des corps, le règne des esprits, le règne de la charité. Ici, c’est le philosophe qui aborde les limites du politique. La question nodale est celle de l’obéissance civile. Il faut la fonder dans la justice essentielle et la sagesse, mais dans sa mise en œuvre, le politique dépend de la concupiscence et de la force. A ce stade, la double nature de l’homme (à l’image de celle du Christ) sera fondamentale pour tenir les deux dimensions et jouer sur les deux tableaux. C’est l’obéissance aux lois qui est juste, les lois en elles-mêmes ne le sont pas forcément. Mais il s’agit de gouverner avec ce que l’homme croit, et la méprise produite par la situation permet la gestion de l’ordre public. La puissance politique découle de la force, et en se parant des ‘titres de la justice’ elle produit cette supériorité qu’est l’institution (p.120). Pour Pascal, la pensée de la politique ne peut s’abstraire du moment historique postlapsaire. C’est le philosophe qui pense réellement la finalité politique de la société. Mais pour avoir une possibilité réelle et de penser, et d’être écouté, des conditions favorables sont indispensables
7Pour Spinoza, comme le note Henri Laux, la liberté de philosopher, qui suppose la liberté de conscience et de parole, est au centre « de la constitution et du fonctionnement du politique ». Seul l’Etat « bien réglé » permet à chacun l’exercice régulé de cette liberté qui dès lors devient un baromètre fiable (p.147). La réduction de la liberté ne ferait d’ailleurs qu’instaurer l’instabilité et un double registre hétérogène du dit et du pensé. La dissension serait intériorisée en même temps que l’hypocrisie et la flatterie se répandraient. La servitude détruit la relation sociale et la loyauté au régime, et en fin de compte périt par elle-même : elle installe l’impuissance en son sein. Ainsi, la triple instance philosophe – politique – sage est liée : la cohérence et la possibilité même d’une politique viable en dépendent.
8Envers et contre tout, Spinoza a lui-même protégé sa liberté de parole et proposé une théorie politique qui couronne les débats les plus complexes du XVIIe siècle. En un article énergique et subtil, Ariel Suhamy considère le rôle de l’exemplarité avec un angle d’autant plus éclairant que l’exemple est une figure du politique et un personnage tout autant historique qu’imaginaire : Hannibal. Toute l’ambiguïté du personnage et de son traitement par Spinoza fait l’objet d’une analyse serrée autour des notions de cruauté, d’apparence, de jugement public, de réputation, de vertu politique.
9La troisième partie du volume aborde « Les Lumières ou le crépuscule des princes ». Si Fontenelle atténue les lignes de tension entre les trois figures (article d’Alain Niderst), le philosophe peut aussi se placer très clairement dans une position de soutien idéologique au politique. Sébastien Charles expose comment, pour Berkeley qui attaque les libres penseurs, l’obéissance est une loi naturelle à laquelle on ne peut déroger. Dans ce contexte, la religion est « garante des vertus civiles » (p.182). Berkeley rapproche ainsi le sage (religion), le politique (patriotisme), et le philosophe (détermination du bien être de l’humanité).
10Dans une veine opposée, Vauvenargues, ici étudié par Laurent Bove, attaque la philosophie en tant que telle (p.194-195) : elle s’abstrait trop du réel et il en découle une illusion de méthode et d’objet (p.196). La rationalisme naturaliste de Vauvenargues déploie une pensée tournée vers l’action comme production de connaissance et d’être. Contre la religion chrétienne et les philosophies dogmatiques ou sceptiques, il prend le parti de tout ce qui est énergie, force, activité, courage. Le politique est celui qui connaît réellement le monde (§ 2 de l’article de Laurent Bove). Dans cette immanence de la pratique gouvernementale, le politique connaît comme par familiarité cet « Individu collectif » qu’est l’Etat (p.201, 207). Par cet exercice de l’activité connaissante, le politique est un véritable philosophe (§ 4). Vauvenargues intègre ainsi les figures du sage et du philosophe dans le politique.
11Simon Linguet, réputé pour sa franchise, critique aussi radicalement les philosophes. Dans une longue étude détaillée, Alain Garoux montre toutefois que son art d’écrire contraste avec cette image de franchise : c’est toute la question de la communication de la vérité qui va orienter chez Linguet le rapport entre les trois figures. Il met lui-même en pratique cette dissimulation en critiquant son siècle par le truchement d’exemples historiques subtilement traités et par tout un ensemble d’oscillations et de variations de positions au cours de ses différents ouvrages. Le sage-philosophe est un imposteur individualiste (§ 4, 5, 9) qui profite du pouvoir et cautionne l’utilisation des dogmes et des croyances qui asservissent le peuple (p.224-226). Linguet critique la discrétion sur la nature réelle du pouvoir qui s’installe entre savants et dominateurs. Il fait alors un tableau de la philosophie comme fanatisme et lui oppose l’ignorance socratique (§ 6 & 7).
12Dans un riche article sur Nathan le Sage de Lessing, Anne Lagny suggère le déplacement qui semble clore le moment historique auquel s’intéresse ce volume (cf. p.275). En fin de compte, la rationalité du gouvernement va s’élaborer dans la sphère de la gestion économique. Et le politique ne pourra pas résister à cette exigence, comme c’était le cas face au discours du philosophe : elle le dépasse, et Diderot insiste sur cette marche forcée de l’histoire que doit suivre le souverain. A ce stade, le philosophe est proche du politique, non plus pour lui inculquer quelque sagesse, mais pour lui montrer les chemins qu’emprunte l’histoire, et préparer sa propre sortie de la scène (p.275), car c’est le moment où l’expert prend définitivement sa place. L’utile, qui remplace la gloire, étend son empire sur toute décision, et le politique n’est qu’un administrateur à qui l’on concède et délègue l’autorité (cf. le § 1 de l’article de Colas Duflo sur Diderot).
13Une série de déplacements successifs montrent donc la manière dont sont liés définition de la sagesse et profil politique. Mais – problème d’éthique et d’action – la sagesse a-t-elle une quelconque efficacité, ou plutôt l’homme qui cherche et incarne la sagesse peut-il arriver jusqu’à l’effectivité et la diffusion de cette sagesse ? En conclusion, on ne pourra éviter de remarquer combien est mince la place du philosophe ou du sage hors de son domaine – souvent un monologue du muet au sourd – et combien elle est fragile : « Qui parle sans savoir est un sot, qui se tait bien qu’il sache est un traître. La sottise mérite la mort, la traîtrise aussi » (Han-Fei-tse ou Le Tao du Prince, trad. J. Levi, Paris, 1999, p.69.)
14Laurent Bove et Colas Duflo (dir.), Le Philosophe, le Sage et le Politique. De Machiavel aux Lumières, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, coll. de l’Institut Claude Longeon, 2002. 276 pages, 25 euros.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Frédéric Gabriel, « Laurent Bove et Colas Duflo (dir.), Le Philosophe, le Sage et le Politique. De Machiavel aux Lumières », Astérion [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 04 avril 2005, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/23 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.23
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