Pouvoirs symboliques des États : souveraineté, territoire, empire
Résumés
L’étude de l’empire a connu récemment un regain d’intérêt, même si (et peut-être parce que) sa définition pose problème. Elle permet en effet d’étudier plusieurs aspects du pouvoir symbolique : les formes d’administration, les modes d’appropriation d’un territoire, les intensités de la souveraineté, les marquages spatiaux de la domination, etc. L’empire de Charles Quint représente de ce point de vue un modèle heuristique, dans la mesure où l’empereur s’est rapidement trouvé confronté au gouvernement de territoires éloignés, de statuts différents, mais rassemblés dans l’aspiration universelle de l’empire chrétien.
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- 1 Sans volonté d’exhaustivité et dans un certain désordre, mais en observant la production sci (...)
- 2 Il faut aussi convenir que la notion d’empire innerve particulièrement les champs récemment (...)
- 3 Intitulé « Les vecteurs de l’idéel. Le pouvoir symbolique entre Moyen Âge et Renaissance, ve (...)
1L’empire a connu ces dernières années un regain d’intérêt notable chez les historiens, comme en témoignent des publications nombreuses1. Les textes qui suivent n’ont donc pas vocation à combler un manque historiographique, en histoire ou dans les différentes sciences sociales2, et la question de l’empire, si elle s’avère centrale, est d’abord apparue comme un moyen pertinent de faire émerger les enjeux d’un programme de recherche qui avait pour objet une histoire comparée du pouvoir symbolique dans les États d’Occident3. Plus précisément, il s’agissait d’étudier comment le pouvoir symbolique (c’est-à-dire la capacité à créer la légitimité des pouvoirs) s’est trouvé affecté par de puissantes évolutions entre le Moyen Âge et la période moderne : c’est en effet entre le XIIIe et la fin du XVIe siècle que le monopole de l’Église, en termes de pouvoir symbolique, fut progressivement contesté par les États, à la faveur de nombreux bouleversements (acculturation des laïcs, apparition puis développement des langues vernaculaires, appropriation laïque ou séculière du sacré, apparition de ce que les historiens appellent désormais la « société politique », etc.). Ce qu’il s’agissait de comprendre, c’est comment, très progressivement, le pouvoir symbolique de l’Église fut partagé et comment l’État et la cité s’arrogèrent leur propre part de ce pouvoir symbolique, même si l’Église continua, au moins jusqu’au milieu du XVIIe siècle, à le dominer. Pour comprendre cette transition, le projet reposait sur l’analyse du système de communication sur lequel s’appuie tout pouvoir symbolique : langages bien sûr, mais aussi musique, image peinte ou sculptée, architecture, liturgie, etc. C’est en effet parce que le nouveau pouvoir symbolique dépend de sa capacité à instaurer un dialogue entre le pouvoir souverain (quelle que soit sa nature) et la société politique que se pose avec une acuité toute particulière la question des signes utilisés dans le cadre de ce qu’il convient désormais d’appeler une négociation ou une transaction.
2Au Centre d’études supérieures de la Renaissance, deux journées d’étude avaient déjà nourri cette problématique : Les entrées royales : légitimation implicite et fabrique du consentement, en septembre 2008 ; et L’ornement, signe de la modernité, en octobre 2009. Ces deux manifestations avaient permis d’expliciter le fonctionnement des pouvoirs symboliques : l’entrée royale, comme l’ornement architectural, sont autant de signes qui manifestent la préoccupation des pouvoirs symboliques, entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne, en ce que, se substituant à l’exercice de la violence concrète, ils participent à un système communicationnel qui vise à assurer la pérennité de la domination. Enfin, en décembre 2009 avait été organisé à Rome un premier colloque (« Marquer la ville. Signes, empreintes et traces du pouvoir dans les espaces urbains, XIIIe-XVIIe siècles ») consacré à la rhétorique de la puissance à travers les différentes marques urbaines, les enseignes, les blasons, les bornes, les parcours et les itinéraires, les rituels, mais aussi la nomination des espaces, les pratiques sociales, notamment sonores (les cloches comme les cris), bref, tout ce qui relève d’une « culture du signe », implicite ou explicite, du pouvoir. On le voit, la question des modalités de la domination implicite, mais spatialement inscrite dans la ville, se trouvait au centre des préoccupations de ce programme.
3Avec les communications qui suivent, nous souhaitons prolonger cette histoire comparée du pouvoir symbolique, en croisant géographie et domination : quels sont les modes d’appropriation d’un espace érigé comme territoire ? Comment la matérialisation de la domination opère-t-elle ? Quels sont les degrés variables de cette maîtrise ? Il s’agit donc de s’interroger d’abord sur les différentes techniques de domination territoriale : la cartographie (réelle ou imaginaire), la circulation des richesses, les dimensions supposées, les disponibilités militaires ou fiscales, etc. Mais la question impériale permet d’aborder d’autres objets, relatifs aux statuts des possessions, aux symboles des territoires et aux différents degrés de domination : comment surmonter l’éclatement des lieux de pouvoir, l’éloignement avec le centre politique, la proximité des frontières d’un voisin puissant, les privilèges urbains ou provinciaux, les perspectives de pacification et l’implantation de confessions minoritaires, etc. ?
- 4 Nous reprenons ici les termes du programme de recherche, eux-mêmes empruntés aux travaux de (...)
- 5 M. Duverger éd., Le concept d’empire, Paris, PUF, 1980 ; T. Ménissier éd., L’idée d’em (...)
4Pourtant, une question précède les autres : qu’entendre par « empire » ? Si la réponse est probablement in fine un des objets de notre entreprise collective, nous ne saurions cependant garantir son univocité. D’autant plus que, pour l’instant, nous nous limiterons à nous demander en quoi la notion d’empire peut être pertinente pour interroger les « vecteurs de l’idéel »4. Maurice Duverger, puis plusieurs années plus tard Thierry Ménissier, enfin tout récemment Françoise Crémoux et Jean-Louis Fournel, tous les spécialistes prennent acte de la difficulté à définir la notion d’empire5. Ici, nous avons souhaité limiter la réflexion à un espace géographique et politique déterminé, l’Empire de Charles Quint, plutôt que réfléchir à la notion d’empire en général, et ce en dépit de sa prétention à s’affranchir des limites spatiales et des finitudes temporelles. F. Crémoux et J.‑L. Fournel ont souligné à quel point cette période est cruciale :
- 6 F. Crémoux, J.-L. Fournel éd., Idées d’empire en Italie et en Espagne, ouvr. cité, p. (...)
Le flottement de l’empire est constant entre autorité abstraite, régime juridique de relations entre entités différentes, vision apocalyptique et messianique de l’histoire chrétienne, exigence spirituelle (voire mystique), commandement militaire, le tout dans les croisements incessants d’un héritage à la fois dynastique et électif, politique et philosophique, romain et germanique, territorial, juridique et religieux. Nous sommes dans une situation curieuse où il semble que l’on passe d’un empire comme catégorie simple dont l’actualisation historique serait complexe, voire impossible, à un empire qui deviendrait une catégorie complexe dont, paradoxalement, l’actualisation historique apparaîtrait non seulement possible mais prochaine. Tout se passe comme si l’unité impériale était alors historiquement pensable à la fois comme possible et impossible, proche et utopique. Parler d’empire au XVIe siècle, c’est donc passer d’une catégorie simple à une catégorie complexe.6
- 7 Sur le règne de Charles Quint et plus précisément son rapport à l’empire, la bibliographie e (...)
- 8 Ces mêmes attentes ont alimenté le rêve impérial en France : voir G. Zeller, « Les rois de F (...)
- 9 Sur Gattinara, voir par exemple J. C. D’Amico, « Mercurino Arborio de Gattinara et le (...)
- 10 Sur la mise à mal de l’idée d’empire au XVIe siècle, voir par exemple N. Rhein, The Chancery (...)
5Les historiens ont déjà montré que le règne de Charles Quint est un tournant, en rendant accessible l’unité impériale aux yeux des contemporains, tout en produisant des doutes sur le projet impérial avant, finalement, d’en reconnaître l’échec7. En effet, Charles Quint possède à la fois des terres d’empire traditionnelles (en Allemagne et en Italie), mais aussi des territoires dans la péninsule ibérique, sans compter les colonies espagnoles : cet ensemble a pu réveiller l’espérance de la réalisation, enfin, de l’unité impériale8, alors que, dans l’entourage de l’empereur, deux conceptions de l’empire s’opposent, celle de Gattinara, dont l’horizon se limite à l’Europe, et celle d’Hernan Cortès, qui s’étend outre-Atlantique9. Finalement, Nathan Rhein a montré que l’échec du songe impérial des années 1519-1530 est contemporain des rivalités entre les grandes monarchies européennes, de la division confessionnelle de l’Europe et de la pression turque10. Penser l’empire en termes de domination territoriale permettra donc de mettre l’accent sur la dimension spatiale du pouvoir politique à un moment crucial de son histoire.
- 11 Huile sur toile, 215 x 115 cm chacun, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg. Voir : [http:/ (...)
- 12 A. Y. Haran, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux (...)
6Deux images représentent peut-être mieux que nulle autre ce que désigne, territorialement, l’empire : ce sont les portraits de Charlemagne et Sigismond réalisés par Albrecht Dürer vers 1512 pour la ville de Nuremberg11. Ils étaient placés dans la salle où étaient déposées les regalia impériales (la Heiltumskammer), que l’on peut d’ailleurs discerner sur les œuvres. Comme l’a suggéré Alexandre Haran, il est tentant de voir dans ces instruments symboliques des représentations des pouvoirs des deux souverains opportunément associés (le Kayserdiptychon) : au moment des sacres, l’empereur brandit une épée, comme celle de Charlemagne ; il porte un sceptre, comme celui de Sigismond ; il tient un globe et porte une couronne impériale, comme ils le font tous les deux12. Seulement voilà : tout cela est historiquement faux ! La fameuse épée de Charlemagne lui est très postérieure, tout comme le globe, qui apparaît dans le Saint-Empire au XIe siècle, et la couronne impériale, qui a été créée pour le couronnement d’Otton Ier. Il faut donc chercher ailleurs que dans la propagande impériale le sens de cette représentation. Peut-être s’agit-il de l’affirmation de la continuité dynastique entre Carolingiens et Capétiens, ou entre Luxembourg et Habsbourg, au moment des transitions dynastiques ? Ou peut-être faut-il y voir un effort de récupération historique, faisant de Charlemagne le fondateur du Saint-Empire germanique ?
- 13 F. A. Yates, Astrée. Le symbolisme impérial au XVIe siècle (Astraea. The Imperial Theme in t (...)
7Mais comme l’a montré Frances Yates, la représentation impériale n’est pas une question purement symbolique, dont l’intention relèverait de la seule propagande13. Ce qui frappe, c’est que ces deux empereurs sont aussi considérés dans une inscription territoriale qui dépasse la question de l’empire. Certes, les inscriptions latines indiquent surtout la durée des règnes impériaux, quatorze et vingt-huit ans. Mais les deux portraits portent les armes de leurs autres couronnes : pour Charlemagne, le blason d’azur à trois fleurs de lys d’or, dit blason moderne de France (c’est-à-dire après le XIVe siècle) ; et le blason du Saint Empire, au champ d’or, à l’aigle monocéphale de sable. L’inscription qui accompagne le portrait de Charlemagne (« Il a soumis l’empire romain à la loi allemande ») insiste quant à elle sur la rencontre d’héritages certes juridiques, mais qui sont également d’ordre territorial. De son côté, Sigismond est entouré du blason du Saint-Empire bicéphale (après 1368) ; mais aussi du blason du Luxembourg, c’est-à-dire le blason burelé d’argent et d’azur de dix pièces, au lion couronné ; et du blason de la Bohême, représenté par un lion d’or couronné sur fond rouge ; sans oublier les deux blasons de la Hongrie, le blason ancien burelé d’argent et de gueules, et le blason moderne avec croix d’argent. Ces blasons décoratifs ont une fonction qui est très différente de celle des regalia : ils indiquent l’étendue territoriale de la domination impériale. Le pouvoir de Charlemagne s’est étendu sur l’Europe de l’Ouest, avant d’avoir reçu une vocation universelle qui le conduit jusqu’en Saxe, en Carinthie et dans le duché de Spolète ; le pouvoir de Sigismond s’est étendu par étapes, Brandebourg, Hongrie, Bohême, Croatie, Lombardie, Luxembourg.
- 14 Pour les Habsbourg, voir par exemple W. Braudener et L. Höbelth éd., Sacrum Imperium. Das Re (...)
8C’est dire à quel point la couronne impériale est légitime : elle vient conforter un édifice à la fois politique et territorial complexe, et cette géographie politique accumulative justifie les attentes qu’elle incarne. C’est dire aussi à quel point il y a confusion entre la famille et le territoire, entre la dynastie ducale ou princière et la couronne14 : le blason du Brabant et du Limbourg correspond ainsi aux armes de la famille de Luxembourg. La domination politique passe par une appropriation territoriale dynastique. C’est ce que prouve la présence des Luxembourg sur le trône impérial : quand Sigismond reçoit cette couronne en 1410, il est le troisième empereur de la dynastie. Mais il n’y a pas pour autant de confusion en ce qui concerne les terres d’Empire, qui restent bien distinctes. Lors de l’abdication de Charles Quint en 1555, les ensembles géographiques et politiques sont toujours bien différents : duché de Brabant, archiduché d’Autriche, royaume d’Espagne, royaume de Sicile, Amérique espagnole. Cette dissociation doit nous inciter à poser des questions spécifiques : dirige-t-on de la même façon un royaume et un empire ? Les modalités et les techniques de la domination sont-elles uniformes ? Existe-t-il, en d’autres termes, différents régimes de pouvoir, différents modes d’appropriation territoriale, différents registres de souveraineté ?
- 15 C’est du moins ce qu’on pourrait croire dans un premier temps : qu’il suffise de lire (...)
- 16 M. Foucault, compte rendu du cours de 1978 : « Sécurité, territoire, population », dans Dits (...)
9Dans ces portraits peints par Dürer, les empereurs sont au centre, mais nous avons attiré l’attention sur les blasons qui sont périphériques. De la même façon, nos travaux rassemblés ici ne peuvent pas se contenter de prendre pour centre la personne du roi ou de l’empereur, comme l’a fait l’histoire politique traditionnelle. Il a déjà été beaucoup écrit sur la forme de la cérémonie du sacre, les livrets des entrées royales, les édits de pacification ou les traités diplomatiques, et surtout sur l’empereur lui-même, ses pouvoirs, son conseil, l’étendue de sa souveraineté, ses stratégies matrimoniales, etc. Nous nous concentrerons donc, dans les textes qui suivent, sur ce qui est l’objectif du pouvoir : la domination, comprise dans l’acception que pouvait lui donner Michel Foucault en 1976 et 1978 dans ses cours rassemblés dans Il faut défendre la société et Sécurité, territoire, population15. A priori, on pourrait trouver quelque paradoxe à convoquer Foucault dans le cadre de nos préoccupations, alors qu’en analysant ce qu’il a appelé le bio-pouvoir, il a mis en évidence la transformation radicale, à la fin du XVIe siècle surtout (mais sans doute un peu avant aussi), qui affecte la conception du politique : on serait alors passé d’un schéma de seule souveraineté qui reposait sur l’extériorité de la relation entre le souverain et les sujets, et sur le fait que l’objectif de cette souveraineté demeurait l’acquisition et le maintien du territoire, à un nouveau modèle reposant sur l’art de gouverner. Pour la première fois en effet, le pouvoir moderne, qui naît à la faveur de la mutation décrite au début de cette introduction, consiste dans le fait de diriger une population et non plus d’administrer un royaume (« on gouverne les hommes et non pas le territoire », dit Foucault)16. Avec cette mutation et l’invention concomitante des arts de gouverner, c’est toute la conception du pouvoir qui se trouve bouleversée : en délaissant la question territoriale et en investissant celle des populations, le pouvoir suppose désormais l’interactivité et la transactivité des gouvernants et des gouvernés, et l’art de gouverner met donc fin à l’émanation du pouvoir du sommet de la pyramide pour le faire naître du milieu des populations. De même, ce serait parce que le territoire s’effacerait que la raison d’État s’imposerait alors comme un moyen politique de procédures gouvernementales à travers lesquelles l’organisation de la société se maintient et se perfectionne. Comment alors concilier cette idée foucaldienne d’une sorte de « déterritorialisation » du pouvoir avec ce que les historiens constatent néanmoins dans l’Europe de la Renaissance, c’est-à-dire un marquage territorial de la domination ?
- 17 Sur cette dimension religieuse de l’empire, voir l’étude classique de P. Rassow, Die Kaiser- (...)
10En réalité, cette vision du passage d’un État territorial à un État de population est contestable. Et l’Empire est précisément un des moyens qui permet d’en souligner les limites. En effet, l’Empire requiert d’abord une stratégie de conquête contre les Turcs, comme l’avait entrepris Sigismond en 1396 à Nicopolis, mais sans succès. Comme lui, Charles Quint s’était lancé dans l’expédition de Tunis en juillet 1535, puis dans la bataille d’Alger en octobre 1541, tout en tentant de contenir la pression ottomane dans la plaine hongroise17. On peut certes lire ces projets dans une perspective millénariste, apocalyptique et plus généralement religieuse (dimensions que Foucault ignore le plus souvent). On peut aussi prendre pour argent comptant la façon dont Charles Quint se justifiait dans son discours d’abdication :
- 18 Cité par P. Mesnard, « Charles Quint et les enseignements d’Érasme », dans Les Fêtes de la (...)
Je n’y prétendis pas par une ambition désordonnée de commander à beaucoup de royaumes, mais afin de procurer le bien de l’Allemagne, de pourvoir à la défense de la Flandre, de consacrer toutes mes forces au salut de la chrétienté contre le Turc et de travailler à l’accroissement de la religion chrétienne.18
- 19 T. Berns, Souveraineté, droit et gouvernementalité. Lectures du politique moderne à partir d (...)
11Il n’empêche : c’est bien de territoires qu’il s’agit ! D’autre part, l’empire, par son éclatement géographique, rend nécessaire de dénombrer les sujets et les biens. Cette dimension, d’abord administrative et fiscale, liée aussi au monopole de la violence légitime auquel prétend l’empire, devient ensuite territoriale. En effet, la rationalité statistique (qui n’est pas seulement introduite par Bodin, mais trouve déjà des formes d’expression dans les prémices de recensement dans la première moitié du XVIe siècle) a pour but le dénombrement et la gestion des richesses de tout le pays, ce qui suppose la prise en compte de la spatialité19.
- 20 P. Bourdieu, La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 163.
- 21 V. Veschambre, « Appropriation et marquage symbolique de l’espace. Quelques éléments d (...)
12Cette réflexion collective pourrait donc être l’occasion, sinon de réconcilier la gouvernementalité foucaldienne et la territorialité, du moins de réarticuler domination de la population et domination du territoire. L’étude de l’empire au tournant du XVIe siècle montre à quel point il existe des formes multiples de l’appropriation territoriale, comme l’installation d’une garnison ou la construction d’une forteresse. Mais existe aussi un pouvoir politique à la fois détourné et spatial, et il n’est pas secondaire : on peut l’appeler domination territoriale. Comme l’affirme Pierre Bourdieu, « l’espace est un des lieux où le pouvoir s’affirme et s’exerce, et sans doute sous la forme la plus subtile, celle de la violence symbolique, comme violence inaperçue »20. Il ne s’agit donc plus seulement d’étudier les mouvements de troupes, les constructions d’édifices majeurs ou les statues équestres de tel ou tel prince, mais de voir dans quelle mesure la domination passe par un marquage territorial, depuis la toponymie jusqu’à la destruction des anciennes bornes frontalières21. Le territoire est l’espace de la domination, c’est-à-dire l’espace d’expression de l’obéissance et des conflits, l’espace de déploiement de l’autorité, la figuration matérielle et expressive du pouvoir… La domination territoriale, dans ces conditions, c’est l’exercice spatial du pouvoir et c’est un instrument – parmi d’autres – de mesure de l’efficacité du pouvoir, et surtout de son système communicationnel.
- 22 A. Dupront évoque par exemple le « combat mieux que prométhéen où l’homme s’attaque à vaincr (...)
- 23 F. A. Yates, « Charles Quint et l’idée d’empire », dans Les Fêtes de la Renaissance, o (...)
13Mais la domination territoriale, a fortiori celle de l’empire, n’est jamais unique. La situation à la Renaissance est marquée par l’absence d’autorité territoriale exclusive, le recoupement de juridictions multiples et l’enchâssement des droits, l’existence d’interfaces lointaines recevant un signal politique plus faible, des lieux de transition entre des dominations rivales, des zones où l’appropriation spatiale est contestée ou inaudible, où la domination territoriale est confuse et contredit les héritages culturels, religieux ou linguistiques, où l’image du prince est brouillée par celle des seigneurs locaux ou des souverains précédents, où les identités sont affirmées par la présence d’un lieu de culte ou de pèlerinage22. Nos travaux nous conduiront à réfléchir à cette articulation entre domination territoriale et nouvelles modalités de gouverner, au XVIe siècle principalement, et permettront peut-être de mieux comprendre cette transition, ce passage de relais entre le monopole du pouvoir symbolique de l’Église et sa relative dispersion en plusieurs pouvoirs, parmi lesquels l’empire – sans délégitimer les autres – occupe une place à part, en raison de la distance qu’il prend avec le territoire et des superpositions de dominations qu’il suppose. Évoquant la démultiplication des pouvoirs symboliques, les textes qui suivent pourront aussi peut-être répondre aux questions soulevées, il y a déjà longtemps, par Frances Yates lorsqu’elle s’interrogeait sur les « fantômes d’un ordre universel » qui hantèrent bien des hommes de la première modernité, jusqu’à Campanella, et sur leur rôle dans la construction non pas d’un royaume universel, mais des « impérialismes nationaux »23 au cours des siècles suivants.
Notes
1 Sans volonté d’exhaustivité et dans un certain désordre, mais en observant la production scientifique concernant toutes les périodes historiques, on citera : J. C. D’Amico, Le mythe impérial et l’allégorie de Rome. Entre Saint-Empire, Papauté et Commune, Caen, Presses universitaires de Caen, 2011 ; La notion d’empire dans les mondes antiques. Bilan historiographique. Journée de la SOPHAU, Besançon, Presses universitaires de Franche Comté, 2011 ; O. Hekster, T. Kaizer éd., Frontiers in the Roman World. Proceedings of the Ninth Workshop of the International Network Impact of Empire, Leyde, Brill, 2011 ; S. Benoist, A. Daguet-Gagey, C. Hoet-Van Cauwenberghe éd., Figures d’empire, fragments de mémoire. Pouvoirs et identités dans le monde romain impérial, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2011 ; C. Yirush, Settlers, Liberty and Empire. The Roots of Early American Political Theory, 1675-1775, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 ; G. Woolf, Tales of the Barbarians. Ethnography and Empire in the Roman West, Oxford, Oxford University Press, 2011 ; D. J. Mattingly, Imperialism, Power and Identity. Experiencing the Roman Empire, Princeton, Princeton University Press, 2011 ; M. A. Malpass, S. Alconini éd., Distant Provinces in the Inka Imperialism, Iowa City, University of Iowa Press, 2010 ; F. Crémoux, J.-L. Fournel éd., Idées d’empire en Italie et en Espagne, XIVe-XVIIe siècles, Mont Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2010 ; B. Kingsbury, B. Straumann éd., The Roman Foundations of the Law of Nations. Alberico Gentili and the Justice of Empire, Oxford, Oxford University Press, 2010 ; M. Reynolds, Shattering Empires. The Clash and Collapse of the Ottoman and Russian Empires, 1908-1918, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 ; T. Parsons, The Rule of Empires. Those who Built them, Those who Endured them and why they always Fall, Oxford, Oxford University Press, 2010 ; E. G. Nellis, An Empire of Regions. A Brief History of Colonial British America, North York, University of Toronto Press, 2010.
2 Il faut aussi convenir que la notion d’empire innerve particulièrement les champs récemment les plus dynamiques de la recherche en sciences humaines, qu’on les nomme World ou Connected History, Post Colonial Studies ou autrement encore. En témoignent : S. Subrahmanyam, Explorations in Connected History. From the Tagus to the Ganges, Delhi, Oxford University Press, 2004 ; L. Hughes, W. Beinart, Environment and Empire, Oxford, Oxford University Press, 2007 ; J. Ingleby, Beyond Empire. Postcolonialism and Mission in a Global Context, Central Milton Keynes, AuthorHouse, 2010 ; A. A. Akasoy, C. Burnett, R. Yoeli-Tlalim éd., Islam and Tibet. Interactions along the Musk Routes, Farnham-Burlington, Ashgate, 2010 ; K. Matsumato éd., Comparative Imperiology, Sapporo, Hokkaido University, 2010 ; P. Chatterjee, Empire and Nation. Selected Essays, New York, Columbia University Press, 2010. De même, on doit noter que, après la publication par Michael Hardt et Antonio Negri de leur trilogie (Empire, 2000 ; Multitudes, 2003 ; Commonwealth, 2009), le concept d’empire s’est trouvé réhabilité au point de nourrir une nouvelle réflexion critique sur le monde contemporain. Voir A. Negri, Traversées de l’empire (Movimenti nell’imperio. Passagi e paesaggi, traduit et annoté par J. Revel), Paris, L’Herne, 2011.
3 Intitulé « Les vecteurs de l’idéel. Le pouvoir symbolique entre Moyen Âge et Renaissance, vers 1300-vers 1640 », ce projet était porté par Jean-Philippe Genet et Patrick Boucheron (LAMOP-Université Paris 1), avec l’association du GAHOM (EHESS), du centre Roland Mousnier (Paris 4), du CESR (Tours), mais aussi de l’École française de Rome et de plusieurs équipes italiennes.
4 Nous reprenons ici les termes du programme de recherche, eux-mêmes empruntés aux travaux de Maurice Godelier auxquels nous renvoyons (L’Idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984).
5 M. Duverger éd., Le concept d’empire, Paris, PUF, 1980 ; T. Ménissier éd., L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, Paris, L’Harmattan, 2006 ; F. Crémoux, J.-L. Fournel éd., Idées d’empire en Italie et en Espagne, XIVe-XVIIe siècles, Mont Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2010.
6 F. Crémoux, J.-L. Fournel éd., Idées d’empire en Italie et en Espagne, ouvr. cité, p. 10.
7 Sur le règne de Charles Quint et plus précisément son rapport à l’empire, la bibliographie est immense. On se reportera à J.-M. Sallmann, Charles Quint. L’Empire éphémère, Paris, Payot, 2004 et aux références indiquées dans les communications ci-après.
8 Ces mêmes attentes ont alimenté le rêve impérial en France : voir G. Zeller, « Les rois de France candidats à l’Empire. Essai sur l’idéologie impériale en France », Revue historique, 173, 1934, p. 237-311 et 497-534 ; réédité dans Aspects de la politique française sous l’Ancien Régime, G. Zeller éd., Paris, 1964, p. 12-89.
9 Sur Gattinara, voir par exemple J. C. D’Amico, « Mercurino Arborio de Gattinara et le mythe d’un empire universel au service de Charles V », dans Idées d’empire en Italie et en Espagne, ouvr. cité, p. 71-102.
10 Sur la mise à mal de l’idée d’empire au XVIe siècle, voir par exemple N. Rhein, The Chancery of God. Protestant Print, Polemic and Propaganda against the Empire, Magdeburg 1546-1551, Burlington, Ashgate, 2007, notamment p. 53 et suiv.
11 Huile sur toile, 215 x 115 cm chacun, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg. Voir : [http://www.wga.hu/support/viewer/z.html], consulté le 14 décembre 2011. Sur ces tableaux, voir par exemple R. Fürst, Albrecht Dürer als Maler. Ausgewählte Werke, Grin, 2001, p. 9.
12 A. Y. Haran, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XIVe et XVIIe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 29-48 et 141-179. Sur les représentations impériales de cette période, voir P. Civil, « La figura del Emperador romano en la España de Carlos V. Una representación del poder entre arte y literatura », dans Carlos V. Europeísmo y Universalidad. La figura de Carlos V, J. L. Castellano Castellano, F. Sánchez-Montes González éd., Madrid, 2001, vol. I, p. 105-114 ; G. Chaix, « L’empereur et son image dans le Saint Empire, entre réformes, réformation et réforme », dans Charles Quint face aux réformes, G. Le Thiec, A. Tallon éd., Paris, Champion, 2005, p. 59-75.
13 F. A. Yates, Astrée. Le symbolisme impérial au XVIe siècle (Astraea. The Imperial Theme in the Sixteenth Century, 1975), Paris, Belin, 2000, p. 120 et suiv. Rappelons simplement que ce texte traite surtout de la France et de l’Angleterre.
14 Pour les Habsbourg, voir par exemple W. Braudener et L. Höbelth éd., Sacrum Imperium. Das Reich und Osterreich, 996-1806, Vienne-Munich-Berlin, Amalthea, 1996.
15 C’est du moins ce qu’on pourrait croire dans un premier temps : qu’il suffise de lire certains passages pour mesurer à quel point les préoccupations sont parallèles. Ainsi pour Foucault, l’étude doit poser les bonnes questions : « Donc, non pas : pourquoi certains veulent-ils dominer ? Qu’est-ce qu’ils cherchent ? Quelle est leur stratégie d’ensemble ? Mais : comment est-ce que les choses se passent au moment même, au niveau, au ras de la procédure d’assujettissement, ou dans ces processus continus et ininterrompus qui assujettissent les corps, dirigent les gestes, régissent les comportements ? » (M. Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard, 1997, p. 25-26)
16 M. Foucault, compte rendu du cours de 1978 : « Sécurité, territoire, population », dans Dits et Écrits, vol. II, Paris, Gallimard, 2001, p. 719-723 ; et Sécurité, territoire, population, Paris, Gallimard, 2004, p. 133 : « […] l’idée d’un pouvoir pastoral, c’est l’idée d’un pouvoir qui s’exerce sur une multiplicité plus que sur un territoire. […] C’est un pouvoir finalisé […] sur ceux-là même sur qui il s’exerce et non pas sur une unité de type en quelque sorte supérieur que ce soit la cité, le territoire, l’État, le souverain […] ».
17 Sur cette dimension religieuse de l’empire, voir l’étude classique de P. Rassow, Die Kaiser-Idee Karls V. dargestellt an der Politik der Jahre 1528-1540, Berlin, Ebering, 1932 ; et plus récemment A. Y. Haran, Le Lys et le globe, ouvr. cité, p. 269-307.
18 Cité par P. Mesnard, « Charles Quint et les enseignements d’Érasme », dans Les Fêtes de la Renaissance, J. Jacquot éd., vol. II, Paris, CNRS, 1975, p. 55.
19 T. Berns, Souveraineté, droit et gouvernementalité. Lectures du politique moderne à partir de Bodin, Paris, Léo Scheer, 2005, p. 186.
20 P. Bourdieu, La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 163.
21 V. Veschambre, « Appropriation et marquage symbolique de l’espace. Quelques éléments de réflexion », Espaces et sociétés, 21, mars 2004, p. 73 : « le marquage pourrait être défini comme la matérialisation d’une appropriation de l’espace ou comme le vecteur (matériel) de légitimation d’une appropriation de l’espace. »
22 A. Dupront évoque par exemple le « combat mieux que prométhéen où l’homme s’attaque à vaincre l’espace et à le parquer, dans la pulsion millénaire de son besoin d’en sortir, de lieux où se transmue l’espace dans une échappée d’au-delà : on les dira lieux sacrés » (Du sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987, p. 42).
23 F. A. Yates, « Charles Quint et l’idée d’empire », dans Les Fêtes de la Renaissance, ouvr. cité, p. 97. Sur Campanella, voir par exemple J.-L. Fournel, « La présence de l’Italie dans la pensée politique de Campanella. Les ambiguïtés d’une logique impériale », dans Idées d’empire en Italie et en Espagne, ouvr. cité, p. 233-252.
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Référence électronique
Florence Alazard et Paul-Alexis Mellet, « Pouvoirs symboliques des États : souveraineté, territoire, empire », Astérion [En ligne], 10 | 2012, mis en ligne le 28 septembre 2012, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/2224 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.2224
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