Marco Bianchini, Bonheur public et méthode géométrique : enquête sur les économistes italiens (1711-1803)
Texte intégral
1Publié initialement en 1982, l’ouvrage de Marco Bianchini Alle origini della scienza economica : felicita pubblica e matematica sociale negli economisti italiani del settecento (1711-1803) est désormais accessible au public français dans une traduction proposée par Pierre Crépel. En première approximation, ce travail a le grand mérite d’interroger quelques pratiques traditionnelles de l’histoire de la pensée économique. Il rappelle opportunément que des épisodes significatifs, révolutionnaires si l’on veut, de cette histoire se déroulèrent hors des pays de langue anglaise. Il invite aussi, en soulignant le poids du contexte culturel et historique, à se démarquer d’une histoire de l’analyse économique qui pourrait se faire alliée, alliée mineure de surcroît, d’un certain impérialisme économique.
2À l’aube du XVIIIe siècle, c’est en Italie que s’observent les toutes premières applications de la « méthode géométrique » à l’étude des phénomènes économiques. Par « méthode géométrique » il faut alors entendre à cette époque non seulement l’emploi de l’algèbre ou de l’analyse, mais aussi l’usage de l’approche hypothetico-déductive. Deux interrogations balisent donc l’enquête, l’une portant sur les circonstances intellectuelles et culturelles de la genèse d’une telle méthode, l’autre relative aux conditions particulières ayant fait de l’Italie le lieu de naissance d’une telle innovation.
3C’est, au tout début du XVIIIe siècle, à l’œuvre d’un savant et bureaucrate du Duché de Mantoue, Giovanni Ceva (1647-1734) que doit remonter la recherche. Comme tous ses contemporains, il est interpellé alors par les conséquences funestes, économiques aussi bien que sociales et politiques, de l’avilissement de la monnaie et ne peut se satisfaire des traditionnelles approches casuistiques et jurisprudentielles. Ce passionné de mathématiques, actif aussi bien dans le domaine de la comptabilité de l’État que dans ceux de l’ingénierie hydraulique, de l’architecture militaire ou de la politique monétaire, publie en 1711 le De re numaria. Cet ouvrage risque un véritable modèle économique, proposant un algorithme liant population et monnaie, par lequel des réalités extrêmement complexes sont figurées par des nombres et qui rend compte des phénomènes économiques à partir de quantités mesurables liées entre elles. Bien que contenues à la première partie de l’ouvrage, les audaces analytiques de G. Ceva apparaissent révolutionnaires tant elles sont en rupture avec les mentalités de l’époque contredisant la conception d’origine aristotélicienne de la juste valeur aussi bien que la conception juridique et politique de l’échange faisant du Prince l’arbitre ultime de la valeur des monnaies.
4Selon Marco Bianchini le recours à la notion datée de précurseur est naturellement à exclure et la compréhension de l’« exploit » de Ceva invite à approfondir le rôle du contexte intellectuel et institutionnel. Il est important, d’un côté, de souligner la solidarité en Italie depuis plusieurs siècles entre les métiers d’affaires et les recherches mathématiques. Sur le chapitre de la gestion de la monnaie, alors que les juristes interviennent dans les périodes normales, pérennisant un ordre favorable aux hiérarques, les mathématiciens se mobilisent dans les périodes de changement fournissant plutôt des armes aux praticiens des affaires. Mais il est tout autant indispensable d’accorder attention aux réseaux intellectuels proches de Ceva. L’auteur du De re numaria est étroitement lié, par la famille et par les amitiés, au milieu des jésuites qui à la fin du XVIIe siècle, hors du magistère de l’Église, tentent de greffer la tradition scolastique sur les progrès qu’enregistrent les sciences de la nature. Ainsi s’explique le caractère de compromis de l’ouvrage, dont les innovations analytiques restent cantonnées à la première partie, ouvrage qui tentait de concilier la robustesse de l’appareil logique de la scolastique syllogistique avec la solidité issue de la vérification expérimentale de la tradition galiléenne.
5Le mélange ne pouvait toutefois qu’être instable entre la foi révélée et la nouvelle foi en la raison que portait la science galiléenne. Le germe galiléen ne pouvait que se développer au détriment des anciennes valeurs, accélérer la substitution d’une vision du monde dans laquelle les différences étaient essentiellement qualitatives par une tout autre conception qui supposait les objets ontologiquement semblables, soumis aux mêmes règles de comportement, contraints par une même et unique loi de la nature. Dans ce contexte l’économie se voyait confier une mission semblable à celle des sciences concernées par l’étude des phénomènes naturels, le prix s’imposant ici comme variable stratégique d’un univers relativement autonome tendanciellement équilibré par les ajustements réciproques de ses principaux composants. Le choix fait par G. Ceva de décrire le fonctionnement de l’économie à partir d’un algorithme invitait à un basculement intellectuel aussi bien que politique de très grande ampleur puisque, comme le souligne judicieusement M. Bianchini, il conduisait virtuellement à « identifier une sphère où tous les hommes sont égaux et représentés par un ensemble de marchandises et de monnaies lesquelles sont, à leur tour, imbriquées par un réseau de rapports fonctionnels tout à fait analogues à ceux de l’univers physique » [14].
6L’histoire du modèle de G. Ceva est exemplaire. La combinaison d’empirisme, de logique et de modélisation mathématique du De re numaria tient aux contraintes de la civilisation italienne tant matérielle qu’intellectuelle du XVIIIe siècle. Les mêmes raisons permettent de rendre compte du rythme syncopé, de la texture toujours éclectique et du caractère des principaux acteurs de l’économie mathématique après 1711. Au milieu du siècle, c’est Giammaria Ortès (1713-1790), élève du camaldule Guido Grandi, lui-même proche de G. Ceva, qui entreprend une ambitieuse application des principes galiléens au domaine des sciences sociales. Il prétend dans un premier temps soumettre l’homme dans son intégralité à la mesure et aux règles de la logique, puis, dans son Della economia nazionale (1756) dégage les principes d’une rationalité strictement économique et met son analyse au service de l’étude des conditions de la stationnarité économique. Simultanément, à Naples, s’abritent une tradition plus attentive à la philosophie expérimentale et plus marquée par les soucis de réforme, une tradition inaugurée par les travaux de Trojano Spinelli et de Bartolomeo Intieri et qui annoncent les contributions capitales de Ferdinando Galiani (Della moneta, 1751), d’Antonio Genovesi puis, plus tard de Gaetano Filangieri (Scienza della legislazione, 1780). Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est toutefois les auteurs lombards de l’Accademia dei Pugni qui donnent une nouvelle impulsion à l’économie mathématique italienne. En 1764 alors que Paolo Frisi revient à Milan ranimer la ferveur galiléenne, paraît le premier numéro de la revue Il Caffé et cette même année Cesare Beccaria publie Dei delitti e delle pene et Pietro Verri Meditazione sulla felicita. Si en apparence C. Beccaria apparaît plus enclin à appliquer la rigueur de la géométrie à l’analyse économique, et Verri plus attentif aux dimensions expérimentales, si leurs différends ultérieurs accuseront encore cette opposition, il n’en reste pas moins, selon Marco Bianchini que la contribution des auteurs lombards marque une réelle avancée de la « méthode géométrique » en économie, ce que suggère d’ailleurs l’étude d’épigones tels que Gottardo Canciani ou Guglielmo Silio.
7L’étude de Marco Bianchini invite ainsi à fortement nuancer la thèse traditionnelle, exprimée par R. M. Robertson ou W. Baumol, suivant laquelle les premiers pas de l’économie mathématiques auraient été le fait de précurseurs isolés. En Italie, au XVIIIe siècle, les contributions de G. Ceva, G. Ortes, F. Galiani, Genovesi, Verri ou C. Beccaria sont représentatives de certains milieux sociaux et institutionnels. Comme le souligne M. Bianchini, « il s’agissait de nobles qui s’opposaient aux privilèges, coutumes et mentalités de leur caste, ecclésiastiques qui contestaient à l’Église la censure sur les consciences et les pouvoirs de juridiction en matière civile et fiscale » [148]. Ces milieux, armés d’une confiance grandissante dans le pouvoir de la raison indépendante, participèrent au mouvement de laïcisation de la société que sanctionnaient également à la même période des phénomènes tels que la centralisation étatique, la réorganisation financière et le développement de l’absolutisme monarchique. Ce « catholicisme éclairé » pu résister aux pressions de l’Inquisition et de la curie romaine et étendre la raison individuelle au domaine du politique et du social en mobilisant, à Naples, Rome, Bologne, Milan et surtout Florence, une tradition galiléenne toujours présente dans les sciences militantes, mais aussi en s’ouvrant aux enseignements du jansénisme français, du scientisme anglais et de l’universalisme leibnizien. Ces conditions particulières permettent de comprendre la raison pour laquelle ce fut en Italie que l’économie mathématique, abritée à l’ombre des progrès de l’hydraulique, fit ses tout premiers pas hésitants : « C’est dans cette sorte de militantisme au service de la raison individuelle et du “ prince ”, contre une tradition puissante et aguerrie que, selon toute probabilité, doit s’expliquer, d’un côté, le primat italien dans le domaine de la mathématique économique, de l’autre, le mélange de doctrines, pas toujours cohérentes entre elles, que nous avons rencontré » [151]. La physique économique se développa donc dans les pays catholiques mais, le plus souvent, sous la protection d’un pouvoir laïque et en lien étroit à la maçonnerie.
8Marco Bianchini, Bonheur public et méthode géométrique : enquête sur les économistes italiens (1711-1803), Paris, INED, 2002.
Pour citer cet article
Référence électronique
Ludovic Frobert, « Marco Bianchini, Bonheur public et méthode géométrique : enquête sur les économistes italiens (1711-1803) », Astérion [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 04 avril 2005, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/21 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.21
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