N. Zemon Davis, Essai sur le don dans la France du 16e siècle
Texte intégral
1Lors d’un entretien récent Natalie Zemon Davis soulignait opportunément : « […] the study of the past provides rewards for moral sensibility and tools for critical understanding. No matter how evil the times, no matter how immense the cruelty, some elements of opposition or kindness and godness emerge. No matter how bleak and constrained the situation, some forms of improvisation and coping take place. No matter what happens, people go on telling stories about it and bequeath them to the future. No matter how static and despairing the present looks, the past reminds us that change can occur. At least things can be different. The past is an unending source of interest, and can even be a source of hope”1. La préservation de l’espoir constitue l’une des responsabilités de l’historien. Pour l’assumer il doit lui-même se plier aux règles de l’hospitalité, hospitalité vis-à-vis des évènements inattendus et des innovations qui peuvent toujours déranger ses thèses, mais hospitalité aussi vis-à-vis des opinions différentes des siennes qui hier se sont exprimées, qui s’expriment aujourd’hui et qui s’exprimeront demain encore dans sa communauté intellectuelle2. Entreprise délicate, incertaine et sans fin, mais qui résume au mieux l’enjeu de la solidarité humaine. Marcel Mauss l’avait exprimé à sa façon lorsque en 1934 dans une discussion avec François Simiand à la Société Française de sociologie il avait attiré attention sur l’importance de la notion « d’attente » : « Nous sommes entre nous, en société, pour nous attendre entre nous à tel et tel résultat ; c’est cela le forme essentielle de la communauté »3. Dix ans auparavant dans son fameux mémoire sur le don il écrivait que pour serpenter entre fête et guerre il fallait pour individus et groupes « […] s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est là l’un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité »4.
2Dans son essai The Gift in Sixteenh-Century France, récemment traduit en français5, Natalie Zemon Davis prend acte de la vitalité des recherches sur le don depuis le mémoire de Mauss. Empruntant à l’ethnographie elle propose d’observer le « registre du don » dans la France du 16e siècle. Deux convictions sont à cette époque à l’origine de la circulation des dons et motivent aussi bien la charité chrétienne que la noble libéralité, les faveurs de l’amitié ou encore la générosité de voisinage : conviction qu’il faut toujours reproduire et prolonger le don divin originel, conviction également que c’est la réciprocité qui cimente les hommes. Le milieu social et les institutions juridiques favorisent le développement de situations où les frontières entre contrat et don ne sont incertaines qu’en apparence. Le don se distingue du contrat par le fait que la réciprocité n’est jamais assurée si bien que dans l’acte du don, volition et obligation composent nécessairement pour maintenir un équilibre difficile. La pratique du don est omniprésente dans la société française du 16e siècle, elle accompagne aussi bien les fêtes du calendrier chrétien que les principaux évènements du cycle de la vie des hommes. Tout circule alors pour célébrer Noël ou Pâques, naissance et mariage : argent, gants, bagues, coiffures, mais aussi cidre, miel, chandelles, gibier. En réalité le don est alors partout et circule entre égaux, entre personnes de rangs et de fortunes différents, se modulant dans chaque situation. Labile, le don permet à la société de son temps de s’adapter aux circonstances. Plus précisément, comme le relève Natalie Zemon Davis, « les présents ouvraient ici des voies de communication à travers les frontières du statut et de niveau d’éducation. Ils donnaient une forme d’expression à la réciprocité très tendues, mais néanmoins véritable, entre des inégaux au sein de l’ordre social et économique »6. Le don manifeste une capacité de sélection culturelle latente dans la France du 16e siècle où l’on est attentif à la relation entre don et vente, à la complémentarité des deux types de transaction. Plusieurs « industries » sont significatives, tout spécialement celles relevant du champ du savoir : pratiques liées au livre, aux activités d’enseignement, aux arts médicaux, différents domaines où s’imposent l’idée que le savoir est un don de Dieu ne pouvant alors faire l’objet d’un échange trivial ou d’une appropriation exclusive. Le « registre du don » consiste ainsi à introduire du jeu, de la souplesse au sein des transactions quotidiennes pour permettre une poursuite de la coopération entre les hommes : « Ce qui était important au 16e siècle, note encore Natalie Zemon Davis, était la possibilité d’aller et venir entre le mode du don et celui de la vente, tout en se souvenant toujours de la distinction entre les deux »7.
3Mais le don peut enregistrer aussi l’échec et ne pas développer gratitude et amitié. Au 16e siècle le mode du don est questionné. Sa pratique est entravée par une culture toujours plus contraignante de l’obligation. Dans plusieurs secteurs importants de la société française la logique du don se renverse, le don se corrompt ou manque son but. De colle il devient solvant et favorise contraintes, coercitions et conflits plutôt que solidarité et entraide : les relations entre enfants et parents ou entre homme et femme témoignent du poids exorbitant de l’obligation. Les premières transactions avec le Nouveau Monde et ses habitants signalent une trahison de l’esprit du don. L’ambiguïté du don est encore exploitée dans un sens incertain dans les domaines de la justice ou de l’administration. Comment distinguer le bon don du mauvais lorsqu’il s’adresse à un juge ? « Tout comme les présents manqués dans le cercle de la famille, le présent corrupteur ne peut pas engendrer la gratitude, il n’a pas de liberté de mouvement, et il est trop lié à l’attente de la contrepartie ». La même ambiguïté s’observe encore pour les dons royaux. L’impôt est-il un don fait au roi par ses sujets assemblés en états généraux où est il seulement un prélèvement autoritaire répondant aux besoins de son gouvernement ? Préoccupées par les risques de sédition politique, les œuvres de Guillaume Budé puis, plus tard, de Jean Bodin cherchent à isoler la formule de l’équilibre à respecter entre don au mérite et don par simple volonté royale. Présente à l’horizon du discours politique, l’interrogation sur le sens du don est centrale dans les débats théologiques du 16e siècle. La pression croissante de l’obligation sur la pratique du don trouve alors « […] une expression angoissée dans la critique protestante des voies catholique du salut ». L’église catholique abrite une très grande variété de dons et cette pratique culmine dans le sacrifice de la messe qui s’adresse à Dieu. Cette pratique est rapidement en procès, en butte à la critique protestante qui dénonce le montant des dons faits au clergé et la destination de ces dons. Surtout le sacrifice de la messe n’est-il pas assimilable à une sorte de chantage fait à Dieu ? En 1536 le Christianae religionis institutio de Jean Calvin est l’occasion d’une critique frontale de la conception catholique de la réciprocité à laquelle il oppose le principe de gratuité : « En un mot, remarque Natalie Zemon Davis, la théologie de Calvin se refusait de concevoir la solidarité humaine en termes de quelque réciprocité mesurable que se soit […]. Il ne parle que de l’obligation de donner jusqu’à la limite de ses facultés et sans le moindre égard pour la déception inévitable quant aux mérites des autres ». Dix plus tard encore dans le dialogue entre Pantagruel et Panurge du Tiers Livre, Rabelais se fera écho du différent entre la conception catholique de la réciprocité et la conception protestante de la gratuité.
4L’étude du « mode du don » dans la France du 16e siècle permet finalement de souligner l’ambivalence de ce type de transaction sur le plan social ; source de courtoisie il peut aussi bien devenir un foyer de conflits politiques, familiaux, religieux. Naturellement les enseignements sur ce cas précis mériteraient d’être vérifiés dans d’autres aires géographiques, ou dans le cadre d’autres confessions. Il est vrai également que le registre occidental du don a pu évoluer au gré des changements de conception et de pratiques sur les chapitres de la propriété et du contrat. Il n’en reste pas moins, selon Natalie Zemon Davis, que ce registre centré sur « le rôle critique de la gratitude » nous concerne encore sur plusieurs points et permet en particulier de contrer les poncifs actuels : ceux relatifs par exemple à la victoire indiscutable du marché dans l’histoire ou encore ceux consacrant la naturalité du comportement intéressé chez l’homme. Un surcroît de réalisme permet au chercheur en histoire, en ethnologie, en science politique ou en économie de vérifier par l’intermédiaire de l’étude du don la complexité des transactions humaines. Il lui permet aussi d’en souligner l’ambivalence et d’inviter ainsi à assumer en commun le développement politique, économique et social.
5N. Zemon Davis, Essai sur le don dans la France du 16e siècle, Paris, Seuil, 2003.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Ludovic Frobert, « N. Zemon Davis, Essai sur le don dans la France du 16e siècle », Astérion [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 04 avril 2005, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/20 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.20
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