Navigation – Plan du site

AccueilNuméros10DossierL’idée d’empire à l’épreuve de la...

Dossier

L’idée d’empire à l’épreuve de la territorialité

The idea of empire to the test of territoriality
Laurent Gerbier

Texte intégral

1Les travaux ici rassemblés constituent les actes d’une journée d’études tenue en mai 2010 au Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours. Conformément aux coutumes épistémologiques du Centre, des spécialistes venus d’horizons disciplinaires très variés – histoire, philosophie, géographie, études italiennes – s’y sont retrouvés autour d’une interrogation commune sur les formes de la domination territoriale que met en jeu l’idée d’empire au XVIe siècle.

2S’il nous a semblé nécessaire de réfléchir aux usages modernes de l’idée d’empire dans la perspective de la domination territoriale, c’est avant tout en songeant à la difficulté que cette domination présente au XVIe siècle, en particulier dans le cas de l’empire de Charles Quint, confronté à la multiplicité éclatée de ses possessions continentales et, dans le même temps, à l’exigence inédite d’avoir à intégrer dans cette mosaïque la domination des territoires conquis dans le Nouveau Monde. Cependant, la dimension territoriale de la domination qu’implique l’idée d’empire n’attend pas le XVIe siècle pour manifester son caractère problématique : au contraire, on peut soutenir que l’idée d’empire comporte dès l’époque romaine un rapport complexe à la territorialité en général.

3Je voudrais rapidement esquisser les formes de cette territorialité problématique, et tâcher d’en montrer l’évolution : comme on va le voir, cette évolution permet de considérer que l’actualité particulière de la « question territoriale » posée à l’empire au XVIe siècle tire son acuité d’une sorte de « reterritorialisation » de l’idée même d’empire, dont l’empire de Charles Quint fournit le modèle. C’est sur la base de cette évolution, et de la reterritorialisation à laquelle elle conduit, que l’on peut comprendre les directions dans lesquelles se sont déployées les communications rassemblées dans le présent volume.

La territorialité problématique de l’imperium

  • 1 J. S. Richardson, « Imperium Romanum. Empire and the language of power », dans Theories o (...)

4Dans un premier temps, il faut rappeler que l’empire dans sa conception romaine est pris dans le cadre d’une distribution des pouvoirs (imperium, dominium, maiestas) qui correspond à une double distinction : distinction des formes du pouvoir, mais également distinction des instances qui le détiennent. Cependant, l’imperium proprement dit connaît lui-même deux formes, que distingue précisément leur dimension territoriale : l’imperium domi (exercé par le Sénat) s’oppose à l’imperium militiae (exercé par le chef de guerre), et tous deux sont mutuellement exclusifs – d’où, par exemple, le caractère si fort du symbole du franchissement du Rubicon par César. Le sens ultime de cette distinction est la protection des iura, qui ne doivent pas pouvoir être soumis au pouvoir de l’imperator en campagne, parce que ce dernier les transgresse nécessairement (on n’est pas étonné de voir une telle conception particulièrement bien mise en évidence par Tacite)1.

  • 2 Voir P. Veyne, « L’Empire romain », dans Le Concept d’empire, M. Duverger éd., Paris, PUF, (...)
  • 3 I. de Séville, Étymologies, livre IX (« Des langues et des groupes sociaux »), (...)

5À partir du Ier siècle, c’est le repliement de la maiestas sur l’imperium qui forme le socle du concept médiéval d’Empire : la maiestas, dont la République considérait qu’elle était détenue par le peuple tout entier, se trouve désormais transférée au souverain, au point de permettre à l’empereur de s’appliquer une formule, « imperatoria maiestas », qui eût été contradictoire dans ces termes sous la République. Cependant, il faut noter que l’empire comporte toujours une dimension territoriale, sous deux rapports : a) d’un côté, l’imperium remplit une fonction de gestion de la politique extérieure, comme le montre Paul Veyne, qui souligne que l’empire exprime la volonté d’occuper tout l’horizon politique, de sorte que Rome ne connaisse plus ni rivaux ni menaces2 ; b) d’un autre côté, l’imperium permet techniquement de définir la supervision d’une multiplicité d’États. C’est là le sens hégémonique de l’idée d’empire, que l’on retrouve chez Isidore de Séville, Étymologies, IX, 3.2 : « Regna cetera ceterique reges velut adpendices istorum habentur ([l’empire est] ce qui se rapporte à divers autres royaumes et à divers autres rois comme à des dépendances) »3.

  • 4 P. Grimal, L’Empire romain, Paris, Livre de Poche, 1993, p. 14-15.
  • 5 P. Veyne, « L’Empire romain », ouvr. cité, p. 122.

6Cependant, l’affirmation de cette signification hégémonique (et territoriale), que Pierre Grimal fait remonter au Ier siècle4, correspond aussi à une forme de centrement territorial (orbis terrarum, ou orbis latinum, ou orbis romano-germanicum) qui finit par aboutir à une disparition de la territorialité réelle : il s’agit toujours de viser une monarchia mundi qui se veut sans dehors, de sorte qu’après la conquête l’empire devient, comme le dit Paul Veyne, une machine destinée à « liquider une bonne fois le problème de la politique étrangère »5.

L’effacement de la territorialité ?

  • 6 Voir Dante, La Monarchie, trad. M. Gally, Paris, Belin, 1993, passim.
  • 7 Voir M. de Padoue, Le Défenseur de la paix, trad. J. Quillet, Paris, Vrin, 1968 (...)

7Cette disparition de la territorialité réelle que l’on peut diagnostiquer comme telos de la notion romaine d’imperium se retrouve, différemment articulée, dans les formes médiévales de l’Empire. En effet, l’usage de l’idée d’empire dans les théories politiques qui accompagnent le grand conflit du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel au Moyen Âge a tendance à déterritorialiser l’empire, pour deux raisons : a) parce qu’il est saisi dans sa nature de pouvoir temporel (vs spirituel) et non spatial : c’est, au début du XIVe siècle, le sens de l’empire dans le De Monarchia de Dante, dans lequel l’empire est avant tout pensé comme une époque de l’histoire universelle6 ; b) parce que sa multiplicité est fonctionnelle et plus spatiale : c’est, à la même époque, le sens de l’empire chez Marsile de Padoue7, qui s’intéresse à une forme de gouvernement de la multitude dans lequel cette dernière n’est pas assignée spatialement mais fonctionnellement, à partir des besoins, des habitus et des offices qui structurent le regnum (l’empire se définit comme rapport des volontés et de leurs expressions instituées).

8La reprise du thème impérial sous le point de vue de la « monarchie universelle », qui traverse du XIIIe au XVe siècle un vaste courant millénariste et prophétique auquel Dante lui-même n’est pas étranger, peut alors approfondir le mouvement dont Paul Veyne voit le point de départ dans le glacis des peuples fédérés par Rome entre le IIe et le IVe siècle, mouvement qui consiste au fond à annuler la territorialité de l’empire par le concept même de son universalité : l’empire est, politiquement comme spirituellement, une domination sans dehors.

Charles Quint et la reterritorialisation de l’empire

  • 8 Seule la reconnaissance des nouvelles familles dynastiques comme vicaires de l’ (...)

9Dans un troisième temps, vient la renovatio imperii (qui est aussi une renovatio théorique) sous le règne de Charles Quint. Les empereurs que Dante ou Marsile de Padoue défendaient au début du XIVe siècle avaient toujours échoué à faire de la reconquête territoriale de leurs multiples possessions un fait politique (depuis le diplôme de Constance, arraché par les cités italiennes en 1183, les tentatives de mainmise impériale sur le regnum italiae ont toutes été sans lendemain)8.

  • 9 K. Brandi, Kaiser Karl V. Werden und Schicksal einer Personlichkeit und eines Weltreiches(...)
  • 10 R. Menéndez Pidal, La Idea imperial de Carlos V, La Havane, 1937 (rééd. Madrid, Espasa Ca (...)

10On peut alors considérer qu’avec Charles Quint, c’est d’une certaine façon la composante territoriale de la domination impériale qui revient au premier plan. Peut-être un des enjeux de la querelle historiographique qui a opposé, dans la première moitié du XXe siècle, les tenants d’un empire « médiéval-germanique » (Karl Brandi, Peter Rassow)9, et ceux d’un empire « espagnol-catholique » (au premier rang desquels Ramón Menéndez Pidal)10 tient-il justement à l’appréciation de cette « reterritorialisation » de la domination impériale qu’illustre le règne de Charles Quint et, à travers lui, la pensée de l’imperium au XVIe siècle.

11Ainsi, parce que Charles règne sur dix-sept États et territoires différents, parce que la douloureuse rivalité avec François Ier et l’omniprésence de la question du contrôle de l’Italie contribue à accoucher de la « balance territoriale de l’Europe » comme problème central de la pensée politique du XVIe siècle, parce qu’enfin la découverte du Nouveau Monde destitue instantanément l’universalité spatiale de l’empire tout en lui imposant un nouveau problème territorial, la question de la domination territoriale constitue un enjeu crucial de la conception et de la représentation de l’imperium prémoderne et moderne, en tant que cette conception et cette représentation sont dotées d’une efficace politique. C’est à l’analyse des formes que prend cette question que sont consacrées les études réunies dans le présent volume.

Formes et enjeux de la domination territoriale

12Dans un premier temps, Florence Alazard et Paul-Alexis Mellet introduisent à l’objet commun des études que nous avons rassemblées ici, en l’inscrivant dans la continuité d’une interrogation sur les formes du pouvoir symbolique dans l’Europe prémoderne et moderne : notre problématisation de l’inscription spatiale de la domination se trouve ainsi articulée à une enquête conduite dans le cadre du programme « vecteurs de l’idéel ». Cette introduction, tout en présentant un bref état de l’art sur la question de l’empire et de la territorialité, permet de prendre la mesure des enjeux épistémologiques qui se nouent autour des techniques d’occupation, de maîtrise et de marquage de l’espace dans lequel se déploie la domination politique. La territorialité de l’empire, en ce qu’elle affronte un problème de fragmentation ou d’éparpillement spatial de la domination, rencontre ainsi d’une manière nouvelle la question de la genèse des arts de gouverner.

13L’étude de Thierry Ménissier, consacrée aux « Métamorphoses de l’empire à la Renaissance », examine précisément l’un des enjeux de cette genèse des arts de gouverner, puisqu’il s’interroge sur les aspects économiques et financiers de la globalisation territoriale propre à l’idée d’empire. La question de la territorialisation du pouvoir économique et financier rejoint celle de l’inscription territoriale de l’empire : en mobilisant chez Braudel ou chez Wallerstein la notion d’« économie-monde », Thierry Ménissier peut conclure son étude des espaces hiérarchisés de la géographie monétaire en montrant que l’essor du paradigme des conduites intéressées constitue probablement le facteur conceptuel essentiel pour comprendre les métamorphoses de l’Empire à l’époque moderne.

14Dans une direction différente, mais avec un enjeu problématique assez proche, Romain Descendre s’interroge sur la consistance de la partition entre Empire et État-nation : si l’évolution des études historiques tend à relativiser la prééminence massive que l’on a longtemps reconnue à la seconde, alors une enquête à la fois philologique et politique peut mettre en évidence la plasticité de ces termes dans le lexique politique italien de la Renaissance. L’imperio se présente, au terme de cette enquête qui conduit de Machiavel à Botero, comme le cœur d’un débat qui porte sur la conquête et la conservation, c’est-à-dire sur la question des dimensions physiques du stato : imperio et stato ne sont alors plus des formes politiques hétérogènes, mais des outils d’analyse complémentaires.

15Après la philologie politique, c’est d’une certaine manière à la rhétorique politique que s’intéresse René Ceceña : son étude sur « L’invention de la Nouvelle Espagne » cherche à mettre en évidence, dans les Cartas de relación adressées par Hernán Cortés à la cour de Charles Quint pendant la conquête du Mexique, la manière dont le thème rhétorique de l’inventio (ou du descubrimiento en espagnol) permet une constitution argumentative de l’objet « Nouveau Monde » dans laquelle se joue la possibilité de son appropriation territoriale. La domination exercée par l’empire sur un de ses territoires les plus éloignés se trouve ainsi rendue intelligible d’abord comme un « fait de langue ».

16De la périphérie de l’empire, l’étude de Juan Carlos d’Amico consacrée au grand chancelier Mercurino Gattinara nous ramène au contraire en son cœur : prenant pour point de départ, comme Romain Descendre, la remise en cause de la prééminence de l’État-nation, il montre de quelle manière Gattinara parvient à investir le concept d’empire sans se couper aucunement de la réalité politique vivante de son temps. En examinant la formation de Gattinara, puis sa conception de la monarchie universelle, et enfin son rôle dans les négociations qui entourent les affaires d’Italie, Juan Carlos d’Amico met en évidence l’efficacité pragmatique de l’idée d’empire lorsqu’il s’agit de penser le maintien de la domination et de sa cohésion à travers des territoires disparates.

17Ce caractère disparate constitue également l’objet central auquel s’intéresse ensuite Axelle Chassagnette, à travers la question de la représentation cartographique de l’empire : elle s’interroge sur la manière dont l’empire s’inscrit dans l’espace, et parvient à maîtriser les tensions entre son intégration institutionnelle et sa désagrégation confessionnelle, en examinant le développement de la cartographie du Saint Empire. En parcourant les différents usages et les différentes stratégies qui structurent une pratique cartographique encore très variée et fort peu normée, Axelle Chassagnette montre que les formes d’inscription territoriale du pouvoir impérial adoptent dans les cartes des visages divers (blasons, portraits, ou figures enchâssées dans la représentation spatiale elle-même) : l’idée impériale échappe encore, en grande partie, à la détermination cartographique et métrique de sa territorialité.

18Enfin Boris Jeanne, en étudiant « Les États pontificaux sous Philippe II », cherche à utiliser le point de vue de Mexico pour mesurer les confrontations entre Rome et Madrid : les territoires du Nouveau Monde constituent en effet un espace dans lequel elles s’enregistrent de manière privilégiée. À la suite des travaux de Serge Gruzinski, Boris Jeanne étudie alors les différentes formes de l’affrontement entre la Monarchie catholique et le Saint-Siège : de la mise en place de l’administration coloniale à la gestion des nominations épiscopales, en passant par la guerre d’information à laquelle se livrent les deux puissances, ou par la constitution d’une véritable communauté panibérique à Rome, on découvre peu à peu de quelle manière Rome elle-même constitue l’un des espaces dans lesquels se définit le pouvoir impérial.

19On le voit, la question de la territorialité de la domination impériale ne cesse de se « déplacer », mobilisant successivement des registres de langage, des disciplines, des types de représentation et des espaces géographiques entrelacés. Cette diversité est tout aussi passionnante et tout aussi difficile à rendre homogène que semble l’avoir été la diversité concrète des territoires et des types d’inscription spatiale du pouvoir entre Charles Quint et Philippe II : ces actes se donnent donc à lire, dans leur variété même, comme une tentative souple et polyphonique pour saisir la diversité des enjeux de cette question de la domination territoriale de l’empire, dont la fécondité est loin d’être épuisée.

Haut de page

Notes

1 J. S. Richardson, « Imperium Romanum. Empire and the language of power », dans Theories of Empire, 1450-1800, D. Armitage éd., Ashgate, Variorum, 1998, p. 1-9. Voir Tacite, Annales, III, 69 : « La justice perd tout ce que gagne le pouvoir, et il ne faut pas recourir à l’imperium là où les lois peuvent agir. »

2 Voir P. Veyne, « L’Empire romain », dans Le Concept d’empire, M. Duverger éd., Paris, PUF, 1980, p. 121-130.

3 I. de Séville, Étymologies, livre IX (« Des langues et des groupes sociaux »), éd. et trad. M. Reydellet, Paris, Les Belles Lettres, 1984.

4 P. Grimal, L’Empire romain, Paris, Livre de Poche, 1993, p. 14-15.

5 P. Veyne, « L’Empire romain », ouvr. cité, p. 122.

6 Voir Dante, La Monarchie, trad. M. Gally, Paris, Belin, 1993, passim.

7 Voir M. de Padoue, Le Défenseur de la paix, trad. J. Quillet, Paris, Vrin, 1968, en particulier la prima dictio.

8 Seule la reconnaissance des nouvelles familles dynastiques comme vicaires de l’empire permet à ce dernier de conserver un rôle politique, diplomatique et occasionnellement militaire dans l’Italie du XIIIe au XVIe siècle, mais il n’est plus question de domination territoriale au sens matériel du terme.

9 K. Brandi, Kaiser Karl V. Werden und Schicksal einer Personlichkeit und eines Weltreiches, Munich, F. Bruckmann, 1937 ; P. Rassow, Die politische Welt Karls V, Munich, H. Rinn, 1947.

10 R. Menéndez Pidal, La Idea imperial de Carlos V, La Havane, 1937 (rééd. Madrid, Espasa Calpe, 1941).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Gerbier, « L’idée d’empire à l’épreuve de la territorialité »Astérion [En ligne], 10 | 2012, mis en ligne le 28 septembre 2012, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/2223 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.2223

Haut de page

Auteur

Laurent Gerbier

Maître de conférences en histoire de la philosophie à l’université François-Rabelais de Tours (Centre d’études supérieures de la Renaissance, UMR 6576), Laurent Gerbier travaille essentiellement sur la pensée politique et morale de la Renaissance. Après avoir soutenu une thèse sur les figures du temps dans la pensée de Machiavel, il prépare un livre sur les conceptions de l’empire dans l’entourage de Charles Quint (Les Raisons de l’Empire. Gattinara, Valdés et le laboratoire de la raison d’État, à paraître aux Éditions Vrin, 2012) ; il a également co-dirigé l’édition des actes des Ve et VIe Rencontres internationales La Boétie (Amitié & Compagnie, avec S. Geonget, et Les Figures de la coutume, avec O. Guerrier, tous deux à paraître aux Éditions Classiques Garnier, 2012).

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search