Hayek lecteur des philosophes de l’ordre spontané : Mandeville, Hume, Ferguson
Résumé
L’article discute la lecture par Hayek de trois philosophes qu’il a inscrits dans une « tradition de l’ordre spontané » : Mandeville, Hume et Ferguson. C’est à bon droit qu’une mise en évidence, et même une valorisation, de l’ordre spontané, se trouvent identifiées par Hayek chez ces auteurs. Néanmoins, certaines distorsions peuvent être repérées dans les lectures hayékiennes. Ainsi, l’ordre spontané présent dans le texte mandevillien relève d’une évolution par croissance des institutions, des techniques et des règles humaines, ou encore d’une sélection « par essais et erreurs », mais non, comme le voudrait Hayek, d’une sélection par concurrence des groupes les pratiquant. Ainsi encore, l’ordre spontané repéré par Hayek dans l’émergence de l’ordre social et juridique chez Hume se trouve à tort identifié à un mécanisme impersonnel et abstrait de coordination des conduites analogue à la « main invisible » du marché. La convention humienne renvoie bien plutôt à une coordination consciente et résolue des actions, appuyée sur un véritable sens de l’intérêt commun. Enfin, autant Hayek repère judicieusement chez Ferguson une thématique de la formation spontanée des établissements humains, autant Hayek, en se focalisant sur l’analyse fergusonienne des mécanismes protecteurs des biens et des personnes propres aux sociétés marchandes, manque la contrepartie de ce constat chez ce même auteur, à savoir, l’analyse fergusonienne du déclin de la liberté politique dans ces mêmes sociétés marchandes. Or cette prise en compte pourrait permettre de mettre en question une opposition chère à Hayek : celle du « concept essentiellement français de liberté politique » et de « l’idéal anglais de liberté individuelle ».
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1L’objet de cet article n’est pas de discuter pour lui-même le paradigme hayékien de l’ordre spontané. D’autres se sont interrogés sur la cohérence de ses composantes, sur la clarté de sa présentation dans l’œuvre de Hayek, sur l’acceptabilité des conséquences que Hayek en tire, ou encore sur le point de savoir si lesdites conséquences en étaient « logiquement » dérivables1. L’objet de cet article n’est pas non plus de discuter la lecture, par Hayek, de l’ensemble des philosophes de l’ordre spontané. La « tradition de l’ordre spontané », ainsi que la nomme Hayek, comporte en effet un nombre impressionnant d’auteurs, dont la liste irait d’Aristote à Carl Menger, ou de Luis de Molina à Matthew Hale, pour n’en retenir que quatre noms, et que deux « sections » d’inégale longueur2. Mon objet est de discuter la lecture hayékienne de trois philosophes issus de la « tradition de l’ordre spontané » : Bernard Mandeville, David Hume et Adam Ferguson. Ces auteurs forment eux-mêmes un « segment » cohérent de la « tradition », Hayek les considérant comme trois jalons essentiels de la reviviscence de « l’optique évolutionniste » en Angleterre et en Ecosse, au XVIIIe siècle. On s’étonnera à bon droit de l’absence d’Adam Smith dans le segment en question, un auteur à qui Hayek a consacré une étude particulière3, qu’il cite plus souvent que Ferguson, et qu’il considère surtout, ainsi que le rappelle Philippe Némo, comme « le grand penseur de l’autorégulation de l’ordre économique »4. L’absence d’Adam Smith dans le présent article ne reflète que l’état de mes propres connaissances : il serait « présomptueux » (pour reprendre un terme cher à Hayek) de discuter une étude ou une « lecture » hayékienne, sans connaître l’auteur sur lequel elle porte au moins aussi bien que Hayek. Le lecteur pourra cependant facilement compenser – sinon excuser – cette lacune, en se reportant à la thèse de Jean-Louis Euvrad sur Adam Smith, où la lecture de Smith par Hayek se trouve précisément discutée5, ou encore à l’ouvrage de Jean-Pierre Dupuy Le sacrifice et l’envie, où certaines indications permettraient d’alimenter une discussion du même ordre6.
2Le paradigme hayékien de l’ordre spontané, je l’ai dit, n’est pas directement mon objet. Il me semble cependant qu’il serait naïf d’aborder les « lectures » hayékiennes et, par contrecoup, ma lecture de ces lectures, sans rien savoir de ce qu’est, pour Hayek, un ordre spontané. En disant cela, évidemment, je commence déjà à discuter les « lectures » en question, puisque je sous-entends que Hayek aborde les philosophes de la « tradition de l’ordre spontané » muni d’une idée préconçue de ce qu’il veut y trouver. De même que lorsque je parle, comme je viens de le faire, du « paradigme hayékien de l’ordre spontané », je juge déjà, insinuant que ce paradigme serait l’œuvre d’une construction et, pire encore, (au sens de Hayek), celle d’un esprit unique. Pour ma défense, trois choses. En premier lieu, les « lectures » hayékiennes que je discuterai ici se trouvent souvent intégrées dans les analyses propres de Hayek ; de sorte que, en dehors des études séparées que Hayek a consacrées à Mandeville et à Hume (mais pas à Ferguson), la frontière est parfois ténue entre la citation, le commentaire de la citation, et la thèse propre de Hayek. Dans certains cas, la même chose pourrait être dite, comme on le verra, à propos même des études séparées en question. En second lieu, il n’est pas, à dire vrai, anti-hayékien de penser que c’est dans l’œuvre de Hayek que l’on trouvera la plus complète description du fonctionnement des ordres spontanés, là où la compréhension de ce fonctionnement, par chacun des auteurs de cette « tradition », ne porterait que sur un aspect du problème. Dans cette hypothèse, l’œuvre de Hayek aurait le mérite, par exemple, de réunir, mieux, d’articuler, une description de l’ordre spontané du marché que l’on trouverait en germe chez Adam Smith et une description de l’ordre spontané du droit largement ébauchée par Hume. Bref, faire un détour par Hayek avant de discuter ses « lectures » n’est pas indu dès lors que l’on considère qu’il est le dernier auteur de la « tradition » qu’il repère : une inscription qu’il revendique d’ailleurs7. Enfin, et troisièmement, je crois que, sans une connaissance minimale de la manière dont Hayek lui-même comprend la formation des ordres spontanés, on perdrait cette partie non négligeable de l’intérêt de ses « lectures » : savoir ce que Hayek a en tête, et, dans certains cas (on me pardonnera cette audace) à quoi il veut en venir.
3J’emprunte donc d’emblée à Philippe Némo cette description du paradigme (hayékien) des ordres spontanés, une description qui nous servira de point de repère dans notre présentation et dans notre discussion de la lecture hayékienne de Mandeville, Hume et Ferguson :
Ce paradigme permet, d’une part, de comprendre la logique évolutionnaire de la sélection culturelle des règles de conduite ; comment le comportement local des individus conformément à certaines règles permet l’émergence d’un ordre social global et comment, en retour, en fonction de la performance du groupe dans son environnement physique ou social, ces règles sont, ou non, imitées par les individus d’autres groupes ou par les nouvelles générations et deviennent des valeurs ou des normes, selon la « causalité circulaire » caractéristique des systèmes auto-organisés. [par commodité, j’appellerai ce premier niveau diachronique]. Le même paradigme permet, à un second niveau « synchronique », de comprendre le fonctionnement de l’interaction sociale polycentrique, conformément à la vieille théorie, si rarement comprise, de la « main invisible ».8
1. L’ordre spontané chez Mandeville : évolution par croissance ou évolution par sélection concurrentielle ?
4Dès 1945, Hayek reconnaissait dans Mandeville non seulement, et comme il se doit, un penseur décisif de la division du travail et un théoricien original du langage mais, bien plus largement, le père d’une approche anti-rationaliste appelée selon Hayek à dominer la pensée anglo-saxonne du XVIIIe siècle, une approche qui « voyait en l’homme non pas un être supérieurement rationnel et intelligent, mais un être hautement irrationnel et faillible, dont les erreurs individuelles ne se trouvent corrigées qu’au cours d’un processus social »9. Vingt ans plus tard (1966), Hayek s’attachait à creuser le point souligné en prononçant, devant la British Academy, une conférence consacrée au « master mind » Bernard Mandeville10. Dans ses écrits ultérieurs, Hayek renvoie à cette conférence à chaque fois qu’il évoque celui qu’il met au point de départ de « l’optique évolutionniste »11. C’est dans ce texte que l’on trouve le détail de la démonstration d’une conclusion très souvent répétée par Hayek : avant Hume, quoique avec moins de distinction12, Mandeville avait mis en évidence l’existence d’une « classe » de phénomènes capables de résister à la traditionnelle dichotomie du « naturel » et de « l’artificiel », à savoir la classe de ces phénomènes qu’Adam Ferguson décrira plus tard comme « résultant de l’action de l’homme mais non de son dessein »13.
5L’étude que Hayek a consacrée à Mandeville lui permet d’affirmer – et je ne contesterai pas ce point – que l’auteur de la Fable des abeilles eut le mérite de lier « les deux idées jumelles de l’évolution et de la formation spontanée d’un ordre »14. Cette liaison d’idées joue, d’ailleurs, un rôle essentiel dans la conception hayékienne du paradigme de l’ordre spontané. Si l’on se reporte en effet à la présentation que j’en donnais plus haut (en citant Philippe Némo), on voit que l’idée d’évolution correspond, chez Hayek, au niveau diachronique du paradigme, celui de la sélection des règles, tandis que, sur une période donnée, ces mêmes règles constituent le cadre de « juste conduite » à l’intérieur duquel se joue la formation spontanée synchronique de l’ordre économique et social.
6Montrons d’abord, avec Hayek, comment, chez Mandeville, l’idée d’évolution en vient à rejoindre l’idée de la formation spontanée d’un ordre.
7Selon Hayek, l’auteur de la Fable des abeilles serait passé, entre 1705 (date de parution du poème « La ruche mécontente, ou les coquins devenus honnêtes ») et 1728 (date de parution de la Deuxième Partie de la Fable), d’un exercice de style voué à illustrer un paradoxe particulier, d’ailleurs déjà bien connu de certains auteurs antérieurs à lui15 (les vices privés font le bien public), à une thèse générale d’une tout autre ampleur. Cette thèse, estime Hayek, est double. Elle pose d’abord que
[…] dans l’ordre complexe de la société, les résultats de l’action des hommes diffèrent grandement de ce qu’ils ont visé […] les individus, en poursuivant leurs propres fins, qu’elles soient égoïstes ou altruistes, produisent des résultats bénéfiques aux autres hommes, résultats qu’ils n’avaient pas anticipés et qu’ils ignorent même peut-être.
8Elle pose ensuite que
[…] l’ordre social dans son ensemble, et même tout ce que nous appelons culture, est le résultat de recherches individuelles qui n’avaient pas ces fins en vue, mais qui étaient guidées vers elles par des institutions, des pratiques et des règles qui, elles non plus, n’avaient jamais été délibérément inventées, mais qui s’étaient développées à mesure que ce qui s’avérait utile se trouvait conservé.16
9 Pour Hayek, la première affirmation – celle qui correspond au modèle « synchronique » du paradigme de l’ordre spontané – est présente chez Mandeville, bien que l’insistance de cet auteur sur le caractère immoral des motifs humains placés à l’origine de l’ordre social (« self-liking » en tête) l’ait empêché de formuler une version de la « main invisible » qu’on pourrait qualifier de moralement neutre17. Hayek n’en considère pas moins (à juste titre me semble-t-il) que Mandeville parvint à s’abstraire suffisamment des connotations morales du paradoxe initial pour se convaincre principalement du fait que « les raisons pour lesquelles les hommes observent des règles sont très différentes des raisons qui firent prévaloir ces règles »18. De sorte que l’attention de Mandeville en vint finalement à se porter sur « l’origine de ces règles dont la signification pour l’ordre social est sans aucun lien avec les motifs qui poussent les individus à leur obéir »19. C’est précisément l’étude de cette origine qui permit à Mandeville de formuler la seconde affirmation que lui prête Hayek : les règles qui régissent l’ordre spontané de la société sont elles-mêmes le fruit d’une évolution. Hayek peut ici facilement prendre appui sur les très nombreux passages de la Deuxième Partie de la Fable, où Mandeville présente l’idée que la législation et les institutions politiques (comme par ailleurs la monnaie, le langage20, les lettres, la politesse, les arts – de l’art de construire des navires à l’art de gouverner les hommes – les techniques et les « savoir-faire ») résultent non pas du dessein d’un sage législateur ou d’un unique esprit, mais d’un « long processus d’essais et d’erreurs »21. Droit et institutions sont, pour reprendre les termes de Mandeville, « l’œuvre commune de plusieurs siècles »22. L’absence de dessein se trouve ainsi étroitement associée par Mandeville (et par Hayek à sa suite) aux défauts de l’intelligence humaine singulière, à laquelle vient heureusement suppléer l’expérience cumulée des générations23. Ainsi l’idée « d’évolution » rejoint sa « jumelle », celle de la « formation spontanée d’un ordre », par le truchement d’une même mise en cause du dessein humain ou, en termes plus hayékiens, de la « construction rationnelle ».
10Jusqu’ici, la lecture que Hayek fait de Mandeville me paraît juste, et même forte. Il est bien évident que Mandeville ne pousse pas très loin l’étude du niveau « synchronique » du paradigme de l’ordre spontané, et que son principal apport concerne l’aspect « diachronique » de ce même paradigme. Il n’en reste pas moins que les deux « idées jumelles » de l’évolution et de la formation spontanée d’un ordre se trouvent, dans son œuvre, fortement associées. Et si leur articulation n’est en aucun cas théorisée par Mandeville (ce que Hayek ne prétend pas), la suggestion de Hayek est stimulante, affirmant que c’est le constat d’une incommensurabilité entre les motifs des hommes (par exemple, la fierté) et les résultats de leur action sur l’ordre social (les règles des bonnes manières) qui aurait conduit Mandeville à s’interroger sur l’origine de tels « résultats » : une origine qui devait à l’évidence différer, en raison de l’incommensurabilité observée, d’une raison ou d’un projet.
11Il me semble néanmoins que la lecture de Mandeville par Hayek achoppe sur deux points.
12Le premier, c’est la question du dessein divin. Dans son étude sur Mandeville, Hayek remarque à juste titre que ce dernier est « souvent tenté de confondre le développement temporel des différentes institutions « avec un processus d’adaptation aux circonstances »24. Mais ce que Hayek ne dit pas, c’est que Mandeville est souvent tenté aussi de rapporter lesdites « circonstances » (telle l’existence, même dans les régions tempérées, de « bêtes féroces » poussant les hommes à se « prêter assistance mutuelle »25) à une Providence qui les dirige en sous-main. Certes, il n’est pas interdit de mettre les nombreuses références de Mandeville à la Providence26 sur le compte d’un ancien préjugé théologique que l’auteur de la Fable, peu à peu, aurait dépassé ou était en voie de dépasser. Il me semble néanmoins peu rigoureux d’affirmer, comme le fait Hayek à la fin de son étude sur Mandeville, que ce dernier aurait mis à bas « l’argument du dessein » si étroitement associé avant lui « à la religion », en montrant que « l’ordre moral et politique était le résultat d’un processus d’évolution et non pas d’un dessein »27. Si l’on s’en tient à la lettre du texte mandevillien et même si cela, contrairement à ce que voudrait Hayek, n’est pas d’un esprit parfaitement « moderne », il faut remarquer que Mandeville, dans la Deuxième Partie de la Fable, associe les références à la Providence divine à une théorie « culturelle » et « évolutive » des règles, des techniques et des institutions humaines. On peut aller plus loin. Il me semble que, dans l’esprit de Mandeville, les deux choses sont parfaitement compatibles. J’en veux pour preuve une tirade de Cléomène où ce dernier prend soin d’expliquer à Horace comment la « divine Providence » a pu « faire l’homme pour la société » sans le doter d’une sociabilité innée (amour pour son espèce, gouvernabilité)28. De même, montre Cléomène, que la nature « a fait le raisin pour le vin », de même, « la nature a fait l’homme pour la société » : que le premier soit propre à faire du vin et que le second soit propre à la vie en société, « c’est l’œuvre de la Providence ». Mais dans l’un et l’autre cas, la nature a « voulu » sans « exécuter elle-même ». Ce faisant, elle a laissé à une « sagacité humaine » lente et défectueuse le soin de découvrir a posteriori l’emploi des matériaux dont elle l’avait dotée. C’est exactement en ce point que l’expérience des siècles et la suite des générations vient suppléer au manque de génie des individus : « nos connaissances progressent par lents degrés, et il y a des arts et des sciences qui exigent l’expérience de bien des siècles avant d’arriver à un état d’achèvement tolérable ». L’articulation entre « dessein divin » et « invention humaine » peut encore se comprendre de la manière suivante : autant les sociétés humaines ne sont pas l’œuvre de la nature – leur caractère « boiteux » indique assez qu’elles sont le résultat d’un art humain procédant par « essais » et « épreuves » – autant le soin de leur « conservation » revient à la divine Providence29. Je ne prétends pas ici que Mandeville, muni de sa théorie de l’évolution culturelle, n’avait pas les moyens de mettre à bas le Dessein divin, je remarque simplement qu’il ne l’a pas fait et je crois à la sincérité de cette abstention. La critique de l’argument du dessein divin sera l’œuvre originale de Hume dans les Dialogues sur la religion naturelle. Chose remarquable : dans la cinquième partie des Dialogues, Hume utilisera contre l’existence d’un unique artisan divin l’idée mandevillienne d’une nécessaire division du travail entre individus ou entre générations, division indispensable au perfectionnement d’un art comme celui de la construction des navires, et division tout aussi indispensable – pour évoquer la « reprise » humienne – à l’amélioration, par essais et erreurs, de l’art de fabriquer des mondes30.
13Ma deuxième objection à la lecture de Mandeville par Hayek est plus lourde de conséquences : elle entend redresser ce qui me semble constituer une « distorsion » véritable. Mandeville est bien un référent adéquat pour penser la « croissance » des règles ou des pratiques : croissance que l’on peut légitimement appeler « évolution culturelle » dans la mesure où la Deuxième Partie de la Fable décrit bien les « pas » qui mènent de l’état sauvage à l’état de civilisation, croissance qui n’exclut pas l’idée de sélection, puisqu’elle s’effectue, selon lui, par « essais et erreurs ». En revanche, Mandeville ne dit mot d’une sélection concurrentielle de ces règles et pratiques, au sens où elle serait guidée par le différentiel d’efficacité et d’expansion des groupes qui les suivent. Hayek veut pourtant faire de l’évolution graduelle par essais et erreurs mise en évidence par Mandeville un synonyme de la sélection des règles par concurrence des groupes qui les pratiquent31. Et pour cause : Hayek identifie pour sa part les deux notions. Une pratique ne peut se généraliser, croit-il, qu’en « l’emportant » sur, qu’en « éliminant » des usages moins profitables, eux-mêmes pratiqués par des groupes moins « performants ». La fin de sa conférence sur Mandeville indique déjà ce télescopage : « je ne veux pas suggérer, bien sûr, que Mandeville aurait eu une influence directe sur Darwin (bien que David Hume en ait probablement exercé une). Mais il me semble que, sur bien des aspects, Darwin parachève un développement que Mandeville, plus que tout autre, avait enclenché »32. Les précautions d’usage disparaissent dans Droit, législation et liberté : pour les penseurs anglo-saxons du XVIIIe siècle, écrit Hayek dans cet ouvrage – renvoyant en note au rôle précurseur de Mandeville – le caractère ordonné de la société
[…] était dû largement à un processus d’abord décrit comme une "maturation", puis comme une "évolution", processus par lequel des pratiques qui avaient été d’abord adoptées pour d’autres raisons, ou même de façon purement accidentelle, furent conservées parce qu’elles procuraient aux groupes où elles étaient apparues une supériorité sur les autres groupes.33
14 On peut accorder à Hayek que l’idée de croissance est centrale dans la Deuxième Partie de la Fable et que les causes ou étapes de l’évolution de la société vers la civilisation s’y trouvent clairement répertoriées34. On doit lui objecter cependant que l’affirmation d’une sélection concurrentielle des pratiques ou des groupes en est absente. Et on n’en trouve pas trace non plus – j’y reviendrai – chez Hume ou Ferguson.
2. La convention chez Hume : l’impensé hayékien
15Hayek semble avoir découvert Hume plus tard que Mandeville35, un point qui n’est peut-être pas sans conséquence sur la lecture qu’il a faite de l’auteur du Traité de la nature humaine. Hume, en tout cas, apparaît vite à Hayek comme celui que Mandeville « a rendu possible ». Hume est présenté comme « le compagnon et le guide » de La constitution de la liberté (1960)36. En 1963, Hayek lui consacre une conférence : « The Legal and Political Philosophy of David Hume »37 et le met en bonne place dans l’essai de 1966 : « The Results of Human Action but not of Human Design »38. Hume, enfin, est maintes fois cité dans les trois volumes de Droit, législation et liberté (1973, 1976, 1979).
16Hume est peut-être l’auteur de la « tradition de l’ordre spontané » à qui Hayek décerne le plus d’éloges. C’est que Hume aurait formulé un faisceau d’arguments convergents (rationalisme « critique », utilitarisme « restreint », énumération des trois règles de juste conduite qui suffisent à définir des « domaines protégés » individuels39, antériorité du droit sur la loi, évolutionnisme) qui semblent le désigner comme le théoricien le plus complet du paradigme de l’ordre spontané tel que l’envisage Hayek. De surcroît, Hume lui semble situé au croisement de la tradition de l’ordre spontané et de celle de la rule of law 40, conjuguant ainsi une théorie du droit et une théorie de la liberté dignes d’un esprit fort et, pour tout dire, pré-hayékien41. Le Prix Nobel d’Economie estime, en outre, que les Political Discourses de Hume ont constitué « une contribution décisive à la compréhension de la théorie monétaire »42. Hume est, de plus, un formidable penseur de l’opinion, une notion chère à Hayek43. Ce dernier trouve encore chez Hume une anticipation de sa propre conception de la « double tâche des gouvernants », soit, premièrement, le maintien du respect des « règles de juste conduite » qui sont au fondement de l’ordre social et, deuxièmement, la fourniture, par l’Etat, d’un certain nombre de « services » (fourniture limitée à ce que le marché ne peut pas prendre en charge)44. Enfin, Hume se trouve convoqué pour infirmer la possibilité d’une quelconque « justice sociale »45. Je m’en tiendrai, dans ma discussion, à la lecture hayékienne des arguments humiens qui concernent spécifiquement l’ordre spontané. J’en retiendrai trois.
17Le premier de ces arguments, Hayek le trouve dans une citation du Traité de la nature humaine qui semble faire écho au paradoxe mandevillien (connotations morales en moins) et qui paraît surtout anticiper la formule déjà citée de Ferguson. Hume écrit dans la troisième partie du Traité de la nature humaine que le « système de conduite » fondé sur le respect des lois fondamentales de la justice « est évidemment avantageux pour le groupe, bien que ses inventeurs ne l’aient pas destiné à cette fin »46. Hayek croit pouvoir traduire ainsi l’assertion de Hume : les règles de justice « ne furent pas délibérément inventées par les hommes pour résoudre un problème qu’ils percevaient »47. Cette traduction revient, en somme, à faire du « plan de justice » humien (et non pas seulement, comme le dit explicitement Hume, de « l’intérêt public ») un « phénomène » ayant échappé au dessein des hommes.
18Cette lecture selon moi ne tient pas, et cette distorsion est due, je crois, au fait que Hayek ne prête aucune attention à la définition de la convention chez Hume. La convention, écrit Hume est un « sens général de l’intérêt commun », sens qui conduit les membres de la société (non sans une certaine progressivité dont je rendrai compte ensuite) « à régler leur comportement selon certaines règles »48. Une telle définition, à l’évidence, cadre mal avec la radicale inconscience que Hayek prête aux hommes lorsqu’ils s’accordent sur des règles de juste conduite. Ainsi peut-on lire dans Droit, législation et liberté que les règles de juste conduite se développèrent « parmi des hommes qui n’avaient aucune idée de ce que serait la conséquence de leur observance générale »49. Mon objection ici ne consiste pas à dire que la convention humienne ne saurait relever d’une certaine forme d’ordre spontané : je l’ai moi-même fait dépendre, dans ma thèse, d’une autorégulation50. Mon objection consiste à dire que la convention humienne ne relève pas du modèle synchronique de l’ordre spontané tel que l’entend Hayek (la main invisible). Certes, Hume dit bien que « l’intérêt public » n’a pas été directement visé par les hommes lorsqu’ils se sont accordés, par convention, sur les règles fondamentales de la justice (pour la bonne raison que ces règles seraient inutiles si un tel accord était possible). Cependant, Hume ne dit à aucun moment, comme l’affirme Hayek, que le problème résolu par les règles échapperait radicalement à l’attention et à la compréhension humaines. Hume dit même exactement le contraire :
[…] j’observe qu’il sera de mon intérêt de laisser autrui en possession de ses biens, pourvu qu’il agisse de même avec moi. Il a conscience d’avoir un intérêt semblable à régler sa conduite. Quand ce sens commun de l’intérêt est mutuellement exprimé et qu’il est connu des deux, il produit une résolution et un comportement qui lui correspondent.51
19Il me semble que Hume, ici, nous permet de penser une forme d’ordre spontané différente du modèle « synchronique » hayékien, un modèle que Hayek, la plupart du temps, rapporte à la « main invisible » du marché52. Dans l’ordre du marché, montre Hayek livre après livre, les intérêts et les objectifs humains sont différents et incommensurables. Guidés par ces signaux impersonnels et abstraits que sont les prix, les agents se trouvent contribuer sans le vouloir et sans le savoir à l’intérêt commun, selon un « mécanisme impersonnel de coordination »53. La convention humienne offre un tout autre modèle : celui d’une coordination consciente et même « résolue », où chaque application des règles de justice ne s’accomplit qu’en référence et dans l’attente d’une semblable régularité chez autrui. La « main invisible » du marché, d’un côté, et la convention humienne, de l’autre, me semblent ainsi constituer deux modèles différents décrivant la formation « synchronique » spontanée de l’ordre social. Dans un cas, l’absence de visée du bien public et l’absence d’accord préalable s’accompagnent de poursuites intéressées diverses et incommensurables ; une coordination abstraite et impersonnelle s’ensuit. Dans l’autre, l’absence de visée du bien public et l’absence d’accord préalable s’accompagnent d’un « sens général de l’intérêt commun » ; ce sens induit une coordination concrète et déterminée.
20Un deuxième argument permet à Hayek de « lire » dans le texte humien sa propre théorie de la formation des ordres spontanés. Cet argument constitue le pendant diachronique du précédent. Hayek part du constat suivant, qui me paraît juste : « Hume prend grand soin de montrer, pour chacune de ces règles, comment l’intérêt personnel conduit à la généralisation de leur observation et à leur renforcement final »54. Hayek relève notamment la formule par laquelle Hume explique que la première « loi de nature » (la règle sur la stabilité de la possession, première des trois règles fondamentales de justice) « se développe peu à peu, acquérant des forces en progressant lentement et par l’expérience répétée des inconvénients liés à sa transgression »55. Hayek juge à bon droit que cette progressive installation s’applique aussi bien aux deux autres « lois de nature » : transfert de la propriété par consentement, obligation des promesses. Et il a raison de relever qu’elle s’apparente encore, dans l’esprit de Hume, à l’émergence graduelle des langues ou des mesures communes de l’échange56. Les règles de la justice s’installent, donc, et s’installent « par degrés ». Hayek comprend cette installation de la manière suivante : « le droit et la morale, comme le langage et la monnaie, ne sont pas, comme on dit, des inventions délibérées mais des institutions ou des "formations" issues d’une croissance »57. Une formule qui apparaissait quelques pages plus haut nous indique ce que Hayek entend ici par « croissance » : « Hume démontre que nos croyances morales […] constituent un "artefact" au sens particulier qu’il prête à ce mot, à savoir, ce que l’on pourrait appeler un produit de l’évolution culturelle. Dans ce processus d’évolution, ce qui s’avéra favorable à l’effort humain prévalut, et le moins bénéfique fut abandonné »58. Une ultime traduction darwinienne s’ensuit dans Droit, législation et liberté, où Hayek s’autorise à parler « du concept d’évolution culturelle de Bernard Mandeville et David Hume », concept censé décrire « un processus d’évolution sélective » véritablement pré-darwinien59.
21Disons d’abord un mot du pré-darwinisme. J’ai déjà montré, à propos de Mandeville, que de la croissance des institutions à leur sélection concurrentielle il y avait un pas que Hayek a franchi seul. Pour ce qui est de Hume, Hayek croit pouvoir étayer son interprétation sur certaines citations des Dialogues sur la religion naturelle, notamment celle qui évoque une « guerre perpétuelle […] allumée entre les créatures vivantes »60. Mais comme l’a montré Didier Deleule, une simple « conception antagoniste du vivant », en l’absence d’une théorie de l’évolution, n’est nullement pré-darwinienne : elle est toujours et encore épicurienne61. A fortiori, la seule mention, dans les Dialogues, d’une guerre perpétuelle entre espèces vivantes ne saurait démontrer que le caractère progressif de l’installation des règles de justice se serait identifié, dans l’esprit de l’auteur du Traité, à une évolution sélective concurrentielle.
22Mais il y a plus ennuyeux. Non seulement le passage de la notion d’évolution par croissance à celle d’évolution par sélection concurrentielle demanderait légitimation, mais on ne trouve même pas chez Hume une théorie de la croissance séculaire des règles de justice, une théorie de type « mandevillien ». Si l’on peut, en effet, accorder à Hayek que Hume thématise très explicitement l’installation de la convention de justice (par contraste avec l’instantanéité d’une promesse inaugurale qui n’eut jamais lieu), Hume invalide par ailleurs tout aussi explicitement l’idée qu’une telle installation serait l’œuvre des siècles, l’œuvre conjointe des générations. J’en veux pour preuve cette mise au point critique de Hume à l’égard de la fiction de l’état de nature, une mise au point dont on peut penser que, sur un point précis, elle vise spécifiquement Mandeville et son insistance sur la « longueur de temps » séparant l’état sauvage de l’état de société : puisque, écrit Hume,
[…] c’est par l’institution de la règle qui vise la stabilité de la possession que [la passion de l’intérêt personnel] se contraint elle-même, si ladite règle était très abstruse et d’invention difficile, il faudrait considérer la société en quelque sorte comme accidentelle et comme l’œuvre de générations nombreuses. Mais si l’on découvre que rien ne peut être plus simple que cette règle […] on peut considérer à juste titre [la] toute première situation ou [le] tout premier état [des hommes] comme sociaux.62
23Ainsi, le processus graduel de l’installation de la convention juridique qui fonde l’ordre social ne se confond pas chez Hume avec un processus « évolutionnaire ». Peut-être est-ce l’existence de la « liaison d’idées », repérée chez Mandeville, entre « évolution » et « formation d’un ordre spontané » qui conduisit Hayek à projeter la même liaison sur l’œuvre de Hume63 ? Peut-être est-ce la conviction de la « jumellité » de ces deux idées qui fit penser à Hayek qu’un ordre spontané se constituant progressivement ne pouvait que s’identifier à une évolution culturelle séculaire? Il demeure que si l’on se reporte précisément à la conception humienne de la convention, et si l’on cherche à comprendre le mode d’ajustement progressif des actions en quoi elle consiste, on voit bien que l’absence de visée de l’intérêt public s’accompagne chez Hume, d’abord, et comme je l’ai déjà montré, d’une « conscience » ou d’un « sens » de l’intérêt commun incompatible avec l’idée hayékienne selon laquelle les règles de juste conduite échapperaient à toute compréhension et à tout projet. Elle s’accompagne ensuite d’un progressif renforcement de ce sens de l’intérêt commun et des comportements réglés qui en sont issus, « renforcement » qui diffère radicalement d’une émergence trans-générationnelle. L’une et l’autre de ces deux distorsions de la lecture hayékienne sont dues, je crois, au simple fait que la convention humienne est un impensé hayékien.
24À dire vrai, la seconde méprise n’est peut-être pas aussi innocente que la première. Il me semble en effet que Hayek sait que la lecture « évolutionnaire » qu’il fait de l’installation des règles de justice chez Hume pose problème. Ce « problème » pourrait être formulé ainsi : s’il est vrai, comme le montre Hume, que l’ordre de la société est inséparable de l’existence des trois règles fondamentales de la justice, comment ces mêmes règles pourraient-elles être, comme l’affirme Hayek, le fruit d’une lente sélection des plus efficaces sur les moins efficaces ? « Évolution convergente », répond Hayek dans Droit, législation et liberté 64 ! Et Hayek précise le sens de cet emprunt à la biologie : « des systèmes initialement très différents » auraient finalement convergé vers un même système de règles « du fait des avantages associés à tous les mouvements de rapprochement avec son orientation »65. Mais c’est là, encore une fois, faire des règles de justice le résultat d’une lente émergence et c’est penser, de surcroît, que les « nécessités de la nature humaine » (expression humienne) ne se seraient faites que progressivement sentir, deux idées parfaitement étrangères au texte humien66. Le recours à la notion d’évolution convergente est à l’évidence un tour de passe-passe : Hayek ne peut tout simplement pas dire à la fois que les règles de justice se trouvent sélectionnées grâce à un différentiel d’efficacité (la Grande Société fondée sur l’ordre du marché apparaissant ainsi au cours du temps comme le système le plus avantageux et, par conséquent, comme le système global) et poser, avec Hume, que la convention juridique est indissociable de l’état social, quel qu’il soit (de la petite société primitive sans gouvernement aux grandes sociétés raffinées).
25La lecture que Hayek fait de l’ordre spontané du droit repose sur un troisième argument : celui de l’utilité « générique » de l’ordre juridique, une utilité dont Hayek montre souvent qu’elle fut parfaitement mise en évidence par Hume.
26Indiquons d’abord en quoi consiste, dans l’esprit de Hayek, le lien entre « l’utilité générique » des règles de droit (encore appelée par Hayek « logique fonctionnelle » de ces règles) et l’existence d’un ordre spontané. Ce lien ne se comprend qu’en introduisant dans l’affaire un troisième terme, celui d’« ordre abstrait », et en précisant que l’ordre « spontané » du droit, chez Hayek, se définit aussi comme un ordre « abstrait ». Le lien recherché, dès lors, est le suivant : « l’obligation de respecter [des] règles abstraites sert à protéger un ordre tout aussi abstrait, dont les manifestations particulières sont largement imprévisibles »67. En retour, « cet ordre ne sera préservé que s’il est généralement tenu pour certain que ces règles seront imposées dans tous les cas, sans égard aux conséquences particulières que tel ou tel peut en attendre »68.
27Hayek a raison de penser que, dans l’esprit de Hume, seule l’utilité générique des règles de justice est à même de « maintenir l’ordre abstrait »69. Pour le montrer, il prend appui sur les passages du Traité de la nature humaine ou de l’Enquête sur les principes de la morale où Hume écrit que, tandis qu’un acte de justice considéré isolément contrevient fréquemment soit à l’intérêt privé, soit à l’intérêt public, soit aux deux, le système de toutes les applications de la justice s’avère, lui, bénéfique et aux individus, et au « tout ». Hayek reconnaît dans ces passages l’expression d’un utilitarisme « indirect », « restreint » ou encore « générique »70, et il y découvre une parfaite analyse du fonctionnement d’un ordre « abstrait ». De sorte qu’il peut affirmer que, dans l’esprit de Hume, c’est l’ordre général lui-même « et non certains buts ou résultats particuliers qui doit guider l’application des règles si l’on veut qu’un ordre en résulte »71.
28A supposer que Hayek n’entende pas sous ce « doit » une sorte d’imprécation morale, cette lecture semble juste. Que l’ordre juridique soit, dans l’esprit de Hume, un ordre « général » ou « abstrait », Hayek a raison de le penser. Et il a raison de dire que l’utilité des règles a été saisie par l’auteur du Traité comme une utilité « générique ».
29Mais faut-il penser, pour autant, que Hume, dans ces passages, « élabore la distinction entre les règles de justice générales et abstraites et les buts particuliers de l’action individuelle et publique »72 ? Faut-il comprendre que Hume a en tête, et d’une certaine manière déjoue, d’une part l’équivalent de ce que Hayek appellerait une conception « constructiviste » du droit (celle qui place le « commandement » et les buts publics « concrets » avant la « loi » et l’ordre juridique « abstrait ») et, d’autre part, l’équivalent ou l’ancêtre de notre moderne revendication de « justice sociale »73 ?
30Je ne le crois pas, bien qu’une telle lecture ne me semble pas complètement hors de propos. J’en proposerai une autre, plus textuelle.
31L’horizon de la distinction que fait Hume entre les applications particulières de la justice et l’utilité « schématique » de son plan est celui-ci : Hume cherche, avant toute chose, à montrer que la justice est une vertu artificielle et, en aucun cas une vertu naturelle. Les « quelques réflexions supplémentaires sur la justice et l’injustice » de son Traité contiennent ainsi le raisonnement suivant. Les « principes naturels et variables » que sont les motifs « courants » du comportement humain tendent à « s’adapter aux circonstances »74. Aussi tendraient-ils, s’ils étaient à l’origine de l’application des règles de justice, à prendre en considération le « mérite » des justiciables ou la perspective de l’utilité « immédiate » du public. « Mais on remarque aisément [qu’une telle considération] produirait une confusion sans bornes dans la société des hommes […]. Ce fut donc en percevant cet inconvénient que les hommes […] se sont accordés sur le fait de se contraindre eux-mêmes par des règles générales »75. La conclusion de ce raisonnement par l’absurde va de soi : les règles de justice, et cette vertu elle-même, « ne peuvent provenir que de conventions humaines »76. Le raisonnement de Hume pourrait, en somme, se résumer ainsi : la conduite « inflexible » en quoi consiste la justice est nécessairement anti-naturelle du simple fait que les « principes naturels » sont, eux, éminemment variables. C’est cette même opposition de l’artificiel et du naturel qui est l’objet de Hume lorsqu’il revient, dans le troisième appendice de l’Enquête sur les principes de la morale, sur le contraste entre les applications isolées de la justice et l’utilité générique de son « plan ». Les efforts de la bienveillance, vertu naturelle, y sont comparés à la construction d’un mur « qui continue de s’élever à chaque pierre qu’on entasse », tandis que l’utilité issue de la justice, vertu artificielle, se voit comparée « à la construction d’une voûte dont chaque pierre, si elle était isolée, tomberait sur le sol et dont l’édifice entier n’est soutenu que par l’assistance mutuelle et la combinaison de ses parties »77. C’est encore une fois la non-naturalité de la justice qui se trouve ici marquée : là où l’utilité de la vertu naturelle de bienveillance s’éprouve à la fois en chaque occurrence, et dans l’ensemble de ses applications, l’utilité de la vertu artificielle de justice est uniquement celle de l’ensemble nécessairement convergent de ses applications.
32De cette mise en contexte on peut tirer, me semble-t-il, la conclusion suivante. Lorsque Hume s’intéresse à l’utilité générique de la justice, il ne prétend pas donner une leçon à ceux (gouvernants ou justiciables) qui prétendraient redresser les « maux ou inconvénients »78 particuliers, nécessairement associés à une application inflexible de ses règles. Si leçon il y a, elle s’adresse bien plus directement aux philosophes qui prétendaient faire de la justice une vertu naturelle : Francis Hutcheson notamment, qui dans sa Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu (1725) voyait dans les « droits » des hommes (droit de propriété notamment) autant d’« idées morales complexes » dérivées d’un « sens moral ». On devine pourquoi Hayek s’est montré tout à fait insensible à ce débat : Hayek considère que Hume, en rapportant la justice à l’artifice plutôt qu’à la nature, a d’une certaine manière choisi le mauvais terme79.
33Une chose est sûre en tout cas, qui nous fait rejoindre une précédente discussion. Hayek a tort de penser que, chez Hume, l’utilité générique des règles de justice serait due au fait qu’elles ont « évolué au cours des générations »80. L’utilité du droit chez Hume est « schématique », massivement et une fois pour toutes incorporée dans les règles ; elle n’est pas le fruit de leur évolution.
3. Adam Ferguson : la formation spontanée des établissements humains et la question du déclin de la liberté politique
34Hayek n’a pas consacré d’étude particulière à Adam Ferguson. Mais la formule extraite de l’Essai sur l’histoire de la société civile – « résultat de l’action de l’homme mais non de son dessein »81 – vient ponctuer toutes les discussions qu’il consacre à la « classe » des phénomènes échappant à la « fausse dichotomie du " naturel " et de " l’artificiel " »82. Hayek estime que les moralistes anglo-écossais du XVIIIe siècle non seulement ont repéré cette « classe », mais qu’ils ont également créé, pour la saisir, une catégorie « nouvelle ». La formule de Ferguson décrit cette catégorie. Cette formule a le mérite, en somme, de donner une description de ce que l’on pourrait nommer, en termes modernes, les ordres sociaux spontanés, ces « phénomènes » dont Hayek estime qu’ils constituent, d’une manière générale, « l’objet des sciences sociales théoriques »83 et que, par conséquent, il prend lui-même pour objet.
35L’apport de Ferguson, dans l’esprit de Hayek, ne se réduit cependant pas à une formule. Ainsi Ferguson apparaît-il comme l’un de ceux qui, aux côtés de Hume, Smith et Andrew Millar, sut en finir avec le mythe des législateurs84. Hayek reconnaît encore en Ferguson l’un des auteurs qui « lorsqu’ils parlaient d’utilité, paraissent avoir envisagé cette utilité comme favorisant une espèce de sélection naturelle des institutions, et non pas comme déterminant les hommes à les choisir délibérément »85. Ferguson est également, pour Hayek, celui qui (avec Adam Smith) a fourni, « dans le domaine économique », une théorie qui rendait compte de « la formation de types réguliers de relations humaines qui n’étaient pas le but conscient d’actions humaines »86 et l’un des rares qui, dans ce même domaine, n’ont pas « tonné » contre le « luxe » propre aux sociétés raffinées87. En outre, Hayek a vu dans Ferguson l’un de ceux qui, parmi les « libéraux classiques », affirma « avec le plus d’insistance » que « la loi et la liberté étaient indissociables »88. De sorte que Ferguson apparaît à ses yeux comme un tenant de ce qu’il nomme la « tradition britannique » de la liberté89, tradition indissociable, pour lui, d’une « philosophie de la croissance »90. Ferguson enfin se trouve particulièrement distingué, avec Adam Smith, dans le dernier ouvrage de Hayek : ces deux auteurs ont, les premiers, fait un « usage systématique » « des concepts jumeaux de formation d’ordre spontané et de sélection évolutive », concepts qui n’émergeaient que « graduellement » dans les œuvres de Mandeville et de Hume91.
36Ma discussion de la lecture hayékienne de Ferguson portera sur deux points. Je m’interrogerai tout d’abord sur le sens qu’il convient d’accorder à la fameuse « formule », en me demandant si Hayek a raison de penser que Ferguson, allant plus loin, conçoit d’une manière générale la formation des établissements humains sous le double paradigme de l’ordre spontané et de l’évolution. J’examinerai ensuite conjointement les conceptions fergusoniennes de l’ordre économique marchand et de la liberté pour voir si c’est à juste titre que Hayek invoque le patronage de Ferguson sur ces points.
37Afin d’évaluer le sens qu’a accordé Hayek à la « formule » extraite de l’Essai, il n’est pas inutile de revenir au contexte dans lequel elle prend place. Hayek ne l’ignore pas d’ailleurs, qui, dans La constitution de la liberté, cite la phrase extraite des Mémoires du cardinal de Retz sur laquelle Ferguson étaye sa propre formulation92. Il s’agit très précisément d’une citation de Cromwell, insérée dans une réplique du Président Bellièvre à De Retz : Cromwell aurait dit un jour à M. de Bellièvre « que l’on ne monte jamais si haut que quand l’on ne sait où l’on va »93. Dans l’Essai, Ferguson commentait cette phrase de la manière suivante :
Cromwell disait que jamais un homme ne s’élevait si haut que lorsqu’il ne savait où il allait ; la même chose peut être dite, avec plus de raison encore, à propos des sociétés. Elles admettent les plus grandes révolutions, lors même qu’elles n’ont pas l’intention de faire le plus petit changement. Et les hommes politiques les plus déliés perçoivent rarement jusqu’où l’Etat peut être conduit, conséquemment à la réalisation de leurs projets.94
38Le mythe du Génial Législateur s’en trouvait, par là-même, fortement ébranlé. De fait, c’est bien une critique serrée de ce mythe qui encadre, dans l’Essai de Ferguson, la fameuse formule isolée par Hayek. « Nous ne voyons pas de constitution qui ait été formée par un plan délibéré, aucun gouvernement copié d’après un plan préétabli »95 ; « la multitude est orientée, dans les institutions et les mesures qu’elle adopte, par les circonstances dans lesquelles elle se trouve. Et il est rare que celles-ci furent transformées pour adopter le projet d’un seul »96. Surgit ici un écart frappant entre, d’un côté, les « circonstances qui définissent les conditions de chaque nation » et, de l’autre, la prévoyance d’un esprit unique. Les premières ne sont-elles pas « infinies », « changeantes », parfois « imperceptibles » et, surtout, imprévisibles ? Ne sont-elles pas encore, pour partie, des résultats de l’action humaine 97 ? C’est dire que seule « l’expérience » – et en aucun cas la « prévoyance » – est à même de les découvrir. « Circonstances » et « expérience » suppléent ainsi, dans l’explication de Ferguson, au « génie » et à la « prudence » supposés des fondateurs d’État. C’est d’abord en ce sens que les institutions politiques apparaissent à ses yeux comme le résultat de l’action humaine, et non d’un dessein particulier.
39Hayek a-t-il raison de lire dans la formule de Ferguson une mise en évidence plus large : celle de la formation spontanée d’un ordre ? On sait que, chez Hayek, la critique du législateur unique constitue une modalité de la réfutation générale de la conception « constructiviste » du droit98. On sera frappé, de plus, de la très grande proximité entre la pensée de Ferguson et celle de Hayek, lorsque l’un et l’autre affirment que les législateurs de l’Antiquité furent des énonciateurs du droit existant, et non pas des réformateurs99. Est-ce à dire que, pour Ferguson, affirmer que les institutions politiques « sont, en vérité, le produit de l’action des hommes et non le résultat d’un dessein particulier » participait de la mise en évidence d’une véritable « catégorie » de phénomènes ? Je pense que oui, et le repérage, par Hayek, d’une telle conception chez Ferguson, mérite d’être salué. C’est bien de la même manière en effet que Ferguson rend compte, d’une part, de la naissance de la subordination politique ou des formes particulières de cette subordination (les différents régimes) et, d’autre part, de l’apparition des lois civiles ou de celle des arts du commerce : dans tous ces cas (qui regroupent en somme l’ensemble des « établissements humains ») « les hommes, en suivant l’impulsion du moment, en cherchant à remédier aux inconvénients qu’ils éprouvent, à se procurer les avantages qui sont à leur portée, parviennent à des fins qu’ils n’auraient pu prévoir ni imaginer »100. Evidemment, le « constructivisme rationaliste » qui se trouve ici déjoué par Ferguson n’est autre que le contractualisme. « L’histoire de la subordination » (section de l’Essai d’où Hayek a extrait la fameuse formule) vient ainsi, d’une certaine manière, compléter la réfutation engagée dans la première section de l’Essai (« L’état de nature »). Hayek le sait bien d’ailleurs, qui note dans La constitution de la liberté, que « l’intuition antirationaliste des événements historiques » d’un Smith ou d’un Ferguson s’exerçait à l’encontre « de l’idée que la société civile aurait été formée par un sage législateur originel ou une sorte de "contrat social" initial », lui-même entendu comme l’improbable regroupement « d’hommes intelligents se réunissant pour délibérer des moyens de refaire le monde à neuf »101. Il n’en reste pas moins que cette critique du contractualisme s’accompagne bien chez Ferguson de l’élaboration d’un autre mode d’explication que Hayek caractérise, avec raison, d’ « évolutionniste ». De sorte qu’à travers son « histoire de la subordination », histoire où « l’instinct […] eut plus de part que la raison »102, Ferguson met en place un modèle de la formation spontanée des établissements humains que Hayek, à bon droit et non sans mérite, a su repérer. On pourrait du reste convoquer, pour renforcer la lecture hayékienne de la « formule » de Ferguson, un autre passage de l’Essai – d’ailleurs cité par Hayek dans La constitution de la liberté103 –
[…] tous les établissements n’ont-ils pas été formés par des perfectionnements successifs, dont on ne prévoyait pas les conséquences générales dans le temps qu’on les fit ? C’est ainsi que les choses en sont venues à un tel degré de complication que toute la capacité dont la nature humaine fut jamais capable n’eût pu seulement en concevoir le projet, et que nous ne pouvons même encore en embrasser toute l’étendue, maintenant qu’elle existe et s’exécute sous nos yeux.104
40Il est incontestable que Ferguson saisit quelque chose ici, de ce que Hayek désignerait comme le « saut en complexité » si typique des ordres « polycentriques »105 et, plus généralement, des systèmes auto-organisés106.
41Envisageons à présent, conjointement, les conceptions fergusoniennes de « l’ordre économique » et de la « liberté ». Plus précisément, voyons si Hayek a raison de supposer que Ferguson reconnaît dans le règne de la loi, au sens large, et, plus particulièrement, dans les règles de juste conduite régissant l’ordre marchand, des protections suffisantes pour la liberté.
42Précisons d’abord que cette question de la liberté n’est que l’un des angles d’attaque possibles pour discuter la lecture de Ferguson par Hayek. Une discussion d’une toute autre ampleur serait possible, qui porterait directement sur la conception fergusonienne de l’ordre marchand. Elle consisterait à se demander, comme d’autres l’ont fait à propos d’Adam Smith, si le constat de l’efficience de l’ordre du marché – qui prend, chez Ferguson, la forme d’une véritable reconnaissance de la supériorité de la « société » commerçante – n’est pas mitigé chez lui par une critique de ce même ordre. La réponse est, bien évidemment, que cette ambiguïté existe chez Ferguson : on pourrait largement la développer en prenant appui sur l’introduction de Claude Gautier à son édition de l’Essai, qui montre très précisément comment, chez Ferguson, la division des activités essentielle à l’ordre du marché et qui fait progresser le commerce et les arts, « n’est que cela et ne permet pas de renforcer pour autant les conditions morales indispensables au déploiement de la nature humaine dans toute sa plénitude »107.
43Ma discussion empruntera, en somme, l’un des angles d’attaque de la large discussion dont je viens de donner une idée. Elle consistera à demander si les règles et les lois déterminant (en particulier sur le marché) l’espace de liberté où chacun peut décider de ses actions suffisent à définir, pour l’auteur de l’Essai sur la société civile, ce qu’est la liberté.
44On sait que tel est le cas chez Hayek. La « liberté individuelle » se définit pour lui comme « absence de coercition » et, plus précisément, comme « la possibilité d’agir selon ses propres décisions et projets ». Corrélativement, la « liberté politique », entendue comme « la participation des hommes au choix de leur gouvernement, au processus de la législation, et au contrôle de leur administration », n’est pas requise pour définir la liberté individuelle108. C’est bien plutôt sur le marché que cette dernière se déploie, sur cet « ordre » où « un ajustement mutuel des activités spontanées d’individus se trouve réalisé […] pourvu que chaque personne connaisse les frontières de sa sphère d’autonomie »109. Enfin, que l’on se place du point de vue de « l’ordre du marché », ou que l’on se place du point de vue, plus général, de « l’ordre du droit », c’est toujours la « loi » (« règles générales de juste conduite », « Etat de droit ») qui est toute « la garantie de la liberté de l’individu »110.
45Il me semble que la position de Ferguson dans l’Essai est tout autre. Non seulement Ferguson y associe la « liberté individuelle » et la « liberté politique », mais il y explique, surtout, que la seconde peut s’absenter des sociétés où la première paraît le mieux assurée. Si en effet
il est un peuple dont la politique, dans tous ses raffinements intérieurs, a pour objectif avoué de mettre en sûreté la personne et la propriété du sujet, sans s’embarrasser de son caractère politique, sa constitution peut être libre, mais ses membres peuvent alors devenir indignes de cette liberté qu’ils sont peu aptes à conserver.111
46 Tel est le spectre redoutable de la décadence, un aspect de l’Essai de Ferguson que Hayek passe complètement sous silence112. On devine à quel compte Hayek aurait pu verser la théorie fergusonienne de la decay. Repérer, comme le fait Ferguson, comment la perfection humaine s’est trouvée dévoyée, dès lors qu’on la transportait « du caractère à l’équipage »113, n’est rien d’autre, aurait pu penser Hayek, qu’une énième variation « moralisante » sur l’antinomie du commerce et de la vertu. Comme d’autres, Ferguson aurait ainsi buté sur l’obstacle épistémologique qu’a constitué la formulation morale du paradoxe mandevillien. Il reste qu’en ne disant rien de la théorie fergusonienne de la décadence, Hayek passe en même temps sous silence l’une de ses modalités essentielles : la mise en évidence du déclin de la liberté politique. Or, d’une part, ce repérage ne se confond pas avec celui de la « corruption morale » dans les sociétés commerçantes ; ou, plus exactement, il donne à cette « corruption » le sens plus large d’un abandon des valeurs politico-morales114. D’autre part et surtout, le repérage, par Ferguson, du déclin de la liberté politique dans les sociétés raffinées nous montre à quel point sa conception de la liberté s’étend bien au-delà (ou, plus exactement, en deçà) de la garantie, par la loi, de domaines protégés individuels. Autant en effet cette dernière garantie se trouve réalisée dans les sociétés marchandes, autant son « fondement » même, à savoir « la jalousie d’un peuple libre », tend à s’en absenter. Citons l’Essai :
La sûreté des personnes, la garantie des propriétés, qui peuvent être très clairement définies dans la lettre même des statuts, dépendent, pour leur préservation, de la vigueur et de la jalousie d’un peuple libre […] il est encore plus évident que ce que nous avons appelé la liberté politique, ou bien encore le droit de l’individu à agir, dans sa situation, pour lui-même et pour la communauté, ne peut perdurer sans ce même fondement. Les formes de la procédure civile peuvent mettre hors d’atteinte les personnes et les biens, mais les droits de l’esprit et de l’âme, il n’y a que les forces de l’esprit et de l’âme qui puissent les défendre.115
47On voit ici que ni ce que l’on nommera « Etat de droit », ni le fait que la loi, ainsi que l’affirme ailleurs Ferguson, « doive avoir un rapport principal à la propriété »116, ne fondent à eux seuls la liberté – comme le voudrait Hayek. Il y a plus. L’émergence spontanée et la généralisation de l’ordre marchand d’une part et, d’autre part, la transformation progressive des établissements politiques en des mécanismes complexes et bien combinés (selon un « ordre spontané » que nous présentions plus haut) ne sont pas pour rien dans l’engourdissement des « forces de l’esprit et de l’âme » évoqués par Ferguson, et dans le déclin de la « liberté politique » qui, à ses yeux, s’ensuit. C’est en effet lorsque l’ordre des activités humaines devient purement lucratif, anonyme, automatique, et pour tout dire « abstrait », que la liberté se perd. La division des professions indissociable des progrès du commerce n’y est pas pour rien d’ailleurs : c’est elle qui, notamment en établissant « une distinction entre les professions militaires et les professions civiles », met « dans des mains différentes la jouissance et la garde de la liberté »117. Aussi la description du remarquable et complexe mécanisme de la division du travail s’accompagne-t-elle toujours, chez Ferguson, d’une évaluation de ses conséquences politiques et morales : la séparation des professions « remplace le génie inventif dans chaque art par des règles et des formes, elle rompt, en quelque sorte, les liens de la société et éloigne les individus du théâtre commun de leurs occupations, là où les mouvements de l’âme et les forces de l’esprit trouvent à s’exercer avec le plus de bonheur »118. La distension de ces « liens » et l’empêchement de ces « mouvements », écrit-il, laissent la liberté sans « défense ». Et le « régime du despotisme » n’a plus grand mal, alors, à s’installer, achevant de transformer en un « troupeau d’esclaves »119 ceux qui ne sont déjà plus « résolus à être libres »120.
48Contrairement à ce que suppose Hayek, la liberté ne se résume donc pas, dans l’esprit de Ferguson, à sa protection par la loi. Loin, en effet, d’être un « pouvoir magique », « l’influence des lois » ne peut être que « le résultat de l’influence d’hommes résolus à être libres »121.
49Ma « lecture » des lectures hayékiennes, comme on l’a vu, a fait apparaître des points d’accord, des réserves et aussi de franches critiques. Je voudrais compléter les premiers par un véritable hommage.
50Hayek n’a pas seulement mis en évidence l’attention portée, par Mandeville, Hume et Ferguson, à la formation spontanée de l’ordre social et économique et des institutions qui s’y rapportent (droit, langage, monnaie), identifiant ainsi l’un des aspects – remarquable à mes yeux – de leur modernité. Il a aussi repéré une « filière » qui me semble (du moins pour le « segment » ici retenu) essentielle à l’histoire des idées. En situant en effet Mandeville à l’origine d’une ligne Hume-Smith-Ferguson, et en faisant de l’émergence spontanée de l’ordre la plus centrale de leurs préoccupations, Hayek propose de lire ces auteurs d’une manière à laquelle n’incitent pas d’autres filières possibles : la filière du « sentimentalisme moral » par exemple, qui n’inclut pas Mandeville. Pour ce qui me concerne en tout cas, la lecture de Hayek n’a pas été pour rien dans le choix de mon sujet de thèse – « L’autorégulation chez Hume ». Elle m’a aussi fortement incitée à m’intéresser de très près à la « connexion » Hume-Mandeville. Elle m’a permis, enfin, de situer mon travail dans une perspective de recherche qui m’a amenée à m’interroger aussi sur le bien-fondé de certaines interprétations de Hayek.
51Les critiques que j’ai formulées dans le présent article pourraient, quant à elles, s’articuler autour de deux remarques.
52La première nous ramène au paradigme proprement hayékien de l’ordre spontané. Certaines des « distorsions » que j’ai diagnostiquées dans les lectures, par Hayek, de Mandeville, de Hume et de Ferguson, sont révélatrices de la manière dont il conçoit les deux « niveaux » du paradigme de l’ordre spontané. En identifiant pour sa part le niveau « diachronique » de ce paradigme à une sélection des règles de juste conduite par le truchement de la concurrence des groupes qui les pratiquent, Hayek tend à assimiler la croissance des institutions humaines « par essais et erreurs » chez Mandeville, ou l’évolution culturelle et progressive de ces mêmes institutions chez Ferguson, à une sélection concurrentielle, par où le différentiel d’efficacité des pratiques se mesure au différentiel d’efficacité des groupes. Pour la même raison, Hayek rapporte la progressivité de l’installation de la convention juridique chez Hume à une sélection « évolutionnaire » que Hume invalide pourtant expressément. De même, c’est parce que la formation « synchronique » de l’ordre spontané est comprise, par Hayek, sur le modèle de la « main invisible » du marché, que « l’inconscience » des agents économiques qui contribuent à cet ordre se trouve – à tort – attribuée par lui aux hommes qui, chez Hume, entrent en convention. Il est incontestable que l’enquête humienne sur « l’origine de la justice » comporte le repérage d’un ordre spontané. J’ai voulu montrer cependant que le modèle humien de la convention de justice permet de saisir cette formation spontanée de l’ordre social sous une autre acception que celle de la « main invisible », une acception d’où la « conscience » et la « résolution » ne seraient pas exclues, et où la coordination et l’inventivité n’auraient rien d’ « abstrait ».
53Ma deuxième remarque concerne Ferguson et met en jeu la conception hayékienne de la liberté, conception fortement liée dans son œuvre à celle d’ordre spontané. Hayek a parfaitement repéré, dans l’Essai de Ferguson, l’analyse du perfectionnement, par croissance spontanée, des mécanismes institutionnels et commerciaux. Il a négligé en revanche celle du déclin – subséquent et conséquent – de la liberté politique. J’ai cherché à montrer qu’une prise en compte de la conception fergusonienne de la liberté – liberté irréductible à la protection, par la loi, des biens et des personnes – permet de contester l’idée hayékienne selon laquelle le règne de la loi serait, pour Ferguson, coextensif à la liberté. Je voudrais suggérer pour finir que cette prise en compte permettrait, aussi, de mettre en question une opposition chère à Hayek : celle du « concept essentiellement français de liberté politique » et de « l’idéal anglais de liberté individuelle »122.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Eleonore Le Jalle, « Hayek lecteur des philosophes de l’ordre spontané : Mandeville, Hume, Ferguson », Astérion [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 05 avril 2005, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/17 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asterion.17
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